Frédéric Chauvaud et Pierre Prétou (dir.), Clameur publique et émotions judiciaires. De l’Antiquité à nos jours
Frédéric Chauvaud et Pierre Prétou (dir.), Clameur publique et émotions judiciaires. De l’Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, 2013, 313 p.
Texte intégral
- 1 Voir en particulier l’ouvrage de Didier Lett et Nicolas Offenstadt (dir.), Haro ! Noel ! Oye !, pra (...)
- 2 Barbara H. Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages, New York, Cornell University (...)
- 3 Voir par exemple le récent ouvrage de Christophe Traïni (dir.), Émotions et expertises : Les modes (...)
1 Riche d’un croisement prometteur entre l’histoire judiciaire et l’anthropologie, cet ouvrage, issu d’un colloque organisé par Michel Cassan, Frédéric Chauvaud et Pierre Prétou en 2011, se donne pour ambition de confronter l’histoire institutionnelle à l’histoire auditive à travers un prisme nouveau : la clameur publique et les émotions judiciaires. Cet ouvrage a le grand mérite de réfléchir à ce qui, sans une attention soutenue au récit de l’archive ainsi qu’aux apports anthropologiques, reste de menus détails dans une procédure pénale souvent complexe. Prêter attention au cri, c’est partir à la recherche de ce qui s’écrie sans toujours s’écrire. En l’occurrence, les archives judiciaires posent des mots sur des sons intégrés à la procédure judiciaire. La clameur est définie comme « une procédure qui, suite à une offense constatée en flagrance, autorisait une foule à mettre en œuvre, ou à exiger la mise en œuvre, de moyens coercitifs exceptionnels ou instantanés venant défendre la victime ». Et les auteurs de conclure : « il s’agit donc fondamentalement d’un mode de saisine collective, orale et publique d’une juridiction » (Pierre Prétou). La clameur permet donc de réinterroger de nombreux thèmes chers à l’histoire juridique : la construction de l’espace public, d’un ordre public aussi, la rumeur, ou encore le monopole de la violence. Essentiellement nourrie de travaux de médiévistes, l’histoire des cris se trouve ici enrichie de nouvelles perspectives1. Après avoir exposé la géographie de la clameur en Europe de l’ouest et rappelé sa diversité – du Haro anglo-normand au biafore gascon, l’introduction nuance fortement le monopole de la force – et de l’ordre – par l’État. Au contraire, il s’agit ici de réhabiliter les cris perdus de la foule et de démontrer qu’ils sont restés le fondement de bien des procédures judiciaires. Tout en s’inspirant de l’idée de « communauté émotionnelle » chère à Barbara Rosenwein, l’ouvrage livre une réflexion stimulante sur ces « émotions judiciaires » sans pour autant verser dans les écueils strictement conceptuels et parfois trop abstraits de l’emotional turn2. Il s’inscrit par ailleurs dans la lignée des ouvrages de plus en plus nombreux sur le rôle des émotions dans les mobilisations ou les institutions3.
