Psychiatrie et particularisme éthique
Résumés
Les principes de l’éthique médicale sont, pour l’essentiel, clairement définis. Néanmoins on ignore, pour une large part, dans quelle mesure ils sont l’objet d’une réappropriation normative par les acteurs et comment ils structurent les pratiques. Nous avons interrogé ces processus dans le champ de la psychiatrie, en nous fondant sur un recueil de données qualitatives. Celui-ci nous a permis de saisir les interprétations de l’éthique médicale émergeant des discours des soignants en psychiatrie et d’identifier sa nature. Nous en exposerons les facettes en tentant d’abord de comprendre le sens conféré à l’exclusion de l’éthique du champ de leur pratique par certains médecins. Puis nous saisirons les contours se dessinant empiriquement de l’éthique en psychiatrie pour autant qu’elle repose sur une réinterprétation de principes canoniques de l’éthique médicale. Nous montrerons enfin que cette éthique de l’action se conçoit comme une éthique que la philosophie morale décrirait comme particulariste.
Plan
Haut de pageTexte intégral
pour A.B.
[…] Voilà, ça c’est notre quotidien. C’est des trucs éthiques et c’est difficile à définir, en fait. L’éthique en psychiatrie, c’est un sacré problème mais c’est bien pour ça que ça tâtonne encore un peu quand même. Je pense que les années passant, on va arriver à définir certains trucs. (C.G.)
- 1 M. Weber, Économie et société. Les catégories de la sociologie [1956], Paris, Plon – Agora, (...)
- 2 M. Weber, Le savant et le politique [1919], Paris, Plon – Union générale d’éditions (10 / 1 (...)
- 3 J. Dancy, « Ethical Particularism and Morally Relevant Properties », Mind, 92, 1983, (...)
- 4 B. Spinoza, Éthique [1677], trad. R. Caillois, in Œuvres complètes, Paris, Gallimar (...)
- 5 A.J. Ayer, « The Emotive Theory of Ethics », in Moral Philosophy : Selected Readings, Fort Worth (...)
- 6 B. Williams, « Internal and External Reasons » [1979], in Moral Luck, Cambridge, Ca (...)
- 7 R. Shafer-Landau, « A Defence of Motivational Externalism », Philosophical Studies, 97, 200 (...)
- 8 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics [1994], New York, Oxford Un (...)
1La littérature théorique – philosophique et sociologique – propose plusieurs caractérisations de l’éthique, qu’il s’agisse de l’éthique de conviction ou de la rationalité en finalité1, de l’éthique de la responsabilité2 ou encore de l’universalisme moral, du particularisme éthique3, de l’éthique rationaliste4 ou émotiviste5, ou enfin de l’éthique internaliste6 ou externaliste7. L’œuvre de Beauchamp et Childress8 en éthique médicale décrit les grands principes (bienfaisance, non-malfaisance, respect de l’autonomie, justice) constituant des catégories générales de premier rang, sous lesquelles l’ensemble des normes à l’œuvre dans la pratique peuvent se subsumer.
- 9 E. Beetlestonne et al., « What Homeless people expect from hospitals : results of an ethics (...)
- 10 G.N. Christodoulou et al., « P 642 - Ethical principles in medicine and psychiatry », Europ (...)
- 11 On distingue le principe de la règle, le premier supportant un degré de généralité. Il dema (...)
- 12 C’est-à-dire quels principes, pourquoi et à quel moment ils sont mobilisés.
- 13 Avant 2011 et 2013, la dernière loi de réforme de la psychiatrie en France datait de 1990.
2En psychiatrie, la littérature éthique analyse soit des pratiques9, soit les normes de référence ou les valeurs revendiquées10, mais assez peu les mécanismes d’insertion de ces principes dans la pratique11. Les modalités selon lesquelles des principes éthiques sont convoqués et mis en œuvre dans le champ psychiatrique12 ont été peu explorées. C’est à cet objet que le présent texte se consacre, sachant que la psychiatrie est, en France, investie d’une fonction d’exception dans le paysage médical puisqu’elle a le pouvoir de contraindre à des soins. Quelle place trouve l’éthique dans les représentations de leur fonction médicale par les médecins, en particulier lorsqu’ils doivent faire face à des conflits de normes et que l’éthique semble mise à mal par des décisions pouvant faire violence au patient ? Quels sont les mécanismes de transaction et de négociation normatives à l’œuvre en psychiatrie : la disqualification de l’éthique, la réinterprétation des principes généraux de l’éthique médicale, leur adaptation au contexte singulier de la prise de décision, dans un souci particulariste ? Nous envisagerons l’insertion pratique de principes moraux abstraits, dans la pratique, et leur particularisation, en rapport avec le contexte historique singulier de l’évolution de la loi encadrant l’hospitalisation sous contrainte13.
- 14 A. Blanchet, A. Gotman, L’enquête et ses méthodes. L’entretien, Paris, Armand Colin, 2005.
3L’exploration de type qualitatif davantage qu’un recueil quantitatif de données constitue un outil méthodologique adéquat permettant de faire émerger le cadre axiologique et les principes normatifs structurant les pratiques14. Elle nous a permis de recueillir les discours et les représentations de leur activité par les psychiatres et, par là, de comprendre la façon dont ils mobilisent des principes éthiques ainsi que le rôle qu’ils confèrent à l’éthique dans leur activité de soignant.
Population et variables
- 15 I. e. soit en service de psychiatrie (qu’ils soient fermés ou ouverts), soit en (...)
- 16 Les entretiens ont été enregistrés. Tous ont fait l’objet d’une analyse de contenu (...)
- 17 Le guide d’entretien est disponible sur demande.
4La campagne d’entretiens a été menée, entre octobre 2012 et juillet 2013, auprès de 90 psychiatres exerçant dans différentes structures (à l’hôpital public mais dans différents types de service15, en cabinet, dans de grandes métropoles comme en milieu rural). Parmi les personnes interrogées, 4 étaient internes, 4 médecins avaient une activité exclusive en psychiatrie-précarité, 9 exerçaient en prison (quoique 2 d’entre eux avaient quitté ces structures au moment de l’entretien), 8 exerçaient principalement en libéral16. Le plus jeune avait 26 ans. Quelques-uns venaient d’entrer en retraite. 60 étaient des hommes, 30 des femmes. Les entretiens de type semi-directifs, menés avec une grille standard ayant d’abord été testée à partir d’entretiens pilotes, ont duré avec chaque personne entre 30 mn et 3 h 3017.
- 18 Cette question fait allusion à la réforme de la loi d’hospitalisation de 2011 i (...)
5La présente étude s’appuie plus spécifiquement sur l’analyse des réponses aux questions suivantes :
« 1. Spontanément, pourriez-vous évoquer des situations ou des cas vous ayant paru poser des difficultés ou apparaissant éthiquement problématiques.
2. Y a-t-il des principes et des convictions qui structurent votre pratique ? Des principes auxquels vous êtes particulièrement attaché et que vous ne souhaiteriez pas lâcher ?
3. Un de vos confrères, évoquant les soins sans consentement en “ambulatoire”, estimait que “les libertés individuelles doivent savoir s’effacer devant la santé publique”. Qu’en pensez-vous ? »18.
6Ces questions permettent d’interroger les attitudes face à des situations qui peuvent être identifiées par les professionnels comme éthiquement problématiques, d’une part, et la mise en œuvre éventuelle de principes éthiques pour y répondre, tels la bienfaisance ou l’intérêt du patient, d’autre part. La seconde permet aux médecins d’expliciter leurs valeurs. La troisième contribue à dessiner des orientations normatives dans une situation de conflit normatif, engageant les droits fondamentaux des patients. Les questions ont été abordées de façon libre dans le cadre d’entretiens semi-directifs, sans nécessairement respecter un ordre prédéfini (si ce n’est pour la première). Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits.
- 19 A.M. Huberman, B.M. Miles, Analyse des données qualitatives : recueil de nouvelles méthod (...)
7Pour s’orienter dans la complexité du matériau recueilli et le traiter de façon systématique, une fiche de synthèse, contenant un résumé des informations associées à chaque entretien, a été réalisée selon la méthode d’Huberman et Miles19. Tous ont été soumis à une analyse individuelle à partir d’un codage thématique, permettant d’identifier des régularités dans les discours. Leur collecte a été complétée par une observation de type ethnographique sur un site de la région parisienne où des patients sont hospitalisés sous contrainte et en long séjour.
- 20 Voir la méthode d’échantillonnage de Huberman et Miles.
8L’échantillon est principalement constitué de médecins susceptibles d’être directement impliqués dans les hospitalisations sous contrainte, c’est-à-dire les médecins du secteur public ou les équipes mobiles de psychiatrie-précarité20. Ces professionnels sont en effet ceux qui sont le plus confrontés à des situations qui, pour un regard naïf, semblent susciter des conflits normatifs. Nous avons voulu situer leur position et la contraster avec celle de médecins n’ayant qu’un rapport secondaire aux hospitalisations sous contrainte, c’est-à-dire exerçant en Centre médico-psychologique (i. e. CMP, hôpital de jour) et en libéral (en cabinet en ville). Cette visée explique que l’échantillon ne se restreigne pas aux premières catégories. En complément du lieu d’exercice, nous avons été particulièrement attentive aux critères sociodémographiques d’âge, de sexe, de positions dans l’institution (chef de service, praticien hospitalier, psychiatre, interne) et d’inspiration disciplinaire (psychothérapie institutionnelle, modèle médical, psychiatrie biologique, approche comportementaliste, etc.) car le recours à la contrainte a varié au cours des époques et trouve des justifications distinctes selon les orientations théoriques des médecins. L’incidence sur les modalités d’insertion des principes éthiques, dans les pratiques, du contexte de décision, de la formation des professionnels et de la façon dont leurs identités se sont façonnées pourra ainsi être précisée.
- 21 Ces principes ont un usage régulateur en ce sens qu’ils ne déterminent pas d’objet (...)
9Notre démarche a pour point de départ les discours plutôt qu’une observation des pratiques. Elle ne permet donc pas de saisir la façon dont les principes sont effectivement mis en œuvre dans les pratiques mais seulement d’appréhender la réflexivité des acteurs à leur égard, c’est-à-dire la façon dont ils restituent, dans leurs discours, les modes de l’insertion de principes dans la pratique, ainsi que ce qu’ils estiment devoir être le cas, i. e. une forme d’idéalité dans leur agir et leur positionnement moral ou éthique. Nous envisagerons donc les normes et les principes que les acteurs suivent ou se donnent comme horizon de leurs pratiques et de leur agir, i. e. leur idéal « régulateur »21. Il s’agira d’appréhender un double mouvement, à la fois celui de la particularisation ou de l’insertion des principes dans la pratique, d’une part, et, d’autre part, la démarche inverse d’idéalisation – ou de montée en généralité – consistant à forger, à partir de la pratique, un horizon normatif idéal devant structurer la pratique, dans un monde dénué de contingences. Nous saisirons ainsi les modalités selon lesquelles s’opère le passage d’une éthique pratique à une éthique pragmatique, la substitution à la « morale » – prise comme réglementation abstraite et dogmatique de l’agir, fondée sur des lois universelles et constantes – d’une « éthique » entendue comme une régulation concrète d’un agir, inventant de façon vivante et circonstanciée ses propres valeurs.
