Navigation – Plan du site

AccueilNuméros51VariaLa greffe d’organes révélatrice d...

Varia

La greffe d’organes révélatrice de schèmes ontologiques

L’éthique médicale au prisme de l’anthropologie de Philippe Descola
Baptiste Morizot
p. 89-106

Résumés

Cette approche considère la greffe d’organes, non seulement comme un problème d’éthique médicale, mais comme un symptôme pour une enquête ontologique. Notre hypothèse de travail est la suivante : il est pertinent d’envisager l’éthique médicale comme le lieu de la mise à l’épreuve des schèmes ontologiques élaborés par l’anthropologie de la nature de Philippe Descola. La greffe d’organes serait un révélateur des conflits d’ontologie de l’Occident naturaliste, parce que la médecine a pour objet le corps comme nexus, où se rencontrent le corps comme machine organique (physicalité), et le corps comme entité dotée d’intériorité. « Cet » organisme et « mon » corps senti. C’est le lieu où peuvent s’exprimer ces conflits d’ontologie entre animisme et naturalisme, qui révèlent certains fondements architectoniques du monde mental collectif dans lequel nous vivons.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 P. Barrier, « Conclusions », in Religions monothéistes et greffes d’organes (Actes du collo (...)

1La greffe d’organes apparaît dans la deuxième moitié du XXe siècle comme une thérapeutique innovante et bouleversante dans l’histoire médicale et extra-médicale de l’humanité : c’est en effet avec l’application de cette technique que l’homme « devient médicament pour l’homme, c’est-à-dire que des éléments (et pas seulement des produits) du corps de l’un sont utilisés comme moyens thérapeutiques pour l’autre »1.

2Cette thérapeutique pose des problèmes inédits. Elle semble pousser à son extrême une tendance lourde de la médecine moderne, l’objectivation de l’être humain. Mais de quoi parle-t-on précisément dans cette formule rebattue ? Objectivation, mécanisation, réification ? Ce phénomène possède des aspects éthiques, mais avant tout une infrastructure philosophique et ontologique. Nous postulons que les enjeux éthiques réels de la greffe d’organes ne consistent pas seulement à défendre la place de la subjectivité (patient-personne, soin, care, humanité) face à une objectivation grandissante du corps par la médecine, mais à comprendre ce que cette objectivation révèle de nos ontologies spontanées, des coutures invisibles dans notre version occidentale contemporaine du monde. C’est d’une enquête ontologique que peuvent émerger les enjeux éthiques, et non d’une application spontanée des couples dichotomiques hiérarchisés dans lesquels la pensée est toujours déjà enclose : objectivité / subjectivité, personne / organisme, soin / réparation.

3Cette approche considère la greffe d’organes, non seulement comme un problème d’éthique médicale, mais comme un symptôme pour une enquête philosophique et ontologique.

4Notre hypothèse de travail est la suivante : il est pertinent d’envisager l’éthique médicale comme le lieu de la mise à l’épreuve des schèmes ontologiques élaborés par l’anthropologie de la nature de Philippe Descola, une mise à l’épreuve quasi expérimentale. C’est-à-dire comme le lieu de leur manifestation la plus nette, du point de vue de leurs marges, cas critiques, et expériences cruciales, que sont les conflits d’ontologie.

5Ce qui justifie cette hypothèse sera découvert dans le courant de la présente enquête : l’éthique médicale est un révélateur des conflits d’ontologie de l’Occident, parce que la médecine a pour objet le corps comme nexus, où se rencontrent le corps comme machine organique (physicalité), et le corps comme entité dotée d’intériorité. « Cet » organisme et « mon » corps senti. C’est le lieu où peuvent s’exprimer ces conflits d’ontologie qui sont fascinants, en ce qu’ils disent du monde mental collectif dans lequel on vit.

6Ces conflits d’ontologie ont lieu entre naturalisme et animisme. Et ils se manifestent sous des dehors qu’on pourrait négliger : des métaphores. L’analyse des métaphores comme symptômes ontologiques est la méthode propre de cette enquête. Ces métaphores constituent le langage des acteurs de la greffe qu’on a interrogés lors d’une enquête de terrain portant sur les problèmes philosophiques posés par la transplantation hépatique, menée de janvier à avril 2011 dans les centres de prélèvement de l’hôpital Édouard Herriot et de transplantation hépatique de l’hôpital de la Croix Rousse à Lyon.

7Dans le langage spontané des médecins, infirmiers de coordination, anesthésistes, greffés, tout le long du circuit de la transplantation (du prélèvement jusqu’à la greffe), une série de métaphores viennent qualifier l’objet-phare qu’est l’organe : « pièce détachée », « médicament », « trésor », « don de vie ».

  • 2 Voir M. Renard, Les Mains d’Orlac [1921], Paris, Les Moutons électriques, 2008. Dans ce rom (...)

8Lorsque je me suis penché sur cette question, j’ai assez vite surpris cette rupture de langue entre un mécanisme claironné et un animisme latent. Je l’ai interprétée comme un résidu de superstition qui méritait de disparaître, en assimilant ces métaphores (comme schèmes d’interprétation de l’expérience) aux délires des « mains d’Orlac »2.

9Le propre d’une analyse ethnographique est qu’au début, elle mime le respect pour les croyances de ses sujets d’étude, et qu’elle finit par les partager. Il suffit de plier la machine.

10Pour faire justice à ce phénomène de langage, il a fallu quitter ce rationalisme trop obtus, et prendre au sérieux ces métaphores, à partir d’une philosophie du langage extraordinaire, dont l’hypothèse fondatrice est la suivante : les métaphores inventées par une communauté de praticiens pour qualifier un phénomène radicalement nouveau et inouï, pour rendre habitable un monde où les catégories traditionnelles ne fonctionnent plus, peuvent être des révélateurs des ontologies architectoniques à partir desquelles leur culture aménage l’expérience du réel, i. e. le cosmos.

  • 3 G. Lakoff, Les Métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1986, chap. 23 : « La mét (...)
  • 4 H. Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, D. Gammelin (trad. fr.), Paris, J. Vrin, (...)