2 En dessinant les contours de la clameur publique, la première partie de l’ouvrage l’assimile à un cri judiciaire qui cherche avant tout à mobiliser une communauté, une autorité politique avant d’être strictement juridique. Un premier cas d’étude permet de mesurer combien la clameur pouvait être versatile. Dans l’Antiquité romaine, la réclamation du ius caedis ou droit au massacre illustrait déjà cette relation entre la clameur et le droit qui légitime une mobilisation collective, quitte à n’y reconnaître que des influences partisanes ou clientélistes (Pauline Duchêne). L’exemple des gages de batailles aristocratiques à la fin du Moyen Âge illustre une clameur régulée par le héraut d’armes, dont la parole conciliatrice (ré)institue un ordre social aristocratique bafoué. Lorsqu’il encadre un duel, le héraut garantit l’honneur des partis et incarne le prince conciliateur en bon « professionnel de la communication » (Henri Simonneau). Concrètement, la mise en scène sonore du duel, strictement réglementée par la voix du héraut, canalise et structure la clameur publique jusqu’à ce que soit retrouvée la cohésion de l’ordre de chevalerie. Henri Simonneau l’illustre à travers plusieurs exemples des XIVe et XVe siècles, jusqu’à démontrer combien l’absence de héraut faisait du duel un acte de violence intolérable, notamment dans l’exceptionnelle affaire Plouvier à Valenciennes au milieu du XVe siècle. Parole légitime et médiatisée, le héraut apaisait la clameur lorsque la justice traditionnelle ne pouvait régler les questions d’honneur. Mais la mobilisation pouvait aussi s’organiser à l’échelle plus large d’une communauté urbaine comme le montrent bien des communications sur des périodes ultérieures, du XVIIe siècle au cinéma contemporain. Toutes montrent combien le sentiment d’injustice pouvait mobiliser une foule dont la clameur non seulement annulait le jugement mais ôtait toute légitimité au rituel judiciaire. Jamais la clameur n’était irréfléchie, elle témoignait au contraire d’un subtil et profond sentiment de justice populaire. Ces clameurs publiques n’avaient de spontanée que leur apparence et elles pouvaient bouleverser le rituel judiciaire, voire exercer un véritable contrôle social. Multiformes, d’intensité diverse, elles surprennent aussi par leur absence, forçant l’historien à envisager le silence comme un bel objet d’histoire. L’appareil judiciaire savait leur prêter attention, pour construire ou réaffirmer l’autorité politique ou l’ordre social.
3 Ces clameurs pouvaient alors être captées par l’institution judiciaire. C’est l’objet de la seconde partie sur les « Clameurs judiciaires ». Lorsque les prétoires reconnaissaient aux cris judiciaires leur licéité, ces derniers étaient généralement encadrés puis régulés. Le prisme de l’institution formalisait ces clameurs et leur faisait jouer un rôle décisif dans la procédure, et ce quelles que soient les périodes envisagées. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, leur intégration par la justice n’était pas exclusive aux périodes de crise ou de construction politique parce que les pouvoirs bien en place usaient aussi du processus. Par exemple, le fonctionnement de la justice aragonaise au XVe siècle permet largement de dépasser l’idée du cri comme recours élémentaire à la justice. Si elle était prononcée dans des formes reconnues par le droit, la clameur devenait une preuve au cours de l’enquête et permettait de dédommager la victime, notamment dans les cas de viols. En terres aragonaises à la fin du Moyen Âge, la clameur est une forme de justice urbaine dont la monarchie s’est progressivement emparée pour asseoir son autorité (Martine Charageat). La procédure issue d’une clameur pouvait aussi être immédiate comme en témoignent les cas de saisine orale dans le Haut-Languedoc du XVIIIe siècle (Eva Almudever). À la simple clameur publique, le juge était saisi d’office, confortant ainsi une idée majeure de l’ouvrage, à savoir que les cris des justiciables jouaient un rôle essentiel dans la procédure judiciaire. Le lien entre cri et justice, très étroitement établi par la plupart des auteurs, questionne de fait le rôle contextuel d’un État moderne en construction, ce qui par conséquent interroge la clameur dans les situations où l’encadrement étatique fait défaut. L’ouvrage pousse alors son lecteur à envisager d’autres horizons de la clameur. Dans l’Amérique du XIXe siècle ou le Bénin contemporain, dépossédée de sa régulation coutumière la clameur aboutit à des scènes de lynchage. Ainsi, la clameur publique initie une procédure légale seulement et seulement si elle n’est pas méprisée par les pouvoirs politiques et judiciaires. On l’aura compris, ces « clameurs judiciaires » ne sont performatives que si elles sont reconnues et encadrées par le droit. Bien souvent, les procédures ne peuvent les ignorer parce qu’elles sont porteuses de demandes légitimes ce qui les fait participer à la construction d’un état de droit.
