De l’éco-anxiété au temps de la résilience
- Traduction(s) :
- From Eco-anxiety to Resilience

Sharjah : Sharjah Art Foundation ; London : Mörel Books, 2020, 421p. ill. en coul. 25 x 18cm, eng
ISBN : 9781907071805
Sous la dir. d’Omar Kholeif. Préf. d’Hoor Al Qasimi

Paris : L’Harmattan, 2020, 257p. 21 x 14cm, (Ouverture philosophique)
Bibliogr.
ISBN : 9782343210414. _ 26,00 €

New York : Routledge, 2021, 212p. ill. 25 x 18cm, eng
Index
ISBN : 9780367219840
Sous la dir. de Bram Ieven, Eliza Steinbock, Marijke de Valck

Paris : Ed. de Minuit, 2020, 125p. 19 x 14cm, (Paradoxe)
ISBN : 9782707346124. _ 15,00 €

Durham : Duke University Press, 2020, 260p. ill. 23 x 16cm, eng
Index
ISBN : 9781478009573

Berlin : Sternberg Press, 2019, 311p. ill. en noir et en coul. 24 x 17cm, eng
ISBN 9783956794674. _ 22,00 €
Sous la dir. de Reinhold Görling, Barbara Gronau, Ludger Schwarte
Texte intégral
- 1 Nombre de géologues, notamment, le contestent. Le géologue-sédimentologue Jean-Paul Barusseau, par (...)
- 2 Terme créé par le prix Nobel de chimie 1995 Paul Josef Crutzen et par le biologiste Eugene Stoermer
1Consommé avec la COP21 (Paris, 2015), le grand retour médiatique de l’écologie politique s’est traduit dans le champ de la culture globale par une mutation de taille, l’irruption de l’anthropocène – l’« ère de l’humain » – dans le débat public. Age particulier qui est le nôtre, âge des activités humaines destructrices de l’environnement, l’anthropocène reste discuté1. Il n’en est pas moins devenu en quelques années, sous la forme de l’épouvantail, un acteur de poids dans le champ de la réflexion globale. L’anthropocène2 n’est pas seulement un état de catastrophe où se voit subitement posée la question de la survie de notre espèce. Il est aussi, et plus encore sans doute, un terme agrégatif. Le réchauffement climatique ? C’est l’anthropocène. Les migrations de population du Sud vers le Nord ? C’est aussi l’anthropocène. La pandémie de la Covid-19, une zoonose, disent les spécialistes ? C’est encore l’anthropocène. Les tensions du marché, les divisions entre les peuples, la montée des égoïsmes nationaux et la fermeture des frontières ? Toujours l’anthropocène, par effet de rebonds. Période maudite que l’anthropocène ? Assurément, qu’on la rebaptise, pour en affiner le sens, « Capitalocène », afin de désigner le grand responsable de tous nos maux, le capitalisme, ou encore « Thanatocène », « Phagocène », s’agissant de fustiger respectivement notre irresponsabilité criminelle et la consommation à outrance… La convocation intellectuelle du monstre qu’est l’anthropocène, en revanche, se prévaut du bel avantage de fournir un cadre tout à la fois mental, politique et culturel à notre représentation du monde actuel. Phénoménal en diable et ontologique tous azimuts, l’anthropocène définit en maître du sens la nature du Zeitgeist, l’« esprit du temps ». C’est entendu, nous voici, humains, dans l’enfer environnemental, à l’orée du collapse dont nous sommes prévenus et que nous sommes implicitement tenus de penser, d’apprendre et de réagir.
2L’angoisse, mais avec des réponses
- 3 Lawrence Abu Hamdan, Cory Arcangel, Jeremy Bailey, Wafaa Bilal, James Bridle, Antoine Catala, Dougl (...)
- 4 Saira Ansari, Cory Arcangel, Jeremy Bailey, Douglas Coupland, Heather Dewey-Hagborg, Simon Denny, A (...)