11C’est donc sur le statut de la métaphore que se fonde la méthode de cette philosophie portative du langage extraordinaire. Celle-ci est analysée à partir des apports de Lakoff3 et de la métaphorologie de Blumenberg4.

  • 5 P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

12La méthode consiste alors à tirer du matériau empirique accumulé (essentiellement ici, des entretiens avec les acteurs de la greffe), une typologie stylisée des principales métaphores utilisées pour qualifier l’organe (ou greffon), afin de leur appliquer les outils interprétatifs de la métaphorologie, qui les feront apparaître comme des symptômes de schèmes ontologiques tels que définis par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture5.

13L’humain, comme être qui attribue des propriétés aux choses, qui aménage le cosmos en catégories fondées sur des continuités et des ruptures, c’est-à-dire qui dessine des cartes de l’être, est rendu visible dans sa singularité occidentale contemporaine, par la réfraction de son ontologie invisible dans les métaphores qu’il utilise pour penser, poser et résoudre un problème inouï et insoluble : comment guérit-on un humain avec les éléments d’un autre humain ?

14En un sens, cette approche philosophique consiste en une ethnographie de la tribu des greffeurs d’organes, avec ses pratiques de la métaphore qui sont les symptômes de ses ontologies pratiques. Sans revendiquer les compétences méthodologiques de l’ethnologue, on voudrait ici tenter d’approcher, depuis sa perspective, cette communauté, pour enquêter sur ses représentations, et les bricolages théoriques qu’elle entreprend pour rendre le monde habitable, le métier faisable, la vie vivable.

Les métaphores de l’organe : le révélateur d’une double ontologie à l’œuvre dans le processus de greffe

Parcourir le processus de greffe du point de vue des métaphores de l’organe

  • 6 J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce a (...)

15Les éléments empiriques de cette enquête trouvent leur origine dans un travail de terrain qui revendiquait pour originalité de prendre une perspective processuelle intégrale sur la transplantation. Les services de prélèvement d’organes et ceux de greffe sont séparés dans les institutions françaises, et les équipes cloisonnées (pour des raisons logistiques mais aussi éthiques). De sorte que les acteurs des deux pans fondamentaux de la greffe se connaissent peu ou pas. Il s’est agi de suivre le parcours de l’organe, dans une version matérialiste du « voyage des morts », qui cheminait avec un patient en état de mort cérébrale, depuis l’entretien avec ses proches concernant le don de ses organes, en passant par le prélèvement multi-organe, le voyage et la préparation du greffon, jusqu’à l’opération chirurgicale d’implantation et la guérison des greffés à l’issue du processus. Dans le recueil des propos des différents acteurs, l’organe, objet central de la quête, se voyait paré de différentes auras, de dimensions fantasmatiques, et de natures ontologiques différentes. C’est le domaine ici de la philosophie du langage ordinaire : qu’est-ce que nos métaphores spontanées révèlent de nos ontologies cachées ? Elles révèlent les conceptions implicites qu’on se fait du corps, constructions historiques et culturelles. Pour poser ce problème, il faut « faire porter l’enquête sur le corps lui-même, posé non plus comme un fait de nature, une réalité constante et universelle, mais comme une notion tout à fait problématique, une catégorie historique pétrie d’imaginaire », comme l’expose Jean-Pierre Vernant quand il questionne ce qu’était le corps pour les Grecs6.

16Ce sont ces différentes natures ontologiques de l’organe que j’entends présenter ici, dans leur contexte narratif, pour les situer ensuite sur un spectre ontologique qui s’avère être un continuum qui va du naturalisme à l’animisme, suivant les définitions qu’en donne Philippe Descola.

17L’organe est don de vie par son origine, pièce détachée par son fonctionnement, et médicament par destination : là est son ambivalence décisive.

De la décision de donner au prélèvement d’organes : métaphores animistes et mécanistes

18La première métaphore qui vient qualifier l’organe est partagée par le sens commun et le premier moment du processus : l’entretien avec les familles. Ce dernier consiste à interroger les proches d’un patient en situation de mort cérébrale pour s’enquérir auprès d’eux de l’avis du mort concernant le prélèvement de ses organes : voulait-il donner ? L’organe est ici spontanément assimilé à un don. D’une partie de soi organique nécessaire au fonctionnement du corps, l’organe devient un élément du soi qu’il est possible de donner (et non de vendre, en vertu du principe de non-patrimonialité du corps humain). Cette métaphore est double : dans certaines formules, manifestes par exemple dans les campagnes d’incitation au don, l’organe est appelé « un don de vie » ; mais parfois c’est le don d’organe qui est dit « don de vie », ce qui par métonymie, assimile l’organe à la vie même. C’est la forme la plus spirituelle (et on le verra plus loin, la plus animiste) que puisse prendre l’organe. C’est dans ce champ métaphorique que peuvent émerger les problématiques du transfert d’identité : l’organe comme porteur de l’identité, du caractère du défunt, éventuellement transmissible au receveur. Cette dimension est beaucoup plus rare que ne le laisse suggérer son traitement médiatique. C’est l’organe comme « l’étranger en moi », comme porteur d’identité. Cette première métaphore est la plus flottante, mais elle se précisera au cours de l’enquête.

19La seconde métaphore qui apparaît est celle formulée par l’un des chirurgiens préleveurs que nous avons rencontrés : « Lors du prélèvement, c’est le greffon l’entité la plus précieuse ». Au début, le vidage du sang l’a choqué. « Plus ils sont jeunes, plus c’est terrible ». Mais il ajoute : « On n’est pas tristes, on est contents : parce qu’on part au prélèvement en sachant qu’on aura un greffon pour un vivant ». Enfin il conclut, révélant la cécité nécessaire à son art : « On ne voit que notre organe, pour nous, c’est un trésor ». On « prépare » l’organe, comme on le dirait d’un plat. Il m’explique les « techniques de maximalisation pour optimiser l’organe en vue de la greffe ». Elles ont lieu dans une « obsession des conditions d’asepsie et de réfrigération optimales ». Il dispose, pour le greffon, d’une salle et d’un matériel dédiés. L’organe est devenu greffon. De matière morte, il devient médicament par sa fonction, par destination, et en même temps, don de vie par son origine. Philosophiquement, c’est précisément sur cette ambivalence de l’organe que se situent les enjeux de la transplantation, comme ses risques. L’organe est en même temps une matière, un médicament, et un don prélevé sur un donneur.

