Quels sens pour la révolte ? Ethnicité et culture visuelle dans les punk studies
- Traduction(s) :
- The Meaning of Revolt. Race and Visual Culture in Punk Studies

Berlin : Verbrecher, 2023, 500p. 23 x 17cm, ger
ISBN : 9783957324764. _ 29,00 €
Sous la dir. de Ronald Galenza, Robert Miessner, Alexander Pehlemann

London : Unit Editions, 2016, 320p. ill. en noir et en coul. 23 x 17cm, (The Archive Series), eng
ISBN : 9780993231667. _ 32,00 €
Sous la dir. de Tony Brook, Adrian Shaughnessy. Textes de Russ Bestley, Tony Brook, Malcom Garrett, Daniel Miller, Mark Perry

Durham : Duke University Press, 2022, 243p. ill. 23 x 15cm, eng
Bibliogr. Index
ISBN : 9781478018582

Bristol : Intellect Books, 2023, 307p. ill. en noir et en coul. 24 x 17cm, (Global Punk), eng
Bibliogr. Index
ISBN : 9781789387001

Stuttgart : Tropen Sachbuch, 2023, 303p. 21 x 13cm, ger
Bibliogr.
ISBN : 9783068501674._ 22,00€
Texte intégral
- 1 Rodríguez, Richard T. A Kiss Across the Ocean: Transatlantic Intimacies of British Post-Punk and US (...)
- 2 Hebdige, Dick. Sous-culture : le sens du style, Paris : Zones, La Découverte, 2008 (traduction fran (...)
1Dans 101, documentaire sur Depeche Mode, au Rose Bowl de Pasadena, de jeunes fans blancs traitent de « poseurs » des fans latino.a.x. Cet épisode, évoqué par Richard T. Rodríguez dans son livre A Kiss Across the Ocean, 1démontre que les fans latino.a.x, en tant que public, se virent privés symboliquement d’une forme d’appartenance à une musique britannique pop construite dans sa relation exclusive à la notion d’ethnicité blanche. Il révèle par-là combien la dimension globale du punk/post-punk est plus étendue que ne le laisserait penser un regard sur les seules migrations transatlantiques de New York à Londres. Pourtant, dès 1979, l’idée que les territoires du punk dépassent les attachements essentialistes aux identités culturelles est contenue dans les écrits séminaux sur le punk de Dick Hebdige2 qui y analyse en profondeur le « message » du punk anglais.
2Getting the punk we deserve
- 3 Chambers, Iain. Migrancy, Culture, Identity, Londres : Routledge, 1994, p. 77
3Si pour Hebdige, le style punk est décrit comme largement porteur d’une révolte politique et sociale, il est tentant pour les chercheur·e·s marqué·e·s par un background anti-raciste de s’interroger à nouveaux frais sur la question de son idéologie. Alors que les études postcoloniales renouvellent les regards, on peut se demander s’il est encore possible de penser ce mouvement culturel indépendamment des conséquences que les migrations ont sur la culture depuis les années 1960. Si les musiques populaires se font le reflet du tournant global de la culture, invoquant avec elle la complexité des histoires migratoires, l’intersection entre le punk et l’immigration ne saurait se réduire à l’expression de symboles fascistes sur les vêtements. L’approche du fait musical par Iain Chambers nous incite à comprendre l’ubiquité de la musique populaire des années 1980 et 1990 dans son association aux sujets dominés. La musique représente, selon Chambers, « une hégémonie qui a simultanément créé les conditions sous lesquelles un réseau de sons a subséquemment provoqué la prolifération des marges et l’émergence d’autres voix3 ». Alors que le punk est unanimement crédité comme un espace de résistance à tous les pouvoirs existants, comment ne pas prendre sérieusement en considération le rôle de ces autres voix, celles des femmes, des sujets queers et/ou postcoloniaux, dans la fabrique du sens de ce mouvement culturel ? C’est autour de ce questionnement que s’articule une part de l’actualité éditoriale sur le punk, avec toutes les dimensions contradictoires qu’il peut entraîner de prime abord au regard des formes d’hégémonies blanches auquel le punk est trop souvent limité.
