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AccueilNuméros12À la mémoire d'Alain LabbéL’automne de la chanson de geste

À la mémoire d'Alain Labbé

L’automne de la chanson de geste

Claude Roussel
p. 15-28

Texte intégral

  • 1  Voir, sur ces cas limites, P.-Y. Badel, « La chanson de geste hors de la chanson de geste », Plais (...)
  • 2  Niaiserie, perte d’idéal, composition bâclée figurent au nombre des reproches récurrents. Dans sa (...)
  • 3  « La chanson d’aventures », Essor et fortune de la chanson de geste dans l’Europe et l’Orient lati (...)
  • 4  W. Kibler signale que L. S. Crist avait déjà employé l’expression « chanson d’aventures » dans son (...)

1L’épopée en vers fait encore recette dans les deux derniers siècles que la tradition historiographique attribue au Moyen Âge. Elle est encore largement copiée au XVe siècle, comme le prouve la date de nombreux manuscrits conservés, même s’il est incontestable que l’essentiel de la production littéraire du temps, dans le registre narratif, opte délibérément pour la prose. Au XIVe siècle en revanche, qu’il faut entendre dans une acception relativement large en raison des incertitudes inhérentes à la datation précise des œuvres dans la littérature médiévale, on continue encore sans complexe à écrire des chansons de geste. Celles-ci se caractérisent d’abord par le recours à un moule formel qui, sans pour autant constituer une spécificité discriminante du genre1, n’en constitue pas moins à cette époque le signal le plus flagrant : usage de la laisse d’alexandrins, de la pratique de l’enchaînement, et recours appuyé au jeu des stéréotypes narratifs et stylistiques. En revanche, sur le plan de la thématique comme de l’agencement narratif, il semble qu’on s’éloigne des modèles que constituent à nos yeux le Roland d’Oxford, le Couronnement de Louis ou Raoul de Cambrai. Mal connus, jugés abâtardis, dégénérés, amoraux, voire sacrilèges, mais aussi rétrogrades, sans avenir, ces textes ont longtemps suscité le mépris de la critique2. Plus récemment, William Kibler, justement sensible au caractère « populaire » de cette littérature épique tardive, a proposé d’y voir un sous-genre épique, voire un genre autonome, qu’il appelle la « chanson d’aventures », et dont l’esthétique se distingue radicalement de celle du poème féodal et guerrier des origines3. Le concept est commode, et correspond à une intuition tenace4. Il tend peut-être pourtant à surestimer les écarts et à établir artificiellement des seuils procédant d’une illusion rétrospective. En effet, ces dernières chansons de geste ne revendiquent ni n’affichent aucune rupture : elles prolongent et amplifient des courants présents dès les textes les plus anciens, mais que la notoriété posthume de quelques œuvres considérées comme emblématiques et promues au rang de seuls représentants autorisés du genre, a contribué à occulter.

  • 5  « L’Épopée », La littérature française aux XIVe et XVe siècles, Grundriss der romanischen Literatu (...)

2Les textes composés dans un grand XIVe siècle sont en nombre relativement limité. François Suard signale prudemment dix-neuf chansons de geste écrites après 13005. Il est toutefois difficile d’établir un décompte précis : celui-ci varie en effet sensiblement en fonction du cadre chronologique et géographique retenu. C’est ainsi que, bien qu’elles soient promises à un brillant avenir, nous ne prendrons pas en compte les productions franco-italiennes, qui seront examinées à part dans ce volume. De plus, la date de plusieurs suites de Huon de Bordeaux par exemple demeure indécise, de sorte qu’on peut choisir ou refuser de les intégrer au corpus. Parallèlement, plusieurs remaniements concurrents peuvent ou non faire l’objet d’un décompte séparé. Des textes courts, conçus dans un cadre cyclique comme des éléments de jonction, de brefs préludes ou épilogues, peuvent être comptabilisés comme des œuvres autonomes ou considérés comme de simples appendices, non répertoriés. Enfin un ultime élément de flou réside dans le traitement des fragments ou, pire encore, des œuvres perdues, connues seulement par des mises en prose, et dont l’existence est parfois assurée, parfois, au contraire, problématique.

  • 6  Voir notamment : « L’épopée française tardive », Mélanges J. Horrent, Liège, 1980, pp. 449-460 ; « (...)

3S’il nuit à l’exactitude du recensement, ce flou des marges n’interdit ni même ne fausse une analyse d’ensemble de la production épique tardive. Dorénavant plus accessibles grâce à un important effort d’édition consenti depuis une trentaine d’années, ces poèmes peuvent se répartir en plusieurs groupes selon le rapport qu’ils entretiennent avec la production épique antérieure. Auteur d’études pionnières et spécialiste reconnu de ces rejetons mal-aimés de l’arbre de l’épopée, François Suard distingue ainsi quatre catégories de textes, qui interfèrent parfois entre elles : les remaniements, les compilations, les suites et les œuvres originales6.

  • 7  R double la version de D (Oxford Bodl. Douce 121) et augmente d’un tiers la version de L (BNF fr. (...)

4Une dizaine environ de ces chansons constituent des remaniements d’œuvres plus anciennes, parfois perdues, comme Galien le Restoré (4 911 alexandrins) qui se présente aussi comme une suite du Pèlerinage de Charlemagne. Habituellement, cette réécriture, qui relève d’une pratique constante et ancienne dans le traitement de la matière épique médiévale, va de pair avec l’ajout de nombreux épisodes, de sorte que la version du XIVe siècle présente par rapport à l’œuvre source une notable hypertrophie. Ami et Amile passe ainsi de 3 500 décasyllabes à plus de 13 000 alexandrins, Jourdain de Blaye, qui en constitue une suite, de 4 500 décasyllabes à 23 182 alexandrins. Le remaniement R (BNF fr. 764) de Renaut de Montauban présente par rapport aux versions du XIIIe siècle une inflation notable (de 30 % à 100 %), mais qu’il est difficile de chiffrer avec précision en raison des écarts importants qui caractérisent déjà les états antérieurs du texte7. Encore faut-il constater que cet imposant ensemble de 28 392 alexandrins ne constitue que le vestige très partiel d’une énorme production cyclique dont seule la prose dite « amplifiée » peut donner une idée. La réécriture du cycle de la croisade connue sous le nom de Chanson du Chevalier au Cygne et de Godefroi de Bouillon constitue le point culminant de ce massif en dépassant les 35 000 alexandrins, mais il est vrai qu’elle rassemble la matière d’une dizaine de chansons antérieures et se rapproche à cet égard d’une compilation. Ce vaste ensemble est du reste talonné par les deux remaniements d’Ogier le Danois. Le premier (BNF fr. 1583), en décasyllabes, composé vers 1310, compte 31 000 vers. Le second, en alexandrins, composé vers 1335, atteint les 29 000 vers. Les contre-exemples sont plutôt rares : on pourra citer le Huon de Bordeaux en alexandrins du ms BNF fr. 1451, qui abrège son modèle, mais comporte malgré tout un peu moins de 15 000 alexandrins, et surtout peut-être Florence de Rome qui ramène à 4 562 alexandrins les 6 410 vers de la chanson du XIIIe siècle. À titre exceptionnel, la pratique du remaniement peut favoriser un flottement générique. Il est ainsi légitime de se demander si la refonte de Girart de Rossillon opérée au XIVe siècle par un auteur bourguignon, et conservée par quatre manuscrits, relève encore de la chanson de geste. Renonçant aux laisses d’alexandrins monorimes, l’auteur utilise en effet des strophes d’alexandrins à rimes plates. Ce choix formel n’est sans doute pas innocent. Même s’il connaît l’ancienne chanson franco-provençale du XIIe siècle, l’auteur suit le canevas de la Vita Gerardi et son projet paraît prioritairement d’ordre hagiographique. On rapprochera enfin de ces exercices de réécriture le Charlemagne de Girart d’Amiens (incomplet mais dont il reste plus de 20 000 alexandrins), composé au tout début du XIVe siècle et qui constitue une sorte de vaste compilation du corpus épique de la geste de Charlemagne, des Grandes Chroniques de France et de la Chronique du pseudo-Turpin.

