« Parler d’une tombe anticipée » : l’existence posthume d’Auguste Comte
Résumés
« L’attitude posthume » revendiquée par son auteur à partir de 1855 définit un point de vue singulier sur la dernière philosophie d’Auguste Comte. Cet article se propose d’en caractériser les principaux aspects. La thématique de la « tombe anticipée » s’inscrit en effet tout d’abord dans le cadre de la doctrine positiviste de l’Humanité comme continuité subjective ; elle opère ensuite comme règle éditoriale en invitant à reconfigurer la production comtienne à l’aune d’une transmissibilité intégrale ; elle autorise enfin à questionner la nature de la relation philosophique, en la constituant essentiellement comme une relation de confiance. « Parler comme un mort » apparaîtrait alors comme un registre d’énonciation épuré, entièrement soumis aux finalités didactiques de la doctrine positive.
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Comme le note Jean Delvolvé, « la critique philosophique aurait assurément le droit d’e (...)
- 2 Pour ne prendre qu’un exemple, l’aveu public de son amour malheureux pour Clotilde de V (...)
- 3 Voir A. Vaillant, « Auguste Comte et l’esprit de système : le syndrome de Louis Lambert (...)
- 4 Georges Dumas caractérise ainsi l’homme et l’œuvre comme l’expression générique d’une « (...)
1On a souvent souligné l’importance du lien que la vie de Comte entretient avec son œuvre1. Lien réciproque, car si Comte a pensé sa propre vie à partir d’une intention philosophique très précocement reconnue, l’œuvre a en retour assez largement imposé sa loi à l’existence d’un jeune méridional que ses dons auraient pu destiner à une tout autre carrière. Le résultat du moins est connu : il n’y aura point chez Comte de péripétie intérieure, de mésaventure professionnelle ou de révolution intime qui ne trouve en définitive sa place dans l’ordre théorique à titre d’exemple caractéristique ou d’expérience nécessaire2. Sans doute cette double emprise, de l’homme sur l’œuvre et de l’œuvre sur l’homme, conduit-elle à radicaliser la singularité d’une pensée, constamment comprise comme la manifestation simultanée d’un destin ; elle ne saurait toutefois à elle seule caractériser l’originalité de la pensée comtienne. Après tout, la corrélation entre l’ambition théorique et l’expérience existentielle, la systématicité des raisons et l’intensité du vécu, a bien quelque chose d’un trait d’époque3. La mise en scène de soi, au cœur du positivisme comtien, pourrait alors moins instruire de son contenu spécifiquement philosophique qu’éloigner ce dernier dans une objectivation psychologique, sociologique ou historique de la personne de son auteur4. Peut-être le philosophe ne paraît-il ainsi sur la scène du monde qu’aux risques et périls de sa propre philosophie. Le lecteur n’a pour sa part d’autre choix que de s’arranger de l’encombrant monsieur Comte lorsqu’il s’intéresse au fondateur du positivisme.
- 5 « Oui, j’aurai le courage de vous le répéter, j’ai été fou pendant la majeure partie de (...)
2Il y a plus toutefois que cette équivoque générale, certainement inhérente au statut d’auteur lui-même. Car, dans le cas de Comte, la question de la folie – sur laquelle achoppent tant de commentaires et d’interprétations diverses – concentre à l’extrême les difficultés propres à la personnalisation d’une œuvre de pensée. Du moins n’est-ce pas là une question de fait : Comte n’a fait mystère ni en privé ni en public du douloureux « épisode cérébral » de 1826 qui entraîna son internement passager5. Si la réalité de cet accès apparaît donc hors de doute, elle laisse pourtant indéterminée l’étendue et la portée qu’il convient de lui accorder dans l’étude et la compréhension de la philosophie positiviste. C’est en effet une chose d’admettre que la vie d’un philosophe ne se réduit pas aux aventures des concepts qu’il manie. C’en est une autre d’accueillir les raisons d’un polytechnicien devenu fondateur de religion et qui, comme « Grand Pontife de l’Humanité », dressa un culte à une femme aimée ou dispensa des sacrements aux prolétaires. En l’espèce, la frontière entre l’incarnation d’une philosophie et son dévoiement dans la manie individuelle a pu sembler parfois difficile à établir. Et l’aveu de la crise de 1826, loin d’éloigner les doutes par sa franchise même, projette une ombre sur tout ce que le positivisme religieux comporte de bizarreries aux yeux d’un lecteur contemporain. Le rapport entre le positivisme et la subjectivité de son fondateur se signale dès lors de lui-même comme un enjeu philosophique, puisque, à travers la question de la folie, la personnalisation du système paraît se soumettre à un véritable passage à la limite. Qu’y a-t-il en effet de plus étroitement personnel, de plus irréductiblement subjectif dans l’ordre de la vie intérieure, que l’expérience même de l’effondrement du sujet ? Quelle conséquence tirer d’un tel passage et d’une telle épreuve dans l’ordre de l’énonciation philosophique ?
3Il ne sera toutefois nullement question, dans les limites de cette étude, d’ouvrir une nouvelle fois le dossier biographique (et psychiatrique) du positivisme comtien. Notre ambition sera ici bien plus modeste, et s’attachera essentiellement à éclairer deux points. Nous souhaiterions d’une part élucider la figure singulière et déroutante que Comte adoptera à la fin de sa vie comme vérité de sa propre existence ainsi que de son œuvre philosophique. Nous voulons parler ici de « l’existence posthume » qu’il s’attribue à partir de la rédaction de son Testament en 1855. Revenant sur son parcours et son œuvre, le Cours et le Système, Comte y définit en effet l’attitude qui doit à la fois le fixer dans la mémoire de ses descendants et régler son comportement dans les années qui lui restent à vivre :
- 6 Testament d’Auguste Comte avec les documents qui s’y rapportent, pièces justificatives, (...)
Les deux grandes élaborations que j’ai successivement accomplies ont surtout consisté l’une à comprendre le passé, l’autre à déterminer l’avenir. Du point de vue où la seconde m’a placé, mon œuvre finale doit directement développer l’état normal que j’ai pleinement institué sans avoir encore pu le constituer suffisamment. Puisque la religion universelle est maintenant fondée, il me reste à caractériser la synthèse universelle qu’elle fera prévaloir. Ainsi conduit à parler au présent au nom d’un avenir irrévocablement défini, je ne pouvais mieux inaugurer ma troisième et dernière élaboration que d’après cette excursion personnelle dans la postérité. Ce voyage subjectif au monde normal, où je serai béni me ramène à la présente anarchie avec un sentiment inébranlable de l’indépendance et de la dignité qui conviennent aux vrais régénérateurs. Habitant une tombe anticipée, je puis désormais tenir aux vivants un langage posthume, qui sera mieux affranchi des divers préjugés, surtout théoriques, dont nos descendants se trouveront préservés6.
- 7 Nous renvoyons à « l’Opuscule fondamental » de 1822, où l’essentiel du projet comtien s (...)
- 8 La Synthèse subjective, ultime œuvre de Comte, sera ainsi écrite du point de vue des éc (...)
- 9 Naturellement, cela ne va pas sans poser une série de difficultés singulières : que sig (...)