Éthique ou clinique ?
- 22 Les trois items mentionnés reflètent des questions évoquées dans le cadre des entretien (...)
10Lorsque les médecins sont interrogés sur la question de l’éthique, à la fois sur sa place dans leur pratique, sur les situations ou les décisions qui leur semblent poser des difficultés éthiques ainsi que sur les principes et convictions auxquels ils sont attachés et qu’ils ne « voudraient pas lâcher »22, un panel d’attitudes se dessine. À l’une des extrémités de ce spectre, s’exprime une prise de distance à l’égard de l’éthique, voire sa dissolution dans les termes de la clinique.
Disqualifier l’éthique
11De façon plus radicale encore, une part minoritaire des enquêtés (i. e. une dizaine) exclut d’emblée la question éthique de sa pratique, l’estimant non pertinente. Cette tendance illustre une disposition consistant à effacer l’éthique derrière la clinique : « je parle en tant que médecin. Un type dans le coma, on me l’amène, s’il faut lui couper sa jambe, je lui coupe sa jambe, sinon il meurt. Je suis exactement au même niveau. Si je ne soigne pas sa schizophrénie, quand elle est aiguë, ça va se transformer en schizophrénie chronique. C’est sur le plan complètement médical que je cause » (H.V.). Lorsque nous suggérons à un autre médecin (C.J.) que le paternalisme et le consentement, auquel il fait allusion, posent des questions éthiques, il répond : « C’est la pratique clinique ».
- 23 H. Jonas, Le principe de responsabilité, p. 45.
12Ces discours procèdent à un effacement de l’éthique au profit de la clinique censée la remplacer, la résumer, voire l’épuiser. Cette posture qui ne s’explicite que chez des médecins seniors, en position hiérarchique dominante, semble un défi face à une injonction de type jonassienne affirmant qu’« il faut dire de l’éthique qu’elle doit exister. Elle doit exister parce que les hommes agissent et l’éthique est là pour ordonner les actions et pour réguler le pouvoir d’agir »23.
13Que signifie cette mise à l’écart de l’éthique par certains praticiens ? S’agit-il de la substitution d’une technique à l’éthique, voire d’une disqualification de cette dernière au profit de la première ? S’agit-il de l’affirmation sous-jacente et implicite d’une disposition éthique particulariste, s’exprimant dans le rejet de règles et des normes éthiques abstraites ? La première partie de cette réflexion tentera d’élucider le sens de la disqualification de l’éthique hors de la pratique psychiatrique.
- 24 A.N. : « L’hôpital, c’est un peu différent, […] enfin l’hôpital psychiatrique, pa (...)
14Cette disqualification prend appui soit sur une priorité conférée à l’encadrement des pratiques psychiatriques par un cadre légal et procédural, garantissant leur validité24, soit par le cantonnement de l’éthique aux commissions du même nom, soit par l’assimilation de la clinique à la mise en œuvre d’une technique.
Quand on a une vision clinique des choses, globalement on applique une procédure technique. Quand on est à peu près rigoureux intellectuellement, c’est pas très compliqué comme boulot, c’est comme n’importe quel travail, c’est comme la philosophie, c’est pas un truc fumeux, c’est quelque chose qui nécessite un peu de rigueur pour l’utilisation des concepts. La psychiatrie, c’est exactement la même chose sauf que les gens font comme si c’était une sorte d’exercice, je sais pas quoi… L’exercice de la médecine c’est toujours un colloque singulier, et l’utilisation d’une technique dans le cadre d’un colloque singulier, ce qui pose des problèmes de niveaux […]. Ma réponse c’est non. Dans la prise de décision, il n’y a pas de problème éthique… (P.L. ; nous soulignons).
- 25 Cette posture peut être interrogée pour deux raisons au moins. D’une part, les pr (...)
- 26 Le premier des médecins mentionnés (H.V.) s’insurge contre le fait qu’on juge les (...)
- 27 Voir B. Bourgeois, in J. Michaud, L’éthique à l’épreuve des techniques, (...)
15Cet extrait suggère à la fois l’importance de la relation singulière au patient mais surtout justifie la priorité du recours à une technique face au questionnement éthique ou à la mise en œuvre de principes éthiques25. Il illustre la « loi de Gabor », qui voudrait que ce qui peut être fait (techniquement) doit nécessairement l’être, que le devoir conditionné par les moyens techniques, mis à disposition du professionnel, constitue le seul devoir objectif, le devoir immédiatement réalisable, c’est-à-dire un but « pragmatique » émanant de la situation singulière présente. L’éthique ne trouve alors de pertinence qu’à condition de constituer une pragmatique tendant à disqualifier toute « morale »26, prise comme réglementation abstraite et dogmatique de l’agir, voulant interroger les intentions placées au principe de l’agir à partir de lois universelles, constantes déposées dans un discours fondateur a priori27.
16Le rabattement de l’éthique sur la clinique est fréquent, même chez les professionnels qui n’excluent pas d’emblée la question éthique. Lorsque la configuration peut être identifiée comme l’expression d’une pathologie, alors il semble légitime de la décrire en termes exclusivement cliniques, justifiant par là même l’effacement de l’éthique, conçue d’un point de vue universaliste :
La question sur la contrainte […] en vérité, ça ne se pose pratiquement jamais en terme… moral. On n’a pas de question morale là-dessus. Je veux dire il n’y a pas de doute. Ma concierge, elle-même, dirait : « stop, ça va pas. Celui-là, il faut le boucler ». On a à faire à des cas tellement spectaculairement pathologiques, fous, dangereux pour eux-mêmes ou dangereux pour autrui, il n’y a pas de questionnement moral là-dedans. Et donc en fait, la question morale on l’a assez peu concernant la décision de l’internement. On l’a pratiquement jamais. Elle est clinique la question, elle est pas morale. Elle n’est jamais morale. Elle est clinique, elle est psychiatrique. Est-ce que cliniquement la psychiatrie impose et justifie des mesures d’internement ? La morale est hors jeu là-dedans. S’il y a une question morale, c’est dans la sortie… pas du tout le fait de le garder mais le fait de le faire sortir (A.L. ; nous soulignons).
- 28 M.B. : « elle [une patiente] est enfermée ; on ne se pose plus de questions car c’est le (...)
17Toutefois un doute peut être porté sur l’évidence de cette appréciation, dans la mesure où les protocoles susceptibles d’être mis en œuvre peuvent être éthiquement discutables comme certains entretiens l’ont suggéré28.
18L’effacement de l’éthique derrière la clinique permet aux personnes interrogées de se soustraire à la problématique éthique à laquelle l’entretien les confronte. Cet effacement revient, dans certains cas, à proposer une redéfinition de l’éthique : « l’éthique, c’est l’éthique clinique de la personne qui doit commander notre décision surtout quand il y a une incidence médicolégale » (P.A.). L’éthique est alors conçue comme émergeant du cadre singulier de la pratique et comme consistant dans une adaptation à la singularité du patient. Cette éthique pragmatique se conçoit comme une éthique au cas par cas, c’est-à-dire comme une éthique particulariste : « Dans la pratique, je ne peux pas dire que ça [l’éthique] vienne de façon régulière. Après, ça peut se poser dans des cas particuliers… même si évidemment, c’est toujours présent mais c’est en arrière-plan, j’ai pas le sentiment que ça soit vraiment prégnant au niveau quotidien, au niveau de la pratique même si c’est toujours présent quand même » (V.N.).
Le psychiatre, norme de l’éthique ?
19L’aboutissement du retournement de la problématique éthique ou de l’effort pour la vider de son sens consiste à instituer le médecin, le psychiatre comme incarnant la norme éthique. Cet extrait de l’entretien avec le médecin précédemment cité (A.L.) en offre un exemple paradigmatique :
La clinique, telle que je l’entends, et l’éthique sont absolument indissociables, c’est la même chose en vérité mais l’éthique, elle n’est pas du côté des droits de l’homme, elle n’est pas du côté des droits, elle n’est pas du côté de la liberté […]. C’est quoi cette liberté dont on parle ? Je grossis le trait. C’est moi le meilleur garant des droits de l’homme – plus que des droits de l’hommiste – je suis sérieux.
- 29 Aux États-Unis, à la différence de la France, les comités d’éthique étaient, à l’ (...)
- 30 « Une façon dont nous pourrions appréhender la nature de la sagesse pratique, c’e (...)
- 31 Voir P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 206.
20La revendication du fait d’incarner soi-même l’éthique ou la norme morale s’explique, d’un point de vue historique et institutionnel, notamment par la constitution de la bioéthique en France, qui n’a pas été envisagée comme une discipline autonome mais comme émanant des institutions médicales29. L’opération de réduction de l’éthique doit-elle alors être interprétée comme la prééminence d’une technique, prenant le nom de clinique, ou bien à partir de la figure de l’homme prudent, incarnant la sagesse pratique et se traduisant dans un jugement approprié au cas particulier ? Le réinvestissement de la norme éthique prend sens, au regard de la tradition philosophique, avec la figure du phronimos30, c’est-à-dire de l’homme de jugement sage qui détermine en même temps la règle et le cas, en saisissant la situation dans sa pleine singularité31.
- 32 Voir B. Bourgeois, in J. Michaud, L’éthique à l’épreuve des techniques, (...)
21La question de l’éthique et de la norme, en fonction de laquelle on juge du cas particulier, se réintroduit – en dépit de la tendance à disqualifier l’éthique – car quand bien même celle-ci serait, en psychiatrie, simplement pragmatique, elle ne peut éliminer la préoccupation strictement normative. Or cette dernière incite la discipline à chercher, au-delà de la réduction de l’éthique à l’application d’une technique fût-elle clinique, une conciliation entre l’exigence éthique et l’exigence technique32, en l’occurrence clinique. Comment cette préoccupation éthique se traduit-elle dans les discours médicaux ? Comment s’articule-t-elle dans l’agir et la décision médicale ?
Comment définit-on l’éthique en psychiatrie ?
- 33 Dans les entretiens réalisés, le code de déontologie ne constitue pas l’axe majeur auto (...)
