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HomeNuméros145-146Semblanzas y recuerdosHommage à Robert

Editor’s notes

Article reçu pour publication le 13/03/2022; accepté le 13/09/2022.
Ce texte, précédé des derniers mots de Robert sur son lit de mort, est celui du discours prononcé par Marc Vitse lors de la cérémonie d’enterrement de Robert. Il s’adressait prioritairement à Annie, son épouse, ainsi qu’à leurs six enfants.

Full text

J’ai lutté, j’ai bataillé, je suis arrivé dominant,
mais pas dominant de pouvoir.

1 Chère Annie, chers amis…,

2Annie — à qui je voudrais dire toute la peine ressentie par Odette et par moi, par tous ceux qui ont entouré Robert, dans l’équipe, au Département d’Espagnol, à l’université du Mirail et dans tout le monde universitaire —, Annie m’a demandé de retracer pour vous le parcours professionnel du professeur Robert Jammes. Pour comprendre pourquoi elle s’est adressée à moi et pourquoi je n’ai pas hésité à accepter l’honneur qu’elle m’a fait, il faut revenir à l’histoire de mes rencontres avec Robert Jammes.

3Le hasard fait que la même année, en 1965, Robert et moi fassions notre entrée à l’université de Toulouse-Le Mirail, aujourd’hui université de Toulouse-Jean Jaurès. Quand il arrive à Toulouse, Robert vient de mettre fin à la rédaction de sa thèse. Il est déjà un chercheur reconnu dans l’hispanisme français, tandis que je ne suis qu’un jeune enseignant, sans profil ni projet bien définis. À bien y regarder, le modeste assistant et le brillant maître de conférences n’ont pas grand-chose en commun si ce n’est leur domaine privilégié : la littérature du Siècle d’or, celle des xvie et xviie siècles.

4Les années passent et se succèdent les bouleversements nés de mai 68, jusqu’à ce que, en 1975, survienne au sein du Département un conflit d’envergure : la jeune génération (le collège B) va jusqu’à se mettre en grève contre les professeurs (le collège A), et donc contre Robert. Les assemblées sont houleuses, violentes, et au soir de l’une d’entre elles, Robert, Odette (qui le connaît depuis 1961) et Marc se rejoignent dans l’obscur et humide parking souterrain de l’université. Tous trois se parlent longuement et, au bout de deux heures, un miracle s’est accompli. Entre Robert et Marc se produit une vraie connexion des esprits et s’établit une profonde connivence, que rien ne viendra plus démentir pendant les quelque quarante années d’une très étroite collaboration. Eux que tout paraissait séparer (hiérarchie, origines, idéologie, engagement politique…) partagent en réalité une identique exigence de rigueur, un même rejet implacable de ce qu’on désignera ici du nom de “tricheries intellectuelles”.

5Tel est le début de mon histoire avec Robert Jammes, qui n’est évidemment qu’une faible partie de l’histoire de ce grand savant, celle que je vais essayer maintenant d’évoquer pour vous. Je le ferai en m’appuyant sur un chiffre qui — marque du destin ou signe de la providence — revient avec insistance dans la biographie de Robert : le chiffre 7, celui des années 1927, 1947, 1967, 1977, 1987 et 2017.
   

61927. Robert Jammes naît d’une famille de modestes maraîchers de la petite ville de Pamiers. Ses parents ont très vite conscience des capacités intellectuelles exceptionnelles de l’enfant, mais, instruits par l’expérience, ils savent qu’il faut toujours avoir plusieurs cordes à son arc. Aussi lui enseignent-ils toutes les techniques et tous les secrets de l’art agricole. Un savoir qui, à première vue, n’a que peu de rapport avec les préoccupations de celui qui va consacrer l’essentiel de sa recherche et de sa production scientifique au plus grand des poètes du Siècle d’or : don Luis de Góngora y Argote. Qu’on se détrompe cependant : cette enfance et cette adolescence rurales et provinciales marqueront à jamais l’existence de Robert et constitueront l’un des fondements de son approche révolutionnaire de l’œuvre du poète. Homme de la terre, qui en savoure les couleurs et les senteurs, qui en connaît les secrets et les rythmes, il comprendra et exaltera mieux que personne tout ce qui, dans l’œuvre de Góngora, exprimait sa sensibilité extrême aux choses de la nature et son rejet sans fard de la capitale et de ses fallacieuses valeurs.