4Que comprendre d’une telle déclaration ? « L’existence posthume » de Comte paraît de prime abord se caractériser par un décentrement inédit du sujet à l’égard de lui-même : anticipant sur sa propre mortalité, le fondateur du positivisme n’entend en effet plus désormais parler que comme le mort qu’il n’est pas encore (mais qu’il est pour nous), depuis une postérité qu’il a lui-même « démontrée ». Sa figure d’auteur se dessine ainsi avant tout à partir de la fonction historique qu’il s’attribue, et ce dès le début de sa carrière7. Doctrine appelée à « clore la Révolution », le positivisme doit en effet mettre une fin définitive à l’anarchie intellectuelle caractérisant l’adolescence de l’Humanité. Comte ne regarde donc pas sa propre singularité de créateur au prisme de l’élection ou du génie individuel, mais la relie d’emblée à une philosophie de l’histoire. Si l’existence empirique de Comte revêt donc à ses yeux un caractère d’exception, c’est uniquement en ce qu’elle apparaît comme la première actualisation d’une norme qui devra être commune. En cela, Comte se pense et se veut essentiellement un précurseur. Premier homme « normal », ayant pleinement réalisé en lui l’affranchissement des superstitions théologiques et des obscurités métaphysiques, Comte s’adresse ainsi à un futur où le rapport à sa condition et sa personnalité seront radicalement inverses de celui entretenu avec ses contemporains, car la marge d’alors y définira désormais le centre, l’exception la règle. L’expérience de la folie, comme la personnalisation de l’œuvre, sont ainsi ramenées à des effets de perspective : ce qui surprend ou choque dans l’individu historique perdra tout intérêt lorsque l’œuvre aura accompli sa vocation proprement philosophique en définissant la source principale de « l’éducation normale »8. La position posthume apparaît alors comme une forme paradoxale de réconciliation entre la nécessaire singularité de l’œuvre créatrice et la généralité d’une doctrine véritablement philosophique, c’est-à-dire universelle9. Le vrai Comte serait par suite le Comte mort : le Comte que reconstruit la postérité et qui, comme tel, devient le support d’une œuvre achevée, constituée en un corpus « classique » indéfiniment objet d’études ou d’interprétations.
- 10 « Il semble bien que le vulgaire ne se doute pas qu’en s’occupant de philosophie comme (...)
5Nous profiterons d’autre part de cette figure étrange du moi philosophique pour hasarder une hypothèse sur le statut essentiellement relationnel et social de l’activité philosophique. Il faut en effet reconnaître que la figure de la « tombe anticipée » place le lecteur devant une alternative délicate. Faut-il voir dans ces déclarations un ultime accès de folie, sanction définitive d’une personnalité malade signant ici sa rupture avec ses contemporains et l’enfermement dans une « parole posthume » qui ne serait qu’un monologue définitivement solitaire ? Si la postérité n’est qu’un fantasme morbide, l’existence posthume de Comte ne ferait en effet que confirmer jusqu’au grotesque le jugement que Platon attribuait déjà aux béotiens dans le Phédon10 : le philosophe est mort à la vie, son langage et ses idées le retranchent de la compagnie des hommes, le vouent à une existence absurde et au fond à un isolement radical. Mais peut-être pouvons-nous voir les choses autrement et regarder à l’inverse dans le décentrement propre à la tombe anticipée une ultime manière de soustraire sa pensée aux équivoques nées des échanges imparfaits avec nos contemporains. Le détour par la mort, loin de signifier alors l’enfermement, exprimerait dès lors plutôt un effort pour faire société avec les hommes passés et à venir, d’étendre sa vie et ses réflexions au-delà du bref intervalle de temps laissé à chacun, et dans lequel s’enferment ces véritables morts que seraient les prisonniers du présent. Parler comme un mort apparaîtrait dès lors ici parler véritablement aux vivants, en ne prenant pas au sérieux ce qui, dans leur vie même, doit mourir et n’est que transitoire (usages, querelles de personnes, faits divers, etc.). En cela, l’existence posthume de Comte relèverait d’un choix philosophique fondamental relatif au public qu’il convient de choisir pour sa pensée ou ses écrits. Cette alternative, on le voit, demandera pour être tranchée d’interroger ce que peut signifier la volonté de « parler à tous », comme la nature des relations qu’autorise une œuvre en se constituant comme « classique ». Cela reviendrait en définitive à comparer, en philosophie, la valeur herméneutique des approches biographiques, qui étudient la vie historique pour corriger la légende, à celle des approches subjectives, qui usent de la légende pour parfaire la vie.
6Cet article se propose donc d’éclairer simultanément, dans l’existence posthume de Comte, une figure du moi philosophique et une manière de concevoir la relation instituée par la pensée et l’étude dans l’ordre historique. Nous commencerons par montrer dans quelle mesure cette figure du moi philosophique présuppose d’abord une conception du sujet caractéristique de la pensée positiviste elle-même : l’individu n’est en effet pour Comte jamais tel qu’en ce qu’il fait de son existence objective le lieu d’un commerce continu avec l’Humanité. Nous caractériserons ensuite brièvement le double caractère de la tombe anticipée comme attitude philosophique : elle définit en effet simultanément une norme éditoriale et une norme biographique. Nous pourrons peut-être ainsi comprendre en quoi cette conception et cette pratique de soi engagent une redéfinition de la personnalité philosophique en général, et, dans le cas de Comte, de la question de la folie, qui en est comme l’épitomé. Le moi des philosophes aurait en effet sans doute moins à être saisi dans son « objectivité » biographique ou historique qu’à être reconnu comme sollicitant d’abord la confiance plutôt que la compréhension.
Humanité et existence subjective
7L’attitude posthume de Comte se comprend comme la substitution consciente de la « légende » livrée par la postérité aux traces effectives d’une vie terrestre. Regarder la postérité comme vérité du moi peut dès lors s’interpréter sans difficulté dans le cadre étroit de la psychologie commune : la tombe anticipée ne serait alors qu’un avatar curieux de la vanité philosophique, et de la mégalomanie de Comte. Avant de statuer sur ce point, il pourrait toutefois s’avérer utile de relier cette figure du moi philosophique à la théorisation plus générale que le positivisme propose de « l’existence subjective » et de la mort. La tombe anticipée comtienne apparaît en effet (a) essentiellement dépendante de la conception de l’Humanité comme relation continue des morts aux vivants, présente dans le Système de politique positive. On mesurera à cette aune (b) la place du sujet personnel dans l’antagonisme qui s’instaure en lui entre existence subjective et existence objective.
8(a) La philosophie positiviste est, on le sait, une philosophie de l’Humanité ; c’est dans ce cadre que doit s’élaborer toute théorie du sujet humain. Pour le comprendre véritablement, il faut toutefois mesurer combien l’Humanité positiviste s’éloigne de tout anthropocentrisme. Celle-ci doit en effet se substituer aussi bien à « l’Homme » majuscule des métaphysiciens qu’à la dispersion empirique des « hommes » livrée par l’histoire.
- 11 « La vague et irrationnelle notion de l’homme continue à servir d’unité zoologique, q (...)
- 12 SPP IV, p. 63.
9Affublé d’une majuscule, le terme renvoie en effet à l’évidence à une idée métaphysique, celle d’une nature humaine intangible, présente en chaque individu humain, comme il y a une « nature » du chien ou du cercle11… On ne sera donc pas étonné de ce que Comte récuse cette notion : seule l’Humanité manifeste en effet pour lui pleinement les caractères de l’espèce. Aucun homme n’est « l’Homme ». Et réciproquement, parce que seule l’Humanité, pensée comme un être rassemblant l’ensemble des résultats passés, exprime réellement les qualités de l’espèce, chaque individu doté d’un génie un peu caractérisé peut représenter « à quelque égard » l’Humanité12. Le culte des grands hommes devient donc chez Comte la réponse positive à la célébration métaphysique de la « nature » humaine : les « droits de l’Homme », la « dignité humaine », aussi abstraits que sans force, cèdent alors la place à une admiration réfléchie pour les existences réelles qui manifestent bien concrètement nos aptitudes sans les épuiser ou les résumer jamais à elles seules.
- 13 SPP I p. 411.
- 14 SPP IV p. 37.
- 15 Voir Catéchisme positiviste ou sommaire exposition de la religion universelle en onze (...)
- 16 Le refus de sépulture au terme du jugement d’incorporation marque ainsi cette épurati (...)
10Plus encore, si la valeur humaine réside dans la puissance de coopération, développée à l’échelle de la planète, il faut admettre que certaines bêtes ont bien davantage collaboré à l’Humanité que des individus nocifs et égoïstes, véritables « fardeaux de l’espèce »13. L’incorporation à l’Humanité de « nos libres auxiliaires animaux » devient pour Comte le complément nécessaire de la synthèse humaine14. En cela, la « biocratie » qu’institue et manifeste le Grand-Être n’est pas un anthropocentrisme au sens étroit. D’une part la différence qui nous sépare des animaux supérieurs n’est pas si grande qu’il faille en mépriser le secours ou le concours15. D’autre part la malignité et l’inutilité de certains individus justifient, pour Comte, dans les cas extrêmes, leur mise à mort, et, en cas général, l’oubli qui soustraie la vie d’un homme à la perpétuation subjective16. L’Humanité se développe ainsi par une intégration sélective des vivants à son existence continue.