22Le resurgissement de l’exigence éthique s’opère selon un processus de réappropriation du sens de l’éthique. Nous envisagerons, dans ce qui suit, la variété des déterminations que les professionnels confèrent à cette dernière. Nous exposerons les définitions personnelles de l’éthique et proposerons une analyse de leur singularité, pour autant qu’elles constituent des reformulations, des écarts et parfois des innovations eu égard aux principes portés par le code de déontologie33.
23Afin de répondre à la question de la définition de l’éthique en psychiatrie, nous procéderons à partir du recueil systématique des définitions de l’éthique exprimées durant les entretiens. Comment les personnes entendues investissent-elles, dans leur pratique, la notion d’éthique ? Quel sens lui confèrent-elles ? L’éthique en psychiatrie, telle qu’elle se dégage des discours, est-elle une éthique de la responsabilité, une éthique de la conviction, une éthique particulariste ? Qu’est-ce qu’une enquête empirique menée auprès de professionnels de santé, au contact direct de patients, apporte en termes d’identification, d’interprétation ou de reformulation des principes éthiques, guidant effectivement la pratique en contexte psychiatrique ?
- 34 N. Cano, « Pratiques psychiatriques et perspectives éthiques », Éthique et santé, (...)
- 35 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics, p. 55 ; notre traducti (...)
24Ce travail complétera à la fois les interrogations laissées ouvertes par N. Cano, constatant qu’en psychiatrie, « la démarche éthique peut être considérée comme globalement remise en cause » et suggérant que « la psychiatrie doit définir son champ de compétence et intégrer un questionnement éthique permanent autour de concepts qu’il faut aujourd’hui expliciter »34. Il illustrera également, dans le cas spécifique de la psychiatrie, une démarche cardinale de l’éthique médicale supposant que « les règles doivent toujours être interprétées et appliquées par ceux qui sont présentement concernés, conformément aux circonstances particulières dans lesquelles ils se trouvent : elles requièrent ce que l’on appelle des “jugements situés” »35.
Les réappropriations normatives de la déontologie médicale
- 36 En l’occurrence de l’éthique qu’ils mettent en œuvre dans leur agir en tant que médec (...)
- 37 Ainsi le principe de non-nuisance peut être réinterprété dans le sens de la protectio (...)
25Si le code de déontologie et les recommandations des sociétés savantes peuvent constituer des références fondamentales pour les soignants dans leur pratique, notre hypothèse est que ces derniers élaborent leur pratique sur le fondement de principes constitutifs de leur éthique personnelle36 et dans le respect des normes légales. Les principes de base de l’éthique médicale (bienfaisance, non-nuisance, autonomie, équité ou justice) constituent un point d’appui structurant de l’agir professionnel mais l’enquête montre la place fondamentale, voire prévalente, de l’élaboration normative individuelle des principes de l’action et de la fonction normative conférée à ces réinterprétations dans l’agir des personnes interrogées. Les principes premiers de l’éthique médicale ne sont mis en œuvre, évoqués et mobilisés que pour autant qu’ils sont intériorisés et font sens dans les logiques de l’agir individuel et dans le système normatif de référence des acteurs37.
L’intérêt du patient
- 38 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics, p. 55.
- 39 Nous prendrons soin ici de ne pas confondre ce qui relève du registre clinique (...)
- 40 Voir E. Picavet, C. Guibet Lafaye, « Confiance et adaptation de principes génér (...)
- 41 G. Vidon, « De l’internement psychiatrique aux soins sans consentement en ambul (...)
- 42 Ibid.
26Les normes abstraites et générales de l’éthique classique ne sont mobilisées qu’à condition de faire l’objet d’un travail individuel de réappropriation normative38. Ainsi la référence au principe fondamental de l’intérêt du patient ne s’actualise que pour autant qu’elle procède d’une réappropriation, par l’agent, de sa pertinence39. De ce fait, cette norme peut justifier des stratégies d’action hétérogènes, voire antinomiques40. Dans une logique interventionniste – et paternaliste – on considère que « dans la pratique quotidienne, lorsqu’un patient montre une abolition de son discernement, prévaut le principe de l’intervention médicale dans l’intérêt d’un sujet dont on estime qu’il n’est pas en état de donner un consentement libre et éclairé »41. L’éthique médicale est alors redéfinie : « […] entre en jeu l’éthique médicale qui place l’intérêt du patient au premier plan, ce qu’Henri Ey résumait de façon lapidaire : “la maladie mentale est une pathologie de la liberté… le but de la psychiatrie est la désaliénation du sujet”… »42 – quoiqu’il n’y ait a priori aucun lien analytique entre ces deux membres de phrase. Cette détermination de l’éthique s’avère structurante de l’agir puisqu’elle constitue la référence normative et légitimante d’une intervention décrite comme nécessaire : « Moi, je crois, il faut être plus carré, c’est “pathologie de la liberté”. On doit intervenir. Un point final. C’est ça l’éthique médicale » (H.V.).
27Les exemples de réappropriation de la norme de l’intérêt du patient, dans le cadre de sa propre éthique professionnelle, sont innombrables :
[…] Même le malade le plus fou, le plus délirant […], il sait que vous lui voulez du bien sauf si vous êtes une peau de vache, sinon les gens même si vous les enfermez et que c’est justifié, même le malade le plus fou, il sait qu’il est fou, il sait, dans sa tête, qu’il ne fonctionne pas comme tout le monde. […] À partir du moment où vous dites que vous faites ça pour son intérêt, avec une éthique, sans violence, sans violence physique ou psychique, les malades, ils savent… même le malade, le schizophrène le plus dingo, il sait qu’il est là pour son bien, que vous êtes là pour eux et ils oublient très vite l’obligation de soins. Ils savent au fond d’eux-mêmes qu’ils sont en souffrance et que vous allez les aider (C.G.).
28Néanmoins la référence à la norme de l’intérêt du patient est d’interprétation variable et de ce fait peut être convoquée pour justifier d’autres logiques d’action, notamment moins interventionnistes, comme le suggère ce médecin : « Je prends en charge des patients. Je ne suis pas un régulateur social. C’est d’abord le patient et son intérêt. Je ne suis pas prêt à lâcher sur cet aspect éthique fondamental » (F.K.).
29Cette variabilité d’interprétations et la possibilité que le sens conféré à l’intérêt du patient finisse par lui nuire sont au cœur de l’action en psychiatrie et de la prise en charge contre leur gré des patients. L.M. commente une dame qui squattait dans un parking et pour laquelle l’équipe finit par apprendre qu’elle rend régulièrement visite à ses deux enfants, placés en établissement spécialisé :
[…] Le médecin [de cet établissement] dit : ses enfants ne veulent plus la voir : ils ont peur. Le médecin dit : elle va de mal en pis. Il dit : “Il faut faire quelque chose.” Ca fait pencher la balance. Et il y va de son intérêt, de ce qu’on imagine être de son intérêt. Qu’est-ce qu’on considère être de son intérêt ? Le débat est là. Son intérêt est de ne pas perdre le contact avec ses enfants. Cette dimension est un motif suffisamment solide pour engager quelque chose. Mais essayer quelque chose, c’est les grands moyens : on demande l’aide de la police […]
- 43 Voir E. Kant, Projet de paix perpétuelle [1795], trad. anonyme revue par (...)
30L’implémentation du principe de l’intérêt du patient dans l’action, lorsque les situations sont complexes et que la voix de l’intéressé est placée en discussion, appelle un compromis et un arbitrage avec le respect de la bienfaisance. L’identification du « bien du patient » est délicate pour autant qu’il ne se réduit pas à un bien-être physique. Afin de s’orienter, les médecins adoptent des « stratégies » interprétatives et normatives propres. Ces processus interprétatifs dessinent des formes d’éthiques personnelles constituant des « régulateurs » ou des cadres normatifs grâce auxquels les décisions prises apparaissent acceptables à leurs yeux et justifiables auprès d’autres, conformément au principe de publicité kantien, selon lequel « ce dont on ne peut pas dire qu’on le fait, on ne doit pas le faire »43.
31Les stratégies interprétatives des principes canoniques de l’éthique médicale passent notamment, comme nous allons le voir, par un ancrage de la délibération dans la prise en compte (quasi exclusive) de l’individualité du patient, dans l’abstention bienveillante à l’égard des projets et préférences des patients ou encore dans l’interprétation de l’intérêt du patient en termes de liberté. Ces positions trouvent une forme de synthèse dans l’interprétation de l’éthique médicale comme « relation d’aide respectueuse » où se conjoignent le respect de l’autre – c’est-à-dire de ses préférences, valeurs et projets – et l’attention qu’implique, depuis son origine, la fonction médicale et soignante.
La prise en compte de l’individualité
- 44 Il s’agit d’une interprétation et d’une réappropriation de l’article 2 du Code (...)
32Le souci pour le bien du patient peut se comprendre comme la prise en compte de son intérêt exclusif, cette interprétation s’imposant alors comme le principe premier d’une éthique médicale personnelle44. Ce principe revêt alors un rôle structurant, décisif pour chacune des décisions prises et incarne un idéal régulateur permettant de s’extraire de situations complexes. Par ce travail interprétatif s’opère un passage de la déontologie à l’éthique. La réinterprétation médiatise également une redéfinition de leur éthique personnelle, au sein du cadre professionnel, par les soignants.
La psychiatrie, comme toute la médecine […] quand un médecin est face à un patient, ce qu’il fait, ça n’est pas au nom de la santé publique, c’est au nom du patient. C’est du B-A-BA de l’éthique médicale il y a un raisonnement général de politique sur la santé publique mais un médecin, son exercice, il est dans la singularité de son rapport à son patient. Ca ne veut pas dire que les autres n’existent pas mais c’est d’abord ça qui prime. C’est mon point de vue mais je pense que c’est un point de vue éthique. […] d’abord on est médecin, ça j’y tiens beaucoup et la psychiatrie fait partie de la médecine même si elle a un exercice un peu particulier du coup, il faut revenir à cette éthique-là qui est que… la personne que l’on a en face de soi, c’est lui, c’est dans notre rapport singulier avec lui que vont se structurer à la fois la prise en charge, la relation, l’aide qu’on peut lui apporter, les soins qu’on peut lui apporter. C’est ça notre principale considération… vous allez me dire que c’est un peu utopique et que c’est plus difficile que ce que j’énonce […] mais votre premier interlocuteur, c’est votre patient et quelque part vous êtes presque – toute proportion gardée – dans la position de l’avocat et l’avocat, sa première fonction, c’est d’aider son client, c’est pas de tenir compte du point de vue du juge. Si l’avocat tient compte du point de vue du juge, si l’avocat se transforme en juge, il n’est plus l’avocat de son client, vous voyez ce que je veux dire. […] Je pense qu’en psychiatrie, c’est toujours très important, c’est l’intérêt de mon patient (P.F.).