Pour les greffés : la métaphore du don de vie et de la pièce détachée

20Certains receveurs sont même animés par l’idée de respecter le don qui leur a été fait, de protéger le don. Rosa, l’infirmière de coordination des greffes, évoque cette jeune greffée qui lui dit qu’elle caresse son organe, qu’elle lui parle, pour l’apprivoiser. Ce respect peut aller très loin, et, en un sens particulièrement concret, donner un sens à la vie : Rosa raconte en effet l’histoire d’une jeune patiente qui, après une tentative de suicide au paracétamol, tombe dans un coma grave. Son foie est détruit. Les médecins décident de la greffer. Au réveil, quand elle apprend ce qui lui est arrivé, elle reproche d’abord à l’équipe de l’avoir greffée sans son consentement. Mais plus tard, elle dit à Rosa : « Ce n’est pas à moi ce truc dans mon ventre. Tant que je ne me le serai pas approprié, je n’aurai pas le droit de me suicider. Mais dès que ce sera le cas, je ferai ce que je veux ».

21Dans tous les cas, l’opération est un événement dont le greffé ne peut ignorer la portée. Plusieurs greffés, selon Rosa, affirment que leur nouvelle date d’anniversaire est celle du jour de la greffe. Elle m’évoque « ce monsieur de 54 ans, qui a changé de date d’anniversaire l’année dernière en décembre ». La portée de l’événement prend son ampleur quand on regarde plus loin que la seule guérison du receveur.

22Mais cette situation de transplanté n’est pas évidente, comme me le révèle un ancien greffé, Serge P., au cours d’un entretien. Chacun l’interprète à sa façon, pour résoudre le problème de vivre à nouveau. « On m’a changé une pièce détachée. J’ai récupéré un organe ». Quant au donneur, « il n’est pas mort pour moi ». Avec humour, il précise : « Au début, je n’ai pas fait un rejet, mais un déni de ma greffe. Je ne voulais pas avoir l’air d’un greffé, être considéré comme fragile, comme miraculé, comme à l’écart ». Il exprime cette volonté de retour à la normale, préconisée par le chirurgien digestif. Et il ajoute en mimant la chose : « J’ai connu un greffé qui vivait autour de son greffon, qui laissait passer son greffon par la porte avant lui ».

L’organe, révélateur de la double ontologie occidentale

23Les cinq métaphores sont localisées sur un spectre sémantique qui va de l’animisme au naturalisme :

  • vie (lorsque le don d’organe est « don de vie », l’organe devient par métonymie la vie même) ;

  • don de vie (entité intentionnelle dotée d’une dimension sacrée par son pouvoir salvateur) ;

  • trésor (entité matérielle mais dont la valeur et la rareté la dotent d’une dimension supra-matérielle) ;

  • médicament (physicalité anoblie par sa fonction de soin) ;

  • pièce détachée (pure matière).

24Cette ambivalence entre mécanisme et animisme a de quoi fasciner. La première perspective, mécaniste, est nécessaire pour le médecin, qui envisage l’organe du point de vue de sa fonction. Un chirurgien préleveur m’explique en effet : « On peut considérer un organe comme un médicament, comme un matériel médical : le rein greffé est comme une machine à dialyse à l’intérieur du corps ». Cette perspective prise sur l’organe interroge à nouveau notre ontologie occidentale. La transplantation d’organes, comme pratique sociale reconnue, est rendue possible par l’ontologie naturaliste, décrite par Philippe Descola. On peut entendre l’ontologie comme la théorie de « l’ameublement dernier du monde », selon la formule de Bertrand Russell. Cette ontologie occidentale tardive, cause et effet du développement des sciences physiques et biologiques, assimile toute la nature, et ce jusqu’au corps vivant, à de la matière, et n’attribue d’intériorité et de subjectivité qu’à l’humain, sous la forme d’états mentaux dépourvus de support physique. De telle sorte qu’il devient concevable, une fois que l’intériorité d’un être a disparu, de considérer les éléments de son corps comme une matière, un matériel médical.

25Mais même dans notre ontologie naturaliste occidentale, l’organe est toujours pris dans une ambiguïté animiste. Comme le précise Descola, les ontologies ne sont pas monolithiques et exclusives : même l’Occident a encore des habitudes animistes. Il suffit de regarder comment nous traitons nos animaux de compagnie, comment nous fétichisons les objets qui nous sont chers.

Les schèmes ontologiques chez Philippe Descola

Cosmologie en genèse

26On a fait l’hypothèse, par cette philosophie du langage extraordinaire, que les métaphores étaient des symptômes des ontologies pratiques à partir desquelles on s’oriente dans l’expérience. Mais il s’agit de préciser la conception spécifique de l’ontologie qui s’articule à cette approche : c’est la théorie anthropologique exposée dans Par-delà nature et culture.

27La théorie de Philippe Descola constitue un appareil d’interprétation des constructions ontologiques que les cultures différentes manifestent, et ce dans leur unité architecturale malgré la diversité de formes. Cette unité provient du matériau combinatoire qui les fonde : le jeu entre ces deux invariants que sont intériorité et physicalité :

  • 7 Entretien avec P. Descola, « Le monde, par-delà la nature et la culture », La Rec (...)

Toute cosmologie utilise des modes d’identification pour classer les éléments du monde. J’ai compris que pour établir ces modes d’identification, c’est-à-dire les différentes manières dont nous disposons pour établir des continuités ou des discontinuités entre nous-mêmes et des éléments du monde, je devais partir d’un constat et d’une expérience de pensée. Le constat, c’est que partout dans le monde, quelle que soit la diversité des conceptions qu’on se fait de la personne, on opère toujours une distinction entre le plan de l’intériorité et celui de la physicalité7.