4Transferts culturels et syncrétisme musical
- 4 Robène, Luc. Serre, Solveig. « On veut plus des Beatles et d’leur musique de merde ! », introducti (...)
- 5 En France, l’historiographie retient souvent que le punk transita de Londres vers Paris via la Norm (...)
5Comme le souligne Dick Hebdige, quand le punk émerge en 1976, il se distingue pour ses spécificités musicales alliant sous-cultures blanches (pub rock londonien, mod, etc.) et noires – de la soul britannique des années 1960 au reggae. L’histoire du punk se présente comme celle de « cycles de résistance et d’assimilation de la société britannique, chaque sous-culture blanche étant considérée comme une énonciation spécifique des interactions de la communauté ouvrière avec l’immigration antillaise4». Pour autant, la question des transferts culturels dans le punk s’est toujours imposée dans l’historiographie comme une clé de lecture cantonnée aux échanges de l’Occident avec lui-même5. Depuis le milieu des années 2010, les approches connaissent un renouveau marquant avec les deux groupes de recherches Punk Scholars Network et Punk is not dead qui transforment la donne.
6New ethnicities in punk
- 6 Rodríguez, Richard T. A Kiss across the Ocean, op. cit.
- 7 Ibid., p. 76
7Au-delà de la question des transferts culturels, l’idée de rompre avec les lectures conventionnelles du punk, perçue comme étant prédisposée à défendre la blanchité6, se présente comme une quête commune pour nombre d’auteurs, visant à réévaluer l’esthétique et leur contenu politique. Pour souligner l’importance des parcours migratoires, Richard T. Rodríguez fait valoir le rôle des histoires familiales des punk britanniques, des racines tsiganes d’Adam Ant jusqu’à la nationalité belge du père de Siouxsie Sioux. Selon lui, ces derniers, en expérimentant dans leurs jeunes années des formes d’exclusions sociales, en vinrent à s’approprier « le capital symbolique des autres racialisés7 ». Ce passage aurait été décisif dans la formation de personnages, montrant les emprunts aux Indiens d’Amérique notamment, et expliquant l’identification des communautés de fan latino.a.x à la musique postpunk.
- 8 Gutmair, Ulrich. Wir sind die Türken von Morgen: neue Welle, neues Deutschland, Stuttgart : Tropen (...)
8Dans l’ouvrage Wir sind die Türken von Morgen, qui porte sur la Neue Deutsche Welle, Ulrich Gutmair aborde largement le cas du groupe Deutsche Amerikanische Freundschaft dans une perspective similaire. Il montre comment l’identité de Gabi-Delgado Lopez, allemand d’origine espagnole, l’a conduit à écrire des paroles par le prisme desquelles il analysa la transformation de la société allemande confrontée à l’immigration turque. Ainsi, dans ses premières chansons, ce dernier se met-il en scène dans la peau d’un xénophobe, décrivant le quartier berlinois de Kreuzberg comme un « neue Izmir », afin de sonder le racisme. Gutmair explique cela du fait des nouvelles frontières établies par la Guerre froide qui avaient « libéré des anxiétés renouvelées contre l’étranger »8.
- 9 Hall, Stuart. “Nouvelles ethnicités”, Identités et cultures : politiques des cultural studies, Pari (...)
9Dans un processus reflétant leur propre marginalité sociale, réelle ou imaginée, les musicien·n·e·s punk font de l’altérité un élément saillant des textes et des images qu’ils et elles produisent dans le but de se désaffilier d’une normativité sociale définie par une série d’idéaux, à commencer par celui du nationalisme. En écho aux paroles sur le chômage ou les relations amoureuses, ce thème converge vers une forme de réalisme social, qui rompt radicalement avec la subjectivité de la génération précédente, celle de Bowie ou de Marc Bolan, qui prônait l’éloge de la fuite. L’existence dans le punk d’une telle vision non coercitive de l’ethnicité peut renvoyer aux textes de Stuart Hall, contemporains des développements du post punk9.