  • 8  B. Guidot, Recherches sur la chanson de geste au XIIIe siècle d’après certaines œuvres du cycle de (...)

5Sans réécrire totalement les œuvres sources, certaines chansons tardives prolongent, en amont ou en aval, des textes préexistants selon un mécanisme d’extension cyclique déjà bien représenté au XIIIe siècle. Le cas le plus flagrant est celui des Suites de Huon de Bordeaux dont le succès ne se dément pas au cours du XIVe siècle et suscite de nombreux échos dans d’autres chansons contemporaines : goût pour les aventures orientales, incursions, teintées de références arthuriennes, dans la terre merveilleuse de Féerie, rôle accordé à des objets magiques sommairement christianisés. Ce phénomène de prolongement narratif peut, marginalement, se combiner avec la pratique du remaniement. Ainsi les Enfances Garin de Monglane constituent un court prologue (5 072 alexandrins8) à un remaniement du Garin (14 500 vers environ) contenu dans le seul manuscrit BNF fr 1460. L’auteur adopte la posture habituelle des continuateurs :

Seigneurs, or faites paix, pour Dieu qui ne menty !
Humais orez chanchon, ains nuls telle n’oÿ
Comment li bers Garins Karlemagne servy ;
Mais ainchois vous diray de qui Garins yssy.
Aucuns en ont chanté et s’en sont aasty,
Mais au commanchement il y ont moult failly :
Nul ne scevent nommer celle dont il yssy ;
Et je le vous diray mais que m(e) ayez oÿ. (vv. 24-31)

6De la même manière, un bref développement intitulé La Mort de Maugis (1 250 alexandrins) ne semble pas avoir fonctionné comme une pièce autonome, mais joue le rôle d’un épilogue de la chanson de Maugis d’Aigremont propre au manuscrit BNF fr. 766. De même encore, le triptyque du manuscrit de Cheltenham, connu sous le nom de Geste de Monglane (7 842 alexandrins), tient à la fois de la réécriture et du mécanisme d’expansion textuelle.

  • 9  « C’est le plus indépendant de tous les poèmes du cycle. » (Le Bâtard de Bouillon, éd. R. F. Cook, (...)
  • 10  op. cit., p. XXVIII.
  • 11  Éd. K. V. Sinclair, Assen, Van Gorcum, 1971. On pourra consulter sur cette chanson l’excellente ét (...)
  • 12  Voir la présentation très claire de ce cycle figurant dans l’introduction de Florent et Octavien, (...)
  • 13  Voir E. E. Rosenthal, Theséus de Cologne, a general study and partial edition (Ph. D. Thesis), Bir (...)
  • 14  « La chanson de Hugues Capet », Romania, 71, 1950, pp. 450-481. Voir aussi A. Gier, « Hugues Capet(...)

7Un dernier groupe (une dizaine de textes) rassemble des œuvres plus originales, attestant la vitalité de la création épique au XIVe siècle, même s’il apparaît clairement que beaucoup de ces textes manifestent une forme d’allégeance aux productions précédentes dont elles exploitent le succès. On pourra citer comme des variations originales sur le vaste cycle des croisades, les deux poèmes de Baudouin de Sebourc et du Bâtard de Bouillon. Baudouin de Sebourc compte 25 778 alexandrins et, tout en se présentant comme une branche oubliée par l’auteur du Godefroi de Bouillon (« car chius qui fist l’istoire Godefroit le vaillant […] oublia ceste branke, qui bien valoit otant. » vv. 1359-1362), manifeste à l’égard de ce texte une grande indépendance sur laquelle insiste à juste titre Robert Francis Cook9. Beaucoup plus brève, la chanson du Bâtard de Bouillon (6 546 alexandrins) constitue moins une suite de Baudouin de Sebourc (auquel elle succède pourtant dans l’unique manuscrit qui l’a conservée) qu’un prolongement factice du Chevalier au Cygne et Godefroi de Bouillon ou, mieux encore comme le croit R. F. Cook, un relais entre le Premier Cycle et l’histoire de Saladin10. Tristan de Nanteuil, prolixe et tumultueuse chanson de geste (23 361 vers, mais le début manque et quelques autres lacunes émaillent l’unique manuscrit ayant transmis ce texte) constitue un ultime ajout tardif au petit cycle de Nanteuil, intercalé entre Gui de Nanteuil et Parise la Duchesse11. Au nombre de ces productions que l’on peut considérer comme originales, on signalera encore Lion de Bourges (34 298 alexandrins), La Belle Hélène de Constantinople (15 500 alexandrins) et Dieudonné de Hongrie (15 622 alexandrins dans l’unique manuscrit connu, mais avec diverses mutilations que l’on peut estimer à 2000 vers). Ces deux derniers textes plantent, discrètement pour le premier (avec Clovis), plus nettement pour le second (avec Dagobert), un décor pseudo-mérovingien qui figure aussi dans trois autres récits : Florent et Octavien, Theséus de Cologne et Ciperis de Vignevaux, qui vont constituer, en intégrant Florence de Rome, une sorte d’histoire poétique de Dagobert12. Inspirée par un roman du XIIIe siècle, en octosyllabes (Octavian), la chanson de Florent et Octavien compte 18 500 alexandrins. Elle narre les aventures de l’arrière-grand-père, du grand-père et du père de Florence de Rome, dont l’histoire, dans sa version remaniée du XIVe siècle, suit Florent et Octavien dans l’un des trois manuscrits qui ont transmis la chanson. On peut ainsi vérifier une fois de plus que le processus d’extrapolation cyclique se combine étroitement avec le travail de création. Theséus de Cologne, longue chanson d’environ 25 000 alexandrins, mais avec des écarts significatifs selon les manuscrits13, se présente, dans la chronologie interne de la fiction, comme une suite de Florence de Rome. Quant à Ciperis de Vignevaux, texte largement amputé du début et dont il reste seulement 7 895 alexandrins sur un total que l’on peut évaluer à 15 000 ou 16 000, il prolonge et concurrence en partie cette dernière chanson en proposant une autre version de la mort et de la succession de Dagobert. Plus courte (6 360 alexandrins), la chanson de Hugues Capet tranche sur cette production en adoptant notamment une ligne narrative plus simple, en mettant en scène un nombre limité de personnages, en éliminant le merveilleux et en accordant une place prépondérante aux enjeux politiques, aux questions de succession royale et de légitimité du pouvoir, aux relations entre monarchie et bourgeoisie urbaine. Toutefois, même cette chanson dans laquelle l’actualité parisienne des années 1350 joue, selon Robert Bossuat14, un rôle prépondérant, prend soin d’inscrire la fiction qu’elle élabore dans le vaste intertexte épique, puisque la vacance du trône de France, qui va permettre la brillante ascension sociale du jeune Hugues, est provoquée par l’assassinat du roi Louis, époux de Blanchefleur et beau-frère de Guillaume, après sa victoire en Ponthieu sur les troupes païennes de Gormont et Isembart. Le roi serait mort empoisonné à l’instigation de Savari de Champagne, traître du lignage de Ganelon, que la rumeur accuse de ce forfait et que le sémillant Hugues aura pour mission d’éliminer. Certains de ces textes, paraissent, comme Florent et Octavien, Theséus de Cologne ou Baudouin de Sebourc, avoir été composés en plusieurs temps. À un premier état du texte, sans doute conçu dans les années 1350-1360, seraient rapidement venues s’adjoindre une ou plusieurs suites, que des disparités d’inspiration ou de style permettent de subodorer.