28Ces deux données sont liées à un invariant cognitif humain : nous avons accès à des états mentaux (les nôtres) qui nous amènent à nous considérer comme des intériorités, statut que nous projetons sur d’autres formes de vie. Nous avons accès aussi à des phénomènes physiques, c’est-à-dire régis par nos modules mentaux de gestion et d’interprétation des interactions entre les corps (gravité, énergie cinétique, impacts, dur / mou, physiologie), par lesquels notre corps est pris dans des interactions « matérielles » avec le monde (bien que ce terme renferme déjà une ontologie spécifique) : la physicalité.

29Nous projetons de la même manière cette catégorie ontologique sur d’autres phénomènes du monde. C’est la relation entre ces deux projections qui définit le type d’ontologie dans lequel on se meut :

  • 8 Ibid.

L’expérience de pensée est la suivante : tout individu peut utiliser son propre clivage entre les attributs d’intériorité et de physicalité qu’il se donne à lui-même pour opérer ou non des distinctions entre lui et certains éléments du monde. J’ai réalisé qu’il existe seulement quatre possibilités pour distribuer ces attributs, quatre modes d’identification, auxquels j’ai donné les noms suivants : l’animisme (intériorité analogue à la mienne mais physicalité différente) et son inverse, le naturalisme (discontinuité des intériorités mais continuité des physicalités) qui correspond à notre propre cosmologie moderne ; le totémisme (continuité des intériorités et des physicalités) et son inverse, l’analogisme8.

30Le couple qui m’intéresse ici est celui qui oppose le naturalisme à l’animisme. Ce dernier est longuement analysé par Descola, en tant qu’il constitue l’ontologie des peuplades de son terrain de prédilection : les tribus jivaros, et plus largement l’aire culturelle amazonienne. L’animisme se manifeste ainsi comme ontologie pure :

  • 9 Ibid., p. 66.

Dans l’animisme duquel je suis parti après en avoir fait l’expérience chez les Jivaro, une grande partie des entités non humaines (plantes, animaux) sont dotées des mêmes attributs d’intériorité que les humains. Elles sont perçues comme des personnalités avec lesquelles on peut établir des rapports sociaux. Cela dit, ces entités se distinguent des humains par leur physicalité. Leur intériorité humaine se révèle dans les rêves9.

  • 10 Voir D. Dennett, La Stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotid (...)

31Son inverse, du point de vue du rapport continuité / discontinuité entre intériorité et physicalité, est le naturalisme. Le naturalisme est notre ontologie occidentale contemporaine, en tout cas la structure la plus massive de notre ontologie, puisque d’autres systèmes d’inférence animiste, analogique ou totémique persistent en marge ou dans les interstices du naturalisme (parler à son chat, ou insulter son ordinateur sont des persistances animistes, par ailleurs pertinentes10). Il tire son nom du sentiment d’évidence qu’il existe quelque chose comme la nature, différencié de la culture ou de l’esprit. Voilà comment se définit brièvement le naturalisme :

  • 11 P. Descola, « Le monde, par-delà la nature et la culture », p. 67.

Avec le naturalisme, nous considérons qu’il y a des discontinuités dans les intériorités entre l’homme – qui seul a une âme, une intentionnalité et des capacités pour l’exprimer – et tout ce qui lui est extérieur. Autrement dit, le monde des non-humains relève de la nature parce qu’il n’a pas d’intériorité. […] En revanche, pour ce qui concerne les physicalités, nous admettons depuis Darwin qu’il existe une continuité entre les différents éléments du monde, et qu’à partir de formes simples se sont développées peu à peu des formes plus complexes. En cela, le monde naturaliste est donc diamétralement opposé au monde animique11.

32Ces schèmes ontologiques sont d’une grande simplicité dans leur forme minimale et se manifestent comme l’architectonique des manières de poser les problèmes de l’existence – individuelle, collective, sociale, économique et technique. L’opposition naturalisme / animisme fonde par exemple les différences dans notre rapport à la nourriture (élevage intensif ou chasse à l’âme), dans notre rapport à la nature physique et biologique (matière première à portée de main ou écosystème d’agents à maintenir en équilibre viable), dans notre rapport à l’humain (élu par son intériorité ou élément de la communauté biotique). Néanmoins la pureté de ces schèmes ontologiques est une abstraction produite par l’esprit de l’anthropologue, à des fins analytiques. Leur manifestation commune est plutôt de l’ordre de l’hybridation, malgré des dominances très nettes :

  • 12 Ibid., p. 68.

Il y a des modes d’identification très nets dans certaines sociétés (Asie du Sud-Est, Amazonie), mais les situations les plus communes sont les hybridations. En fait, je pense que chaque humain possède en lui à l’état virtuel ces quatre modes d’identification. Et, selon certaines circonstances historiques, c’est l’un des modes qui dominera. Ainsi, nous qui sommes naturalistes, nous aurons parfois tendance à avoir une appréhension animique, totémique ou analogique du monde. Le fait que l’astrologie continue à avoir une telle faveur dans nos sociétés est un résidu de l’analogisme ; notre tendance à communiquer avec nos animaux de compagnie en leur attribuant une intentionnalité relève de l’animisme ; considérer qu’il y a un génie du lieu dans certains endroits nous rapproche du totémisme, car en Australie les groupes totémiques sont attachés à des sites d’où naissent leurs propriétés. Cependant, l’un des modes d’identification est toujours dominant et finit par inhiber plus ou moins l’expression des autres12.

33À partir de cette présentation schématique de l’appareillage conceptuel proposé par Philippe Descola, il est possible de revenir à la greffe d’organes. L’hypothèse est la suivante : la transplantation est un lieu révélateur de notre ontologie naturaliste et de ses limites, en ce qu’elle fait saillir les hybridations critiques. En retour, la théorie anthropologique des ontologies permet de comprendre en profondeur certaines des crises mentales, affectives, et pratiques, propres à la greffe d’organes.