11Le point de vue « humain » n’est donc pas un point de vue « anthropologique » : il est à la fois plus large et plus étroit. Plus large car il s’affranchit de tout « spécisme » en regardant comme organe de l’Humanité, et partie de sa réalité agissante des êtres non humains ; plus étroit car il se réserve de soustraire à l’Humanité les individus ayant déshonoré l’espèce relativement à leurs responsabilités spécifiques. Les impératifs de la transmission réelle, condition de la continuité du Grand-Être, prescrivent aux hommes, aux collectivités, des comportements qui ne relèvent pas de leur nature intrinsèque, mais de celle de l’Humanité même. En ce sens, le culte de l’Humanité n’est pas un humanisme.
- 17 « Quoique chaque nation tende à devenir le noyau central de l’Humanité, une seule y e (...)
- 18 La préhistoire a dû se faire le lieu de lutte mémorable pour la suprématie terrestre (...)
12Cela doit se marquer encore à un second niveau, en dissociant l’étude de l’Humanité de celles des collectivités humaines. En effet, si pour Comte toute société, et même tout foyer domestique, se constitue spontanément en noyau d’un Grand-Être, de par sa fonction intégratrice, l’Humanité ne saurait se développer qu’en éteignant ou en ralliant ces embryons rivaux17. De même la primauté de l’homme sur Terre n’apparaît nullement le résultat d’une élection divine ; elle a dû être conquise sur d’autres animaux sociaux dont les prétentions à faire société n’étaient sans doute pas moins fondées que les nôtres18.
- 19 Ce n’est que prolonger la conquête décisive propre à l’âge fétichique et à la préhist (...)
- 20 « Ce petit noyau de libres penseurs, alors chargés en quelques sortes, des destinées (...)
- 21 La convergence des peuples, on le sait, est l’horizon de la politique religieuse du p (...)
- 22 « Sous la nouvelle discipline philosophique, on cessera donc de définir un être vivan (...)
13Ainsi l’histoire de l’Humanité ne coïncide pas avec l’ensemble des faits naturels ; elle apparaît également sélective, jusqu’à justifier l’éradication d’espèces inassimilables, ou la valeur de certaines conquêtes et assimilation politique au détriment d’autres19. Il fallait, par exemple, la défaite des Perses devant les Grecs, les meurtrières conquêtes d’Alexandre, ou la disparition de la société médiévale pour que l’Humanité s’étende et se fraye un chemin jusqu’à sa maturité20. Si cette apologie de l’histoire humaine ne revient jamais, chez Comte, à dissimuler les violences inutiles ou les entreprises rétrogrades, comme le scandale de la traite négrière ou l’absurdité du colonialisme européen, il récuse également tout sociologisme ou toute dilution de la notion d’Humanité dans une illusoire pluralité. Cette assimilation invite en effet à subordonner la diversité à la convergence, c’est-à-dire à regarder dans le métissage l’avenir même21. Si l’Homme abstrait n’est rien, le spectacle stérile de la diversité des populations s’avère donc plus irrationnel encore. Car dans le premier cas on laisse croire qu’une espèce peut se penser à part du mouvement vital qui l’incorpore au Grand-Être, par l’identité de son mode de composition, mais dans le second on postule en outre que la société puisse se constituer à partir de ses seuls attributs abstraits ou structuraux, sans jamais toucher le terrain concret de l’histoire22. En ce sens, la sociologie n’est pas le conservatoire de tous les événements sociaux ou historiques.
14Le point de vue subjectif qui est celui de l’Humanité ne se superpose donc pas en n’importe quel sens à l’ordre social. Il se constitue à égale distance de l’abstraction d’une anthropologie métaphysique et de la dispersion dans le concret d’une histoire naturelle des sociétés humaines ; de l’humanitaire et du collectif. L’Humanité purge alors l’étude de l’homme, comme individu, des modèles rivaux de l’abstraction majuscule ou de la pluralité ethnologique. Elle rattache chaque vie humaine simultanément à une réalité qui le domine, par la part d’héritage qui le constitue, et un projet historique auquel celle-ci est invitée à collaborer. Ce rappel, même condensé, doit ainsi nous permettre de mieux saisir le rapport que Comte prétend instituer avec sa propre postérité, en la référant à l’antagonisme entre existence subjective et existence objective sur lequel s’appuie la vie de l’Humanité.
15(b) Pour comprendre la nature de cette existence dédoublée, il faut noter d’abord que la dualité du subjectif et de l’objectif se maintient rigoureusement chez Comte dans le cadre définitionnel d’une relation. La réalité composée du Grand-Être, sa dispersion dans le temps et l’espace, n’est en effet jamais dépassée ou abolie par l’existence subjective ; celle-ci en constitue simplement une modalité propre. Il ne s’agit donc pas de voir dans la mort une manière pour l’individu de rejoindre une quelconque « conscience collective » planant au-dessus du monde. L’existence subjective n’a rien en effet pour le philosophe parisien d’une substance fantomatique, ni, fondamentalement « d’immatérielle » :
- 23 SPP II p. 62.
Chacun d’eux [les organes subjectifs] résulte toujours d’une existence objective, et son exercice exige le concours d’une autre. L’homme sert donc comme être pendant sa vie proprement dite, et comme organe après sa mort individuelle23.
La subjectivité apparaît en effet comme une réalité invisible, mais elle demeure profondément incarnée et corporelle.
- 24 Ibid., p. 60.
- 25 « Quoique les arts techniques se proposent de réaliser des perfectionnements que les (...)
- 26 « Subsister en autrui constitue un mode très réel d’existence, puisque c’est ainsi qu (...)
16D’une part parce que l’incorporation finale du sujet humain à la vie supérieure du Grand-Être est la sanction d’une existence réellement vécue et conduite par un individu historique24. En cela, les morts sont à distinguer des personnages de fiction, dont l’existence également subjective n’a pas la même origine, quoiqu’ils puissent parfois avoir plus d’influence et de « présence » que nombre d’existences objectives. Le Don Quichotte de Cervantès ne constitue donc pas, à proprement parler, un organe subjectif de l’Humanité, mais un objet de contemplation et un instrument moral, comme toutes les contemplations esthétiques25. Or si le souvenir est intérieur, il n’en est pas pour autant illusoire, comme la rêverie. D’autre part, l’existence subjective ne saurait subsister sans la médiation et la participation d’autrui : l’objectivité ne s’oppose pas à la subjectivité, puisque la première porte la seconde, qui la règle en retour. Elle exprime une dépendance réciproque et une relation, plutôt qu’une césure substantielle. L’existence subjective est une existence incarnée, mais incarnée par quelqu’un d’autre : elle consiste à subsister en autrui26. La relation réelle déplace ainsi la problématique ontologique et usuelle de la conscience à celle, relative et pédagogique, de la transmission : il importe moins de « dire je » que de constituer sa pensée, son action et ses sentiments, de telle sorte qu’il puisse vivre sans nous, au-delà de nous.
- 27 SPP IV p. 101.
17Comte use ainsi d’une expression singulière pour qualifier cette existence entièrement supportée par la vie et l’objectivité d’autrui : il parle « d’existence indirecte » pour désigner ses êtres qui nous habitent27. La formule doit heurter. Comment une existence, habituellement définie par la présence immédiate à soi, pourrait-elle donc subsister indirectement ? Mieux, comment une existence « indirecte » peut-elle être autre chose qu’un simulacre et une illusion ? En d’autres termes encore, en quoi pouvons-nous dire positivement que Descartes vit parmi nous, et en chaque élève formant l’idée d’universalité algébrique des formes géométriques ?
- 28 Sur l’emploi de l’image des limbes de Dante, à l’entrée de l’Enfer, voir Cat. p. 67.
- 29 La recherche phénoménologique d’une épaisseur du vécu serait, pour Comte, profondémen (...)