33Le rôle structurant de la singularité du rapport au patient, dans la détermination de l’éthique professionnelle, est récurrent dans d’autres discours :
L’éthique n’appartient pas à un courant ; l’éthique, c’est : je suis en face de quelqu’un, je reconnais la personne en tant que personne. Voilà, quoi qu’il lui arrive, c’est quelqu’un. De la vie à la mort, c’est quelqu’un. […] Ça n’est pas Lacan qui définit l’éthique. C’est tout le monde qui définit l’éthique depuis des siècles. […] Il y a eu plein de gens qui ont pensé à l’éthique depuis… la philosophie, c’est bien avant… bien avant Lacan (A.G.).
Désirs, projets, liberté
- 45 Chacune des interprétations ici présentées constitue un effort pour donner sens (...)
34L’idéal régulateur conférant une primauté à l’intérêt du patient45 s’incarne également dans une posture de retrait respectueux de la part du professionnel de santé devant les désirs et projets de vie de son patient. Lorsque ce médecin est interrogé sur ce qu’il vise avec ou pour ses patients, il répond :
[…] La deuxième chose [qu’il vise] – c’est plutôt un positionnement éthique ou psychothérapeutique qu’on doit toujours interroger – c’est éviter de vouloir des choses à la place des autres. Nous, on est là pour soigner des gens, pour faire qu’ils soient le moins malheureux possibles et pour qu’ils souffrent le moins possible, pour estomper ce que véhicule leur maladie mais ce n’est pas nous qui devons décider ce qui est bon pour eux en termes de bonheur ou de compréhension de la vie ou des choses comme ça. Donc ça, on n’a pas à le vouloir à leur place. C’est peut-être un peu subtil mais c’est un peu comme ça que ça fonctionne (P.F.).
35Cette posture ne constitue pas un hapax. Un autre médecin souligne :
Pour moi, une question éthique plus spécifique, c’est l’intervention d’un psychiatre dans les projets de vie d’un patient. Moi, il me semble… que je n’ai jamais à remettre en cause un projet, et que même si je pense que c’est peut-être pas l’idéal, dans la mesure où c’est le désir du patient, je ferai mon possible pour… l’accompagner dans ce désir et on verra bien, ensemble. Si ça ne marche pas, on aura bien le temps de se réadapter, de réfléchir. Jamais je ne me permettrais de dire à un patient âgé de vingt ans qu’il est temps d’arrêter ses études, par exemple… Si un patient… psychotique de longue date n’ayant aucun sens de l’argent est sous curatelle et qu’il demande que sa curatelle soit levée, je l’accompagnerai, je lui dirai : “allez voir le juge, etc.” Je n’ai aucune raison de lui dire : non, non… vous n’êtes pas en mesure d’avoir une curatelle levée (S.K.).
36Le retrait respectueux peut, sous un versant positif, se traduire dans une incitation à la responsabilisation et à l’empowerment. Répondant à la question de la place de l’éthique dans sa pratique, ce médecin affirme :
C’est un principe important pour moi. […] c’est vraiment… l’impératif pour moi d’agir vraiment en conformité avec ce qui me paraît à la fois mon intime conviction de ce qu’il serait bien… d’arriver à obtenir avec ce que je sais et en même temps la certitude de savoir que je n’y arriverai pas si je le fais indéfiniment à l’encontre de l’individu en face de moi avec son désir, ses choix et une responsabilité que je veux lui voir prendre… de sa vie. […] c’est un questionnement permanent. Ca fait partie de ma pratique (O.C.).
37Plus radicalement encore, d’autres identifieront santé et liberté pour donner sens à la notion d’intérêt du patient : « La santé, c’est la liberté ; c’est la définition classique phénoménologique, philosophique, française, germanique, européenne de la santé. La santé, c’est une plus grande liberté actionnelle, de décision. Je soigne un patient pour le rendre plus libre. Je vais l’aider à prendre conscience de ce qui lui arrive, l’aider à analyser, à dépasser ce qu’il a à vivre. C’est le sens éthique de mon action thérapeutique » (O.L.). Ce médecin investit une norme médicale canonique d’une signification spécifique à travers laquelle il donne sens à son agir. Ces appréciations interprétatives, susceptibles de donner un sens à l’intérêt du patient, trouvent finalement une expression synthétique dans l’idée que « la médecine est une relation d’aide respectueuse » (P.L.).
Éthique professionnelle et éthique personnelle
- 46 Voir C. Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et (...)
- 47 C. Gohier, Repères pour l’éthique professionnelle des enseignants, Québec, Presse (...)
- 48 R. Sainsaulieu, Sociologie de l’organisation et de l’entreprise, Paris, Presses d (...)
38L’éthique individuelle, mise en œuvre dans le cadre professionnel, est en psychiatrie le fruit d’une interaction complexe avec les principes déontologiques et les normes de l’éthique médicale classique. Elle définit un cadre normatif permettant aux acteurs de fonder et de légitimer leurs décisions. Les travaux d’inspiration interactionniste, menés sur la constitution des identités professionnelles, négligent cette dimension normative et son rôle dans la détermination des postures individuelles au sein du monde professionnel46. Cette dimension normative est également masquée, lorsque l’identité professionnelle est conçue comme un compromis entre les contraintes rencontrées sur le terrain et les intérêts personnels du professionnel47. En revanche, d’autres auteurs soulignent le rôle des valeurs issues du travail dans la constitution de l’identité professionnelle, sans toutefois décrire en détail les modalités d’appropriation subjective de ces normes. Ainsi R. Sainsaulieu identifie trois indicateurs de la dimension identitaire : le champ d’investissement de l’acteur ou son accès au pouvoir, la norme du comportement relationnel et les valeurs issues du travail48. Les identités individuelles et sociales se constituent et évoluent, dans l’univers professionnel, à travers des processus d’appropriation ou d’opposition aux valeurs et aux normes qui le fondent.
- 49 J.-M. Larouche, G.A. Legault, « L’identité professionnelle : construction identit (...)
39Le développement identitaire d’un professionnel dépend alors de la relation continuelle entre l’héritage provenant d’une appartenance, volontaire (i. e. professionnelle, organisationnelle) et obligée (i. e. familiale, culturelle) – selon la terminologie de Larouche et Legault49 –, et l’appropriation qui en résulte. Les valeurs et conceptions héritées se voient remises en question et critiquées afin d’être mieux appropriées. Cette détermination subjective par l’individu des valeurs et des conceptions dont il hérite, du fait de son inscription dans un milieu professionnel donné, lui permet de différencier son identité dite privée de l’identité dite publique.
- 50 Voir T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics.
40Les principes classiques de l’éthique médicale50 sont également convoqués en psychiatrie selon la modalité d’une réappropriation. Celle-ci s’illustre par exemple dans le sens conféré au principe de non-nuisance, entendu en un sens paternaliste de protection du patient : « La question de l’éthique […] tient compte du rapport, en ce qui concerne la médecine, entre le médecin et son patient, afin de… suivre l’adage : primum non nocere. […] notre éthique est de protéger notre patient, autant que possible, et évidemment en protégeant la société, nous protégeons notre patient car si un patient tue une… personne il est fortement en danger, nous n’avons pas fait notre travail » (F.C.). Cette réappropriation intervient également dans le rapport au patient et dans la place qui lui est conférée. M.B. souligne qu’« il y aurait une forme d’éthique clinique évitant l’oubli, l’oubli que le détenu est un patient, l’oubli que le patient est un sujet ». Ces éléments attestent d’une réappropriation des principes de l’éthique, fondée sur une réinterprétation de leur contenu normatif.
41La référence aux principes fondamentaux de la déontologie médicale peut également servir de point d’ancrage face aux contraintes s’imposant aux soignants, en particulier en milieu pénitentiaire. Le médecin s’accroche à sa fonction de soignant pour ne pas endosser un rôle dont il estime qu’il n’est pas le sien. L’ancrage de l’agir dans le premier des principes de la déontologie médicale justifie une forme de résistance face aux pressions de l’administration :
[…] On n’a pas envie d’être instrumentalisé par la justice. […] Il y a deux administrations qui nous font du pied sans arrêt : la justice et la pénitentiaire. La pénitentiaire pour régler tous les problèmes en détention, la justice pour qu’on dise quand les gens vont récidiver, s’ils vont récidiver, s’ils sont dangereux ou pas dangereux, si on peut les laisser sortir, etc. […] On a envie de rester soignant ; on voudrait donc pouvoir garder la confidentialité stricte des soins (C.D.).
42À la question de savoir quelle question éthique se pose à l’horizon de cette situation, ce médecin répond :
C’est relativement à mon positionnement qui a toujours été de dire qu’on faisait du soin ici parce que les personnes détenues ont droit à du soin. On ne travaille pas sur la prévention de la récidive ni même sur la réinsertion parce que moi, je travaille sur le bien-être et sur la capacité de vouloir sa vie. On peut très bien ne pas vouloir se réinsérer, ni même s’insérer – c’est rare – mais je ne veux pas que ce soit dans mon cahier… des charges : je ne suis pas un redresseur de torts sociaux (C.D.).
43S’ajoute, pour les psychiatres en milieu pénitentiaire, une question récurrente : « À quoi on participe ? Qu’est-ce qu’on cautionne en étant là ? ».
C’est une question que je m’étais faite quand j’étais à G. – ça fait seize ans que je travaille en prison –, c’est l’année de la canicule en 2003, quand j’allais au quartier disciplinaire qui était au dernier étage et il faisait 45° C dans les cellules. À quoi on participe ? Qu’est-ce qu’on cautionne en étant là ? […] On a des gens qui sont pas bien sympathiques qui viennent nous voir parce qu’ils ont violé, qui ont fait des choses pas très… On a une certaine pratique donc on a l’habitude de mettre à distance. Mais il y a vraiment des gens qui vous renvoient des choses tellement horribles, tellement dégueulasses que… on se questionne, on se questionne sur tout ça… (C.D.)
- 51 J.-M. Larouche, G.A. Legault, « L’identité professionnelle… ».
- 52 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 146.
- 53 Ibid., p. 147.
- 54 Ibid.
- 55 Ibid.