Les implications éthiques des schèmes ontologiques révélés par la greffe d’organes

Le naturalisme comme condition de possibilité de la greffe

34La transplantation est un extremum du naturalisme. Elle le pousse à ses conclusions logiques ultimes ; elle manifeste ses limites comme schème ontologique occidental. Il y a une intériorité en l’homme, immatérielle. Mais son corps est de la pure physicalité, de la pure nature, c’est-à-dire une matière sans âme qu’il faut comprendre suivant les lois physiques et biologiques.

35On pourrait dire que toute l’entreprise chirurgicale qui mécanise le corps fait ainsi : dès que l’on pose le scalpel en quelqu’un, on le considère comme une machine manipulable, dont on peut réparer les mécanismes fonctionnels.

36Dans la greffe, on est face à un aspect de plus de la mécanicité : l’interchangeabilité des pièces. Le foie, mécanisme ou pièce détachée qui fait fonctionner le corps de l’un, peut tout aussi bien faire fonctionner le corps d’un autre. C’est ce que manifeste la première thèse : la greffe est une pratique qui exige avec une grande pureté une ontologie naturaliste, car celle-ci se définit en deux points. Non seulement le fait que les organismes sont constitués de matières et donc dépourvus d’intériorité (de telle sorte que greffer un foie à un étranger n’implique aucun transfert d’identité, aucun risque de contamination de personnalité, aucun rituel portant sur les intériorités). Mais encore et surtout, le fait que les physicalités sont continues et homogènes (voir la citation de Descola), c’est-à-dire qu’elles sont formées de la même matière, donc transposables. C’est la même matière qui fait les pierres, les arbres et les corps vivants : atomes et molécules d’hydrogène, oxygène, carbone, dans des proportions différentes. Ce qui permet ce caractère impensable ailleurs de transposabilité et d’interchangeabilité de l’organe. C’est le naturalisme qui rend intelligible ce phénomène hors norme et pourtant banalisé : un organe est une petite machine à vivre qui fonctionne aussi bien (modulo l’histocompatibilité) dans le corps de n’importe qui. C’est l’ontologie naturaliste qui permet de concevoir l’organe ainsi, et donc, à terme, d’inventer ce type d’acte chirurgical ontologiquement engagé.

37De la même manière, on peut montrer que l’animisme, comme opposé au naturalisme, rend inconcevable la transplantation. Un hypothétique chirurgien Achuar pourrait considérer que :

    • 13 M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques(...)

    Le corps est plein d’âmes, donc l’organe est porteur d’un hau13, d’une aura d’intériorité qui ferait vivre le donneur dans le receveur.

  1. Les physicalités sont discontinues : ce sont elles qui différencient la nature des êtres, qui ne sont donc pas constitués de la même matière, de telle sorte que l’interchangeabilité est difficilement concevable. Elle est techniquement possible, certes, ce qui ne veut pas dire qu’elle est absolument vraie. Notons que le prix à payer est de vivre toute sa vie avec des immunosuppresseurs, ce qui montre bien que cette interchangeabilité n’est pas évidente.

L’animisme résiduel au long du processus

38On a entrevu par le spectre des métaphores la persistance d’une ontologie animiste dans le processus de la greffe. Pour comprendre cette double nature ontologique de l’organe, et la transition fluide de l’une à l’autre, il faut se référer au concept de Gestalt Switch élaboré par la psychologie de la forme. La théorie gestaltiste désigne par ce terme un basculement global de la perception, au cours duquel une même forme peut apparaître successivement comme propre à deux objets incompatibles : par exemple, selon un célèbre dessin, le même trait de crayon peut évoquer la forme d’un canard, ou celle d’un lapin. Les deux descriptions correspondent en quelque façon à l’expérience, vue de deux manières différentes.

Expérience de pensée : la greffe chez de purs naturalistes

39Comment prouver qu’un résidu d’animisme persiste dans la pratique de la greffe ? On peut le faire en présentant une expérience de pensée qui consiste à imaginer la greffe dans une société de purs naturalistes. Imaginons une tribu de purs naturalistes : comment pratiqueraient-ils la transplantation ?

Les effets pratiques d’un naturalisme pur

  • 14 P. Barrier, « Conclusions », p. 110 : « Ainsi, il nous semblerait h (...)
  • 15 Dans le cadre d’un pur naturalisme, l’on serait propriétaire de ses organes, (...)

40Dans un pur naturalisme, le corps serait un véhicule de matière impersonnel emprunté par l’intériorité, ou plus exactement un exosquelette : un squelette à l’extérieur du soi que constitue l’intériorité, logée dans le corps comme un pilote en son navire. Or, déjà dans l’un des textes fondateurs du naturalisme, l’âme n’est pas logée dans le corps comme un pilote en son navire. L’union est plus intime et infiniment plus problématique. Dans un pur naturalisme, le corps est un exosquelette, qui, sa date de péremption passée, son obsolescence programmée arrivée, retourne à l’usine, où certaines de ses pièces peuvent lui être spontanément retirées pour aller faire fonctionner des exosquelettes qui fonctionnent encore. Cela induirait une société où le consentement ne serait pas nécessaire pour prélever les organes14 : la mort suffirait à faire passer le corps dans le champ des choses ; le cadavre ne serait pas dépouille, chargé encore de quelque chose de la personne, animisme résiduel, mais matière impersonnelle. Ce n’est pas là notre ontologie, et ce n’est même pas notre droit15.

41Il s’agit de faire attention à ne pas considérer tous les résidus d’animisme comme des formes d’irrationalité : ce sont des bricolages théoriques parfaitement pertinents et nécessaires du point de vue de la rationalité éthique. Par exemple, s’il faut attribuer la dignité de la personne à tout l’organisme pour empêcher la vente d’organes, ou le traitement de la dépouille comme une matière première utilisable sans égard pour sa dimension affective et symbolique pour les proches, on peut considérer que c’est rationnel du point de vue éthique.

  • 16 Incidemment, un naturalisme pur rendrait les mères porteuses absolument évidentes. (...)

42De même il ne faut pas considérer que toute position animiste est plus noble ou fait justice à la dignité humaine, quand le naturalisme est absolument mécaniste et réifiant16. Le problème est d’isoler les hybridations et les combinatoires du naturalisme et de l’animisme, qui rendent le monde habitable.