18Si l’on écarte résolument tout substrat propre à l’âme, si notre personnalité ne requiert pas de substance pour être manifestée et comprise, alors le « moi » n’est jamais que la somme des qualités communicables en lui. Nous sommes essentiellement ce que nous faisons de nous, et la « transformation subjective » ne sera qu’un tri effectué d’abord par la mort physique, puis par le jugement social, dans le cadre futur du culte de l’Humanité, entre les produits de nos facultés. L’oubli n’étant au fond réservé qu’à ceux qui, n’ayant rien fait de saillant, se sont complus dans la confusion de l’informe : véritables fantômes, voués dès leur vivant aux limbes28. L’intelligence s’y incarne dans les pensées achevées et mûries par l’expression, non dans les sentiments confus de la perception ou de la vie quotidienne : pour trouver des pensées riches, mieux vaut lire quelque grande œuvre plutôt que de sonder ses propres « états de conscience »29. De même les sentiments élevés et les intentions fermes doivent être mieux sensibles dans quelque action passée, grande et expressive, plutôt que dans nos humeurs changeantes. Ainsi le souvenir du courage d’un héros résonne-t-il en notre cœur, et invite spontanément à l’imitation. Et si le moi n’est pas un substrat, mais le support d’une action qui peut tendre à l’excellence, notre vie sera plus réelle lorsqu’on l’aura ramenée à la quintessence de nos intentions ou de nos œuvres. C’est en ce sens qu’on peut souhaiter « vivre comme un mort », et régler ses pensées comme ses actes suivant l’épure qui demeure le propre des existences subjectives : cela signifiera bannir de son vivant même les pensées informes et les velléités sans avenir.
19Les morts nous possèdent donc, pour Comte, mais sans nous aliéner à eux : et c’est dire que la chance et le risque de l’action nous reviennent en définitive toujours :
- 30 SPP IV p. 102.
L’élimination de l’activité, dans chaque fusion affective et spéculative, éteint nécessairement la volonté chez tous les êtres incorporés, et la rend exclusivement propre au siège commun de leur existence indirecte. Car l’action immédiate et spéciale exige l’unité de résolution, malgré la multiplicité, souvent inextricable, des sources de chaque dessein. Pendant la vie objective, tout serviteur de l’Humanité devient l’instrument de sa providence, sans altérer une individualité toujours résumée par la volonté30.
Cela signifie que l’action des morts est bien réelle et spontanée, mais qu’elle demeure susceptible d’une variabilité de degré et d’intensité en fonction de la nature des volontés qui supportent et accueillent les existences subjectives. Les morts agissent réellement, mais leur action dépend largement de nous : de notre intelligence et de notre cœur, naturellement, mais surtout de ce privilège des vivants qui est de vouloir et de faire.
20L’existence subjective apparaît ainsi en définitive chez Comte comme une réalité née du commerce permanent que l’Humanité institue entre ses différents organes, qu’ils soient morts ou vivants, libérés ou dominés par la nécessité d’agir. Elle exprime alors moins un registre supérieur à la réalité matérielle qu’une manière pour les individus humains de trouver une borne intérieure à l’expérience immédiate du monde.
21Cette conception s’avère selon nous éclairante quant à la problématique du moi comtien : la biographie objective renvoie en effet nécessairement les idées positivistes aux actions du sujet qui les formule. Elle replie le sujet philosophant sur ce qu’il fait, abstraction faite des relations subjectives qu’il entend en réalité tisser. Le biographe n’a alors d’autre choix que de chercher dans le vécu d’une personne soit l’actualisation d’une abstraction (toute vie est une vie d’homme majuscule), soit l’exemplification d’un cas particulier (chaque vie est singulière, prise dans un contexte, un milieu etc.). L’ordre de l’Humanité est manqué dans les deux cas. À l’inverse, regarder en soi le mort que l’on ne saurait manquer d’être serait pour un philosophe marquer le souci d’assumer réellement son individualité. Non pas certes celle du créateur original, du génie romantique dont la singularité demeurerait toujours irréductible, mais véritablement du pédagogue apte à transmettre la vérité découverte ; du penseur dont la pensée se déploie justement comme une communauté de pensée. La « tombe anticipée » apparaît ainsi avant tout comme un présupposé didactique, lié à une conception précise de ce qui demeure réellement des pensées et des travaux des individus. L’œuvre mettra donc en scène le philosophe non pas comme l’écrivain vivant qu’il est, avec ses flottements et ses équivoques, au fond destinés à l’oubli, mais à partir du legs subjectif que ses conceptions doivent former si elles sont réellement philosophiques. L’attitude posthume apparaît alors comme une manière d’anticiper le processus de sélection et de stylisation par lequel est véritablement conservé le meilleur d’entre nous. Cette conception et cette attitude conduisent Comte à se décrire et à se penser à l’aune de cette vocation d’éducateur, comme à s’attribuer des mérites et des tares à proportion de la difficulté de cette communication. La rédaction d’une œuvre déborde alors l’aventure individuelle pour placer le moi concret devant ses responsabilités à l’égard de l’Humanité :
- 31 Lettre à Hadery du 13 mai 1856, CG VIII p. 468.
Je me suis donc interdit toute diversion jusqu’à l’entière publication de ma Synthèse subjective, où je puis encore réparer mes lacunes antérieures, tandis que celles que j’y laisserais seraient entièrement irréparables, de façon à mériter le blâme de la postérité si j’eusse pu les éviter par une sollicitude mieux concentrer31.
22La confession biographique confine donc toujours à une certaine philosophie de l’histoire ; car parler de soi revient ici à anticiper sur ce qui restera de nous, ce qui pourra être donné, et par là sauvé, de notre existence. Nous allons voir que cette posture conduit logiquement Comte à une perpétuelle tendance à épurer son œuvre comme sa vie, afin de les rendre toutes deux davantage assimilables.
La tombe anticipée, borne de l’œuvre et norme biographique
23Le motif de la tombe anticipée doit naturellement étonner le lecteur. Il convient toutefois selon nous de l’inscrire dans la globalité d’une réflexion qui définit précisément l’Humanité comme une relation continue entre les morts et les vivants, et un processus de sélection dans lequel chaque individu se trouve lui-même engagé. Si la vie véritable est en effet celle qui, éclairée par les morts, ne s’enferme pas dans l’étroit moment de l’existence objective, on comprendra pourquoi un philosophe put estimer devoir regarder sa propre existence à l’aune de la doctrine qu’il voulait léguer à ses descendants et penser son vécu à l’aune de sa « légende ». Nous voudrions donc désormais brièvement montrer que cette attitude posthume se déploie dans la dernière philosophie de Comte de manière pleinement consciente comme la solution à un double problème philosophique.
24D’une part, la productivité philosophique menace en effet toujours l’auteur d’un continuel inachèvement de sa pensée : les volumes se succèdent et la simultanéité de la découverte et de l’exposition condamne le plus souvent la vérité ou simplement le dernier mot à demeurer toujours à venir. L’effort de penser menace ainsi par sa dynamique propre toujours de se perdre dans la dispersion des pensées. Adopter le point de vue posthume consiste dès lors à donner à son écriture une borne extérieure à l’activité théorique elle-même, en visant l’unité et la transmissibilité intégrale du propos ; à régler l’action objective d’après la seule destination subjective du propos. La tombe anticipée constitue sous ce rapport avant tout une norme d’écriture et de lecture (a).
25D’autre part, l’attitude posthume rompt la concomitance du vécu et de la pensée philosophique en projetant le sujet au-delà de sa vie objective, dans la « légende » que la mort laissera seule subsister. Assumer un tel décentrement signifie alors placer la vérité de sa vie en dehors du commerce objectif quotidien. Parler comme un mort, ce serait par suite se soustraire aux tumultes des vivants, et inverser la perspective biographique, en invitant à poser explicitement l’équivalence entre la vie et la légende ; mieux à constituer l’existence subjective en vérité des efforts objectifs ayant abouti à la rédaction de l’œuvre (b).
- 32 « L’activité proprement dite étant surtout destinée à modifier le dehors, elle ne peu (...)
- 33 C’est pourquoi le corps même du mort, ancien siège de sa volonté, ne peut plus avoir (...)