44Ces éléments attestent des liens étroits entre l’affirmation identitaire et la moralité51. L’affirmation identitaire de ce médecin comme soignant s’opère par le biais d’« identifications-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles […] dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent »52, en l’occurrence le fait de demeurer un soignant, de travailler au bien-être de ses patients. L’appropriation des normes, tel le souci pour le bien ou l’intérêt du patient, s’opère par une intériorisation contribuant à annuler l’effet initial d’altérité, en l’occurrence de la norme abstraite émanant d’institutions ou du code de déontologie. Ce processus contribue à une stabilisation des préférences, appréciations et estimations, de telle façon que la personne se reconnaît à ses dispositions qu’on peut dire évaluatives53, comme le propos de C.D. le montre. Ce que la sociologie décrit en termes d’identité professionnelle est appréhendé par la philosophie en termes de « caractère » (ethos) ou de « disposition » (hexis). La stabilité des habitudes et des identifications acquises, i. e. ici des dispositions normatives au sein de la sphère professionnelle, contribue et assure à la fois « l’identité numérique, l’identité qualitative, la continuité ininterrompue dans le changement et finalement la permanence dans le temps qui définissent la mêmeté »54. De la sorte, la personne parvient à se reconnaître dans ses actes et à rester la même. En revanche, « un comportement qui ne correspond pas à ce genre de dispositions fait dire qu’il n’est pas dans le caractère de l’individu considéré, que celui-ci n’est plus lui-même, voire qu’il est hors de soi »55.
45Ainsi l’éthique personnelle, dans l’exercice professionnel, peut s’entendre comme les règles que les soignants s’imposent à eux-mêmes pour que leur agir demeure – ou leur paraisse – moralement irréprochable, moralement acceptable. Cette éthique passe alors par un travail sur soi. L.M. définit, en référence à un travail psychanalytique individuel, son éthique personnelle en tant que psychiatre :
[…] lors de la formation de psychanalyste à B., c’est comme si cette formation nous demandait de désapprendre le médecin qui est en nous qui veut agir, guérir, être efficace, d’arrêter avec votre désir d’agir, de secourir, de sauver, d’être bon. Il faut changer d’éthique. […] En fonction du contexte, les repères éthiques changent un peu. Même dans la pratique d’analyste, il reste un fond médical : il faut être là, il faut aider, il faut faire quelque chose. Dans la pratique de la psychiatrie publique, l’éthique de l’analyste sert : on a envie de taper sur les malades tellement ils sont agressifs, paradoxaux, attaquant le cadre, etc. L’éthique de l’analyste est de dire que ça, ça a un sens. L’éthique est de ne pas tomber dans la contre-attitude, c’est-à-dire agir dans son contre-transfert négatif, travailler son travail de compréhension. Du coup, l’éthique, c’est de ne pas… être dans le passage à l’acte, c’est-à-dire dans quelque chose d’irréfléchi, même si on agit beaucoup.
46Le travail « éthique » ne s’exerce pas seulement sur soi mais consiste également en un travail collectif. La collégialité constitue un élément régulateur majeur de la décision individuelle, dont l’importance est souvent soulignée :
[…] La psychiatrie est une pratique de groupe. C’est important au niveau éthique. Ce qui sert de modérateur à nos décisions, c’est le travail fait ensemble – c’est là une dimension éthique. Le travail fait ensemble, c’est les réunions de synthèse : on revient sur tous les cas de patients hospitalisés, on explique les décisions aux infirmiers. C’est un élément de régulation important (P.F.).
47L’éthique personnelle instituée en éthique de l’agir professionnel est envisagée comme un garde-fou, c’est-à-dire comme un cadre normatif instituant des limites à l’agir, voire au pouvoir médical :
Après jusqu’où on va [dans l’imposition d’un traitement médicamenteux à un patient] ? Pendant combien de temps on fait ça et tout ça ? C’est ça le problème, le problème est éthique. Il y a des gens qui s’en foutent […]. Il y a plein de médecins comme ça qui ne se battent pas. Par exemple un malade qui est en programme de soins, qui ne vient pas à sa consult, qui ne vient pas à son injection alors il y a des gens qui s’en foutent complètement. […] Et puis il y a d’autres gens comme moi, qui disent, c’est dommage quand on a une telle relation de la laisser filer comme ça, et puis on sait qu’il va rechuter et ça va encore être une descente dans la maladie. Là, on a chacun notre éthique, notre sensibilité. Et puis ça dépend de la relation : il y a des gens pour qui on va laisser rechuter et puis il y a des gens qu’on traîne depuis vingt ans et on n’a pas envie de laisser tomber. C’est très variable. Il y a des gens qui sont tout seuls dans la vie, donc je me dis… mais quand il y a une famille […] C’est des trucs éthiques ça ; c’est vrai qu’il n’y a pas de règle pour ça. Je pense que l’expérience professionnelle joue : quand on vieillit, on va prendre plus de risques que quand on commence (C.G.).
L’éthique de l’action en psychiatrie
- 56 Voir « Les réappropriations normatives de la déontologie médicale » et « Éthique (...)
48La forme concrète prise par l’insertion normative des principes, dans la pratique56, se déploie dans les termes d’une éthique de l’action dont les contours demandent à être précisés. Cette détermination de l’éthique est celle à laquelle parviennent les psychiatres qui ont le plus réfléchi à la problématique de l’éthique dans leur champ professionnel.
49« L’éthique de l’action, c’est : qu’est-ce qu’on fait avec les gens, comment on se comporte avec les gens, dans des situations précises ? » (J.M.).
Quand je parle d’éthique, il faut essayer de se représenter ce qu’est une éthique de l’action, ça n’est pas simplement des bonnes conduites à tenir. C’est la capacité de s’engager vis-à-vis de l’autre, être présent, ce qui est 50 % déjà du travail, et puis d’être à l’écoute, d’être dans un “prendre soin”. On est beaucoup revenu sur cette histoire du “prendre soin” mais collectif. Vu l’actualité du mot care, je suis plus proche de Joan Tronto que de ce care qu’on appelle néo-libéral, les services de soin à la personne, d’aide à domicile, etc. (J.M.).
- 57 Voir C. Guibet Lafaye, « Renunciar a valores políticos comunes. La inserción polí (...)
- 58 Voir « L’éthique en psychiatrie, une éthique particulariste ? ».
50L’exercice psychiatrique se conçoit comme et convoque une éthique de l’action pour autant qu’elle implique une insertion des principes dans la pratique57 et la difficile adéquation de principes généraux à des situations particulières. En psychiatrie, la résolution des situations « au cas par cas » est présentée comme l’attitude appropriée. De ce fait, l’éthique de l’action, comme nous le verrons58, peut se comprendre comme une éthique particulariste. Comme le suggère P.L., « l’éthique, c’est la pratique », c’est-à-dire ce qu’on fait davantage que ce que l’on énonce ou formalise. C’est ce dont on doit rendre compte dans la pratique que l’on a, conformément au principe kantien d’universalisation et de publicisation de la maxime. Quand j’interroge ce chef de service sur « son éthique, ses principes, ses convictions », P.L. répond :
- 59 Voir sur cette distinction P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 200.
C’est un peu compliqué la problématique de l’éthique en fait, je trouve que c’est une problématique un peu compliquée pour en parler comme ça. […] Je pense que l’éthique professionnelle, c’est quelque chose qui se construit petit à petit. On parle beaucoup d’éthique mais je ne suis pas sûr que les mots qui sont utilisés sont tout à fait pertinents. L’éthique, une fois de plus, ça n’est pas la morale. Les gens confondent éthique et morale59, premièrement, très fréquemment, et la définition de l’éthique… Il n’y a pas de définition à proprement parler de l’éthique, à part si vous faites référence à de grandes valeurs, ce qui n’a pas beaucoup de sens. L’éthique, c’est la pratique, c’est de ça dont il s’agit dans une évolution quotidienne. La réalité, c’est que vous avez de grandes valeurs humanistes et puis après la pratique de l’éthique, c’est vraiment autre chose ; c’est assez compliqué de le décrire, c’est pour ça que je suis un peu réticent par rapport à ça, pour plein de raisons… après moi, mon éthique, c’est ce que je fais et j’ai des idées assez précises là-dessus mais structurées simplement par des valeurs générales, […] c’est des valeurs humanistes banales de respect de la personne, etc., c’est ce qui devrait être la base de la pratique médicale (P.L.).
- 60 Voir infra Y.H.
51L’éthique est identifiée à une certaine forme d’agir et se concatène en une éthique particulariste, associée à une récusation de la validité pratique des principes universels abstraits, éventuellement jugés inutiles, pour l’action contextualisée. Les principes normant l’action sont pensés comme émanant de la sphère de l’agir et s’y construisant au fil de la pratique. La psychiatrie repose enfin sur une éthique de l’action car les patients ne sont jamais les mêmes60 – si tel était le cas, l’éthique de l’action se réduirait à une technique et à la mise en œuvre de protocoles.
- 61 Voir « Éthique ou clinique ? ».
- 62 Voir « Le psychiatre, norme de l’éthique ? ».
52À la lumière de ces éléments, la disqualification liminaire de l’éthique61 se comprend pour autant que cette dernière est identifiée à une éthique universaliste, constituée de grands principes. Cette mise à distance est corrélative de la promotion d’une éthique particulariste dont la psychiatrie semble être un champ d’actualisation par excellence. Nous tenterons dans ce qui suit d’en dessiner les contours. L’orientation particulariste de la disposition éthique en psychiatrie explique également que la figure de l’agent moral ne soit pas le phronimos – i. e. l’incarnation de la sagesse pratique, du jugement moral en situation – mais l’individu s’appréhendant lui-même comme incarnant la norme62.
L’éthique en psychiatrie, une éthique particulariste ?
- 63 N. Cano, « Pratiques psychiatriques et perspectives éthiques », p. 3-10.
53Parallèlement aux efforts de formalisation éthique réalisés dans certaines commissions, travaux ou approches critiques63, les déterminations de l’éthique empiriquement recueillies suggèrent que la psychiatrie pourrait s’inscrire dans le champ du particularisme moral, en tant qu’il se distingue d’une éthique universaliste, fondée sur la thèse de l’existence de principes valables, en tout temps et en toute occasion, ainsi que sur la conviction que la rationalité de la pensée et du jugement moral dépendent d’un ensemble approprié de principes moraux.
- 64 Voir les variables d’analyse privilégiées dans cet article.
- 65 M. Weber, Le savant et le politique.
54La plausibilité de cette hypothèse n’exclut pas que d’autres théories morales puissent avoir une pertinence dans ce champ. Néanmoins nous ne pourrons les envisager pour des raisons tenant à la méthodologie utilisée. En effet, nous avons étudié des discours ainsi que le rapport des agents aux principes64, non pas dans le cours de leur praxis, mais tel qu’ils en rendent compte ex post. En outre, l’exploitation d’entretiens semi-directifs plutôt que d’un matériau, issu d’une observation ethnographique, rend difficile l’appréhension des mobiles de la décision et de l’agir, que des théories comme le rationalisme éthique ou l’éthique émotiviste sont susceptibles d’éclairer. De même, l’adhésion et la mise en œuvre d’une éthique de la responsabilité, supposant de « répondre des conséquences prévisibles de nos actes »65, n’auraient pu être appréciées qu’à partir d’une observation des pratiques réelles plutôt que des discours s’y référant. Ayant choisi d’interroger le rapport aux normes, dans le cadre d’entretiens, plutôt que les mobiles de l’agir, l’universalisme et le particularisme moral, davantage que l’éthique externaliste ou internaliste par exemple, constituent des théories morales appropriées pour donner sens aux discours recueillis.