  • 15  Éd. J. C. Faucon, 3 vol., Toulouse, EUS, 1990-1991. Adam de la Halle avait déjà adopté, au moins e (...)

8Aux marges du genre épique et de la chronique historique se situe l’imposante biographie en forme de chanson de geste (24 346 alexandrins) composée par Cuvelier à la gloire du connétable Bertrand du Guesclin, dans les années 1380-1385. Le choix de la forme épique provient manifestement du désir d’assimiler les exploits militaires du héros aux prouesses des grands personnages du passé, célébrées justement par les chansons de geste15. J. C. Faucon a montré que le trouvère, fin connaisseur du répertoire épique, manifestait une prédilection pour les chansons contemporaines, la Geste de Nanteuil et Lion de Bourges notamment. Le même souci de magnifier le matériau narratif exploité anime également la Geste de Liège de Jean d’Outremeuse, ainsi que la Geste des Ducs de Bourgogne, composée avant 1419 à la gloire du duc Jean sans Peur.

  • 16  U. Mölk, « Lohier et Malart, fragments d’une chanson de geste disparue », Romania, t. 110, 1989, p (...)
  • 17  Il s’agit d’un extrait copié au XVIIIe siècle d’un remaniement de Garin contenu dans un manuscrit (...)
  • 18  « Toutez ces chouses sont declareis en la nouvelle gieste que nous meisme avons fait sur Ogier. » (...)
  • 19  Mabrien est fils d’Yvon et Eglantine. Yvon est fils de Renaut et de Clarisse et devient roi de Jér (...)

9Plusieurs autres chansons ne sont plus conservées que sous forme de fragments, ou sont entièrement perdues et ne nous sont accessibles que par des remaniements en prose effectués au XVe siècle, voire par des adaptations étrangères. Il subsiste ainsi seulement 160 vers de la chanson de Lohier et Malart (second quart du XIVe siècle). qui reprend les données narratives de Floovant (bannissement du fils du roi en raison d’une folie de jeunesse, aventures lointaines avec l’assistance d’un fidèle compagnon et retour triomphal dans sa patrie), tout en les juxtaposant à une réécriture de Gormont et Isembart qu’il incorpore à la fin de sa chanson, assurant ainsi la popularité du vieux poème16. Lohier et Malart a fait l’objet d’une mise en prose, également perdue, mais dont un manuscrit de 1405 a été traduit en allemand en 1437 par la comtesse Elisabeth de Nassau-Saarbrück. C’est uniquement dans cette adaptation allemande qu’on peut lire l’intégralité du récit, dont il subsiste également les fragments d’une version néerlandaise. De même, les 153 alexandrins du fragment de Troyes constituent peut-être l’unique témoignage de l’existence d’un remaniement tardif de Garin le Loherain17. D’autres œuvres sont entièrement perdues et ne nous sont plus connues que par leurs ultimes avatars. On sait ainsi qu’il a existé une chanson de geste française, intitulée selon toute vraisemblance Valentin et Sans Nom, dont il subsiste une adaptation allemande datant de la première moitié du XVesiècle et une version française en prose, Valentin et Ourson, conservée uniquement par des incunables. On sait aussi que Jean d’Outremeuse a composé, probablement en décasyllabes, une chanson d’Ogier le Danois, aujourd’hui perdue18 mais dont il intègre en partie la substance dans sa Geste de Liège et dans son Myreur des histors. Dans d’autres cas, comme celui de Saladin, qui a été précédemment évoqué, ou encore de l’Histoire de Meurvin, fils d’Ogier le Danois et de la fée Morgue, on ne peut établir avec certitude si la version en prose conservée remonte ou non à un modèle versifié. Il en va de même pour le Mabrien, conservé seulement dans la prose amplifiée de Renaut de Montauban et qui relate les exploits du personnage éponyme, petit-fils de Renaut19.

  • 20  Paris, SATF, 1875, p. XIV.
  • 21  Étude sur Baudouin de Sebourc, Paris, Droz, 1940, p. 75.

10Même s’il existe des particularités individuelles, voire quelques réalisations atypiques, ces chansons présentent dans l’ensemble un incontestable air de famille. D’étroites parentés thématiques et structurelles relient entre eux ces textes, composés de surcroît pour la plupart dans une aire géographique relativement étroite, cette « partie septentrionale des pays de langue d’oïl » où l’on « a continué plus longtemps qu’ailleurs à composer des poèmes en forme de chanson de geste », comme le fait observer Paul Meyer dans son introduction à Brun de la Montagne20. L’existence d’équipes de rédacteurs travaillant au sein d’ateliers littéraires, tels que les conçoit E.-R. Labande21, pourrait expliquer cette production de masse, stylistiquement peu inventive, mais qui exploite des recettes éprouvées, à puissante charge affective.

  • 22  D. Madelénat, L’épopée, Paris, PUF, 1986, p. 119.
  • 23  « Theséus de Cologne », Le Moyen Âge 65, 1959, pp. 97-133, 293-320, 539-577 [texte cité, p. 102, n (...)
  • 24  « La famille séparée d’Orson de Beauvais », PRIS-MA, 12, 1996, pp. 203-220. Voir aussi l’introduct (...)