3L’enfer environnemental, donc – notre réel, notre destin. Comment le champ de l’art (les artistes, l’esthétique) ne serait-il pas concerné, comment ne serait-il pas impliqué ? Si l’art est un miroir du monde, s’il est, par effet de transfusion, la substance du réel refondue et remise en formes, transformée en récits visuels, sonores ou littéraires, alors nul doute : des artistes, par phalanges entières, sont au travail, et des créations, en bout de chaîne, fleurissent en abondance. A ces fins, forcément : illustrer ce qu’est l’anthropocène, lui donner une substance sensible, dresser le portrait de ses victimes, de ses coupables. De ce chantier en cours associant définition, configuration et esthétisation, Art in the Age of Anxiety, solide ouvrage collectif dirigé par Omar Kholeif, fournit un détail probant sous la forme de contributions et de fiches d’artistes3 (ce recueil est aussi le catalogue d’une exposition éponyme ayant eu lieu à la Sharjah Art Foundation en 2020). Il adopte de façon pertinente cette perspective dorénavant conjointe à la culture de l’anthropocène, l’éco-anxiété, devenue comme l’on sait, du fait des circonstances, une maladie psychique. Emane de cet essai prolixe, en un survol polyphonique un peu brouillon, une explicitation circonstanciée de ce que le philosophe Glenn Albrecht a dénommé la « solastalgie », ce sentiment dépressif de ne pas se sentir bien chez soi – comprendre, au cœur même de notre demeure la Terre, notre Oikos, l’unique chez-soi que nous sommes en droit de posséder jusqu’à notre très hypothétique conquête de la planète Mars et du cosmos. Des treize contributions de l’ouvrage4, on retiendra encore les positions anti-techniques, la déploration de l’irresponsabilité humaine et, parce qu’il est malvenu d’être trop sombre, l’appel à repenser notre rapport au monde. Dans quel sens ? La remédiation, le respect des écosystèmes et des personnes ainsi que la culture du soin, le care, cette éthique de la sollicitude si bien mariée dorénavant avec l’engagement écologique, qui est un engagement écosophique (Félix Guattari), un souci de la relation harmonieuse à l’autre. Quoi encore ? L’imagination mise au service d’une attention paisible et bienveillante aux milieux et à ceux qui y vivent.
- 5 https://fr.quora.com/Quest-ce-que-la-résilience-en-psychologie
4Ce temps de la réflexion, justement, est au principe de l’ouvrage collectif Aesthetics of Standstill, publié par Sternberg Press, une publication moins attendue au regard du contexte, mais cependant d’un intérêt notoire. Son thème ? L’esthétique de l’arrêt, de la pause, de la suspension. Les directeurs de cette publication, Reinhold Görling, Barbara Gronau, Ludger Schwarte, ainsi que leurs invités s’y interrogent sur la suspension du mouvement comme forme poétique. Nombre d’artistes, du XXe au XXIe siècle, dans des domaines de création divers (la danse avec Merce Cunningham, la vidéo avec Aernout Mik…), « bloquent » le corps humain. Ils signifient ce faisant leur intention de cesser de bouger, d’attendre, de ne pas participer à la dynamique commune : de rester en suspension dans un univers que le flux de la vie moderne rend vibrant et excite sans répit. Leur choix de la « stase » (originellement, en grec ancien, un afflux de sang bloquant la circulation sanguine et créant un œdème) résulte moins d’un refus de se glisser dans le mouvement universel que dans ce qu’on appellera la reprise de souffle. Dans notre monde mobile à l’excès, qui donne le tournis, se réserver un moment de stase, d’arrêt absolu et d’immobilité pensive combinés, équivaut à se recharger, se ressourcer. Cela revient à mettre en avant les vertus de l’apathie (l’apathéia des stoïciens, cette insensibilité qui éloigne de la passion destructrice). C’est aussi trouver sa vraie position en se donnant les moyens de la fixer. Pour repartir d’un meilleur pied ? La violence de l’anthropocène, quoi qu’il en soit, justifie que l’on prenne le temps de jauger ce qu’elle est, ne serait-ce que pour y répondre. Qu’affronte l’artiste exactement, quel monstre, quelle menace, quel risque létal, à l’heure sonnée de l’anthropocène ? L’époque est à la « crise systémique », celle-ci, du fait de son ampleur, réclame pour être vaincue toutes les énergies, toutes les bonnes volontés, et des stratégies bien pensées. Le temps de la résilience est venu, à l’échelle du commun comme dans la sphère artistique. Résilience ? « 1, Résistance d’un matériau aux chocs répétés. 2, psychologie : Aptitude à faire face avec succès à une situation représentant un stress intense en raison de sa nocivité ou du risque qu’elle représente, ainsi qu’à se ressaisir, à s’adapter et à réussir à vivre et à se développer positivement en dépit de ces circonstances défavorables »5, comme la définit un forum de discussion en ligne. L’heure de l’activisme est advenue, et pour les artistes, celle de l’« artivisme » pareillement et de concert. Après le temps suspendu du dégagement, voici venu celui de l’engagement.