26(a) En premier lieu, le point de vue posthume désigne la conjonction d’un fait et d’une norme d’écriture propre à l’œuvre finale. Auguste Comte est en effet mort le 5 septembre 1857 : ses efforts de penseur et de rénovateur social se sont par là immédiatement constitués en résultats et en documents. Car, nous l’avons dit, la mort anéantit essentiellement la volonté, c’est-à-dire la personnalité active, susceptible de modifier directement son environnement, et d’amender ses œuvres32 ; en sorte que ce qui est matière pour un vivant n’est plus que signe ou trace pour un mort33. La mort fixe donc en un sens de manière contingente le travail d’un penseur vivant. Elle ne laisse plus subsister que des vestiges imparfaits, soumis à toutes les altérations, et qui appellent l’imagination et l’intelligence des vivants pour témoigner encore de la vie qu’ils enferment. Dans l’ordre philosophique, cette nécessité a un nom. C’est l’inachèvement. Voyons comment cette question se pose à Comte.
- 34 Aucune vie n’est donc si remplie qu’elle ne puisse donner le regret de ne pouvoir acc (...)
- 35 « Le grand édifice du positivisme trouve sa base dans ma philosophie, sur laquelle ma politique éri (...)
- 36 « Malgré la supériorité systématique de ma construction religieuse sur ma fondation p (...)
- 37 « Pendant la présente année mon chômage n’est qu’apparent et consiste, sans rien écri (...)
- 38 On peut le supposer à la lecture de la conclusion de la Synthèse subjective, où le problème de la (...)
- 39 « Les bonnes volontés semblent se décourager devant la Synthèse subjective. […] Les critiques les (...)
- 40 « Quoique j’ai dû professer et même écrire le Cours de philosophie positive, je ne devais (...)
27Sans doute est-ce d’abord une condition triviale que de ne jamais parvenir à achever quoi que ce soit dans les bornes étroites de nos vies34. Le caractère inachevé du corpus comtien a toutefois été peu souligné par ses critiques. C’est pourtant essentiellement un fait. Si le positivisme s’est en effet pensé comme une œuvre systématique, architecturale, résultat d’une élaboration continue, le bâtiment complet n’a pas été livré ; et sur bien des points, nous n’avons que les plans de l’édifice35. La Synthèse subjective, alors même qu’elle devait constituer le dernier mot de Comte, fut en effet amputée par la mort du double tome final sur la science morale qui aurait dû en constituer tout à la fois l’ultime développement et la pierre de touche. La morale positive apparaît en effet nettement comme la condition de toute dogmatisation effectivement positive, et si le Système a permis d’en faire émerger le principe, au terme d’une longue préparation, son contenu demeure à peine esquissé36. On peut donc juger que l’absence du traité auquel Comte avait assigné un rôle essentiellement conclusif37, et même probablement architectonique, obscurcit au final la signification de la pensée comtienne38. La Synthèse devient alors victime d’une forme d’illusion rétrospective : on n’y voit communément qu’une extension plus ou moins métastatique de la politique positive dans le calcul intégral sans y discerner la philosophie positive constituée39. Et puisque celle-ci devait constituer, pour Comte, ce que le Cours n’avait pas pu être véritablement (un véritable système du savoir positif), cet inachèvement a abouti, chez la plupart des lecteurs, d’une part à tenir pour négligeable le tome paru en 1856, c’est-à-dire à considérer comme un épilogue étrange ce qui se donnait en fait pour un commencement décisif, et d’autre part à regarder dans le Cours un résultat substantiel, là où Comte ne vit en définitive qu’une inévitable préparation40.
- 41 B. Karsenti, Politique de l’esprit : Auguste Comte et la naissance de la science soci (...)
- 42 « Il y a une différence entre un contemporain, même prophète, qui planifie l’avenir e (...)
28On voit donc à quel problème répond l’attitude posthume, quand bien même elle ne put le résoudre complètement. Devant l’imminente dispersion des actions des vivants, l’urgence d’une œuvre incessamment menacée de dilution par les aléas de la vie, Comte a cherché à définir le point de vue qui assurerait la consistance dernière de son entreprise en anticipant la stylisation subjective que la postérité finirait par exercer sur ses travaux. Ce qui singularise ici l’élaboration comtienne, c’est donc moins son inachèvement, sort partagé par bien des œuvres philosophiques, que l’anticipation directe et consciente dont elle fait l’objet, et ce au niveau même de l’élaboration philosophique : la subjectivation du corpus entend borner sa dispersion ou son inachèvement objectif41. L’attitude posthume apparaît dès lors opérante comme méthode de construction littéraire de l’œuvre philosophique elle-même : c’est en effet toute la Synthèse, et pas seulement les tomes manquants, qui est d’emblée une œuvre posthume, érigée sur les bases d’un avenir démontré42. La Synthèse parle donc d’outre-tombe, comme toute œuvre passée sans doute, mais elle nous parle directement comme telle, elle veut être lue comme telle ; c’est en ce sens qu’elle constitue bien un terme pour la lecture et un levier herméneutique général.
- 43 Sur l’incorporation au Grand-Être comme ultime idéalisation et épuration de la person (...)
29D’une part, le point de vue posthume dessine en effet un point de convergence qui permet d’ordonner l’ensemble de l’œuvre. Si lire la Synthèse revient à en saisir correctement sa dimension posthume, cette dernière autorise par suite une redistribution de l’ensemble de l’œuvre suivant cette même perspective. Écrire de sa tombe anticipée signifie en effet pour Comte exercer de son vivant le jugement final que la postérité portera sur son propre travail, en l’émondant des inévitables scories qui ont dû présider à l’élaboration temporelle de sa pensée. Comte s’arroge donc le privilège sacerdotal par lequel l’Humanité substitue aux vestiges objectifs d’une existence complexe les traits fermes d’un type subjectif idéalisé43. Ce jugement, qui revient aussi à exercer un droit d’inventaire, engage simultanément un travail conceptuel et un travail éditorial. Le point de vue posthume se traduit sous le premier aspect par la primauté de la morale, couronnement et principe de la nouvelle encyclopédie. Sous le second, il entraînera une réassignation de la place, et même de la forme, des différentes œuvres du corpus : le Cours, œuvre préparatoire, pose des fondements appelés à être recouverts par l’édifice final, et ne présente donc qu’un intérêt documentaire. Le Système érige des principes : il institue une manière de penser et d’agir, sans pouvoir aller au-delà de la formulation d’un projet religieux. La Synthèse développe enfin une doctrine constituée d’après ces principes, et se veut directement opératoire comme pédagogie mentale et comme règle morale. Cette reconfiguration n’est toutefois pas qu’un revirement doxographique parmi d’autres, on le verra, en ce qu’il traduit un déplacement général du lieu de l’œuvre et de la pensée positive, car cette relecture tardive de Comte par lui-même est d’abord une pesée des âmes qui solde le travail d’une vie.
- 44 L’idéalisation qui résume l’état subjectif doit en effet « surtout s’accomplir en éca (...)
- 45 Voir SPP I p. 737-746. Cette épuration aboutit à réconcilier les antagonismes comme à (...)
- 46 La partie étroitement éditoriale de ce travail d’amendement a pu du reste être amorcé (...)
- 47 Pour le dire encore autrement, là où les études doxographiques s’appuient toujours su (...)
30Le point de vue posthume constitue et appelle donc un travail sélectif sur l’œuvre elle-même. Il consiste à réaménager les matériaux doxographiques que la vie d’un théoricien a accumulés, de manière à en purifier la forme, et en vue de la transmission future d’une doctrine cohérente plutôt que des casiers d’archives. Aussi bien la mort appelle-t-elle pour Comte davantage un exercice de soustraction et d’idéalisation que de juxtaposition indéfinie des détails et des traces44 : elle est mise en ordre plutôt que conservation. Ce passage à l’état subjectif constitue ainsi le résultat d’un travail religieux, lorsqu’il s’applique à des personnes, suivant par exemple le modèle du jugement de Blainville par Comte en 185145 ; il est littéraire lorsqu’il porte sur des textes46. Regarder de manière posthume l’œuvre de Comte, ainsi que Comte lui-même invite à le faire, c’est alors se délivrer d’un fétichisme de l’énoncé qui va permettre la restitution des textes dans l’unité d’une construction d’ensemble, et refouler derrière elle les matériaux contradictoires qui ont préparé sa réalisation. Après tout, parler au nom de l’avenir, et même depuis l’avenir, c’est frapper d’obsolescence les imperfections du présent qui font la fortune des archivistes47.
