Navegación – Mapa del sitio

InicioNuméros145-146Semblanzas y recuerdosRobert le Généreux

Notas de la redacción

Article reçu pour publication le 12/03/2022; accepté le 13/07/2022.
Quelques semaines avant sa disparition, le 20 août 2023, Jean Canavaggio, le grand spécialiste français de Cervantès, envoyait à Criticón ce témoignage de reconnaissance à son aîné dans l’hispanisme français.

Texto completo

  • 1 Alors qu’il était encore élève à l’ENS, il s’était distingué en se rendant en soutane au Collège de (...)
  • 2 Les circonstances des deux rencontres que j’évoque dans cet article m’ont paru justifier que je l’é (...)

1Dans les années où les études hispaniques commençaient à rayonner au-delà de leurs fiefs traditionnels pour s’implanter dans les diverses universités de France et de Navarre, on se plaisait à distinguer parmi nos maîtres deux Robert dont les surnoms respectifs évoquaient les traditions historico-légendaires de notre Moyen Âge : Robert le Pieux et Robert le Diable. Robert le Pieux n’était autre que Robert Ricard, dont les convictions religieuses étaient connues de tous. Robert le Diable était Robert Jammes, dont l’esprit volontiers frondeur était censé justifier cette appellation1. Si, dès mon année de licence, je suis devenu l’élève du premier avant qu’il ne dirige ma thèse de doctorat jusqu’à sa retraite, je n’ai connu le second que sept ans plus tard, une fois engagé dans la préparation de cette thèse, au cours des trois années que j’ai passées comme membre de la section scientifique de la Casa de Velázquez. Or Robert le Diable s’est avéré être pour moi Robert le Généreux, en deux occasions que je souhaite rappeler brièvement ici2.

  • 3 Alors que je m’étais proposé d’étudier l’esthétique littéraire de Cervantès, j’en avais été dissuad (...)

2En janvier 1964, au terme de trois mois de doutes et d’hésitations pendant lesquels, contraint de renoncer au sujet que j’avais déposé3, j’avais exploré différentes pistes, j’avais fini par choisir d’étudier le théâtre de Cervantès. Je fis ce choix alors que Robert Jammes était venu à Madrid pour y poursuivre ses propres recherches. Avec sa cordialité habituelle, il commenta avec moi ce projet pour conclure que je devais en parler sans plus attendre à Antonio Rodríguez-Moñino. C’est ainsi que je découvris le nom et le renom de celui que Marcel Bataillon appelait le « prince des bibliographes espagnols ». Pendant la Guerre civile, Moñino avait participé du côté républicain à la préservation des fonds de la Bibliothèque nationale de Madrid, et ses responsabilités, après la victoire du camp adverse, lui avaient valu d’être privé de sa chaire et de devoir vivre pendant cinq ans en province. La réputation qu’il avait acquise grâce à ses travaux et ses publications avait incité la Real Academia Española à l’admettre en son sein, mais, par deux fois, son élection avait été annulée par le régime franquiste. Il s’était alors exilé aux États-Unis, où il avait enseigné à partir de 1960 en Californie, à l’université de Berkeley. Revenu à Madrid avec son épouse, María Brey, il était devenu bibliothécaire du musée Lázaro Galdiano. Sa bibliothèque personnelle comptait plus de 17 000 volumes, parmi lesquels figuraient des manuscrits et des éditions rares d’une exceptionnelle valeur. Il tenait au café Lion, à deux pas de la Cibeles, une tertulia que fréquentaient régulièrement José María de Cossío et le P. José López de Toro, et où se retrouvaient, lors de leur passage, les hispanistes les plus éminents d’Europe et d’Amérique. Sa compétence s'étendait à tous les domaines, et notamment au romancero, et il venait de publier, en collaboration avec son épouse, un monumental catalogue des manuscrits de poésie espagnole de la Hispanic Society of America, dont il était vice-président.

  • 4 Ainsi appelé du nom de son détenteur, José León Sancho Rayón (1830-1900), avant d’être acquis par A (...)
  • 5 Canavaggio, 1966.