*

  • 17 Je propose, dans un autre article, d’expliquer le fait qu’on a peu (...)

43Mais, en conséquence, nous n’avons jamais été naturalistes : autrement, nous aurions le droit de vendre les organes du corps, et nous n’aurions pas le moindre respect pour les dépouilles (des usines de recyclage de la matière organique se substitueraient aux rituels quasi animistes manifestant soins et égards pour le cadavre du défunt, que l’on appelle enterrements)17.

Trois animismes résiduels dans le processus de greffe

44On peut inférer des métaphores trois animismes résiduels à l’égard de l’organe, dans la pratique de la greffe :

  1. L’organe est porteur de l’identité du défunt. Cette conception est induite par l’assimilation du corps à la personne, dans la religion chrétienne, puis dans le droit ; il y a ainsi une sorte de continuité avec la transsubstantiation, manifeste dans l’anecdote de saint Antoine de Padoue qui fait s’asseoir une mule devant l’hostie.
    Cette conception de l’organe induit des fantasmes imaginaires problématiques, légitimement réduits ici par l’hypothèse naturaliste. La métonymie est symbolique : le corps est la personne, mais les parties du corps ne sont pas des parties de la personne. Le seul problème d’identité singulière est celui de l’histocompatibilité génétique, qui est résolu avec bonheur par les immunosuppresseurs depuis les découvertes par Jean Dausset du système HLA (Human Leucocyte Antigen), de l’histocompatibilité ou compatibilité cellulaire, et de la pharmacologie (découverte de la ciclosporine comme traitement antirejet).

  2. L’organe est porteur, non pas de l’identité de la personne défunte, mais du statut de personne : il provient d’une dépouille qui est la forme résiduelle de la personne ; c’est dans cette mesure qu’il est précieux.

  3. L’organe est trésor : cet animisme est lié à la rareté, au pouvoir salvateur, à la force sacrale et symbolique, de l’origine (une autre dépouille).

45Or, ces animismes résiduels ont des valeurs différentes. On peut se donner pour but, à bon droit, de minimiser le premier, pour résoudre un certain type de problèmes : comme le dit un chirurgien, il s’agit de rendre la vie vivable, de banaliser les greffes pour le greffé lui-même, d’empêcher des explosions imaginaires indues – jusqu’à preuve du contraire.

46Mais les animismes 2 et 3 semblent exiger d’être préservés, pour résoudre d’autres problèmes : empêcher la machine de devenir folle.

47Or, pour minimiser l’animisme 1, il faut plus de naturalisme : votre organe n’est qu’une pièce détachée. Cependant, plus de naturalisme corrode collatéralement les animismes 2 et 3 : l’organe n’est plus l’élément d’une dépouille ni un trésor, mais une pièce détachée. Ceci ressemble à une double contrainte.

Pourquoi est-il nécessaire de préserver une certaine part d’animisme dans le processus de greffe ?

Préserver l’animisme au sens 2 : l’organe a le statut de personne

48Pourquoi faudrait-il préserver un animisme résiduel déjà présent dans la transplantation ? Cette position est difficile à soutenir, car elle introduit une dimension fétichiste potentiellement irrationnelle, archaïque voire superstitieuse, dans cette pratique construite par la médecine expérimentale et mise en place dans un cadre social rationaliste et laïc.

49Cependant, à l’égard de l’organe comme partie de la dépouille, de la dépouille comme corps, et du corps comme personne, l’animisme 2 est fondamental. Il tient au fait que le corps n’est pas un bien, mais la personne. Il y a assimilation du corps à la personne. Par métonymie, les organes sont des parties de la personne. Mais il faut distinguer le statut de personne et l’identité de la personne : l’organe est porteur du statut résiduel de personne, mais nullement de l’identité de la personne (si ce n’est génétiquement, problème résolu par les immunosuppresseurs).

50Il y a une nécessité de cet animisme, afin que la notion de don soit conservée. On peut donner ce dont on dispose, on ne peut pas le vendre. Si l’organisme n’est pas animiquement assimilé à la personne, on peut vendre ses organes. Il serait alors juste d’utiliser les dépouilles sans consentement.

51Il y a une rationalité éthique à préserver un animisme résiduel en deux points :

  1. Dans le traitement de la dépouille : la dépouille est porteuse de l’identité de la personne ; elle possède un hau, une intériorité résiduelle, symbolique.

  2. Dans la conception du corps personnel : un pur naturalisme réifierait le corps personnel, permettrait la vente et le commerce des organes, transformant ainsi le prélèvement en opération automatique sur une matière organique impersonnelle.

52Cette forme d’animisme empêche la banalisation d’une machine à greffer, indépendante du consentement, d’un pur naturalisme. On pourrait objecter que l’on n’a pas besoin ici d’animisme : il suffit d’avoir un naturalisme avec un concept de personne ; qui permet donc qu’on traite le corps comme machine, mais avec le consentement. Ce n’est pas le cas, car cette dernière configuration rend la vente d’organe possible. Il faut ce geste animiste fascinant qui assimile le corps organique à la personne. Imaginons un naturalisme pur avec métempsychose (de l’ordre d’un fantasme transhumaniste où la personne est traductible en données numériques transférables à la mort du corps) : le consentement devient suffisant pour que chacun traite ses organes comme de la matière dotée d’un prix. Ce monde n’est pas spontanément envisageable ; on imagine tout de suite ce qui se passe : les déshérités de la Terre vendant leurs organes in vivo pour moyen de subsistance, jusqu’à réduire leur propre vie à peau de chagrin, pour nourrir leur famille. C’est un animisme chrétien, conservé dans le naturalisme occidental laïc, qui résout des problèmes métaphysiques très complexes à résoudre autrement (d’autres combinaisons métaphysiques sont possibles). C’est là le lieu de l’angoisse existentielle du naturalisme, comme nous le verrons plus tard.