31(b) En second lieu, le point de vue posthume consiste donc à inverser la perspective documentaire. En cela, elle autorise un dépassement radical des apories inhérentes aux études biographiques. Contre les fantaisies du lecteur, l’historien regarde en effet communément dans les traces bibliographiques, les archives ou les manuscrits, les indices d’une réalité objective : celle de l’auteur et de sa pensée. Cette « réalité » apparaît toutefois nécessairement fantomatique, contradictoire. Le sol de « l’objectivité » ne cesse en effet de céder sous nos pas, et la « folie », « l’époque » ou la « pensée » de Comte ne cessent de se dissoudre en hypothèses érudites : Comte est-il « fou » et en quel sens ? Est-il caractéristique de son temps, ou au contraire est-il un marginal qui a raté le train du XIXe siècle ? etc. Face à ces hypothèses, le point de vue posthume rétablit une unité, selon nous, distincte de tout acte de foi positiviste préalable. Considérer dans Comte un mort doit en effet nous délivrer de l’absurde espoir de déterminer la vérité de sa personne objective : si sa biographie a un sens, ce n’est en effet que comme construction subjective permettant d’étayer une lecture et une méditation morale, la quête du détail historique y aveuglerait nécessairement en inversant les règles de lecture. De même, la détermination du milieu historique, ou d’un lexique précis, ne peut se séparer, chez le lecteur, de l’effort vivant pour se situer à l’égard de son propre temps : aussi toute histoire est-elle en quelque sorte un roman. Le paradoxe, ici, tient à ce que Comte ait de son vivant même revendiqué cette préséance de la légende sur la vie.
32En se voulant posthume d’emblée, la pensée positive prétend en effet échapper à ces assignations précaires, du temps et de l’espace, sur lesquelles pensent faire fond les historiens : c’est choisir pour réalité dernière, pour élément de sa philosophie, la subjectivité même. Car Comte a finalement voulu faire de son œuvre une institution subjective : l’illusion scolastique consiste alors à tenir pour un objet ce qui n’existe qu’au plan moral de l’Humanité elle-même. L’inversion se situe donc spécifiquement au niveau de ce que l’on doit tenir pour la réalité de l’objet d’étude. Nous ne disons en effet pas seulement que l’interprétation, à titre de méthode, précède de manière instrumentale l’explication documentaire : nous affirmons que le sujet de l’interprétation, le Comte lu, est le véritable objet de toute étude, et même qu’à tout prendre, il n’y en a pas d’autre.
- 48 A. Philonenko, « Réflexions sur Saint-Just et l’existence légendaire », in Essai sur (...)
- 49 « [Saint-Just] admet que la liberté absolue se confonde finalement avec le destin, qu (...)
33C’est donc en tant que légende, et même en tant que légende à la fois romanesque et sordide, que Comte nous arrête, c’est comme tel qu’il nous faut l’accueillir. Tel est donc notre principe : Comte n’est ni à sauver, ni à enterrer. Sa légende vit parmi nous d’une existence qu’Alexis Philonenko a pu détailler de manière suggestive au sujet de Saint-Just : une existence légendaire48. Comte en effet a voulu faire de sa vie un destin : il l’a fait en disposant son existence objective, la seule qui nous est donnée, de manière à se donner l’avenir pour patrie. C’est un pari et un risque absolu : en cela, consentir librement à vivre sa vie comme un destin constitue bien la marque d’un héroïsme49. Or, s’il est des héroïsmes vains, absurdes et mêmes cruels aussi bien que des héroïsmes solaires, on ne saurait traiter une légende comme un fait divers sans se priver d’une leçon sur la nature humaine.
34L’héroïsme de Comte, au-delà de la détermination extraordinaire de sa volonté, repose d’après nous dans sa manière d’aller au-devant du temps pour se donner la seule forme réelle d’immortalité que l’incroyance peut donner : le souvenir et la postérité. Orgueil fou ? Sans doute. Mais aussi singulière passion d’humilité. Car le « roman » qu’il constitua progressivement, loin d’être nécessairement ce tissu de mensonges que le biographe cherche à dissiper, s’est explicitement présenté comme un effort de jugement public de ses propres fautes. Se préparer à publier les confessions qui consignent, devant un amour sacralisé, ses aspirations et ses manquements, n’est-ce pas en quelque sorte sacrifier la part de secret et de confusion qui donne une fausse épaisseur à nos existences ? En aspirant à donner de sa vie une image, et même une réalité aussi transparente que l’œuvre qu’il livre à la postérité, Comte n’a peut-être pas tant agi en mégalomane qu’en ascète. L’idée précoce qu’il se forme de la gloire indique sous ce rapport très nettement comment il perçoit sa propre existence, liée dès sa jeunesse à un destin supérieur. Face à l’ami d’enfance se plaignant de sa condition obscure de professeur, Comte décrit à la première personne le risque et le pari qui l’engagent devant la postérité :
- 50 Lettre à Valat du 27 novembre 1825, CG I p. 178.
Soit bien sûr que contribuer autant qu’il est en soi à répandre la connaissance et le goût des sciences positives est aujourd’hui une excellente manière d’être utile. Je suis peut-être destiné à une action plus étendue et plus éclatante ; mais je donnerai beaucoup pour être convaincu qu’elle sera aussi réelle que la tienne. Si je manque mon coup, soit par ma faute, soit par celle de mes contemporains, tout est dit ; j’aurai employé ma vie d’une manière peut-être brillante pour moi, mais je n’aurai à peu près été bon à rien50.
35Parlant ainsi de lui-même, alors qu’il n’a pas trente ans, Comte suspend la réussite de son existence à la capacité à s’élever à la hauteur de la mission, radicalement incertaine, qu’il s’est assigné. Le moi empirique comtien apparaît ainsi un moi en travail constant sur lui-même, visant indéfiniment à parfaire son efficience, son adéquation à la fonction historique qu’il se reconnaît et qui doit, en dernière analyse, asseoir la réalité même de sa véritable existence, comme souvenir indéfiniment perpétué du « fondateur du positivisme ».
36Or, l’épuration biographique à laquelle Comte se soumet finalement éclaire son parcours d’écrivain d’une lumière singulière. Sa trajectoire objective se réécrit en effet comme l’effectuation progressive d’un projet initial par une succession de paliers qui sont autant de stations dans l’effacement progressif de la personnalité objective de l’auteur derrière sa doctrine. Cette effectuation ne demande alors plus à être comprise, comme dans la généalogie objective, par une succession d’écarts et d’oscillations autour d’une intention confuse mais constante : symptôme de telle ou telle pulsion spéculative. Elle devient elle-même l’expression d’une marche vers la subjectivité conforme à l’éducation morale positiviste : Comte y apprend progressivement à vivre pour autrui, afin de revivre dans et par autrui. La vanité mondaine de l’auteur, la pulsion dominatrice du créateur qui cherche à convaincre, y seront en effet violemment réprimées, écrasées devant la nécessité de ne plus se concevoir soi-même qu’au point où la personnalité et la légende se confondent : dans l’imaginaire. L’ultime constitution de la pensée positive ne sera donc pas fictive en n’importe quel sens : son auteur même ne se réserve d’autre place que celle d’un fondateur et d’un maître dont la valeur dépendra de la capacité de son enseignement à susciter l’inspiration et l’autonomie. Le récit légendaire que Comte organise de sa propre vie souscrit en cela à l’idée qu’il se fait de l’héroïsme, qui n’est pas de supplanter le commun par des exploits extraordinaires, mais de répondre pleinement et entièrement aux exigences générales de la vie et du moment. Ainsi Comte peut-il aller jusqu’à sermoner Clotilde sur la véritable nature de la noblesse propre aux grandes âmes :
- 51 Lettre à Clotilde de Vaux du 9 septembre 1845, CG III p. 117. Nous soulignons.