11Prolongeant une tendance déjà bien attestée au siècle précédent, ces chansons s’inspirent fréquemment de canevas de contes folkloriques, connus des auteurs par la tradition orale ou par des relais littéraires qui nous échappent souvent. De tels emprunts, fruit des échanges longtemps entretenus entre les « deux rameaux de la narrativité orale »22, jalonnent l’histoire universelle de l’épopée, mais leur nombre et leur importance paraissent augmenter significativement dans les chansons de geste postérieures à 1 250. Plusieurs motifs ponctuels, disséminés dans les chansons, présentent une indéniable coloration populaire : cor magique désignant l’héritier légitime (Lion de Bourges, Jourdain de Blaye…), arbre restant vert tant que le héros absent est en vie (Jourdain de Blaye), jeune femme abandonnée au gré des flots (Jourdain de Blaye, Lion de Bourges, Belle Hélène…)… De manière plus structurante, un conte folklorique peut fournir un cadre narratif, global ou partiel, à la chanson, comme l’histoire de la Fille sans mains (AT 706) qui, combinée avec le motif du père incestueux (AT 510B, Peau d’Âne), fournit la donnée centrale de La Belle Hélène et le synopsis d’un épisode de Lion de Bourges. À partir du succès de chansons centrées autour d’héroïnes malmenées, comme Parise la Duchesse, Berthe aux grands pieds (conte de la Fiancée substituée AT 403, 553) ou Florence de Rome (conte de Crescentia AT 712), le personnage de la femme injustement bannie et persécutée tend à figurer en bonne place dans les chansons ou les épisodes de chansons composés au XIVe siècle. Bien représenté dans Lion de Bourges, Florent et Octavien ou Dieudonné de Hongrie, le motif figure à cinq reprises dans Theséus de Cologne, ce qui justifie la réaction, somme toute mesurée, de Robert Bossuat, pour qui les auteurs de l’époque en font « un usage presque abusif »23. Cette thématique interfère largement avec celle de la dispersion familiale, incluant fréquemment l’épisode des enfants provisoirement enlevés par des animaux. J. P. Martin a bien montré comment le modèle que constitue le conte AT 938 (Vie de saint Eustache) irrigue en profondeur un grand nombre de ces textes24. Habituellement fomenté par les manœuvres tortueuses de traîtres génétiques ou de circonstance, l’éclatement de la famille ouvre la voie aux quêtes entrelacées entreprises par des personnages qui tentent de reconstituer, au prix de multiples aventures, la cellule désintégrée. En cela, les chansons, tout en prolongeant, là encore, un schéma figurant déjà dans la première version de Beuve de Hantone, et amplifié dans les versions ultérieures de ce texte, empruntent aussi, à l’occasion, au roman grec. Le cas est flagrant avec Jourdain de Blaye, qui s’inspire clairement de la seconde partie d’Apollonius de Tyr. Ailleurs les analogies constatées sont d’interprétation plus délicate. Sans qu’on puisse prouver une influence directe, des chansons comme Florence de Rome ou La Belle Hélène présentent de troublantes convergences avec le roman pseudo-clémentin des Reconnaissances (IIIe-IVe siècle), connu par une traduction latine de Rufin.

  • 25  D. Boutet, La chanson de geste, Paris, PUF, 1993, pp. 231-232.

12Le chronotope des chansons tardives se caractérise par l’ampleur du champ exploré. Le cadre temporel occupe sans peine l’espace d’une vie, comme dans La Belle Hélène, dont l’intriguese développe sur les trente-quatre années que l’empereur Antoine met pour retrouver sa fille. À la manière des agencements cycliques du siècle précédent, auxquels elles se substituent, de nombreuses chansons (Dieudonné de Hongrie, Lion de Bourges, Theséus de Cologne, Jourdain de Blaye…) suivent en réalité le destin d’une famille et se déroulent sur deux, voire trois ou quatre générations. Parallèlement, le nombre des personnages secondaires s’accroît, au gré des rencontres (Belle Hélène) ou du fait de l’existence de multiples parents et collatéraux (Tristan de Nanteuil). L’extension se manifeste ainsi aussi bien dans la succession des générations que par la multiplication synchronique des comparses, phénomène qui conduit à recourir à la technique romanesque de l’entrelacement et aux formules de transition qui lui sont associées. Dans les deux cas, ces aventures parallèles ou successives reposent souvent sur l’utilisation des mêmes canevas narratifs, d’où parfois, pour le lecteur moderne, un sentiment de grande monotonie, malgré les efforts fournis pour varier décors et costumes. En fait, cette impression est contrebalancée par le caractère labyrinthique de ces textes, où les repères se dérobent, où les situations paroxystiques abondent, où le cadre de l’action ne cesse de se modifier au gré des déplacements incessants de tous les acteurs. « Prolifération et surenchère : tels sont les principes qui guident l’action des remanieurs des époques tardives. Il s’agit là de tendances plus générales, que l’on rencontre aussi bien dans des chansons originales comme Lion de Bourges : le XIVe siècle aime à produire des textes-miroirs où se reflètent des souvenirs du genre tout entier, où l’épopée paraît dériver vers le roman-fleuve »25.

13Le traitement de l’espace relève de choix similaires. Les thèmes récurrents de la séparation familiale, de la jeune femme vertueuse injustement persécutée, vont de pair avec une insertion du récit dans un cadre géographique largement distendu, de l’Écosse à Jérusalem, de Nimègue à La Mecque, en passant par l’Arménie, Constantinople, Rome, Palerme, Burgos, Londres ou Paris. L’errance des personnages peut être déclenchée par la simple curiosité, ou par le désir de servir la chrétienté, comme pèlerin ou comme croisé. Elle s’explique aussi par un injuste bannissement, ce qui rattache ces œuvres à la vieille thématique épique des chansons de révolte. La motivation la plus courante demeure toutefois le souci de retrouver des membres disparus du lignage. Ces pérégrinations impliquent de multiples et spectaculaires revers de fortune : conquêtes de fiefs, situations enviables acquises à la cour d’un monarque païen, amours avec une jeune princesse sarrasine secrètement chrétienne ou tentée par la conversion, mais aussi longs séjours dans des geôles infectes, condamnations à mort qu’une heureuse péripétie annule au dernier moment, déclassement social. Le pape en personne se trouve ainsi provisoirement enfermé dans une sorte de bagne sarrasin (Theséus de Cologne). L’errance amène en outre à croiser des personnages pittoresques, étrangers à la sphère de l’aristocratie, qui confèrent à ces textes une coloration picaresque : prêtres lubriques et poltrons, aubergistes brutaux, artisans secourables et héroïques, bourgeois compatissants, mais aussi foule hirsute des mendiants, vrais ou faux éclopés, pitoyables et effrayants. Si quelques « gros bourgeois » conspirent volontiers avec les félons et méritent la pendaison (Ciperis de Vignevaux), la bourgeoisie urbaine demeure, avec le bon peuple, qui peut certes se laisser égarer mais sait reconnaître son erreur, le soutien du pouvoir légitime, comme le montre l’appui que les « nobles bourgeois de la cité de Paris » (v. 1121) apportent à Hugues Capet. Savetiers, charbonniers, pêcheurs, orfèvres voient leur honnêteté et leur fidélité récompensées par des promotions sociales aussi rapides qu’éclatantes.