5Au-delà de la catastrophe qu’il incarne, l’anthropocène, période de l’histoire de la Terre combinée à celle de l’humanité, doit être compris comme un moment de reprise en mains, de réarmement et de riposte. L’humain fait le bilan d’une situation calamiteuse. Il prend la mesure de sa responsabilité dans l’irruption et dans l’extension de celle-ci puis à Dieu vat !, il s’emploie à rectifier le tir. Art and Activism in the Age of Systemic Crisis: Aesthetic Resilience, ouvrage collectif sous la direction d’Eliza Steinbock, Bram Ieven et Marijke de Valck, fournit à cette entrée un excellent vade-mecum des luttes à mener dans une optique englobante, expansive. Combattre pour le climat implique de lutter contre tout ce qui est de nature à fragiliser l’environnement, dans le champ écologique comme écosophique, en termes environnementaux comme sociaux ou culturels. Sur ce champ de bataille, antiracisme, écoféminisme, engagement No Border et correction des « récits » [storytelling] s’imposent pareillement et à l’égal. T.J. Demos le confirme si besoin était avec son essai Beyond the World’s End: Arts of Living at the Crossing, un opus richement documenté, fort de nombreux exemples d’actions artistiques dont celles de John Akomfrah, Angela Melitopoulos, Ursula Biemann, Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla, Ai Weiwei ou Forensic Oceanography (Lorenzo Pezzani et Charles Heller). L’auteur, dans un même esprit fédérateur, indexe ici avec clarté les nouvelles formes de l’art engagé, autant de pratiques corrélées aux questions écologiques mais aussi de migrations, raciales et décoloniales (une bien-pensance mainstream, diront les grincheux). Occasion donnée de pointer quelle est dorénavant la mission de l’artiste contemporain : se battre pour un monde meilleur de manière « intersectionnelle » en se positionnant au carrefour de toutes les luttes du moment, à commencer par celles dirigées contre la discrimination (maltraiter Gaïa la Terre ou mon voisin de palier, c’est idem). La seule poétique recevable, éthiquement parlant, est soit dit en passant celle de l’urgence. Plus question de perdre du temps. L’artiste ? Il se fait l’accompagnateur concerned et parfois besogneux de l’action des ONG humanistes, il fournit à ces dernières leur symbolique avec des créations appropriées, réparatrices à leur manière. Artiste en lutte contre la dégradation anthropocénique, on dénonce, on exprime sa compassion, on restitue la parole confisquée à qui de droit, on offre de la dignité. L’« anthropocèn’art », avec volontarisme, consolide en conscience l’empire du Bien.
6La crise du réel n’implique pas la crise de la pensée
- 6 Grossman, Evelyne. La Créativité de la crise, Paris : Ed. de Minuit, 2020, (Paradoxe), p. 12
- 7 Paliard, Pierre. Critique de la pensée dualiste et art contemporain, Paris : L’Harmattan, 2020, (Ou (...)
- 8 Paliard, Pierre. Op. cit.
