Avant-propos
Texte intégral
1En quel sens peut-on parler d’une « philosophie russe » ? Plus que pour d’autres philosophies, cette question n’est pas étrangère au « philosopher russe » lui-même : en effet, le philosophe russe depuis des décennies doit en quelque sorte se justifier et expliquer sa propre pratique non selon l’universel logos, mais dans l’horizon de la culture et de la « pensée russe ». Bien des textes sont écrits par les philosophes russes sur ce qu’est la philosophie russe.
- 1 Que cette référence me permette de dire toute ma gratitude à Françoise Gonneau qui m’a ense (...)
2Il est donc sans doute périlleux pour un « petit français de Bordeaux »1, un « Французик из Бордо », selon le vers célèbre de Griboiedov dans Le malheur d’avoir trop d’esprit (acte III, scène 22), de s’immiscer dans un débat si vaste ! Le statut d’extraterritorialité permet cependant un « regard éloigné » et, peut-être, une certaine objectivité.
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3Je retiendrai deux traits de la philosophie russe, prise depuis son origine au XVIIIe siècle jusqu’à notre année 2011 :
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- 2 C’est le cas du père Pavel Florensky (1882-1937), de Lev Karsavine (1882-1952). Quant à Los (...)
4Comme la Russie elle-même, sa philosophie présente l’étrange paradoxe d’être une limite – à l’Orient de l’Occident, à l’Est de la vieille Europe catholique, une limite qui, de beaucoup, est plus large, plus étendue et plus indéfinie que ce qu’elle enveloppe. Philosophie reçue de l’Occident, il est clair que l’idéalisme allemand, puis le positivisme, puis le marxisme furent les principales sources de ce qui fut pensé par l’intelligentsia russe. La philosophie russe est d’abord une philosophie réceptive des grands courants d’une philosophie non-russe, Gustave Chpet, par exemple, ne s’exclut pas de ce schéma en intégrant la phénoménologie de Husserl. Cette philosophie exogène est en même temps, et pour la même raison peut-être, une philosophie martyre. Victime d’abord de la censure tsariste qui impliqua notamment que certains textes de Soloviev fussent publiés en France… ! victime ensuite de 1918 à 1987 de l’idéologie marxiste-léniniste, les philosophes russes soit moururent en camps2, soit connurent l’exil, soit attendirent patiemment la fin de la pensée d’État se consacrant prudemment aux spéculations de la logique et de la philosophie de sciences.
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- 3 Florensky a mis la notion kantienne d’antinomie au cœur de sa pensée, mais à la dif (...)
- 4 Une phrase de Florensky, parmi tant d’autres, illustrera ce propos : « la langue ossète nou (...)
- 5 Comme dans les articles qui suivent, toutes les traductions des citations, sauf ind (...)
5Ces philosophes sont, second aspect spécifique, éminemment placés sous le signe de la tradition orthodoxe et byzantine, et comme on a pu le dire, plus soucieux de globalité, d’« uni-totalité » que de rationalité cartésienne3. Les œuvres de Florensky, Frank et Lossev ont en commun de proposer des « Sommes philosophiques » où l’ensemble de la réalité humaine – et divine – est présenté. Là où un philosophe français propose un travail précis sur un sujet déterminé (« le contrat social », « les données immédiates de la conscience » ou « l’imaginaire » pour prendre ces thèmes dans les œuvres de Rousseau, Bergson et Sartre), le philosophe russe prend à bras-le-corps une sorte de système des systèmes où la métaphysique, la science, la culture, la psychologie empirique, la logique, la linguistique, la théologie et l’esthétique sont fondues et confondues4, retrouvant l’antique formule d’Anaxagore : « tout est ensemble, homou panta »… Dans une conférence portant sur la notion même de « philosophie russe » le professeur Mikhail Maslin rappelle le mot de Dostoïevski : « “Широк русский человек” [“chirok rouskii’ tcheloviek”] (Ф. М. Достоевский) » / « large est l’homme russe » et en fait un trait propre de la pensée russe5. Dans l’exposé de Maslin le terme « terreau » (почва / potchva) revient à de nombreuses reprises : la philosophie doit s’enraciner dans la terre russe, dans la culture russe, dans la langue russe. On le voit, il y a une sorte de tautologie qui est au cœur du propos : la philosophie russe est… russe ! Maslin répond ainsi à une question : « Надо разделять то, что у нас есть – это только у нас и не встречается нигде… » [« Il faut distinguer ce que nous avons en propre, ce qui n’est qu’à nous et qu’on ne rencontre nulle part ailleurs… »].