14Volontiers haute en couleurs, cette traversée des strates sociales invite aussi au mélodrame. D’abord, parce qu’elle s’apparente souvent à une descente aux enfers à laquelle se trouvent condamnées de jeunes héroïnes innocentes, victimes de machinations tortueuses ourdies par des traîtres retors. Il peut s’agir de méchantes belles-mères, vieilles reines jalouses de leur pouvoir, ou de barons ambitieux, félons par nature, éventuellement apparentés, pour plus de clarté, au lignage de Ganelon. Ensuite, parce que ces textes, sans dédaigner des intermèdes comiques qui, par contraste, soulignent leur propos, exploitent sans complexe le registre de l’apitoiement :

Seigneurs, or entendés moult piteuse adventure;
Je croy que sy dur ceur n’ait nulle creature
Qui n’euÿst grant pitié d’oÿr ceste escripture. (Tristan de Nanteuil, vv.25583-2585)

15L’éclosion de ces larmes, présentée comme un des attraits du texte, relève sans doute aussi d’une stratégie didactique : la chanson, comme le sermon, dont elle se prétend l’émule ou le complément, vise à rendre meilleur, à ébranler le cœur endurci du pécheur pour le rapprocher de Dieu, l’inviter à s’ouvrir à la grâce divine. Cette pitié, célébrée à satiété dans les interventions de jongleur, est toujours perçue comme une étape indispensable vers la piété.

  • 26  Disjointures – Conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature (...)

16Les chansons de geste tardives se nourrissent des ingrédients les plus divers. Sur fond de poème de croisade, Baudouin de Sebourc s’approprie ainsi des situations narratives hétéroclites qu’il emprunte tour à tour au fabliau (Le Mari confesseur), à des récits pieux (Barlaam et Josaphat, Voyage de saint Brendan) et même au Devisement du Monde de Marco Polo, de diffusion pourtant toute récente. Le merveilleux oriental, avec notamment le thème de la Montagne d’Aimant, figure en bonne place dans Esclarmonde, comme dans les remaniements d’Ogier. Il peut ponctuellement se combiner avec un merveilleux celtique revisité : il en va ainsi de la scène récurrente de l’incursion au royaume de Féerie, en présence d’Arthur et de la fée Morgue. Un tel épisode « arthurien » figure avec quelques variantes dans les deux remaniements de la Chevalerie Ogier, mais aussi dans le Bâtard de Bouillon, Lion de Bourges, Tristan de Nanteuil et Dieudonné de Hongrie. Soigneusement étudié par Richard Trachsler dans sa vaste enquête sur l’interférence des matières narratives26, cet épisode consiste pour l’essentiel en une mise à l’épreuve du héros qui se voit souvent attribuer à cette occasion des talismans merveilleux. Il admet une double paternité, celle de La Bataille Loquifer, plus marquée dans les remaniements d’Ogier avec le combat contre Chapalu, et celle d’Huon de Bordeaux, sensible partout, et notamment dans tous les cas où le héros reçoit des objets magiques, ou lorsque qu’apparaît, comme dans Lion de Bourges, le personnage d’Auberon. Ce dernier réalise une étonnante fusion des matières narratives : héritier du monde antique par son père (Jules César), de l’univers celtique par sa mère (la fée Morgue), il tient aussi tous ses pouvoirs de Dieu et, bien que né avant le Christ, s’avère pourtant excellent chrétien. Composé avant 1311, le Roman d’Auberon, qui se présente comme un prologue postiche à Huon de Bordeaux, accentuera le patchwork, tout en en renforçant la composante biblique et chrétienne, puisque le maître du monde faé y devient en outrel’arrière-petit-fils de Judas Maccabée et le frère jumeau de saint Georges. Dans Ogier comme dans Lion de Bourges, l’ultime départ, plus ou moins volontaire, des héros vers le monde de Féerie, se combine avec des éléments empruntés à la plus pure tradition des moniages épiques.

17Quelques traits courtois émaillent ces chansons : l’austère Godefroi de Bouillon succombe aux charmes de la belle Florie, et le « tres douc tison d’amour » (21024) redouble sa prouesse ; Henri d’Angleterre fait peindre sur son bouclier le portrait d’Hélène afin de stimuler lui aussi son ardeur au combat. Ces notations illustrent et confirment le programme narratif annoncé de manière récurrente dans les prologues : c’est d’armes et d’amours. En fait, le thème amoureux demeure marginal et traité de manière conventionnelle : la chanson de geste n’a pas vocation à traiter des incertitudes de la passion ou des finesses du sentiment. Elle exploite en revanche avec une grande constance le motif épique traditionnel de la jeune princesse païenne éprise du beau chevalier chrétien, qui trahit pour lui son père (ou son mari) et sa religion. Moins fréquent, le thème de l’amour de loin y est abordé en raison de ses virtualités narratives : c’est parce qu’il a vu chez un orfèvre une statue représentant Flore que Theséus, soudain enluminé par la vertu d’amour, fait confectionner la statue creuse de l’aigle d’or, version courtoise du cheval de Troie, qui lui permet de pénétrer dans le palais inaccessible de la belle.

18Ce renouvellement relatif de l’inspiration épique ne doit toutefois pas faire illusion. Bien qu’ouvertes aux modes et aux sollicitations du temps, les chansons de geste du XIVe siècle prolongent clairement une tradition. L’inspiration guerrière et apologétique du genre y demeure omniprésente. Même si les motifs rhétoriques qui les scandent tendent globalement à se diluer, les scènes de combat occupent toujours une place privilégiée. Les conflits internes au monde chrétien jouent encore un rôle important dans les réécritures des chansons de la révolte (Renaut de Montauban, Jourdain de Blaye, Ogier le Danois), qui tendent à noircir le rôle de Charlemagne, vindicatif, cupide et grossièrement manipulé par les traîtres. Dans Hugues Capet ou dans le cycle mérovingien, on assiste à une vigoureuse dénonciation du rôle des factieux, fauteurs de guerre civile, avec d’éventuels clins d’œil à la réalité contemporaine, comme l’atteste par exemple le rôle du roi de Navarre dans Ciperis de Vignevaux. Au-delà de ces antagonismes stériles ou illégitimes, les chansons tardives prônent une union du monde chrétien, arc-bouté, sous la conduite du pape, dans une lutte sans concession contre les Sarrasins. Ces textes sont nourris du rêve de croisade qui hante le XIVe siècle : on y prend Jérusalem, on y menace La Mecque, on y convertit sans relâche des païens qui, pour les meilleurs d’entre eux, ne demandent d’ailleurs qu’à se laisser convaincre. L’Orient féerique et l’Orient mystique tendent ainsi à se superposer. On comprend dans ces conditions qu’à côté de Huon de Bordeaux le Cycle de la Croisade fournisse une toile de fond et une référence commune à nombre de ces textes. C’est sans doute ce qui explique que, dans la Belle Hélène de Constantinople, que rien ne prédispose à un tel rapprochement, l’auteur éprouve le besoin de préciser que l’exploit d’Amaury d’Écosse, futur martyr, annonce et explique celui de Thomas de Marle, compagnon de Godefroi de Bouillon.