- 66 Voir infra.
- 67 Voir « Disqualifier l’éthique ».
- 68 Voir « Les réappropriations normatives de la déontologie médicale ».
55L’analyse attentive des discours ainsi que la récurrence de certaines occurrences (telles que « particulier » et « singulier »66) suggèrent que l’exercice de la psychiatrie, lorsqu’il est interrogé à la lumière de ses présupposés éthiques, tend à se concevoir comme mobilisant une éthique particulariste. Les discours des médecins eux-mêmes suggèrent cette orientation interprétative comme étant la plus susceptible de rendre compte de leur praxis, pour autant que celle-ci revêt un sens éthique. L’hypothèse du particularisme moral paraît d’autant plus plausible qu’elle donne sens aux attitudes précédemment décrites. Elle expliquerait que la référence abstraite et généralisante aux principes soit disqualifiée67. Elle reconnaît la place et le rôle des phénomènes interprétatifs dans le rapport des acteurs aux normes68.
- 69 J. Dancy, « Moral Particularism », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, été 200 (...)
- 70 J. Dancy, Moral Reasons, Oxford, Blackwell, 1993.
56Nous explorerons cette hypothèse en prenant pour référence la formulation initiale du particularisme moral par son fondateur dans un article séminal69. Dans sa version radicale, le particularisme moral ou éthique revendique plusieurs thèses selon lesquelles (a) il n’y a pas de principe moral défendable, (b) la pensée morale ne consiste pas dans l’application de principes moraux à des situations particulières, (c) la personne moralement parfaite n’est pas une personne de principe70. La moralité n’est, dans cette perspective, pas envisagée comme un système de principes absolus.
- 71 Tenant en particulier compte du contexte d’incertitude dans lequel œuvrent les psyc (...)
57Pourquoi la psychiatrie impliquerait-elle davantage que d’autres sphères de l’action une éthique particulariste ? Pourquoi l’éthique de l’action, en psychiatrie, tend-elle à se penser comme une éthique particulariste, ne pouvant œuvrer en s’en tenant à des principes abstraits ? Nous répondrons à cette question en envisageant à la fois les raisons qu’une réflexion extérieure à cette pratique peut identifier pour le dire71 mais surtout les arguments avancés par les médecins pour justifier cette orientation.
58Tout d’abord et comme toute discipline médicale, la psychiatrie implique la relation singulière entre un médecin et un patient particulier placé, au moins dans le discours, au premier plan. Les entretiens soulignent de façon récurrente la singularité de chaque situation. L’identification de la pathologie psychiatrique peut, en outre, être complexe ; le rapport entre symptôme et traitement n’est pas toujours évident, comme ce médecin assumant explicitement un modèle médical le suggère :
C’est des maladies dont on ne connaît pas encore bien l’origine ; on est à peu près sûr que toutes sont multifactorielles comme origine mais… encore qu’on manque de réponses précises, étiologiques sur aucune, c’est pour ça qu’on utilise le terme de « troubles » en psychiatrie plutôt que de « maladies » parce que « maladies », ça suppose qu’on connaît le facteur étiologique […].
En psychiatrie, les choses sont beaucoup moins univoques : il y a toujours une discussion et une place importante à mettre sur le choix du patient et le traitement qu’il va accepter. J’ai pas énormément d’a priori sur ce qui est le meilleur traitement. […] globalement, après quelques décennies en psychiatrie, je me rends bien compte que tout ce qu’on pense est très vite remis en question par les faits : on peut penser que tel traitement est efficace mais il ne le sera pas du tout, et inversement. Il y a une place importante à donner au choix du patient qui en sait plus qu’on ne pense sur ce qui lui convient (C.S.).
59Cet autre médecin souligne : « Les études qu’on a sur les suivis thérapeutiques, sous neuroleptiques et tout ça, elles mettent dans le même sac des gens très très différents sous un diagnostic […] c’est un panier dans lequel on met tout le monde mais c’est des maladies très très différentes. Nous, on travaille comme ça avec des approximatifs. On a une catégorie, on en a deux, en fait : ou c’est une schizophrénie ou c’est des troubles bipolaires. […] Mais on ne peut pas prétendre quelque même ranger toutes les maladies de l’esprit ou du cerveau uniquement dans deux catégories » (A.C.). L’appréhension clinique généralisante du patient psychiatrique ne semble pas appropriée : « La question de l’arrêt de traitement qui peut être sollicité par le patient dont je me demande s’il y a un risque de rechute, c’est pas simple à trancher. Les livres disent de continuer entre deux et quatre ans après un épisode psychotique aigu. Mais moi, qu’est-ce que je fais avec ce patient-là ? » (L.M.).
- 72 Voir C. Guibet Lafaye, « Irréductibilité des conflits normatifs et dilemmes moraux (...)
- 73 Du fait de notre inexpérience clinique, notre prétention est descriptive plutôt qu’ (...)
60Enfin, la psychiatrie, qui n’est pas une science exacte, opère dans un contexte d’incertitude72 et travaille avec de l’humain. A.C., évoquant un de ses patients, sur la modalité du « Qu’est-ce que je fais ? », explique : « Ça c’est un dilemme. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a. Il est inquiétant. Tout le monde s’inquiète, la société, la famille. Lui-même est inquiet et pas très bien. il n’est pas totalement fou, il est aussi très lucide. C’est ça le problème. Les gens totalement fous, ça n’existe pas. Il y a toujours un bout de lucidité. Et notre travail c’est de travailler avec cette lucidité pour la renforcer, pour que les gens prennent un peu conscience… ». De ce fait, on observe une propension à décrire chaque situation comme unique73 :
Pourquoi ce patient est-il hospitalisé, pourquoi ce patient n’est-il pas hospitalisé alors que beaucoup d’autres, dans la même situation, ne le seraient pas, etc. Ce sont des questionnements qui sont permanents. C’est toute la difficulté… Et c’est là où on retrouve les débats éthiques actuels ; le problème de la psychiatrie et de la santé mentale, c’est que les situations ne sont pas reproductibles au sens où une loi scientifique peut l’être. Un patient schizophrène n’est jamais superposable au patient schizophrène du pavillon d’à côté ou du service des voisins. Aucune situation clinique n’est réellement superposable à une autre. Donc on doit tenir compte à la fois des particularités du sujet et des exigences du contexte plus général (Y.H.).
61Or la notion de variabilité est au cœur du particularisme éthique, en tant qu’il se distingue d’une attitude universaliste. Celle-ci, à la différence du particularisme, exige l’identité dans la façon dont une même considération ou un même trait distinctif fonctionne dans une situation et dans une autre.
- 74 Ou encore : « Dans la pratique, je ne peux pas dire que ça [l’éthique] vienne de fa (...)
- 75 Voir aussi infra A.L. sur une relance sur les autres situations difficiles pour les (...)
- 76 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics, p. 55.
62D’autres raisons expliquent encore que l’éthique en acte, saisie à travers les discours des médecins psychiatres, s’interprète de façon particulariste. En premier lieu, le contexte de la décision en psychiatrie est fréquemment décrit comme celui du cas particulier. Dès lors, « l’éthique, c’est de ne pas avoir d’automatisme, c’est tenir compte en particulier du patient » (B.O.)74. Cette absence de règles générales permettant de fonder la décision est, en second lieu, soulignée de façon récurrente. On considère qu’« il ne peut pas y avoir de règles générales et il ne doit pas y avoir de règles générales » (F.K.). Ou encore : « Les valeurs auxquelles je tiens ? Je tiens à ce qu’on reconnaisse qu’une personne est une personne, que chacun est unique, que c’est difficile de faire des règles… des règles trop rigides, ce serait absurde. Voilà, l’individu, c’est toujours un mystère » (A.G.). Le particularisme, promu au rang d’exigence éthique, s’illustre alors de façon emblématique75. La décision ne s’appuie pas tant sur une norme générale susceptible d’être convoquée, dans la variété des situations particulières, mais se conçoit comme une réponse singulière à une situation décrite comme unique. Or le particularisme éthique considère que ce qui peut constituer une raison, par exemple déterminante pour une décision dans un cas, ne le sera pas dans un autre. L’orientation particulariste se présente alors comme la réponse qui semble, à une large part des psychiatres, appropriée à la nécessité de recourir, dans la pratique et l’éthique médicales, à des « jugements situés »76.
63L’ambivalence de la qualification, reconnue par le particularisme, s’actualise dans les usages des catégories déterminantes de la psychiatrie, comme celles de dangerosité, d’insalubrité – et du point jusqu’auquel elle est tolérable –, d’imposition de la contrainte donnant lieu à l’hospitalisation ou à l’isolement. Cette variabilité est décrite théoriquement, dans le particularisme, comme le « holisme des raisons », c’est-à-dire comme la doctrine selon laquelle ce qui constitue une raison dans un cas peut n’en pas constituer une dans un autre, voire constituer une raison adverse – de faire telle action – dans une troisième configuration. La variabilité consiste à rejeter l’invariance des raisons, quelle que soit leur nature. Dès lors et dans une perspective particulariste, la possibilité de la moralité ne dépend aucunement d’un ensemble approprié de raisons invariantes, du type de celles susceptibles d’être spécifiées à partir de principes.
64Néanmoins cette orientation particulariste a une incidence sur le processus délibératif. Plutôt que de convoquer des principes pour identifier ce qu’il convient de faire, dans une situation donnée, l’agent envisage ce qu’il importe d’y faire, y compris en faisant référence à la façon dont les choses sont ou pourraient être par ailleurs. Cette attitude s’illustre dans le récit de cet interne :
Avec tous mes beaux discours sur la contrainte et l’humanisme familial… […] les positions de principe sont agréables parce qu’elles permettent de se mettre derrière… à mon avis, de se mettre à l’abri derrière des outils conceptuels mais c’est au cas par cas, et cette femme-là [suivie en gériatrie], sur le papier, personne ne lui aurait donné un traitement [antipsychotique] et pourtant ça lui a permis de ne pas mourir à l’hôpital, parce qu’elle allait mourir à l’hôpital (X.B.).
- 77 C. Protais, « Sous l’emprise de la folie. La restriction du champ de l’irresponsabi (...)