7Toute période de crise, en plus de son lot de malheurs, engendre des répliques. Comme, après Edgar Morin, Evelyne Grossman le rappelle dans La Créativité de la crise, texte mâtiné de psychanalyse et traversé par les mânes d’Antonin Artaud, Samuel Beckett, Gilles Deleuze, Roland Barthes et Louis Calaferte, « la crise génère des forces créatrices »6. Elle déstabilise les certitudes et impose de reprendre le fil de la pensée en la brusquant. C’est au demeurant la tâche à laquelle s’adonne utilement Pierre Paliard avec son essai Critique de la pensée dualiste et art contemporain, qui part en guerre contre les déviances de la pensée moderne, trop portée à favoriser l’opposition et l’antagonisme contre la réalité même, avec cette conséquence, l’oubli de la complexité inhérente à la constitution du monde. « Il s’agit de s’ouvrir à un dialogue avec les forces de la vie, dit Pierre Paliard, avec les cycles des transformations écosystémiques »7. L’idée de modèle est toxique, une pensée du devenir doit remplacer celle du système. Confrontation, expérience et incertitude sont à présent requises et doivent déterminer la forme de l’œuvre d’art, collaborer au « grand jeu de la transformation des choses »8. C’est dire, en creux, toute l’importance des contextes et des situations, celle aussi de l’adaptation. Ces entrées, de façon cohérente, sont caractéristiques de l’art de l’anthropocène, parce qu’il se veut antisystématique. La représentation, en la matière, a pour elle (contre elle, tout autant) son caractère émergent. Le propre des nouveaux mondes est de devoir inventer des contenus inédits, sur fond d’expériences qui peuvent être des ratages. La culture anthropocénique, en large part encore sans modèle, reste à inventer. Rien de facile, rien de tracé d’avance. Luttons, quoi qu’il en soit, attaquons là où d’évidence une réplique s’impose, de façon corrective au moins, sans prétexter de la forme définitive de nos créations.
8L’univers culturel de l’anthropocène est un univers de rupture. Il tourne le dos à un monde et en appelle à un autre, très différent, auquel la plupart d’entre nous, assurément, ne sont pas encore prêts. Quelles positions y adoptent les artistes qui l’animent ? Ceux-ci goûtent l’action autant que la représentation. Ils préfèrent la création collective à la création individuelle, l’expression publique à l’expression privée, le don au marché spéculatif, l’échange à la solitude, le partage au solipsisme, le libre choix au conditionnement, l’artisanat culturel à l’industrie culturelle, le présent au patrimoine et le vivant à l’archive, le profundus profundus au festivus festivus. Ils privilégient des valeurs humaines dont les maîtres-mots sont l’équité, le respect d’autrui et des écosystèmes, la tolérance, le soin universel, la passion de l’égalité. Une éthique du présent émerge de leur positionnement, au profit de tous et pour tous, contre l’insensé et l’inhumain mêmes. Une nouvelle ère de l’art ? N’en doutons pas.
Notes
1 Nombre de géologues, notamment, le contestent. Le géologue-sédimentologue Jean-Paul Barusseau, par exemple, parle de « néolocène ». Le point de point : les ères de la vie de la Terre sont indexées sur les événements géologiques, pas sur les mutations biologiques.
2 Terme créé par le prix Nobel de chimie 1995 Paul Josef Crutzen et par le biologiste Eugene Stoermer.
3 Lawrence Abu Hamdan, Cory Arcangel, Jeremy Bailey, Wafaa Bilal, James Bridle, Antoine Catala, Douglas Coupland, Thomson & Craighead, Simon Denny, Aleksandra Domanović, Constant Dullaart, Electronic Disturbance Theater, Cao Fei, Oliver Laric, Lynn Hershman-Leeson, Rafael Lozanno-Hemmer, Eva and Franco Mattes, Josha Nathanson, Katja Novitskova, Trevor Paglen, Jon Rafman, Tabor Robak, Pamela Rosenkranz, Aura Satz, Bogosi Sekhukhuni, Jenna Sutela, United Visual Artists (UVA), Siebren Veersteeg, Andrew Norman Wilson, Guan Xiao and Young-Hae Chang Heavy Industries
4 Saira Ansari, Cory Arcangel, Jeremy Bailey, Douglas Coupland, Heather Dewey-Hagborg, Simon Denny, Aruba Khalid, Omar Kholeif, Norman M Klein, W.J.T. Mitchell, Todd Reisz, Marc Tuters
5 https://fr.quora.com/Quest-ce-que-la-résilience-en-psychologie
6 Grossman, Evelyne. La Créativité de la crise, Paris : Ed. de Minuit, 2020, (Paradoxe), p. 12
7 Paliard, Pierre. Critique de la pensée dualiste et art contemporain, Paris : L’Harmattan, 2020, (Ouverture philosophique)
8 Paliard, Pierre. Op. cit.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Paul Ardenne, « De l’éco-anxiété au temps de la résilience », Critique d’art, 56 | 2021, 46-58.
Référence électronique
Paul Ardenne, « De l’éco-anxiété au temps de la résilience », Critique d’art [En ligne], 56 | Printemps/été, mis en ligne le 04 juin 2022, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/critiquedart/76138 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/critiquedart.76138
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page