3À l’occasion d’une réception donnée par Henri Terrasse, le directeur de la Casa, Robert Jammes fit inviter Moñino et me présenta à lui. Au terme du bref échange que nous eûmes, celui-ci m’invita à me procurer le microfilm du recueil Sancho Rayón, qu’il avait retrouvé trois ans auparavant dans les collections de la Hispanic Society4. Ce précieux document contenait notamment le manuscrit dont s’était servi Antonio de Sancha pour publier, en 1784, la première édition du Trato de Argel et de la Numancia, deux des pièces composées par Cervantès au retour de sa captivité à Alger. Faute de pouvoir disposer de ce manuscrit et juger ainsi du travail effectué par Sancha, ses successeurs, et notamment Adolfo Schevill y Alfredo Bonilla y San Martín, avaient préféré les éditer à partir de deux autres manuscrits conservés dans les fonds de la Bibliothèque nationale de Madrid, d’une qualité notoirement inférieure. Muni par Moñino des recommandations nécessaires, je pus commander le microfilm de ce recueil et procéder à une double comparaison : entre les différents manuscrits, d’une part, et, d’autre part, entre le manuscrit Sancho Rayón et la transcription qu’en avait donnée Sancha. Ce sera la matière d’un article paru deux ans plus tard dans le Bulletin hispanique5.

4Le recueil Sancho Rayón contenait également une œuvre dont on ne connaissait jusqu’alors que le titre : la Comedia de los amores y locuras del Conde loco, de Morales, l’une des rares pièces à avoir échappé au naufrage du théâtre antérieur aux débuts de Lope de Vega. Seul ce titre était connu, grâce à Agustín de Rojas qui le mentionne dans le Viaje entretenido. J’obtins d’en préparer l’édition comme thèse complémentaire de doctorat. À mon retour à Paris, à l’automne 1966, je fus nommé assistant à la Sorbonne et, en juin de l’année suivante, je soutins ce travail sous la forme d’une thèse de 3e cycle qui paraîtra en 1969. L’équivalence de la thèse complémentaire m’avait été accordée par le jury, mais celle-ci fut supprimée au moment même où paraissait cette édition. Un an plus tard, Rodríguez-Moñino décédait prématurément, plongeant dans la tristesse ses admirateurs et ses amis, parmi lesquels nombre d’hispanistes français dont il avait encouragé et favorisé les recherches.

  • 6 Il s’agit d’un article de Maria Grazia Profeti. Par la suite, en abordant ce texte d’un point de vu (...)
  • 7 Elle date de novembre 1621. Voir Cascales, Cartas Philológicas, I, pp. 164-175.
  • 8 Cascales, Cartas Philológicas, I, pp. 176-190.
  • 9 BNM, ms. 2529.

5Mais revenons en arrière. À l’orée de ma deuxième année de séjour à la Casa, la direction de l’établissement décida de lancer une revue annuelle, les Mélanges de la Casa de Velázquez. Tous les membres de la section scientifique furent invités à y collaborer et je me mis donc en quête d’un sujet d’article. Celui que je me proposais de rédiger portait sur l’Idea de la Comedia de Castilla, de Juan Pérez de Montalbán. Je venais de le mettre en chantier lorsque je me rendis compte que je n’étais pas en mesure de mener sa rédaction à son terme, en raison notamment d’une autre étude dont ce texte venait de faire l’objet6. Alors que je me trouvais en plein désarroi, Robert Jammes, revenu opportunément à Madrid, me tira d’affaire en me proposant d’éditer un document qu’il venait de découvrir dans les fonds de la Bibliothèque Nationale de Madrid. Ce document n’était autre qu’un fragment du Compendio poético de Francisco del Villar, l’un des admirateurs de Góngora qui, autour de 1620, prirent la défense de l’obscure clarté du Polifemo et des Soledades. Si nous ignorons à peu près tout de la vie de ce digne ecclésiastique, l’épître qu’il composa à cette occasion était connue de longue date7. Elle ne manque ni de conviction ni de véhémence, et qui plus est, la réponse qu’elle reçut de Cascales allait contribuer à sa diffusion, puisque c’est dans cette réponse que Góngora apparaît qualifié pour la première fois de « prince des ténèbres »8. En revanche, on croyait perdu le Compendio poético jusqu’à sa redécouverte par Robert Jammes, sous la forme d’une copie manuscrite du fragment précité qui est ainsi intitulée : « Copia de unos capítulos de un libro manuscrito escrito por los años de 1630, cuyo original pasó en poder del Marqués de la Merced »9. Une allusion à la Fama póstuma de Lope de Vega donne à penser qu’il est postérieur à 1636. Une autre allusion à Pérez de Montalbán permet de conclure qu’il a été rédigé avant 1638, date de la mort de l’auteur du Para todos.

