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Texte intégral

  • 1 É. de Fontenay, Diderot ou le Matérialisme enchanté [1984], Paris, Grasset, 2001.
  • 2 J. Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

1En 2013, à l’occasion du tricentenaire de Diderot, l’équipe « Identité et Subjectivité » consacrait, le 23 janvier, une journée d’étude à l’esthétique de l’encyclopédiste et philosophe français, à laquelle participèrent tous les auteurs de ce recueil. On pourrait s’étonner qu’une équipe de recherche dont l’axe principal porte sur la métaphysique, ait choisi de s’intéresser aux réflexions esthétiques de Diderot plutôt qu’à ses textes plus proprement physiques et métaphysiques. Plusieurs raisons justifient ce choix. Il n’était pas possible de rendre hommage à tous les aspects de la pensée diderotienne. Car Diderot n’est pas seulement l’auteur de traités philosophiques et d’articles de l’Encyclopédie. Il fut aussi romancier, dramaturge, critique d’art et théoricien du théâtre. L’esthétique s’avère un lieu de rencontre des multiples interrogations du philosophe, de l’écrivain et du critique d’art. Mais plus profondément, il n’est pas possible de distinguer chez Diderot une pensée esthétique et une philosophie de la nature entièrement séparées. Si les Salons, les Essais sur la peinture ou le Paradoxe sur le comédien ne sont évidemment pas des traités métaphysiques, ils sont sous-tendus par les thèses matérialistes et empiristes de Diderot. Porter notre attention sur l’esthétique de Diderot permettait ainsi d’interroger les spécificités du matérialisme diderotien, que l’on a pu qualifier d’« enchanté »1. Quel est le statut de cet enchantement ? Pourquoi le matérialisme devrait-il s’exprimer de manière poétique ? Comment s’articulent métaphysique, pensée de la nature et esthétique ? Quelles sont leurs influences réciproques ? Ce questionnement fondamental fut le soubassement de tous les articles composant ce numéro des Cahiers de philosophie de l’Université de Caen. Le concept de « rapport » est le nœud de cette articulation, dont Marian Hobson a tenté de faire la généalogie. Frédéric de Buzon interroge également cette notion pour montrer la tentative diderotienne de fonder le sentiment de la beauté sur une réalité objective et matérielle. Il s’agit de passer d’une théorie de l’essence du beau à celle d’une nature du beau. Aussi l’esthétique de Diderot n’abandonne-t-elle pas l’idée d’une objectivité du beau. Chez Diderot, le « régime esthétique » de l’art ne s’oppose pas au « régime représentatif » de l’art2 : callistique et esthétique sont les revers d’une même pensée matérialiste et empiriste de l’art, comme le souligne l’article de Carole Talon-Hugon.

  • 3 P. Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, (...)

2Se pose néanmoins la question de l’unité d’une esthétique diderotienne. Si les considérations de Diderot sur la peinture entrent explicitement en consonance avec les réflexions du théoricien du théâtre et celles du dramaturge3, l’Essai sur le beau de l’encyclopédiste semble nettement distinct des Salons du critique d’art. Sans qu’il y ait contradiction entre les deux, la conception abstraite des « rapports » semble abandonnée au bénéfice de réflexions concrètes, et de conseils parfois techniques aux artistes. Anne Elisabeth Sejten montre parfaitement cette évolution dans sa contribution à ce recueil. Je propose, quant à moi, une hypothèse pour expliquer ce décalage. Afin de laisser cette question ouverte, le titre d’Esthétiques de Diderot s’est imposé pour ce numéro. Que le lecteur veuille bien ne pas le comprendre comme une interprétation pluraliste et parcellisée des textes esthétiques de Diderot.

  • 4 M. Fried, La Place du spectateur [1980], C. Brunet (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1990 (...)

3Les textes esthétiques de Diderot continuent de présenter une étrange actualité. Comme le souligne Anne Elisabeth Sejten, on retrouve chez Diderot les germes d’une certaine esthétique « à la française », adossant la pensée de l’art à une « phénoménologie de la perception ». Bien au-delà du contexte français, Michael Fried n’hésita pas à convoquer Diderot dans la querelle qu’il institua contre le minimalisme américain des années 19704. Il faut cependant se garder de projeter sur Diderot nos propres interrogations, ou tout simplement de lire les Salons ou les Essais sur la peinture dans l’ombre de la Critique de la faculté de juger. Contrairement à Kant, Diderot n’envisage pas la possibilité d’un art abstrait. Comme le lui reprochera Goethe dans sa traduction commentée des Essais sur la peinture, Diderot a une conception très stricte de l’imitation artistique. S’il loue le talent de coloriste de Chardin, jamais il ne remet en cause la conception imitative de l’art et la hiérarchie des genres – comme le souligne Carole Talon-Hugon à propos de l’« humanisme » diderotien.

4Pour ce numéro 51, les Cahiers de philosophie accueillent, dans une rubrique intitulée « Varia », un article de Baptiste Morizot consacré à la greffe d’organes, expérience qui aurait sans nul doute passionné Diderot. Le lecteur pourra ainsi, tel un clavecin vivant, laisser résonner les harmoniques de ces textes que le hasard réunit heureusement dans ces pages.

5Je remercie chaleureusement Frédéric de Buzon, Marian Hobson, Anne Elisabeth Sejten et Carole Talon-Hugon d’avoir accepté de participer à cette réflexion, ainsi que Baptiste Morizot. Mes remerciements vont également à mes collègues de l’équipe « Identité et Subjectivité » pour leur aide, mais plus particulièrement à son directeur, Emmanuel Housset, et à Céline Jouin.

Le 12 juin 2014

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Notes

1 É. de Fontenay, Diderot ou le Matérialisme enchanté [1984], Paris, Grasset, 2001.

2 J. Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

3 P. Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998. Y. Belaval a proposé une conception unifiée de l’esthétique diderotienne dans L’Esthétique sans paradoxe de Diderot, Paris, Gallimard, 1950.

4 M. Fried, La Place du spectateur [1980], C. Brunet (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1990 et M. Fried, Contre la théâtralité : du minimalisme à la photographie contemporaine [1998], F. Durand-Bogaert (trad. fr.), Paris, Gallimard, 2007.

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Pour citer cet article

Référence papier

Maud Pouradier, « Présentation »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 51 | 2014, 7-10.

Référence électronique

Maud Pouradier, « Présentation »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 51 | 2014, mis en ligne le 13 juin 2018, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/607 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.607

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Auteur

Maud Pouradier

Université de Caen Basse-Normandie, Identité et Subjectivité (EA 21 / 29)

Ancienne élève de l’ENS Ulm, agrégée de philosophie et maître de conférences au département de philosophie de l’université de Caen Basse-Normandie. Ses recherches ont plus particulièrement porté sur l’esthétique musicale. Elle a publié Esthétique du répertoire musical. Une archéologie du concept d’œuvre (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013) et dirigé le douzième numéro de la Nouvelle revue d’esthétique intitulé Pourquoi l’opéra ? (Paris, PUF, 2013). Elle est membre du bureau de la Société française d’esthétique.

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