7Cela dit — et ses parents l’ont compris depuis longtemps —, Robert ne reprendra pas la tradition familiale du maraîchage. Sa mère — qui n’a pas fait d’études et dont Robert nous parlait toujours avec une si grande émotion —, sa mère le pousse à étudier, et voilà que Robert se retrouve au lycée Henri IV afin d’y préparer le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Nous sommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les conditions sanitaires sont déplorables. Robert tombe gravement malade et il n’a d’autre solution que de rentrer se réfugier à Pamiers. Il y prépare presque seul — exploit inouï — le concours d’entrée et, en 1947, intègre l’École, où il pourra préparer l’agrégation d’Espagnol, qu’il obtiendra en 1951.
   

81947. C’est, à vrai dire, le début du parcours professionnel de Robert. Quelques temps au lycée de Carcassonne comme agrégé et, déjà, il est sollicité pour donner des heures de cours à l’université de Montpellier avant de devenir assistant en 1953. En 1957 ce sera la Faculté des Lettres de Grenoble. Laissez-moi, à ce sujet, vous raconter une anecdote personnelle. Un mien ami de Limoux s’était, pour des raisons familiales, exilé à Grenoble et, me racontant sa vie d’étudiant, n’avait de cesse que de me faire des éloges d’un enseignant fascinant, extraordinaire, dénommé Robert Jammes. À tel point que, apprenant que je devais monter à Paris pour y passer l’oral du CAPES, il s’offrit à m’y conduire afin que je puisse voir de mes yeux ce “phénomène grenoblois”. Et, de fait, je pus apercevoir, au sein d’un des nombreux jurys du concours, l’étonnante figure d’un homme jovial, le cheveu en bataille, le sourcil broussailleux et portant, au milieu des costumes austères de ses collègues, une éclatante chemise rouge. Rouge, très rouge, allez savoir pourquoi…
   

91967. Mais Robert n’est pas seulement un enseignant hors pair. Il travaille avec acharnement à sa recherche, obtient en 1962 un détachement de trois ans au CNRS et soutient bientôt sa thèse à Bordeaux. Elle sera publiée en 1967 sous le titre de L’œuvre poétique de don Luis de Góngora y Argote. Livre révolutionnaire — il prend le contre-pied de toute la critique antérieure —, ce sera un livre fondateur et deviendra immédiatement la référence de tous les gongoristes et de tous les spécialistes de la poésie du Siècle d’or ; il sera leur Bible, au point qu’Antonio Carreira, l’un des plus brillants disciples de Robert, pourra écrire que la thèse de Jammes constituait le Nouveau Testament du gongorisme face à l’Ancien incarné par Dámaso Alonso.

10Robert Jammes fait donc déjà école et devrait pouvoir, avec son arrivée à Toulouse, donner la pleine mesure de son talent et de son rayonnement scientifique. Mais le sort en décide autrement. Un tragique drame familial se produit : Robert perd la mère de ses quatre enfants, auxquels il va devoir désormais se consacrer entièrement. Et pendant presque une décennie, il va pour ainsi dire disparaître de la scène de la recherche auriséculaire.

11Cela ne signifie pas pour autant qu’il reste inactif. Non seulement parce qu’il continue son métier d’enseignant, mais aussi parce qu’il comprend l’urgente nécessité de structurer la recherche sur le Siècle d’or dans une université et un Département où rien n’est organisé et où presque rien n’est financé. Il vient de terminer avec Pierre Alzieu et Yvan Lisssorgues une anthologie pionnière de la poésie érotique castillane de l’époque, la Floresta de poesías eróticas del Siglo de Oro (1975) et, autour de ce petit groupe auquel viennent s’agréger Francis Cerdan et Frédéric Serralta, il crée la première ébauche d’une équipe. Celle-ci deviendra, au fil des ans, une unité mixte de recherche du CNRS et l’un des trois grands centres français de recherche sur l’Espagne des xvie et xviie siècles. Jammes le chercheur est aussi Jammes le fédérateur, un aspect non négligeable de sa personnalité scientifique que nous aurons l’occasion de voir se manifester à plusieurs reprises.
   

121977. C’est alors que survient un événement lourd d’enseignements pour comprendre l’évolution de son parcours professionnel. En 1977, en effet, la très célèbre revue Europe publie un numéro monographique sur le poète Góngora. Or, surprise des surprises, elle le fait sans faire appel au seul véritable spécialiste français du poète cordouan, à savoir Robert Jammes. De celui-ci le sang ne fait qu’un tour : dans un compte rendu féroce il tourne en ridicule toutes les inepties, les bêtises, les lieux communs et les erreurs d’une publication qui n’en manque guère. Le ton est mordant, la satire impitoyable et la forme des plus drôles. Article sans doute le plus comique de toute la critique auriséculaire, il paraît en 1978, sous le titre de Rétrogongorisme, dans le premier numéro la revue Criticón.