  • 10 Canavaggio, 1965. Le texte édité, annoté et commenté, se trouve aux pages 248 à 252.
  • 11 Francisco del Villar affirme sans ambiguïté l’authenticité des trois comedias de Góngora que nous a (...)
  • 12 Canavaggio, 1965, p. 252.

6J’ai donc pu, grâce à Robert Jammes, publier ce texte10 dont l’intérêt tient à ce que l’auteur, après avoir proclamé les divers aspects du génie de son idole, poète épigrammatique, épique, lyrique, satirique et même sacré et, pour tout dire, « el mayor poeta de España », en vient à aborder son œuvre dramatique. Or, s’il assure dans son intitulé que « Don Luis de Góngora trató con propriedad lo cómico », il n’en constate pas moins que les pièces qu’il nous a laissées — Las firmezas de Isabela, El doctor Carlino, la Comedia Venatoria et El mundo al revés — n’ont pas eu l’audience à laquelle elles pouvaient prétendre11. Et il nous en donne la raison : plutôt que de se rallier à la poétique de Lope de Vega, défendue par ce dernier dans son Arte nuevo de hacer comedias, il a préféré s’en tenir aux préceptes de Plaute et de Térence. Ce qu’il résume par une phrase dont chaque terme a été pesé : « Fue Don Luis de Góngora tan eficazmente aficionado a los antiguos que parece que pasó a superstición su respeto, pues solo por la fe de los aciertos de Grecia e Italia se negó a las evidencias de España »12. Autant dire que l’insuccès qu’a connu son théâtre lui a inspiré un essai d’explication original. Si Góngora a échoué — ou renoncé — à faire jouer ses pièces sur la scène des corrales de Madrid ou de Séville, et qu’il a même laissé certaines d’entre elles inachevées, ce n’est pas, selon lui, faute de talent ni de métier. Ce n’est pas non plus pour avoir sacrifié l’art aux règles, mais parce qu’il n’a pas voulu flatter les goûts de son époque en se soumettant aux préférences et aux aspirations d’un public mêlé, avide d’un renouvellement constant du répertoire en vogue, et qui, de ce fait, accordait ses suffrages à Lope de Vega et à ses disciples. Aussi, bien qu’adepte de la Comedia nueva et nourri des écrits de ses défenseurs, tels que Tirso de Molina et Francisco de Barreda, Francisco del Villar constate que l’idéal aristocratique de perfection formelle qui était celui de don Luis ne pouvait se satisfaire d’une poétique dont la relativité historique était un des principes essentiels.

  • 13 Jammes, 1967, pp. 471-472.
  • 14 Jammes, 1994.
  • 15 Canavaggio, 1994.

7Dans la thèse monumentale qu’il a consacrée à Góngora, parue deux ans plus tard et dont il me dédicaça aimablement un exemplaire, Robert Jammes n’a pas manqué de s’intéresser à son théâtre et, dans l’analyse pénétrante qu’il donne du texte de Francisco del Villar, il a eu l’élégance de se référer à mon étude13. Par la suite, nos relations sont restées on ne peut plus cordiales. Tandis qu’il me donnait un remarquable chapitre sur « Góngora et la poésie lyrique » pour l’Histoire de la Littérature espagnole que je coordonnais à la demande des éditions Fayard14, j’ai été heureux de contribuer aux Mélanges en deux volumes que lui ont offerts ses collègues et amis au moment de son départ à la retraite15. Lorsque mon tour est venu, j’ai eu droit, moi aussi, à des Mélanges, mais il ne s’est pas senti en mesure d’y participer. « Je ne publie plus rien — m’a-t-il expliqué au téléphone —, mais je vais t’envoyer le Vocabulario de refranes de Gonzalo Correas dont je viens de diriger la réédition ». C’est ce qu’il n’a pas manqué de faire et qui me donne l’occasion, chaque fois que je consulte ce précieux ouvrage, d’avoir pour lui une pensée reconnaissante.

Inicio de página

Bibliografía

Canavaggio, Jean, « Góngora et la comedia nueva : un témoignage inédit de Francisco del Villar », Mélanges de la Casa de Velázquez, 1, l965, pp. 245-254.

Canavaggio, Jean, « À propos de deux comedias de Cervantès : quelques remarques sur un manuscrit récemment retrouvé », Bulletin hispanique, 68, l966, pp. 5-29.

Canavaggio, Jean, « La estilización bufonesca de las Comunidades (Villalobos, Guevara, Francesillo) », dans Hommage à Robert Jammes, éd. F. Cerdan, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1994, t. I, pp. 121-132.