  • 27  R. F. Cook, « Baudouin de Sebourc : un poème édifiant ? », Olifant, 14 (2), 1989, pp. 115-135.

19Outre l’apologie de la croisade, ces textes proposent aussi des modèles de vie pieuse27, à l’instar de la patiente Hélène qui accepte humblement, sans jamais se révolter, les épreuves que Dieu lui envoie. Renouant avec les probables origines hagiographiques du genre, le monde des épopées tardives est peuplé de saints, de futurs saints, d’ascendants de saints. C’est de sains et de saintes proclament de concert les auteurs de la Belle Hélène et de Tristan de Nanteuil. Ces textes relatent en effet les « enfances » de saint Martin et de saint Gilles, mais n’hésitent pas, parallèlement, à canoniser plusieurs autres personnages. Le phénomène est constant. Baudour (Theséus) deviendra sainte Bathilde, Dieudonné de Hongrie et son épouse, Supplante, seront canonisés après leur mort sous les noms de saint Honoré et de sainte Foi. Deux personnages de Jourdain de Blaye finiront également en odeur de sainteté et le héros lui-même donnera naissance à une lignée qui ne comptera pas moins de soixante-deux saints. Si l’on ajoute la présence des anges, la place des miracles, le rôle des prières, on voit que l’ambition de rivaliser avec un sermon ne repose pas seulement sur une aptitude commune à émouvoir, mais aussi sur la présence d’un authentique enseignement doctrinal :

Or escoutez ung pou vous qui voulez ouyr
Beaux motz et bel estat [car] fait bon retenir
Le bien pour doctriner et le mal pour fuÿr. (Theséus de Cologne 1079-1081)

  • 28  F. Suard, « La fonction des proverbes dans les chansons de geste des XIVe et XVe siècles », Riches (...)
  • 29  « Les proverbes dans Jourdain de Blaye en alexandrins », Travaux de linguistique et de philologie, (...)

20Ce catéchisme épique illustré s’appuie aussi sur un discours sentencieux, inégalement distribué dans les textes, mais qui tend globalement à se développer dans les dernières chansons de geste, comme d’ailleurs plus généralement dans la littérature du temps28. Le cas du remaniement de Jourdain de Blaye est spectaculaire. Alors que T. Matsumura compte huit proverbes dans la première version, il en relève 299 dans la seconde29. Souvent, mais non exclusivement, placés en fin de laisse, là où leur caractère conclusif et généralisant se trouve le mieux valorisé, ces formules gnomiques soulignent, de manière plaisante et imagée, tel ou tel enseignement, parfois très anecdotique, auquel peut donner lieu la situation évoquée :

Amour fait moult souvent les sages rasotter. (Baudouin de Sebourc, 12809)
Car li bons cors fait l’ovre, nien[nt] la longe journee. (ibid. 13135)

  • 30  « Évolution de la chanson de geste : merveilleux et mélodrame dans Renaut de Montauban », Aspects (...)
  • 31  U. Eco, De Superman au surhomme, Milan, 1978, trad. française, Paris, Grasset & Fasquelle, 1993, L (...)
  • 32  Ces chansons d’aventures sont aussi des « chansons d’exil » (M. Rossi, « L’accueil aux voyageurs d (...)

21L’esprit épique n’a donc pas déserté ces textes, dans lesquels on a trop souvent voulu voir de simples divertissements. Simplement, les modalités de son expression ont changé. Le caractère holistique de l’épopée ouvre ici la voie à tous les excès : accumulation et enchevêtrement des aventures, intégration sans complexe de matériaux narratifs hétéroclites, invraisemblances, goût pour les situations pathétiques, rehaussées le cas échéant d’interludes burlesques, piété « spasmodique » selon le mot de J. Huizinga… Cette surcharge affective se nourrit aussi de contrastes : aux héros, aux saints s’opposent sans relâche des traîtres fourbes à souhait, proprement diaboliques, qu’il s’agisse de femmes jalouses ou de barons ambitieux. Ils seront d’ailleurs in fine punis, parfois de manière horrible, à la mesure de leurs crimes. L’univers littéraire élaboré dans ces conditions annonce l’esthétique du mélodrame, dont W. Calin repère déjà la trace dans le Renaut du XIIIe siècle30. Comme lui, les chansons tardives aiment à faire pleurer Margot. La différence est que, pour elles, ces larmes, fruits de la « physiologie des tripes » qu’U. Eco voit à l’œuvre dans le roman populaire31, sont censées représenter le premier pas vers la conversion. S’agit-il d’une sincère et profonde conviction ou d’un simple alibi, d’ordre publicitaire ? Il est impossible d’en décider. Ce qu’une critique interne montre clairement en revanche, c’est que ces textes expriment, outre une virulente critique à l’égard d’une fiscalité injuste et tyrannique, un certain vacillement des repères et des valeurs chevaleresques. Loin d’être irréprochables, les héros cèdent souvent à leurs pulsions. C’est le cas de Baudouin de Sebourc, en qui Léon Gautier voyait « un gros débauché brutal » ; le jeune Hugues Capet, qui poursuit dans le Nord de la France une aimable carrière de Don Juan, et doit fuir ses créanciers et la colère des pères des jeunes filles séduites, n’est pas loin de correspondre au même profil. La métamorphose occupe une place centrale dans ces récits : Theséus naît sous l’aspect d’un nain difforme avant de devenir un beau jeune homme ; ex-enfant sauvage, Tristan de Nanteuil doit, pour sa part, apprendre difficilement à vaincre sa couardise. Les femmes se travestissent en hommes et parviennent avec une déconcertante facilité à s’illustrer dans le métier des armes, comme Alis-Ballian dans Lion de Bourges ou Aye-Gaudion dans Tristan de Nanteuil. Dans les cas extrêmes, le clivage sexuel lui-même s’estompe et le masque se substitue au corps féminin qu’il avait vocation à protéger : Yde (Yde et Olive) et Blanchandine(Tristan de Nanteuil) deviennent ainsi, miraculeusement, des hommes. Dans le même temps, les hiérarchies sociales s’avèrent fragiles, instables : rois et reines connaissent l’exil, la mendicité, la prison, les princesses se font aubergistes, les pêcheurs ou les savetiers sont faits rois. Parallèlement, les engagements les plus solennels peuvent être rompus, au prétexte que repentir sincère et pénitence appropriée effaceront la faute : « Se je mesprent a Dieu qui tant m’a estéz dous,/La penance en ferai… » déclare tranquillement Lion de Bourges (30665), qui se prépare à rompre son vœu. De manière générale, les déguisements, les faux messages, l’appétit exacerbé du pouvoir et de la richesse brouillent les références morales et sociales. Le monde s’avère ainsi opaque et déconcertant, voué à une longue errance32 ponctuée d’épreuves, dont on comprend qu’elle puisse parfois céder à la tentation du refuge en Féerie. Message pessimiste, que tempèrent pourtant une piété sincère, omniprésente, et un formidable appétit pour cette « âpre saveur de la vie » qu’a si bien évoquée J. Huizinga.