Quant à vos insinuations de dimanche sur l’héroïsme de conduite qui convient aux êtres supérieurs, j’en suis fort touché ici. Je ne me targue jamais, ni dans mes écrits, ni dans mes paroles, de planer au-dessus des sentiments généraux et des penchants essentiels de l’humanité. Laissons ces mystiques prétentions à la théologie et à la métaphysique. En tant que fondateur du positivisme systématique, je m’honorerai toujours de penser comme l’indiquait l’aimable Terence par ce vers admirable, le plus merveilleux peut-être que nous ait légué l’antiquité, comme le mieux contraire à son féroce génie : je suis homme et rien d’humain ne me semble étranger. Ne me parlez plus de sacrifier mon bonheur à ma gloire, que j’ai coutume de mieux placer. Les êtres supérieurs ne doivent pas différer du vulgaire par les besoins fondamentaux, mais seulement par la façon d’y satisfaire51.
37Comte se voit donc lui-même en héros, ménage les artifices nécessaires à cette peinture, mais il ne se considère point comme un surhomme. L’héroïsme s’atteste par la discipline supérieure de celui qui ne recule point devant les conjonctures et les nécessités. À ses propres yeux, Comte est d’abord l’homme de la situation. Celui qui sut agir « normalement » dans un âge de troubles exceptionnels, et ne recula pas devant les conclusions que l’avènement des sciences positives et de la Révolution impose de tirer lorsqu’on ne demeure point prisonnier de sa propre lâcheté.
- 52 « Ce voyage subjectif au monde normal, où je serai béni me ramène à la présente anarc (...)
38La légende comtienne se construit par suite moins par l’apothéose d’une personnalité dont la singularité exceptionnelle brillera toujours au firmament de la mémoire humaine : elle s’enracine dans le pari que ce qui apparaît exceptionnel dans la personne de Comte deviendrait la norme future. C’est le contraire de Rousseau déclarant dans ses Confessions qu’il n’y aura jamais aucun autre homme comme lui. Nous l’avions souligné en effet dès notre introduction : Comte se conçoit comme un précurseur, non comme un être d’exception. La puissance créatrice du philosophe ne doit donc pas être décrite ou caractérisée uniquement du point de vue littéraire ou esthétisant ; Comte ne cherche pas à se magnifier au travers de son œuvre, comme Agrippa d’Aubigné, au début des Tragiques, confie à ses vers le soin de porter au-devant du monde le talent de leur auteur. Le fondateur du positivisme ne parie pas sur lui, mais bien sur l’avenir humain. En cela, Comte n’attend pas de la postérité des satisfactions de vanité, comme par exemple la célébration d’une valeur personnelle méconnue par ses contemporains : il espère que l’avenir lui fournira la fraternité et le partage qu’il n’a su trouver, ni peut-être vraiment chercher en son temps. Le « voyage subjectif au monde normal » se donne comme le retour dans une patrie aimante et compréhensive après une errance en pays hostile52. Comte y jouit par anticipation et en imagination d’une proximité et d’une identité qu’il n’a jamais connues au long de sa vie objective, en partie du fait de son orgueil sans doute, mais aussi en raison de l’étroitesse d’esprit de beaucoup de ses contemporains.
- 53 P. Ducassé, Les origines intuitives du positivisme, Paris, Alcan, 1939, p. 19.
- 54 Ibid.
- 55 « Dans l’état normal, les traités didactiques doivent uniquement s’adresser aux maîtr (...)
39Si l’on s’en tient donc à la philosophie, l’obstinée création de Comte « apparaît surtout comme une audacieuse initiative spirituelle » engageant l’histoire française et occidentale53. Comte n’a pas pour rien insisté sur l’exemplarité de son cas : elle est avérée. Mais son originalité, son isolement, ne veulent être pour lui que relatifs, c’est-à-dire temporaires. Si l’on doit donc s’instruire de son œuvre et de la légende par lesquelles le grand prêtre de l’Humanité prend place dans la vaste galerie tératologique des grands philosophes, c’est en regardant sa propre vie « comme l’anticipation individuelle d’une maturité imminente de la raison humaine »54. Comte donne au fond son exceptionnalité comme exemplaire ; sa légende n’entend pas être transmise comme le mystère d’une inspiration et d’un savoir ésotérique : elle se veut légende populaire. La dernière condition de cette incorporation repose alors dans le consentement à faire de sa pensée un bien commun, c’est-à-dire de convertir la singularité d’une œuvre en enseignement partagé. Ainsi Comte laisse derrière lui la vanité de la forme argumentative et pontifiante du « Traité » pour s’atteler à la rédaction du manuel définitif. Car la pensée ne se transmet point par l’écriture et les bibliothèques, mais par l’œuvre vivante des professeurs55 : en consentant à n’écrire plus que pour eux, Comte destine sa vie et sa pensée à un usage uniquement didactique.
40Dépendante d’une doctrine de l’Humanité comme continuité subjective, l’attitude posthume de Comte se traduit ainsi simultanément par une révision de la morphologie de son œuvre et par un consentement à la légende positiviste comme vérité du vécu de son fondateur. Sous les deux aspects, ce qui paraît essentiellement primer, c’est la volonté de subordonner l’objectivité des résultats et des actes à la subjectivité de ce qui doit être transmis. Ce choix est un choix de professeur. Fort de cette conclusion, il nous paraît dès lors possible de revenir sur la question de la folie et de la personnalisation de l’œuvre comtienne. Ce qui nous paraît au fond en jeu dans la personnalité de Comte relève moins de l’essence d’un sujet que de la confiance inhérente à la relation d’enseignement qu’il cherche à constituer.
Folie, légende et confiance : une hypothèse sur la relation philosophique
41L’attitude posthume de Comte doit inviter à reprendre la question de la folie du fondateur du positivisme. Qu’y a-t-il en effet de plus étrange que de se donner sa propre tombe pour chaire ? Ne sommes-nous pas face à un délire morbide, du reste cohérent avec les divers aspects macabres du positivisme religieux (culte des morts, communauté de cercueil des époux etc.) ? Cette curieuse posture pourrait toutefois apparaître à la lumière de ce qui précède moins comme une affection personnelle, stigmate ou accident de la vie d’un créateur, qu’en ce qu’elle signale une communication ébranlée : une difficulté inhérente à la spécificité de la relation à laquelle nous convoque l’œuvre comtienne. Car se demander si Comte est fou, n’est-ce pas du même mouvement signifier qu’il ne s’adresse pas à nous ? Que nous échappons à la postérité qu’il souhaitait se donner et à partir de laquelle il a audacieusement pensé ses dernières œuvres ? Considérer un philosophe comme fou, ce serait ainsi d’abord marquer qu’il ne saurait nous apprendre quoi que ce soit du monde ; ce serait tout au plus le constituer en personnage intéressant, tout en lui déniant le statut de professeur dont on pourrait s’instruire.
- 56 La bibliographie comtienne est dominée par des traités qui sont autant de parcours di (...)
42La question excède Comte en un sens, même si on comprend ce qu’il y a d’essentiel à la poser en son cas, compte tenu de la dimension constamment didactique de son propos56. Car circonscrire la question de la personnalité d’un philosophe dans les limites de l’étude biographique interdit le plus souvent de percevoir la dimension sociale et relationnelle du travail philosophique lui-même, c’est-à-dire de juger le lien qui nous y rattache réellement, une fois sortie de la simple curiosité historique ou des archivages de métier. Si l’exercice philosophique ne doit pas demeurer simple méditation solitaire et expérience intérieure, c’est en effet qu’il se constitue justement à l’exclusion de toute « spiritualité » personnelle pour s’élaborer en un discours commun, indéfiniment communicable et appropriable. La personnalité du philosophe doit dès lors être comprise comme affectant une relation spécifique, caractéristique de la philosophie elle-même, plutôt que comme l’état substantiel d’un sujet historique, auquel ne nous relierait au fond que la curiosité. Si l’irruption de Comte au cœur du positivisme peut alors véritablement instruire, ce serait comme révélateur de la forme didactique spécialement choisie par lui pour se manifester, et dans l’exacte mesure où toute leçon n’existe que par la médiation d’un professeur. La folie perturbe en cela la relation pédagogique sous deux aspects.
- 57 Voir É. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, Paris, Hachette, 1863, p. i (...)
- 58 Voir S. Kofman, Aberrations, le devenir-femme d’Auguste Comte, Paris, Aubier-Flammari (...)