65Dès lors, on ne vise pas ce qui devrait être le cas mais la configuration ou l’état du monde qui pourrait être le meilleur. Le rejet initial de l’éthique, sous la modalité de l’universalisme, prend alors sens. Le particularisme apparaît comme une exigence de la posture clinique et une attitude déontologique adéquate. Cette disposition explique également les divergences et les conflits dans les appréciations de cas en psychiatrie, dont on trouve une illustration dans les désaccords au sein de l’expertise pénale77.
- 78 Voir C. Guibet Lafaye, « Irréductibilité des conflits normatifs… ».
- 79 Et permettant d’identifier des situations, décisions ou caractéristiques comme étan (...)
- 80 Voir J. Dancy, « Moral Particularism ».
66En troisième lieu, l’éthique convoquée en psychiatrie peut être jugée particulariste du fait des principes que son exercice met en œuvre. Dans la mesure où ce contexte d’exercice est complexe78, l’application de normes convoque moins des principes absolus, c’est-à-dire des principes conformément auxquels toutes les actions d’un certain type ou relevant d’une même qualification79 seront toutes bonnes ou mauvaises, que des principes dits contributifs, au sens de la théorie morale. Les principes contributifs expriment la contribution d’un facteur particulier (voler, tuer, promesse de rupture…) au statut ou à la qualification morale générale d’états du monde80. Une raison est contributive pour une action, si elle tend à la favoriser – i. e. à plaider en faveur de sa réalisation – mais sans nécessairement déterminer à sa réalisation. Ainsi ce qui peut, pour une part, s’interpréter comme le respect d’une liberté individuelle apparaîtra à d’autres comme un défaut de sollicitude, un abandon, voire de la non-assistance à personne en danger.
À propos d’éthique, on en laisse beaucoup vivre à leur domicile dans des conditions d’insalubrité. Est-ce qu’on est libre de vivre dans des conditions insalubres et indécentes ? C’est une liberté, ça ? La plupart des cas suivis ici, c’est gravissime. On est très loin de la liberté individuelle, de la liberté individuelle de ne pas manger, de ne pas vivre dans des excréments, de se suicider : ça n’est pas de la liberté ça (L.M.).
67Plusieurs principes moraux sont susceptibles d’intervenir – i. e. à la fois d’être appliqués et de constituer une référence pour la description de la situation – sans qu’aucun n’apparaisse de façon évidente comme étant le plus approprié. À l’inverse, l’universalisme oriente la qualification et la décision par la subsomption de la situation particulière sous une norme générale. La décision procède alors selon un processus inférentiel ou déductiviste. Cette posture est sous-jacente à une attitude de type « médecine basée sur des preuves » (evidence base medecine) et dans l’application de protocoles standardisés, qui n’est certes pas majoritaire en France aujourd’hui, quoiqu’on puisse la rencontrer parfois : « J’utilise les guidelines, les arbres décisionnels. Quand on connaît les stratégies à mettre en place par rapport aux pathologies, ça marche mieux, quand il y a des arbres décisionnels dans la plupart des cas, [ça marche] » (F.C.).
- 81 Le mobile pousse à agir, qu’on le sache ou non. L’intention désigne en revanche les (...)
68La psychiatrie, davantage peut-être que d’autres champs de la médecine, du fait notamment du statut du patient psychiatrique gravement malade et de sa vulnérabilité, donne lieu à une labilité remarquable des concepts. Ainsi la notion d’intérêt du patient, donnée comme un des principes premiers de l’éthique médicale, du fait de son haut degré d’abstraction, des contextes d’exercice de la psychiatrie et de la variété des « cultures de service », est sujette à une diversité d’interprétations pouvant donner lieu à des décisions antinomiques. Ce principe ne guide l’action que pour autant qu’il fait l’objet d’une réappropriation normative dans des contextes singuliers. En effet, d’une part, les normes éthiques canoniques de la profession ne sont mises en œuvre que pour autant qu’elles sont l’objet d’une intériorisation et d’une réappropriation normative par les acteurs et sont appelées par des mobiles81 et des motivations qui expliqueront que l’agent y a recours. D’autre part, les individus s’en remettent, dans leur agir professionnel, à une éthique individuellement élaborée, constituant l’idéal régulateur de leur agir.
69L’exploration des discours empiriquement recueillis a permis de saisir les modalités de l’insertion des principes formalisés de l’éthique médicale, dans les pratiques, et les réinterprétations qu’en proposent les médecins. L’appropriation des principes de l’éthique médicale s’appuie sur une réinterprétation normative, laquelle constitue non pas seulement un trait de l’éthique professionnelle de chaque médecin, mais un des vecteurs constitutifs de l’identité du professionnel de santé, dans l’exercice de sa fonction. L’éthique à l’œuvre, en psychiatrie, se conçoit comme une éthique particulariste dont le particularisme est parfois porté au rang d’exigence déontologique. Il resterait à déterminer si cette approche est effectivement la plus appropriée dans ce champ de la pratique médicale et si, par-delà les interprétations qu’en donnent les acteurs, elle dessine, en toutes circonstances, une attitude éthiquement recevable.
- 82 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics.
- 83 Les détails relatifs à l’enquête (guide d’entretien, liste anonymisée des personnes (...)
70D’autres interprétations des données présentées auraient pu être proposées, en particulier davantage centrées sur l’approche de Beauchamp et Childress82, suggérant une voie moyenne pour l’éthique médicale. Eu égard à cette référence majeure, nous avons souhaité convoquer des théories morales non élaborées en contexte biomédical, telles l’universalisme et le particularisme, pour éprouver leur pertinence dans un champ de la pratique pour lequel elles n’ont pas été forgées. L’intérêt de se départir du cadre d’analyse, fourni par Beauchamp et Childress et continûment mobilisé en bioéthique, réside dans la possibilité de distinguer l’intention, le principe explicitement mobilisé pour justifier une décision (qui, en contexte français, sera plus volontiers le principe de l’intérêt du patient plutôt que le principe de bienfaisance) et, par conséquent, d’interroger la coïncidence entre le principe motivant ou justifiant l’action et son résultat effectif. La deuxième raison pour laquelle nous souhaitions ne pas nous en tenir à ce cadre d’analyse tenait à la volonté de donner toute sa place à la dimension interprétative – qui n’est certes pas ignorée par ces auteurs – mais dont nous voulions souligner le rôle légitimant, justificateur et potentiellement instrumental que les médecins lui conféraient, dans des situations où l’action entreprise, au nom du bien du patient, était vécue par ce dernier comme antinomique avec sa volonté, simplement parce que l’usage de la contrainte est autorisé, justifié et légitimé, en psychiatrie, en référence au bien ou à l’intérêt du patient83.
Notes
1 M. Weber, Économie et société. Les catégories de la sociologie [1956], Paris, Plon – Agora, 1971.
2 M. Weber, Le savant et le politique [1919], Paris, Plon – Union générale d’éditions (10 / 18), 1959 ; H. Jonas, Le principe de responsabilité [1979], trad. J. Greisch, Paris, Flammarion (Champs essais), 1990.
3 J. Dancy, « Ethical Particularism and Morally Relevant Properties », Mind, 92, 1983, p. 530-547.
4 B. Spinoza, Éthique [1677], trad. R. Caillois, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1955.
5 A.J. Ayer, « The Emotive Theory of Ethics », in Moral Philosophy : Selected Readings, Fort Worth (Texas), Harcourt-Brace, 1996, p. 120-128.
6 B. Williams, « Internal and External Reasons » [1979], in Moral Luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 101-113.
7 R. Shafer-Landau, « A Defence of Motivational Externalism », Philosophical Studies, 97, 2000, p. 267-291.
8 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics [1994], New York, Oxford University Press, 2001.
9 E. Beetlestonne et al., « What Homeless people expect from hospitals : results of an ethics study about patients’ autonomy », European Network of Homeless Health Workers, n° 9, printemps 2009, p. 2-5 ; M. Cauchon, « À l’écoute du soignant : relation de soins et considérations éthiques dans la pratique des soins psychiatriques communautaires », Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l’université de Montréal en vue de l’obtention du grade de maîtrise (M.A.) en bioéthique, mai 2012.
10 G.N. Christodoulou et al., « P 642 - Ethical principles in medicine and psychiatry », European Psychiatry, 27, supl. 1, 2012, p. 1 ; D. Gracia, « Psychiatric Ethics », in Encyclopedia of Applied Ethics, 2nd éd., Amsterdam – Boston – Heidelberg, Elsevier – Academic Press, 2012, p. 650-657 ; A. Grenouilloux, « Existe-t-il une éthique particulière à la psychiatrie ? », Éthique & Santé, 9, décembre 2012, p. 170-175.
11 On distingue le principe de la règle, le premier supportant un degré de généralité. Il demande à être interprété en vue de son application à un contexte donné spécifique et singulier. La règle, en revanche, spécifie l’action et prescrit ce qu’il convient de faire (ou de ne pas faire) dans une configuration donnée.
12 C’est-à-dire quels principes, pourquoi et à quel moment ils sont mobilisés.
13 Avant 2011 et 2013, la dernière loi de réforme de la psychiatrie en France datait de 1990.
14 A. Blanchet, A. Gotman, L’enquête et ses méthodes. L’entretien, Paris, Armand Colin, 2005.
15 I. e. soit en service de psychiatrie (qu’ils soient fermés ou ouverts), soit en hôpital général, soit aux urgences, soit comme psychiatre de liaison.
16 Les entretiens ont été enregistrés. Tous ont fait l’objet d’une analyse de contenu classique, selon les méthodes de la sociologie qualitative, fondée sur la retranscription des entretiens et les notes prises lors de leur déroulement.
17 Le guide d’entretien est disponible sur demande.
18 Cette question fait allusion à la réforme de la loi d’hospitalisation de 2011 instaurant les soins sans consentement en ambulatoire.
19 A.M. Huberman, B.M. Miles, Analyse des données qualitatives : recueil de nouvelles méthodes, Bruxelles, De Boeck, 1991.
20 Voir la méthode d’échantillonnage de Huberman et Miles.
21 Ces principes ont un usage régulateur en ce sens qu’ils ne déterminent pas d’objet mais servent de règle à l’esprit : « la raison humaine ne contient pas seulement des idées, mais des idéaux […], qui ont (comme principes régulateurs) une vertu pratique, et servent de fondement à la possibilité de la perfection de certaines actions […]. Bien qu’on ne puisse attribuer à ces idéaux une réalité objective (une existence), on ne doit pas pour autant les regarder comme de pures chimères. L’idéal de la raison doit toujours reposer sur des concepts déterminés et servir de règle et de modèle, soit pour l’action soit pour le jugement d’appréciation » (E. Kant, Critique de la raison pure [1781], trad. A. Delamarre et F. Marty, in Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1980, p. 1193-1195).