22Exploits guerriers, faits d’armes, distribution des rôles accordant une place notable aux saints, zeste de passion amoureuse, présence de traîtres chevronnés, tels sont donc les ingrédients essentiels de ces textes, ou du moins ce qu’ils affichent comme leurs atouts majeurs :

Ceste matere doit bien estre auctorisie:
De saintes et de sains est ma chanson furnie,
Et d’armes et d’amours et de chevalerie
Et de griez traïsons et de grant estourmie. (Baudouin de Sebourc 4041-4044)

  • 33  F. Suard, La chanson de geste, Paris, PUF, 1993 (« Que sais-je ? » 2808), p. 29.

23L’absence de témoignage externe fiable nous empêche de cerner avec précision le public visé par ces chansons. À en croire les prologues et les boniments de jongleurs, celui-ci serait très mêlé et regrouperait tous les états de la société chrétienne : chevaliers, barons, princes, bourgeois, artisans, religieux, dames et jeunes filles. Ces séquences laissent entrevoir un groupe d’auditeurs rassemblés autour du jongleur, invités à faire silence (Or faites pais…), à s’asseoir, à payer leur place, à revenir plus tard ou le lendemain pour entendre la suite. Les références à l’oralité, à la situation concrète de l’interprétation, se multiplient ainsi dans les chansons tardives. Il est toutefois vraisemblable que ces mentions redondantes nous renseignent moins sur les conditions réelles de diffusion du genre que sur la manière dont il perçoit son rôle social. Elles ont aussi valeur de label, marques rhétoriques d’« authentification du caractère épique »33, Il est clair que ces textes sont écrits et que l’oralité qui s’y manifeste est une oralité mimée : là encore le modèle du sermon s’avère vraisemblablement pertinent. Il est plus difficile en revanche de savoir si ces chansons, souvent recopiées au XVe siècle à la suite de commandes princières, ont pu réellement, au moment de leur composition, faire l’objet d’une diffusion orale. La longueur des textes, la complexité des intrigues ne plaident pas en faveur de cette hypothèse, mais on sait qu’il faut dans ce domaine se garder de tout ethnocentrisme réducteur : les études consacrées à l’épopée vivante montrent les surprenantes possibilités de mémorisation qui se manifestent dans une société où la communication orale demeure prépondérante. De même, on ne peut pas exclure que certains de ces textes, ou épisodes de ces textes, aient encore fait l’objet d’une sorte de déclamation chantée qui constituait, au même titre que les formules et les mécanismes d’enchaînement, une des caractéristiques les plus repérables du genre épique.

24Au XIVe siècle, la chanson de geste témoigne encore d’une vitalité certaine : elle parvient à la fois à assumer un héritage prestigieux et à renouveler partiellement son inspiration, en incorporant des matériaux très hétérogènes et en s’appropriant les situations emblématiques des contes, investies d’une puissante charge affective. Néanmoins, ce relatif succès demeure fragile : l’effacement progressif du caractère lyrique du genre, déjà bien entamé au XIIIe siècle, menace en profondeur son identité. En devenant de plus en plus ouvertement narratif, il se distingue de moins en moins nettement du roman et doit multiplier les marques rhétoriques qui affichent sa spécificité. Dès que ces marques ne sont plus perçues que comme une ornementation vide, voire nuisible, la chanson de geste est prête au dérimage, à la transposition en prose, qui prétend servir plus efficacement le récit. Par le biais de ces mises en prose, une partie de la littérature épique médiévale connaîtra, en France et en Europe, une large diffusion populaire, grâce aux fascicules bon marché de la Bibliothèque bleue. L’infléchissement, fortement marqué dès le XIVe siècle, de la posture épique vers le roman-fleuve, le mélodrame, le roman populaire à vocation édifiante, prépare ce succès. L’automne de l’épopée médiévale est aussi, et notamment en Italie, promesse de renouveau.

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Notes

1  Voir, sur ces cas limites, P.-Y. Badel, « La chanson de geste hors de la chanson de geste », Plaisir de l’épopée, dir. G. Mathieu-Castellani, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2000, p. 155-172.

2  Niaiserie, perte d’idéal, composition bâclée figurent au nombre des reproches récurrents. Dans sa leçon d’ouverture du Collège de France sur la littérature du XIVe siècle, dispensée en décembre 1875, Gaston Paris vilipende les « romans, d’ailleurs extrêmement faibles de forme, […] jetés dans le moule banal des chansons de geste dégénérées » (« La littérature du XIVe siècle », La Poésie du Moyen Âge. Leçons et lectures. Deuxième série, Paris, Hachette, 1922, p. 185-211).

3  « La chanson d’aventures », Essor et fortune de la chanson de geste dans l’Europe et l’Orient latin, Actes du congrès Rencesval de Padoue 1982, Modène, Mucchi, 1984, p. 509-551.

4  W. Kibler signale que L. S. Crist avait déjà employé l’expression « chanson d’aventures » dans son compte rendu de l’édition d’Aye d’Avignon par S. J. Borg (Le Moyen Âge, 75, 1969, p. 575). Indiscutable pionnier sur ce terrain, A. Wallensköld donnait pour sous-titre à son édition de Florence de Rome « chanson d’aventure [sic !] du premier quart du XIIIe siècle » (2 vol., Paris, SATF, 1907, 1909).

5  « L’Épopée », La littérature française aux XIVe et XVe siècles, Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII/1, Heidelberg, 1988, pp. 161-177.

6  Voir notamment : « L’épopée française tardive », Mélanges J. Horrent, Liège, 1980, pp. 449-460 ; « La tradition épique aux XIVe et XVe siècles », Revue des sciences humaines, 55, pp. 96-107 ; GRLMA VIII/1, op. cit. ; « L’originalité des épopées tardives », L’Épique : fins et confins, s. l. d. de P. Frantz (avec la col. de C. Cazanave, F. Jacob et P. Nobel), Besançon, PUFC, 2000, p. 39-59 ; « Y a-t-il un avenir pour la tradition épique médiévale après 1400 ? », Cahiers de Recherches médiévales (XIIe-XVe s.), XI, 2004, Numéro spécial, En hommage à Éric Hicks, pp. 75-89. Pour la présentation des chansons de geste tardives, nous reprenons largement ici le texte de notre conférence, « Le mélange des genres dans les chansons de geste tardives », XIVe Congrès international de la société Rencesvals, Grenade, 21-25 juillet 2003.