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6Même si actuellement, les philosophes russes sont comme ceux de France, d’Italie ou du Japon, ouverts à des influences multiples, derridiennes, analytiques ou néo-humanistes, il n’en reste pas moins que le grand moment de l’Âge d’argent, les pensées de Soloviev au jeune Lossev ont un air de famille spécifique. La philosophie va de pair alors avec la théologie, la tradition de l’idéalisme allemand est imprégnée des concepts du néoplatonisme, l’enjeu n’est pas seulement spéculatif mais a en vue aussi la société dans son ensemble. Les textes ici réunis portent sur certains aspects de ce moment philosophique : Soloviev d’abord et la première réception de Nietzsche en Russie, le père Florensky et son étrange et passionnante onomatodoxie ensuite, puis, Chpet, Berdiaev, Simon Frank, Lossev et Evdokimov comme héritiers de l’Âge d’argent et de la spiritualité complexe qui s’y déploie.
7Faisons le vœu que des traductions en langue française viennent rendre ces auteurs plus accessibles à un vaste public et que la longue jachère soviétique soit suivie d’un renouveau de la culture et du dialogue philosophique entre la France et la Russie.
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8Nota Bene : la difficile question du passage de l’alphabet cyrillique à l’alphabet latin a été tranchée au cas par cas, dans le cadre de chaque article, ce qui conduit à des différences dans l’orthographe proposée (Florensky, Florenski ou Florenskij par exemple…). Que nos lecteurs nous excusent pour ce manque d’harmonisation.
Notes
1 Que cette référence me permette de dire toute ma gratitude à Françoise Gonneau qui m’a enseigné le russe, au lycée Camille Jullian de Bordeaux, de 1971 à 1981 ; je remercie aussi mon frère, François Laurent, pour sa disponibilité quand il s’agit de trouver une référence en russe sur Internet.
2 C’est le cas du père Pavel Florensky (1882-1937), de Lev Karsavine (1882-1952). Quant à Lossev, pendant des années on fut sans nouvelles de lui ; Basile Zenkovsky écrivait en 1955 : « A. Lossiev est né en 1892. On n’a aucun renseignement sur lui, ni sur ses études ni sur sa biographie ; on ne sait même pas s’il vit encore », Histoire de la philosophie russe, Paris, Gallimard, t. II, 1955 (trad. par C. Andronikof), p. 394.
3 Florensky a mis la notion kantienne d’antinomie au cœur de sa pensée, mais à la différence de Kant, ses antinomies ne sont pas inhérentes à la raison pure, mais au monde lui-même ; Chestov, sans doute l’un des penseurs les plus favorables à un « irrationalisme » cherche à souligner les nœuds d’absurdité plutôt que les « idées claires et distinctes » – dans Les commencements et les fins, on lit, passage pris quasiment au hasard, « l’Évangile est bourré de contradictions » (Lausanne, l’Âge d’homme, 1987 [trad. par S. Luneau], p. 74) et Chestov s’en félicite.
4 Une phrase de Florensky, parmi tant d’autres, illustrera ce propos : « la langue ossète nous permet encore une fois de confirmer les considérations de Schelling », La colonne et le fondement de la vérité, Lausanne, l’Âge d’homme, 1975 (trad. par C. Andronikof), p. 127.
5 Comme dans les articles qui suivent, toutes les traductions des citations, sauf indication contraire, sont personnelles.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jérôme Laurent, « Avant-propos », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 48 | 2011, 7-10.
Référence électronique
Jérôme Laurent, « Avant-propos », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 48 | 2011, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/938 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.938
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