10De telles pistes de lecture apparaissent comme des contre-points expliquant l’usage des symboles fascistes dans le punk. Si Rodríguez et Gutmair s’appliquent à montrer que les punks historiques n’étaient ni des racistes ni des nostalgiques du nazisme, tous deux reviennent sur le sens des usages des symboles nazis. Gutmair cite des chansons (Dachau Disko) et renvoie à des pochettes de disques (l’utilisation par le groupe Phosphor d’une photographie du nazi August Heissmeyer). Il s’interroge sur cette fascination qu’il désigne comme une partie prenante du nouveau discours sur le nazisme en RFA, émergeant dans les années 1970, et que Saul Friedlander désigne comme kitsch. Au-delà de la thèse d’une adhésion des punks allemands à l’extrême-droite, pour Gutmair le recours à ces symboles insoutenables participe d’un changement du régime mémoriel du nazisme, qui l’installe dans l’imaginaire, dans une forme spécifique – kitsch – à même de nommer l’horreur de l’histoire tout en la tenant à distance.
11Performer les identités
- 10 Debris, Eric et Ovidie. Un Bon hippie est un hippie mort, Paris : Camion blanc, p. 37
- 11 Rodríguez, Richard T. A Kiss across the Ocean, op. cit., p. 74
- 12 Ibid., p. 5
- 13 Ibid., p. 17
12En France, les rémanences du fascisme constituent elles aussi une part de l’esthétique punk. En 1981, Métal Urbain sort Les Hommes morts sont dangereux, figurant un aigle, dont la présence vient questionner les polarités très fortes que sont la liberté et le fascisme. Dans l’aigle, Métal Urbain disait voir un « moyen de cultiver le paradoxe10 ». Avec eux, l’un des enjeux du visuel dans le punk est bien de rendre son opacité aux symboles modernes, de les épaissir, et de faire de l’image quelque chose de plus mystérieux qu’un simple outil fonctionnel de communication. La disjonction opérée entre les symboles et un contenu culturel fixe va de pair avec le refus des punks de s’identifier aux normes culturelles établies et à celles de performer l’identité. Cet usage n’est pourtant pas situé uniquement sur le plan des praticien·n·e·s du punk mais aussi sur celui de ses publics. Partant du principe que le jeu avec le livide, et ses clairs-obscurs incarnés, des peaux blanches et des vêtements noirs, constituent une façon de délimiter une normativité blanche, à la fois raciale et en termes esthétiques11, Rodríguez défend que l’adoption de ces sous-cultures par les latino.a.x, est investie comme une façon de rejouer les frontières ethniques aussi bien que de délimiter ce qui est gothique. Dès lors, si les politiques du punk apparaissaient jusqu’alors « régies de façons strictes par les paramètres de la classe et de la race12», il devient possible de concevoir autrement le punk, comme un espace capable de se dés-identifier des identités assignées et de se ré-identifier au gré des constructions subjectives que permet le visuel. Que le punk/post-punk soit un espace de dés-identification des identités assignées concerne également le terrain du genre. On songe à Boy George, dont le personnage, comme l’écrit Rodriguez, reprenant José Esteban Munoz, serait à même de transformer le « post-punk en un lieu commun aspirant à une futurity queer13».
13Constructions visuelles punk
- 14 Punk Fashion (9 mai-14 août 2013, New York : Metropolitan Museum of Art) ; Europunk (7 avril 2011 a (...)
14Au côté de l’approche de Rodríguez, on soulignera celle, plus historienne, d’Action Time Vision: Punk & Post-punk, et de Punk Art History de Marie Arleth Skov, laquelle pose à nouveaux frais la question de la relation de l’esthétique punk au modernisme. Son ouvrage présente la particularité d’induire une approche réflexive, qui pense sans cesse les dangers épistémologiques que soulève le thème de l’art punk, une fois appréhendé du point de vue de l’histoire. Avec des études de cas allant des sources du mouvement aux productions du groupe berlinois Die tödliche Doris, l’approche prône la dimension de résistance du punk dans sa contestation de l’art à partir de nouveaux arguments. En effet, selon elle, l’art punk reposerait moins sur l’usage de citations artistiques que sur la réutilisation de l’existant. En localisant cette culture en deçà du territoire de l’art, l’expression d’une telle nuance vise à formuler un discours critique vis-à-vis de deux expositions magistrales – Punk Fashion et Europunk14 – que l’historienne désigne comme de contradictoires entreprises d’artification du punk.