13Ce dernier détail bibliographique n’est pas anodin. Le Rétrogongorisme ne marque pas seulement le retour, tonitruant, de Robert dans l’univers de la recherche, il est aussi le point de départ d’une revue, Criticón, qui, avec la contribution d’Odette Gorsse, son éditrice, et de toute l’équipe du LESO (Littérature Espagnole du Siècle d’or) deviendra rapidement une référence essentielle dans le domaine concerné, au point d’être fréquemment utilisée comme repère pour les chercheurs chargé de l’évaluation — et donc des carrières — des siglodoristes. On voit là se manifester une autre dimension du chercheur exceptionnel qu’était le professeur Robert Jammes : sa constante préoccupation pour la recherche des autres, pour lesquels il vient de créer cet instrument, un instrument ouvert en particulier aux jeunes chercheurs dont inlassablement il contribuera, par ses relectures, à améliorer le fond et la forme de leur production scientifique.
   

141987. C’est un rôle qu’il n’abandonnera évidemment pas lorsque, en 1987, il peut, à 60 ans — époque bénie où on pouvait encore le faire à cet âge — prendre une retraite bien méritée. S’il le fait, c’est d’abord pour achever — il lui faudra sept ans encore pour y parvenir — sa deuxième grande œuvre gongorine : l’édition des Soledades, le poème le plus long et le plus difficile du poète de Cordoue. Dès sa parution, cet ouvrage apparaît comme l’édition définitive de ce texte, un vrai trésor pour l’ensemble des gongoristes et des hispanistes.

15Et c’est à l’ensemble de cette communauté scientifique qu’il va rendre un autre et immense service. Il a, en 1984, à Madrid, lors d’un congrès de la Société des Hispanistes Français, parlé avec Aurora Egido de l’urgence qu’il y avait de créer une association internationale regroupant tous les siglodoristes. En 1985 et 1986, Criticón se charge des travaux préparatoires et, en 1987, est créée l’AISO, dont l’importance et l’utilité sont aujourd’hui reconnues de tous. Mais Robert, indifférent ou plus exactement réticent aux honneurs, refuse — lui, son créateur — d’en être le premier président. C’est qu’il est homme de savoir et non homme de pouvoir. Et je puis attester qu’en quarante ans de très étroite collaboration avec lui, je n’ai jamais reçu d’ordre de sa part. Il était un Maître, pas un patron.

16Homme de savoir, ai-je dit. Non pour sa propre notoriété ou pour sa propre jouissance, mais bien plutôt pour le transmettre aux autres. Robert, à ce titre, a su pratiquer avec art ce que l’on appelle quelquefois de la haute vulgarisation, une vulgarisation de très grande qualité, que ce soit vers un public étudiant ou, plus largement, vers un public cultivé ou curieux, français ou international. Il avait déjà publié en 1987 un manuel de versions espagnoles pour la licence et les concours ; il publiera en 2009 une anthologie bilingue de la poésie de Góngora ; il restructurera et modernisera l’édition d’un des plus importants recueils de proverbes du xviie siècle (le Correas) ; il offrira enfin, en 2017, la traduction intégrale des Soledades ou Solitudes, traduction publiée aux éditions de la Rue d’Ulm.
   

172017. Le cercle se referme. De son entrée à l’École à la parution dans les presses de l’École, 70 ans se sont écoulés. Arc temporel admirable où s’inscrit l’œuvre d’un immense savant que pleure aujourd’hui l’hispanisme international.
   

18Alors, Annie ; alors, Laurent, Étienne, Isabelle et Nicolas ; alors, Alain et Jean-François : Robert vient de nous quitter, une lumière vient de s’éteindre, un phare de la science a cessé de briller et se referme cette bibliothèque vivante qu’il était. Mais vous pouvez être fiers, très fiers de lui. Car demeurera, au-delà de sa présence physique, le rayonnement de son esprit, dont témoignent les marques d’admiration et de reconnaissance qui nous parviennent chaque jour de nombreux membres de la communauté scientifique, d’une communauté qui a pu mieux travailler et croître davantage à l’abri de son ombre tutélaire.

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References

Bibliographical reference

Marc Vitse, “Hommage à Robert”Criticón, 145-146 | 2022, 11-14.

Electronic reference

Marc Vitse, “Hommage à Robert”Criticón [Online], 145-146 | 2022, Online since 30 November 2022, connection on 11 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/criticon/21680; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12dlz

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