7  R double la version de D (Oxford Bodl. Douce 121) et augmente d’un tiers la version de L (BNF fr. 24387) – voir P. Verelst, Renaut de Montauban, édition critique du ms. de Paris B. N. fr. 764 (R), Rijksuniversiteit te Gent, Faculteit van de Letteren en Wijsbegeerte, Gand, 1988 p. 30). Le manuscrit B (Londres, Brit. Mus., Royal 16 G II) conserve également des fragments de cette version remaniée (mais remonte à un autre modèle que R).

8  B. Guidot, Recherches sur la chanson de geste au XIIIe siècle d’après certaines œuvres du cycle de Guillaume d’Orange, Aix-en-Provence, Publ. de l’Université de Provence, 1986 p. XIII ; édition J. M. Paquette, thèse Poitiers, CESCM, 1968 ; nouvelle édition de ce texte par A. Kostka-Durand (thèse Nancy II, 2001, dir. B. Guidot).

9  « C’est le plus indépendant de tous les poèmes du cycle. » (Le Bâtard de Bouillon, éd. R. F. Cook, Genève, Droz, 1972, TLF 187, p. XXIX). Voir aussi l’introduction de l’édition L. S. Crist de Baudouin de Sebourc, Paris, SATF, 2002, p. XLVI.

10  op. cit., p. XXVIII.

11  Éd. K. V. Sinclair, Assen, Van Gorcum, 1971. On pourra consulter sur cette chanson l’excellente étude d’Alban Georges, Tristan de Nanteuil et imaginaire épique au XIVe siècle, thèse de l’Université Jean Moulin – Lyon III, 2004, dir. C. Lachet.

12  Voir la présentation très claire de ce cycle figurant dans l’introduction de Florent et Octavien, chanson éditée par N. Laborderie, Paris, Champion, 1991, p. XCVIII-CV.

13  Voir E. E. Rosenthal, Theséus de Cologne, a general study and partial edition (Ph. D. Thesis), Birkbeck College, University of London, 1975 (4 vol. dactylographiés).

14  « La chanson de Hugues Capet », Romania, 71, 1950, pp. 450-481. Voir aussi A. Gier, « Hugues Capet, le poème de l’harmonie sociale », Essor et fortune …, op. cit., p. 69-75, et, plus généralement, M. Heintze, « Les chansons de geste tardives et la réalité historique », Actes du XIe congrès international de la société Rencesvals, Real Academia de Buenas Letras, Barcelone, 1990, XXI, pp. 331-341.

15  Éd. J. C. Faucon, 3 vol., Toulouse, EUS, 1990-1991. Adam de la Halle avait déjà adopté, au moins en partie (19 laisses de 20 vers), un cadre épique pour sa Chanson du roi de Sicile (1285), panégyrique de Charles d’Anjou.

16  U. Mölk, « Lohier et Malart, fragments d’une chanson de geste disparue », Romania, t. 110, 1989, pp. 466-492 ; on trouve des allusions à Gormont et Isembart non seulement dans Hugues Capet (voir ci-dessus), mais aussi dans Tristan de Nanteuil et Lion de Bourges.

17  Il s’agit d’un extrait copié au XVIIIe siècle d’un remaniement de Garin contenu dans un manuscrit aujourd’hui perdu. Voir J. Ch. Herbin, Prose des Loherains (Ms Arsenal 33.46), Valenciennes, PUV, 1995 (« Inventaire des fragments des Loherains »). Le texte est publié par P. Meyer, Romania, 6, 1877, pp. 481-489.

18  « Toutez ces chouses sont declareis en la nouvelle gieste que nous meisme avons fait sur Ogier. » (Myreur, III, p. 111).

19  Mabrien est fils d’Yvon et Eglantine. Yvon est fils de Renaut et de Clarisse et devient roi de Jérusalem.

20  Paris, SATF, 1875, p. XIV.

21  Étude sur Baudouin de Sebourc, Paris, Droz, 1940, p. 75.

22  D. Madelénat, L’épopée, Paris, PUF, 1986, p. 119.

23  « Theséus de Cologne », Le Moyen Âge 65, 1959, pp. 97-133, 293-320, 539-577 [texte cité, p. 102, note 12].

24  « La famille séparée d’Orson de Beauvais », PRIS-MA, 12, 1996, pp. 203-220. Voir aussi l’introduction à son édition : Orson de Beauvais, chanson de geste du XIIe siècle, Paris, Champion, 2002 (CFMA 140).

25  D. Boutet, La chanson de geste, Paris, PUF, 1993, pp. 231-232.

26  Disjointures – Conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen-Basel, A. Francke Verlag, 2000 (Romanica Helvetica 120).

27  R. F. Cook, « Baudouin de Sebourc : un poème édifiant ? », Olifant, 14 (2), 1989, pp. 115-135.

28  F. Suard, « La fonction des proverbes dans les chansons de geste des XIVe et XVe siècles », Richesses du proverbe, Lille (Université de Lille III), 1984, t. I, pp. 131-144.

29  « Les proverbes dans Jourdain de Blaye en alexandrins », Travaux de linguistique et de philologie, XXXVII, 1999, pp. 171-215.

30  « Évolution de la chanson de geste : merveilleux et mélodrame dans Renaut de Montauban », Aspects de l’épopée romane, pub. par H. van Dijk et W. Noomen, Groningen, 1995, pp. 43-48.

31  U. Eco, De Superman au surhomme, Milan, 1978, trad. française, Paris, Grasset & Fasquelle, 1993, Livre de Poche, 1995, p. 88.

32  Ces chansons d’aventures sont aussi des « chansons d’exil » (M. Rossi, « L’accueil aux voyageurs d’après quelques chansons de geste des XIIeet XIIIe siècles », Senefiance 2, 1976, Aix-en-Provence, CUER-MA, p. 381-394) ou des « chansons d’errance » (F. Suard, « Chanson de geste traditionnelle et épopée de croisade », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste (XeCongrès Rencesvals), Senefiance 12, 1987, p. 1033-1055).

33  F. Suard, La chanson de geste, Paris, PUF, 1993 (« Que sais-je ? » 2808), p. 29.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claude Roussel, « L’automne de la chanson de geste »Cahiers de recherches médiévales , 12 | 2005, 15-28.

Référence électronique

Claude Roussel, « L’automne de la chanson de geste »Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 30 décembre 2008, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crm/2172 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.2172

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Auteur

Claude Roussel

Université de Clermont-Ferrand 

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Droits d’auteur

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