22 Les trois items mentionnés reflètent des questions évoquées dans le cadre des entretiens semi-directifs réalisés.
23 H. Jonas, Le principe de responsabilité, p. 45.
24 A.N. : « L’hôpital, c’est un peu différent, […] enfin l’hôpital psychiatrique, parce que là il y a la loi, il y a le juge, il y a… Si on fait les choses en bonne et due forme, qu’on suit correctement la procédure… bon, à partir de là, moi ça ne me pose pas de problème éthique [les hospitalisations sous contrainte] ».
25 Cette posture peut être interrogée pour deux raisons au moins. D’une part, les protocoles susceptibles d’être mis en œuvre peuvent être éthiquement discutables (voir infra note 28). D’autre part, « il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins “bonnes”, nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses » (M. Weber, Le savant et le politique, p. 89).
26 Le premier des médecins mentionnés (H.V.) s’insurge contre le fait qu’on juge les psychiatres au nom d’une morale alors qu’ils devraient être jugés selon leur éthique professionnelle.
27 Voir B. Bourgeois, in J. Michaud, L’éthique à l’épreuve des techniques, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 3.
28 M.B. : « elle [une patiente] est enfermée ; on ne se pose plus de questions car c’est le protocole. La contrainte est une atteinte aux libertés individuelles. […] la dame a dit “j’étais d’accord pour venir, pourquoi je suis enfermée ?”. On a été pris dans l’urgence… mais oui : elle était enfermée. Le problème est qu’il a fallu forcer les urgences à la prendre ».
29 Aux États-Unis, à la différence de la France, les comités d’éthique étaient, à l’origine, composés majoritairement de non-scientifiques, c’est-à-dire de membres issus de différents secteurs de la société. Ils étaient choisis du fait de leurs préoccupations sociales dans leur propre champ d’expertise (voir la première commission nationale créée par le Congrès américain et les Institutional Review Boards ; Questions d’éthique contemporaine, L. Thiaw-Po-Une (dir.), Paris, Stock, 2006).
30 « Une façon dont nous pourrions appréhender la nature de la sagesse pratique, c’est de considérer quelles sont les personnes que nous appelons sages. De l’avis général, le propre d’un homme sage, c’est d’être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même, non pas sur un point partiel (comme par exemple quelles sortes de choses sont favorables à la santé ou à la vigueur du corps), mais de façon générale, quelles sortes de choses par exemple conduisent à la vie heureuse » (Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, VI, 5, 1140 a 24-28).
31 Voir P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 206.
32 Voir B. Bourgeois, in J. Michaud, L’éthique à l’épreuve des techniques, p. 4.
33 Dans les entretiens réalisés, le code de déontologie ne constitue pas l’axe majeur autour duquel se construisent les attitudes éthiques des professionnels ni une référence normative d’emblée mise en avant par les médecins, lorsqu’ils sont interrogés sur « les principes et les convictions qui structurent leur pratique » ou « les principes auxquels [ils sont] particulièrement attachés et qu’[ils] ne souhaiteraient pas lâcher ». Cette tendance tient probablement au fait que les entretiens commençaient par interroger les cas difficiles qu’avaient pu rencontrer les médecins, c’est-à-dire des situations singulières posant des difficultés d’ordre éthique face auxquelles le code de déontologie laisse démuni.
34 N. Cano, « Pratiques psychiatriques et perspectives éthiques », Éthique et santé, 6, 2009, p. 3-10 (p. 9).
35 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics, p. 55 ; notre traduction.
36 En l’occurrence de l’éthique qu’ils mettent en œuvre dans leur agir en tant que médecins ou soignants. Nous ne statuons évidemment pas sur leur agir hors de leur fonction en psychiatrie.
37 Ainsi le principe de non-nuisance peut être réinterprété dans le sens de la protection du patient.
38 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics, p. 55.
39 Nous prendrons soin ici de ne pas confondre ce qui relève du registre clinique ou médical et ce qui relève du registre éthique. L’analyse porte sur ce qui est identifié par les enquêtés comme appartenant au registre de l’éthique et non sur l’aspect clinique des situations considérées. La réflexion proposée n’est pourtant pas exogène à l’exercice de la psychiatrie puisque les médecins s’avèrent soucieux de savoir s’ils font bien dans les décisions qu’ils prennent, s’ils sont respectueux de leurs patients, y compris dans des configurations où la réponse à ces questions n’est pas évidente. C’est au nom de cette visée du bien que leurs décisions peuvent être interrogées, sous un angle éthique et non au nom d’une moralité qui serait convoquée, pour en juger, de façon exogène.
40 Voir E. Picavet, C. Guibet Lafaye, « Confiance et adaptation de principes généraux. Le cas de l’équité dans l’accès aux soins », in Action médicale et confiance, P.-Y. Quiviger et T. Martin (dir.), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté (série Agon), 2007, p. 37-66. L’interprétation des normes de référence est variable, cette variabilité tenant au haut niveau d’abstraction et de généralité auquel elles sont formulées.
41 G. Vidon, « De l’internement psychiatrique aux soins sans consentement en ambulatoire », in Psychiatrie française, psychiatrie en France, F. Rouillon (dir.), Paris, Springer, 2012, chap. 10, p. 175-189.
42 Ibid.
43 Voir E. Kant, Projet de paix perpétuelle [1795], trad. anonyme revue par H. Wismann, in Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1985, p. 377-378 et p. 382.
44 Il s’agit d’une interprétation et d’une réappropriation de l’article 2 du Code de déontologie médicale : « Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité » (art. R. 4127-2 du CSP).
45 Chacune des interprétations ici présentées constitue un effort pour donner sens à la norme de « l’intérêt du patient » dont on a vu, au début de l’analyse, qu’elle pouvait constituer un concept vide ou se définir a minima, c’est-à-dire par défaut mais de façon insuffisante comme le fait de ne pas nuire. Ces interprétations auraient pour vocation de répondre à l’aporie de la détermination du bien ou de l’intérêt du patient en psychiatrie.
46 Voir C. Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 2010.
47 C. Gohier, Repères pour l’éthique professionnelle des enseignants, Québec, Presses de l’université du Québec, 2009.
48 R. Sainsaulieu, Sociologie de l’organisation et de l’entreprise, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques – Dalloz, 1987.
49 J.-M. Larouche, G.A. Legault, « L’identité professionnelle : construction identitaire et crise d’identité », in Crise d’identité professionnelle et professionnalisme, G.A. Legault (dir.), Québec, Presses de l’université du Québec, 2003, p. 1-25.
50 Voir T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics.
51 J.-M. Larouche, G.A. Legault, « L’identité professionnelle… ».
52 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 146.
53 Ibid., p. 147.
54 Ibid.
55 Ibid.
56 Voir « Les réappropriations normatives de la déontologie médicale » et « Éthique professionnelle et éthique personnelle ».
57 Voir C. Guibet Lafaye, « Renunciar a valores políticos comunes. La inserción política de la ética », Praxis Filosófica, 27, juillet-décembre 2008, p. 73-87.
58 Voir « L’éthique en psychiatrie, une éthique particulariste ? ».
59 Voir sur cette distinction P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 200.
60 Voir infra Y.H.
61 Voir « Éthique ou clinique ? ».
62 Voir « Le psychiatre, norme de l’éthique ? ».
63 N. Cano, « Pratiques psychiatriques et perspectives éthiques », p. 3-10.
64 Voir les variables d’analyse privilégiées dans cet article.
65 M. Weber, Le savant et le politique.
66 Voir infra.
67 Voir « Disqualifier l’éthique ».
68 Voir « Les réappropriations normatives de la déontologie médicale ».
69 J. Dancy, « Moral Particularism », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, été 2005, E.N. Zalta (éd.), http://plato.stanford.edu/archives/sum2005/entries/moral-particularism/. La présente réflexion n’étant pas de philosophie morale ou de méta-éthique, nous nous en tiendrons, pour les besoins de l’analyse, à la détermination originelle du particularisme moral par son fondateur.
70 J. Dancy, Moral Reasons, Oxford, Blackwell, 1993.
71 Tenant en particulier compte du contexte d’incertitude dans lequel œuvrent les psychiatres et de la qualification qu’ils en proposent, de la notion de variabilité, de la place des « raisons déterminantes » et des « principes contributifs », de l’ambivalence de la qualification des catégories fondamentales sur lesquelles repose l’imposition de la contrainte en psychiatrie.
72 Voir C. Guibet Lafaye, « Irréductibilité des conflits normatifs et dilemmes moraux en psychiatrie », Éthique, Politique et Religions, vol. 2, n° 7, 2015, p. 133-167.
73 Du fait de notre inexpérience clinique, notre prétention est descriptive plutôt qu’évaluative. Nous ne jugeons pas si tel est effectivement le cas.
74 Ou encore : « Dans la pratique, je ne peux pas dire que ça [l’éthique] vienne de façon régulière. Après, ça peut se poser dans des cas particuliers » (V.N.).
75 Voir aussi infra A.L. sur une relance sur les autres situations difficiles pour lesquelles on a du mal à trouver la solution appropriée : « On n’a jamais de solution, c’est toujours difficile et on n’a jamais de solution. On engage notre éthique dans chaque acte avec la vie et la mort au bout. Il y a des gens qui meurent, brutalement ou pas. Jamais on apprend mieux que par les ratages qu’on fait ».
76 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics, p. 55.
77 C. Protais, « Sous l’emprise de la folie. La restriction du champ de l’irresponsabilité psychiatrique en France (1950-2007) », thèse de doctorat sous la direction de N. Dodier à l’EHESS, soutenue le 12 décembre 2011.
78 Voir C. Guibet Lafaye, « Irréductibilité des conflits normatifs… ».
79 Et permettant d’identifier des situations, décisions ou caractéristiques comme étant toutes invariablement bonnes ou mauvaises.
80 Voir J. Dancy, « Moral Particularism ».
81 Le mobile pousse à agir, qu’on le sache ou non. L’intention désigne en revanche les raisons que nous avouons pour expliquer notre agir (voir J.-F. Malherbe, Homicide et compassion. L’euthanasie en éthique clinique, Montréal, Médiaspaul, 1996, p. 31-32).
82 T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Principles of biomedical ethics.
83 Les détails relatifs à l’enquête (guide d’entretien, liste anonymisée des personnes interrogées, tris à plat, etc.) sont disponibles sur demande.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Caroline Guibet Lafaye, « Psychiatrie et particularisme éthique », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 52 | 2015, 183-210.
Référence électronique
Caroline Guibet Lafaye, « Psychiatrie et particularisme éthique », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 52 | 2015, mis en ligne le 13 juin 2018, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/588 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.588
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page