15L’intérêt pour la politique punk entraîne l’élargissement de ses terrains d’études (à l’Allemagne) comme de ses domaines (histoire de l’art/cultural studies), renouvelant sa connaissance. Différents exemples puisés dans les parcours du groupe allemand DAF ou de Siouxsie and the Banshees démontre comment la xénophobie révèle en miroir les montées nationalistes des pays européens, et que les alignements avec des cultures autres, visaient à rompre avec la normativité des paramètres de l’ethnicité régissant les discours dominants. Comme le montre l’actualité éditoriale, l’enjeu consiste à sonder le rapport à l’ethnicité du punk comme de ses publics, afin d’analyser comment les rôles sociaux qui sont affiliés à ces représentations en viennent à affecter les imaginaires musicaux. In fine, il apparaît que les constructions visuelles et identitaires opérées dans les espaces punk dépassent largement le premier degré et les assignations. Mieux, ces usages permettent d’ouvrir à des espaces d’émancipation et de résistance renouvelés.
Notes
1 Rodríguez, Richard T. A Kiss Across the Ocean: Transatlantic Intimacies of British Post-Punk and US Latinidad, Durham : Duke University Press, 2022, p. 12
2 Hebdige, Dick. Sous-culture : le sens du style, Paris : Zones, La Découverte, 2008 (traduction française de Subculture: The meaning of style, 1979)
3 Chambers, Iain. Migrancy, Culture, Identity, Londres : Routledge, 1994, p. 77
4 Robène, Luc. Serre, Solveig. « On veut plus des Beatles et d’leur musique de merde ! », introduction au dossier « La scène punk en France (1976-2016) », Volume !, 2016 | 2 (13:1), p. 7-15
5 En France, l’historiographie retient souvent que le punk transita de Londres vers Paris via la Normandie. Voir : Pécout, Christophe. « La première scène punk en Normandie (1976-1980) », Volume ! [En ligne], 13:1 | 2016 [mis en ligne le 25 novembre 2019, consulté le 19 septembre 2023. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/5021 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/volume.5021]
6 Rodríguez, Richard T. A Kiss across the Ocean, op. cit.
7 Ibid., p. 76
8 Gutmair, Ulrich. Wir sind die Türken von Morgen: neue Welle, neues Deutschland, Stuttgart : Tropen Sachbuch, 2023, p. 45
9 Hall, Stuart. “Nouvelles ethnicités”, Identités et cultures : politiques des cultural studies, Paris : Ed. Amsterdam, 2017, p. 399-412 [« New Ethnicities », ICA Documents 7: Black Film, British Cinema, Londres : Institute of Contemporary Arts, 1989, p. 27-31. Sous la dir. de Kobena Mercer]
10 Debris, Eric et Ovidie. Un Bon hippie est un hippie mort, Paris : Camion blanc, p. 37
11 Rodríguez, Richard T. A Kiss across the Ocean, op. cit., p. 74
12 Ibid., p. 5
13 Ibid., p. 17
14 Punk Fashion (9 mai-14 août 2013, New York : Metropolitan Museum of Art) ; Europunk (7 avril 2011 au 5 juin 2011, Rome : Villa Médicis et 15 octobre 2013-19 janvier 2014, Paris : Cité de la musique)
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Référence papier
Marine Schütz, « Quels sens pour la révolte ? Ethnicité et culture visuelle dans les punk studies », Critique d’art, 61 | 2023, 56-68.
Référence électronique
Marine Schütz, « Quels sens pour la révolte ? Ethnicité et culture visuelle dans les punk studies », Critique d’art [En ligne], 61 | Automne/hiver 2023, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/critiquedart/109509 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/critiquedart.109509
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