Cascales, Francisco, Cartas Philológicas, éd. J. García Soriano, Madrid, Espasa Calpe, 1959: «Epístola IX», t. I, pp. 164-175. [Don Francisco del Villar al Padre Maestro Fray José Ortiz, Ministro de la Santísima Trinidad en Murcia. Sobre la carta pasada de los Polifemos, «Epístola X», t. I, pp. 176-190 [A Don Francisco del Villar el licenciado Cascales. Contra su Epístola].

Correas, Gonzalo, Vocabulario de refranes y frases proverbiales (1627), éd. Louis Combet, revue par Robert Jammes et Maïté Mir-Andreu, Madrid, Castalia, 2000.

Jammes, Robert, Études sur l’œuvre poétique de Don Luis de Góngora y Argote, Bordeaux, Institut d’Études ibériques et ibéro-américaines de l’université de Bordeaux, 1967.

Jammes, Robert, « Góngora et la poésie lyrique », dans Histoire de la Littérature espagnole, dir. Jean Canavaggio, avec la collaboration de B. Darbord, G. Mercadier, J. Beyrie et A. Bensoussan, Paris, Fayard, tome I, 1994, pp. 626-656.

Morales, Comedia de los amores y locuras del Conde loco, édition commentée d’un manuscrit inédit par Jean Canavaggio (ouvrage publié avec le concours du CNRS), Paris, Centre de Recherches Hispaniques, l969.

Inicio de página

Notas

1 Alors qu’il était encore élève à l’ENS, il s’était distingué en se rendant en soutane au Collège de France et en perturbant avec quelques camarades le cours de Jean Pommier qui, spécialiste de Renan, ne faisait pas mystère de son rationalisme.

2 Les circonstances des deux rencontres que j’évoque dans cet article m’ont paru justifier que je l’écrive en français, qui est par ailleurs la langue dans laquelle ont été rédigées toutes les études auxquelles je me réfère. Je remercie les responsables de Criticón de m’avoir autorisé à faire cette entorse à ses normes de présentation.

3 Alors que je m’étais proposé d’étudier l’esthétique littéraire de Cervantès, j’en avais été dissuadé par la publication du livre d’Edward C. Riley, Cervantes’s Theory of the Novel, paru en 1962 et qui sera traduit en espagnol quatre ans plus tard.

4 Ainsi appelé du nom de son détenteur, José León Sancho Rayón (1830-1900), avant d’être acquis par Archer M. Huntington (1870-1955), mécène et fondateur de la Hispanic Society.

5 Canavaggio, 1966.

6 Il s’agit d’un article de Maria Grazia Profeti. Par la suite, en abordant ce texte d’un point de vue différent, j’ai pu reprendre et mener à bien mon étude et la publier en 1966, dans le tome II des Mélanges de la Casa de Velázquez.

7 Elle date de novembre 1621. Voir Cascales, Cartas Philológicas, I, pp. 164-175.

8 Cascales, Cartas Philológicas, I, pp. 176-190.

9 BNM, ms. 2529.

10 Canavaggio, 1965. Le texte édité, annoté et commenté, se trouve aux pages 248 à 252.

11 Francisco del Villar affirme sans ambiguïté l’authenticité des trois comedias de Góngora que nous avons conservées, y compris la Venatoria, tout en laissant entendre qu’aucune n’a été achevée, pas même Las firmezas de Isabela. Il y ajoute une quatrième — El mundo al revés — dont nous avons perdu la trace.

12 Canavaggio, 1965, p. 252.

13 Jammes, 1967, pp. 471-472.

14 Jammes, 1994.

15 Canavaggio, 1994.

Inicio de página

Para citar este artículo

Referencia en papel

Jean Canavaggio, «Robert le Généreux»Criticón, 145-146 | 2022, 15-19.

Referencia electrónica

Jean Canavaggio, «Robert le Généreux»Criticón [En línea], 145-146 | 2022, Publicado el 30 noviembre 2022, consultado el 09 noviembre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/criticon/21683; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12dm0

Inicio de página

Autor

Jean Canavaggio

Université Paris Nanterre

Artículos del mismo autor

Inicio de página

Derechos de autor

CC-BY-NC-ND-4.0

Únicamente el texto se puede utilizar bajo licencia CC BY-NC-ND 4.0. Salvo indicación contraria, los demás elementos (ilustraciones, archivos adicionales importados) son "Todos los derechos reservados".

Inicio de página
Buscar en OpenEdition Search

Se le redirigirá a OpenEdition Search