4 La clameur ne se réduit donc ni à une complainte ni à un état de colère : elle porte en elle une profonde exigence de justice, analysée dans la troisième partie « Les demandes de justice ». Celles-ci sont intéressantes à plus d’un titre parce qu’elles soulignent toutes un sentiment d’appartenance à un groupe social ou un parti pris, particulièrement précieux en temps de crise, notamment pendant la Révolution, analysée au prisme des faux-monnayeurs de Haute-Garonne, après la loi de 1791 qui instituait la clameur comme élément déclencheur de la procédure judiciaire. Mathieu Soula montre alors très bien que dans les milieux commerçants, la clameur était une demande de justice d’autant plus urgente que la circulation des faux assignats menaçait l’œuvre politico-sociale de la Révolution. Par ailleurs, dès le début, une question survient à l’esprit : certes la clameur et les émotions participent à la judiciarisation des sociétés mais qu’en est-il de l’épineuse question de la légitimité et de la psychologie des foules ? L’analyse du procès Zola en février 1898 et du célèbre J’accuse ! permet de mesurer la transformation de la foule en public. Place Dauphine, devant le Palais, les clameurs dreyfusardes et anti dreyfusardes offrent l’occasion d’analyser les manières dont les clameurs sont encouragées ou réprouvées ainsi. Surtout, Marie Aynié souligne les différentes conceptions de la foule. Pour les dreyfusards, la presse devient le meilleur moyen de condamner l’irrationalité de la foule et d’édifier une « véritable » opinion publique. Avec subtilité, l’auteur confronte les cris et la presse, à l’instar des contemporains puis souligne que rejeter la clameur comme une sonorité obscurantiste ne signifiait pas pour autant en mépriser toutes les manifestations. Par ailleurs, si l’ouvrage s’attarde sur les grands bouleversements politiques, il n’en oublie pas moins les drames du quotidien sur lesquels se fonde aussi la clameur, à l’instar des accidents de la route ou des pistes de réflexion sur le monde actuel, avec le « Dégage ! » du printemps tunisien.
5 À la lecture de l’ouvrage, le sentiment dominant est celui d’un cri jamais informel ni irréfléchi, formulé la plupart du temps par une foule émue, rarement spontanée. Pour être ce qu’elle est, c'est-à-dire collective et pensée, la clameur doit procéder d’un sentiment particulier, celui d’appartenir à une communauté, une catégorie sociale ou politique. Elle réclame justice ou parfois même la rend d’office, souvent dans une violence à peine ou non reconnue par le droit. Elle mobilise et vise à rétablir un ordre en aboutissant sur une procédure judiciaire qui la canalise, la régule et finalement l’intègre. Dans ses cris et ses gestes, la clameur participe pleinement à la judiciarisation des sociétés et c’est toute la richesse de l’ouvrage que de l’avoir souligné. Haro ! Avi, avi fuerça, fuerça, Mueyron los traidors, J’accuse ! Dégage !... sont bien plus que des mouvements d’indignation ; ils sont les manifestations d’une émotion morale et politique. Finalement, ce livre collectif démontre combien le système judiciaire s’est construit, voire déconstruit à travers ces bruits, et ce quels que soient la géographie ou les périodes envisagées. Il brise l’apparente contradiction entre le secret de l’information judiciaire et la publicité d’un cri contestataire, tout en réhabilitant la foule comme actrice légitime d’une procédure pénale qu’il ne faut jamais limiter au strict travail juridique. Ces bruits donnent une consistance à l’émotion soupçonnée sur la page et c’est toute l’histoire judiciaire qui gagne ainsi en épaisseur. La clameur suggère même de prêter l’oreille à d’autres sons, comme les cris de liesse ou de victoires. À l’instar de ce bel ouvrage, les pistes pourraient être prometteuses.
Notes
1 Voir en particulier l’ouvrage de Didier Lett et Nicolas Offenstadt (dir.), Haro ! Noel ! Oye !, pratiques du cri au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003.
2 Barbara H. Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages, New York, Cornell University Press, 2007.
3 Voir par exemple le récent ouvrage de Christophe Traïni (dir.), Émotions et expertises : Les modes de coordination des actions collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
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Référence électronique
Pauline Valade, « Frédéric Chauvaud et Pierre Prétou (dir.), Clameur publique et émotions judiciaires. De l’Antiquité à nos jours », Criminocorpus [En ligne], Comptes-rendus, mis en ligne le 25 juin 2015, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/criminocorpus/2990 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/criminocorpus.2990
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