53Il subsiste donc une rationalité éthique à préserver si ce n’est la croyance que la dépouille et l’organe sont porteurs a minima du statut de personne (et non pas de l’identité de la personne), du moins les pratiques de respect impliquées par cette croyance, pour que le dispositif ne dérive pas vers une instrumentalisation dualiste du cadavre comme matière première.

Les dérives d’un pur naturalisme dans le cadre du processus de greffe

54Si l’on oublie la dimension naturaliste, la greffe n’est plus techniquement possible. Si l’on oublie la dimension animiste, elle devient barbare, car la mécanisation absolue du corps fait oublier la singularité de cette entité. C’est ce qu’on a qualifié d’ambivalence mécaniste / animiste de l’organe.

55Cette formulation est une base pour poser une question philosophique décisive permettant de comprendre cette pratique humaine extraordinaire qu’est la greffe. Elle met en scène les deux dimensions du regard sur l’organe, sur le corps, qu’on a vu se dessiner avec constance tout le long du trajet. Tout le monde, à un degré ou à un autre, est pris dans ce double discours, entre mécanisme et mysticisme. La greffe est une machine profane à produire du miracle. Précisément parce que les deux dimensions de ce paradoxe doivent nécessairement être tenues ensemble pour que le processus fonctionne en toute humanité. Si l’organe n’est pas conçu comme une pièce de machine transférable, alors l’idée même de greffer ne peut advenir. Mais si l’organe est considéré seulement comme une matière, on en vient à considérer le corps humain comme un réservoir de pièces détachées. On en vient à considérer la dépouille seulement comme un moyen, et plus du tout comme une fin, selon la formule kantienne.

56Il semble nécessaire de garder à l’esprit le couple kantien qui articule moyen et fin : on ne peut jamais traiter un humain, jusque dans sa dépouille, seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin. C’est une éthique qui n’a pas besoin de Dieu, mais qui provient indéniablement du christianisme : elle repose sur le principe de la valeur absolue de la personne humaine. Ces formulations anciennes, qui peuvent poser problème en philosophie contemporaine (l’autonomie ne constitue-t-elle pas une conception du sujet réactionnaire, conservatrice, et pour tout dire, ethnocentrique ?), méritent, dans ce cas précis, de rester par provision au fondement de l’action éthique. Il est peut-être possible de refonder l’axiome kantien selon lequel il faut traiter l’homme « jamais seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin », dans le contexte contemporain et laïc d’une morale de la reconnaissance, telle qu’elle est élaborée avec force par Axel Honneth. On peut bien ne pas se prononcer sur le statut métaphysique et théologique d’une personne comme « dignité » et fin en soi, si l’on postule avant tout que chacun doit être reconnu comme fin, comme appartenant à la communauté des humains.

La bioéthique comme point aveugle du naturalisme

57D’après Engelhardt, la bioéthique est la réponse à l’éclatement du projet des Lumières d’instauration d’une Raison universelle et à la fragmentation de l’humanité en communautés morales différentes, voire opposées.

58On pourrait se demander si elle ne trouve pas plutôt son origine dans les paradoxes et les angoisses métaphysiques propres au naturalisme occidental dès qu’il est question de cette entité hybride qu’est le corps humain saisi par la médecine. Notre hypothèse est que l’éthique médicale soulève et rend visible les angoisses existentielles propres au naturalisme moderne occidental, ses problèmes métaphysiques propres. Le corps, dans sa double dimension de « mon corps senti » et de cet organisme matériel, est le nexus et le point aveugle des problèmes du naturalisme.

  • 18 P. Descola, Anthropologie de la nature (Leçon inaugurale du Collège de France, le 29 ma (...)

59On trouve dans chaque ontologie des « angoisses métaphysiques »18. L’angoisse métaphysique du naturalisme touche au corps individué. Cette nature à l’extérieur de moi, que je vois sous mes yeux, est de la matière inanimée, à portée de main, dont je peux être comme maître et possesseur. Le « je » de cette phrase, c’est le sujet de mes yeux, c’est mon esprit qui veut et qui cogite, et je peux le localiser spontanément, sans réfléchir, par un autre geste déictique, en pointant vers ce qui réside derrière les yeux. La nature est ce que mon doigt pointe devant moi ; l’intériorité est ce que mon doigt pointe derrière mes yeux. Tout le problème du naturalisme, dans cette opposition parfaite entre le dehors de la nature et le dedans de l’intériorité, apparaît phénoménologiquement quand le sujet baisse les yeux sur son propre corps, sur cette interface, matière qui porte son intériorité, portion du paysage qui veut et qui sent, corps traversé d’esprit, nature striée d’âme. Cette terra incognita est le point aveugle ainsi que le lieu des paradoxes et des apories ontologiques du naturalisme. Car en elle, la double détermination de la physicialité et de l’intériorité se rejoint et se noue.

  • 19 P. Descola, Par-delà nature et culture, p. 37.

60Le chaman Ivauardjuk Rasmussen exprime, suivant Descola, l’angoisse métaphysique de l’animisme en ces termes : « Le plus grand péril de l’existence vient du fait que la nourriture des hommes est tout entière faite d’âmes »19. Le naturalisme a résolu ce problème pour la nourriture. Mais pas pour le corps humain. Pour le naturalisme impur qui est le nôtre, le grand péril avec mon corps ou le corps aimé, c’est qu’il est plein d’esprit.

Haut de page

Notes

1 P. Barrier, « Conclusions », in Religions monothéistes et greffes d’organes (Actes du colloque organisé par le Groupe de réflexion sur l’éthique des transplantations [GRET] à Paris, au Sénat, le 23 novembre 2004), M. Broyer et al. (dir.), Paris – Budapest – Kinshasa, L’Harmattan, 2005, p. 110.

2 Voir M. Renard, Les Mains d’Orlac [1921], Paris, Les Moutons électriques, 2008. Dans ce roman, un pianiste amputé des deux mains se voit greffer les organes d’un assassin condamné à mort, qui le dotent de pulsions meurtrières.

