Introduction
Texte intégral
1Après une certaine dépréciation qui dura près de deux décennies, voici qu’au cœur des intérêts des historiens reviennent nos paysans médiévaux, ces centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont façonné les paysages, colonisé plaines, rivages et montagnes, nourri les privilégiés, et apporté petit à petit aux bourgs et aux villes les hommes et les produits de la terre qui leur furent si longtemps nécessaires pour survivre puis croître. Les nouvelles générations de chercheurs, et les anciennes désormais confortées après quelques inquiétudes, s’intéressent cependant moins à l’économie, qui avait été le grand propos des années 1950-1980, qu’aux hommes eux-mêmes, moins aux théories sur les systèmes qu’au fonctionnement pratique des relations sociales et politiques, moins à la production et ses variations dans le temps et l’espace qu’aux instruments et aux usages techniques. Parcourant des territoires anciens avec des méthodes, des modèles différents, ceux de l’anthropologie, du droit, de l’archéologie, de la linguistique, des médiévistes, avouons-le parfois avec l’enthousiasme excessif, voire naïf, du clerc en terre de mission, parfois tout aussi besogneux dans le labourage des rapports de fouilles ou des arcanes juridiques que dans celui des chartes, ont à nouveau repris le chemin des champs. Les Cahiers de Recherche Médiévales, en programmant ce numéro dont le dossier porte sur le thème « Paysans dans leurs communautés », accompagnent des recherches en plein renouveau.
2D’abord, de quelles communautés parlons-nous ? Celles que l’on penserait percevoir immédiatement sont les rassemblements institutionnels : la paroisse, la seigneurie, l’espace jouissant d’un texte de franchise. Pour la première, D. Pichot pour les XIe et XIIe siècles en France de l’ouest et V. Corriol en Terre de Saint-Claude (donc d’Empire) rappellent qu’elles ne sont pas toujours les référents privilégiés, que leurs limites peuvent avoir été longtemps imprécises, que l’on ne doit pas perdre de vue l’existence des hameaux, leur taille, leurs structures et leur évolution. La seigneurie dans son développement spatial et son organisation hiérarchique est perçue de manière différente par les contributeurs. D. Pichot tout en ne niant pas son influence sur l’encadrement quotidien des hommes, note que dans la partie de l’occident qu’il étudie, elle est plus souvent une reconnaissance d’un état de fait antérieur que l’origine des sociétés humaines, N. Carrier au contraire y voit l’élément structurant fondateur de ses « libres montagnards » et aux oubliettes la « germanité » chère au XIXe siècle. L’immensité du domaine des moines, à peu de choses près l’arrondissement actuel de Saint-Claude, rend pratiquement impossible aux dépendants jurassiens l’appréhension d’une entité géographique seigneuriale (V. Corriol). Vieux pays et terres de conquête pastorale ne peuvent se couler en un semblable moule. Si la seigneurie est parfois moins visible, les seigneurs le sont ! Que ce soient les chanoines réguliers d’Abondance (N. Carrier) ou ceux de la Sainte-Chapelle du palais de Bourges (F. Michaud) ils ont contribué par leurs interventions à cristalliser le sentiment commun d’appartenance, pas obligatoirement de manière négative, parfois pour de seules brèves durées. Enfin la communitas, l’universitas, dotée on le voudrait d’une existence « réelle » c’est-à-dire sanctionnée par la belle et bonne rédaction d’un texte sur lequel exercer tous nos talents de critiques et appliquer nos nouvelles « sciences auxiliaires », demeure l’oiseau rare des régions étudiées. Les chartes rurales y sont numériquement très minoritaires, répétitives, souvent trop vagues, indatables dans leur première apparition ou rédaction. Elles ne coïncident que rarement, dans l’étendue où elles gèrent partiellement les rapports humains, avec la totalité de la seigneurie, avec la paroisse, les deux cadres incluant des enclaves laïques (fiefs) ou religieuses (celles, prieurés, etc) dont les « hommes » ne sont pas concernés par les franchises, les obligations collectives et, non plus, les avantages collectifs.
3Il est cependant des manifestations particulières qui permettent de constater que, tout en paraissant insuffisantes pour définir la communauté paysanne, paroisse et seigneurie sont bel et bien deux éléments qui structurent à la fois la surface territoriale et l’espace relationnel des dépendants. C’est sur les marges, les zones de pâture et d’usage au bois que se fixent difficilement les limites d’influence (D. Pichot, V. Corriol), que se cristallisent les sentiments d’appartenance ou d’exclusion (N. Carrier, F. Michaud). Les procès et les procédures judiciaires, en dehors même de chartes connues, permettent d’entrer dans les divers cercles de sociabilité : de l’hôtel ou du chesal familial au hameau, de l’écart au village et à la paroisse (V. Corriol). De la nomination des procureurs en justice qui réhabilite en quelque sorte la paroisse comme communauté sous la forme d’assemblée d’élection des fabriciens (F. Michaud) à l’étonnante capacité juridique des communautés de Chamonix et d’Abondance qui exercent, avec le conseil seigneurial certes, un droit collectif de haute justice (N. Carrier) les pouvoirs des individus envers leurs communautés sont d’importance fort diverse. Les responsabilités paysannes dans les domaines qui touchent au prélèvement de l’impôt seigneurial supposent chez les répartiteurs une connaissance intime des familles, l’estimation négociée des pauvretés et des aisances, mais aussi la conscience que tous les usagers doivent contribuer, quand bien même ils ne sont pas habitants du terroir villageois (V. Corriol).
4Les révoltes brèves et violentes qui rassemblent des troupes rustiques armées d’outils détournés (on ne veut pas être routiers ni bandits) pour aller couper les haies en Berry (1489-92), pour, chaussés de braies rouges, écumer le Faucigny (1492) sont les expressions de scissions provisoires au sein des communautés. Le temps de faire une place à de nouvelles implantations, de s’installer, anciens ou nouveaux, sur des zones récupérées sur les usages, les terroirs abandonnés, les forêts sorties des défens. Ces humeurs ne mettent pas en cause profondément les sentiments d’appartenance locale. On constate avec un très grand intérêt que la révolte rurale du Tuchinat, ne se traduit pas chez ses participants par une rupture avec les travaux et les jours de la terre, ce ne sont pas des sans feu ni lieu, sans foi ni loi (V. Challet). Les usages de la convivialité, la trêve des moissons, le partage du pain et du vin continuent d’intégrer profondément ces hommes dans les réseaux relationnels familiaux, politiques et religieux et dans l’espace travaillé sans lesquels le paysan n’est qu’un travailleur de la terre.
Pour citer cet article
Référence papier
Françoise Michaud-Fréjaville, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales , 10 | 2003, 7-8.
Référence électronique
Françoise Michaud-Fréjaville, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 10 | 2003, mis en ligne le 04 octobre 2007, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crm/1532 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.1532
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