3 G. Lakoff, Les Métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1986, chap. 23 : « La métaphore, la vérité et l’action ». L’auteur envisage le lien entre structuration métaphorique d’expériences et action (sur base de celle-ci). La métaphore construit un réseau d’implications guidant la compréhension du problème à résoudre, et justifie par là telle ou telle démarche de résolution : « Nous définissons la réalité en termes de métaphores et nous agissons en fonction de celles-ci : nous tirons des inférences, nous fixons des objectifs, nous prenons des engagements et nous exécutons des plans » (p. 168). « Les métaphores nouvelles, tout comme les conventionnelles, ont parfois le pouvoir de définir la réalité. Elles le font grâce à un réseau cohérent d’implications qui met en valeur certains traits de la réalité et en masque d’autres. L’acceptation de la métaphore, qui nous oblige à nous concentrer uniquement sur les aspects de l’expérience qu’elle met en valeur, nous conduit à tenir ses implications pour vraies » (p. 144).

4 H. Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, D. Gammelin (trad. fr.), Paris, J. Vrin, 2006. Les métaphores sont présentées comme « des fossiles conducteurs », des « antichambre[s] de la formation des concepts », des moyens de surmonter les résistances que le réel oppose à sa saisie ; « [d]ans un sens très large, écrit-il, leur vérité est d’ordre pragmatique » (p. 24-25). En tant que repère pour des orientations, leur contenu détermine une attitude ; elles donnent une structure à un monde.

5 P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

6 J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996, chap. 2 : « La belle mort ou le cadavre outragé », p. 22.

7 Entretien avec P. Descola, « Le monde, par-delà la nature et la culture », La Recherche, no 374, avril 2004, p. 65. Les citations à suivre sont tirées de cet entretien qui a le mérite d’être plus clair et synthétique que les définitions de l’opus magnum, Par-delà nature et culture.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 66.

10 Voir D. Dennett, La Stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien, P. Engel (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1990, chap. : « Les vrais croyants ».

11 P. Descola, « Le monde, par-delà la nature et la culture », p. 67.

12 Ibid., p. 68.

13 M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2012, p. 79. « Les taonga et toutes propriétés rigoureusement dites personnelles ont un hau, un pouvoir spirituel. Vous m’en donnez un, je le donne à un tiers ; celui-ci m’en rend un autre parce qu’il est poussé par le hau de mon cadeau, et moi je suis obligé de vous donner cette chose parce qu’il faut que je vous rende ce qui est en réalité le produit du hau de votre taonga » (p. 159).

14 P. Barrier, « Conclusions », p. 110 : « Ainsi, il nous semblerait humainement inacceptable que soient prélevés ses organes à une personne qui n’en aurait pas accepté le principe de son vivant. Ce serait manquer au respect fondamental de sa dignité et de son autonomie, qui se manifeste par sa capacité de choisir, de décider, et aussi par l’intégrité de son corps cadavérique, comme témoignage de la personne elle-même avec lequel elle se confondait de son vivant ».

15 Dans le cadre d’un pur naturalisme, l’on serait propriétaire de ses organes, et pas usufruitier, comme c’est le cas dans la législation actuelle (non-patrimonialité du corps humain).

16 Incidemment, un naturalisme pur rendrait les mères porteuses absolument évidentes. Je ne dis pas que le phénomène doit être impensable, je dis qu’on peut interpréter les positions dans le débat bioéthique, en partie en termes d’anthropologie de la nature : le corps n’est qu’un véhicule de matière, il n’implique rien d’autre ; sur ces bases, la mère porteuse est un phénomène non problématique. Le refus absolu de la mère porteuse coïncide avec une position profondément animiste, qui, transformant le corps en chair, le sacralise, sacralisant ainsi le rapport charnel mère-enfant.

17 Je propose, dans un autre article, d’expliquer le fait qu’on a peu d’intérêt pour sa propre dépouille, mais qu’elle est importante aux yeux des proches : quand je m’imagine, je suis mon intériorité ; mais quand un autre pense à moi, c’est toujours par le biais de mon corps incarnant mon intériorité invisible. En conséquence, la dépouille est, pour l’autre, porteuse de mon identité de personne, élément corroboré par l’enquête de C. Boileau, Étude anthropologique des obstacles, résistances et refus de prélèvements d’organes et de tissus en France. Aspects organisationnels et socioculturels, Paris, Établissement français des greffes, 2004.

18 P. Descola, Anthropologie de la nature (Leçon inaugurale du Collège de France, le 29 mars 2001), Paris, Collège de France – Centre national d’enseignement à distance (CNED), 2001, p. 605-623, document PDF disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.college-de-france.fr/media/philippe-descola/UPL35678_descola_cours0203.pdf ; « Il témoigne d’une forme d’angoisse spécifique à l’animisme lorsqu’il est confronté à l’évidence renouvelée de la porosité des frontières ontologiques qu’il instaure : de la différence des corps ou de la ressemblance des âmes, on ne sait jamais ce qui va l’emporter » (p. 614).

19 P. Descola, Par-delà nature et culture, p. 37.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Baptiste Morizot, « La greffe d’organes révélatrice de schèmes ontologiques »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 51 | 2014, 89-106.

Référence électronique

Baptiste Morizot, « La greffe d’organes révélatrice de schèmes ontologiques »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 51 | 2014, mis en ligne le 13 juin 2018, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/648 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.648

Haut de page

Auteur

Baptiste Morizot

Université Aix-Marseille, CEPERC / UMR 7304

Agrégé de philosophie et docteur de l’ENS Lyon, il est maître de conférences en philosophie à l’université d’Aix-Marseille (CEPERC / UMR 7304). Il a rédigé une thèse à l’interface entre philosophie française contemporaine et épistémologie des sciences du vivant, intitulée Hasard et individuation. Penser la rencontre comme invention à la lumière de l’œuvre de Gilbert Simondon. Il poursuit ses recherches sur les relations constitutives entre le vivant et l’humain, en lui et hors de lui, par une double approche philosophique et épistémologique de l’éthologie, l’écologie, et l’évolution. Il tente de comprendre l’humain comme être vivant au confluent des sciences biologiques et des sciences sociales, dans les domaines de l’anthropologie philosophique et de la bioéthique.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search