- 59 Le travail historique de Gouhier entend sous ce rapport soustraire l’examen des œuvre (...)
43Sous un premier rapport, la « folie de Comte » interroge probablement la nature de l’œuvre, puisqu’elle semble poser la nécessité d’un départ préalable à faire entre conceptions philosophiques et aberrations pathologiques. On sait qu’une telle lecture sous condition d’inventaire put accréditer, chez Littré et ses successeurs, l’existence de « deux Comte » : l’un respectable, celui du Cours de philosophie positive (1830-1842), l’autre infréquentable, celui du Système de politique positive (1851-1854) et de la Religion de l’Humanité57. Sans entrer dans le débat proprement historique, il faut remarquer comment la folie se constitue ici essentiellement en instrument de lecture et d’interprétation ; méthode qui, prise à la lettre, autoriserait à regarder l’ensemble de l’œuvre comtienne comme un unique et immense symptôme58. Sans doute toute méthode de lecture possède-t-elle ses limites, comme tout instrument porte avec lui les bornes de son propre usage. On relativisera ainsi utilement, par l’intelligence historique, les excès ou les facilités d’une lecture qui ne serait conduite que suivant la seule clé psychiatrique59. Mais le conflit d’interprétations et de présupposés de lecture s’inscrit toujours dans une confrontation au même contenu, à la même œuvre ; en cela, il ne suffit peut-être pas à déployer pleinement le problème de la folie de Comte, et par voie de conséquence celui de la place de son vécu dans sa pensée.
- 60 Gouhier a donc raison de marquer que le fond de la controverse se situe ailleurs que (...)
44La « folie de Comte » n’engage en effet pas simplement une hiérarchie des énoncés comtiens, elle touche également au crédit de l’œuvre en tant qu’œuvre philosophique, c’est-à-dire en tant que texte fondé à nous instruire du monde davantage que de son auteur. Sous ce rapport, le départ entre paranoïa et argumentation légitime, quelque proportion qu’on lui attribue, s’inscrit toujours à l’intérieur d’une démarche exégétique ; il suppose que l’œuvre de Comte, en dépit ou à cause de cette personnalisation, et quoi qu’on doive conclure au sujet du positivisme lui-même, vaut bien encore la peine d’être étudiée. Il est pourtant une façon de comprendre la folie de Comte qui entraîne immédiatement une destitution globale de l’entreprise positiviste. La crise de 1826, les menues anecdotes sur la vie conjugale de Comte, ou encore l’étrangeté apparente des rites de la Religion de l’Humanité (la communauté de cercueil des époux positivistes par exemple) recouvrent alors l’œuvre jusqu’à dispenser de son étude. La folie de Comte ne constitue en cela pas seulement un symptôme ou une attitude plus ou moins nettement objectivable, elle se déploie comme un label et une épithète engageant la réception même de l’œuvre. En un mot, il faut prendre en considération la folie de Comte non pas seulement en tant que fait historique ou psychologique équivoque, mais encore en ce qu’elle définit une réputation60. « Comte est fou » : ce n’est là ni un fait, ni une pièce à verser à l’étude de son œuvre ; c’est d’abord un lieu commun prédisposant à l’ironie, ou à l’indifférence. L’élément biographique n’éclaire alors plus simplement la logique interne de la pensée, au risque, le cas échéant, d’une critique radicale de ses énoncés ; il s’y superpose et s’y substitue de l’extérieur, destituant par ce moyen l’étude elle-même. En somme, la folie pose au-delà du contenu de la philosophie positive une question de confiance.
- 61 L’Encyclopédie des « fous littéraires » que Queneau inclut dans Les enfants du limon (...)
45Ce point mérite d’après nous attention, et autorise une généralisation. En effet, si la personnalité vivante du philosophe constitue une médiation constante, irréductible, entre l’œuvre et celui qui cherche à s’en instruire, ce « moi empirique » se décline toutefois toujours, nous l’avons vu, simultanément dans l’objectivité d’un vécu et la subjectivité d’une « légende ». Aussi ne saurions-nous pas réduire la compréhension de la personnalité d’une œuvre philosophique à ce que les lectures biographiques permettent sans méconnaître du même coup le caractère essentiellement relationnel de cette subjectivité. Car si les textes manifestent le caractère de leur auteur, si parfois ils prétendent même en caractériser la vérité, comme dans le cas de l’autobiographie ou de la théorisation existentielle, ils demeurent impuissants à garantir ce sans quoi pourtant ils doivent demeurer éternellement sans force, et même sans objet. La confiance en effet ne se démontre pas, puisqu’elle précède par un acte libre du jugement ce qu’elle permet justement d’accueillir ; sans elle aucun acte personnel ne peut donc réellement se constituer objectivement, c’est-à-dire sous le regard et la considération d’un autre. Le déni de confiance, dans ses formes diverses (indifférence, mépris, ironie, etc.), abolit en cela bien concrètement les œuvres des vivants, aussi étendues et singulières soient-elles. Le fou ici n’est pas seulement un malade ; parce qu’il est celui qu’on refuse a priori d’écouter, parce que sa parole est structurellement vue comme ne s’adressant en réalité à personne, il apparaît comme un être sans héritage ni communion, uniquement renvoyé à la transitoire précarité de son existence objective61. Il connaît de son vivant même la véritable mort, qui est oubli. Évoquer la folie de Comte, sous ce rapport, c’est donc s’intéresser non pas uniquement à un être qui vécut essentiellement à Paris durant cinquante-neuf ans entre le Consulat et le Second Empire ; c’est se demander à qui s’adresse encore Comte, c’est questionner ce qui nous lie à lui et interroger en définitive son existence légendaire.
46Il y a ici selon nous un problème de fond, et qui excède certainement la personne et l’œuvre de Comte, bien que celles-ci permettent singulièrement de le caractériser. Il touche en effet à la duplicité de l’existence humaine, toujours nécessairement objective et subjective, et à laquelle ne saurait échapper la vie d’aucun homme, fût-il philosophe. L’empiricité du moi ne se réduit pas ainsi à une somme de faits historiques ; elle se déploie dans l’ordre subjectif comme souvenir, tradition, piété et héritage. Le moi ne saurait exister, au sens strict, qu’à la condition que le regard et les intentions d’autrui sortent son activité de l’aveuglement et de la stérilité. Geste naturel à quiconque est fils ou père, ami ou frère, aimé ou amant, puisqu’en toutes ces occurrences l’autre ne se donne jamais uniquement pour ce qu’il est, mais est toujours pris concrètement comme le support de souvenirs ou d’espoirs. Si la confiance apparaît dès lors indispensable à la réception d’une œuvre de réflexion, c’est que la pratique philosophique constitue bien une activité sociale parmi d’autres, une façon parmi d’autres de tisser un lien d’amitié avec des morts ou des vivants. Elle suppose un registre spécifique pour organiser cette rencontre et déployer la continuité subjective d’une tradition et d’un dialogue poursuivi. Ce moi subjectif du philosophe ne coïncide donc nullement avec la simple intériorité philosophante, faite d’hésitation, de préjugés, d’obscurités, et en définitive inaccessible à tout observateur. Que l’intérêt et la confiance des vivants disparaissent et Descartes ou Platon rejoindront dans le néant de l’oubli l’immense cohorte des fous et des anonymes ; leurs traces mêmes n’arrêteront pas plus que les vestiges à nous indifférents d’une société inconnue.
47La question de la folie constitue dès lors, au plan philosophique, un cas limite au-delà duquel, précisément, aucune communication, aucune instruction mutuelle n’est possible ; elle est pour la relation philosophique la sanction précédant l’oubli. On mesure par suite également la menace dont est porteuse son épithète : prendre un philosophe, voire les philosophes pour des fous, ce n’est pas s’interdire de les étudier, à titre d’objets de curiosité, c’est nier très exactement qu’ils puissent nous parler, ou s’adresser à nous.
48L’existence posthume de Comte nous paraît ainsi devoir être comprise essentiellement par le type de relations qu’elle institue, le type d’adresses dont elle est porteuse. Car si Comte se manifeste dans son œuvre comme individu, avec ses limites et ses travers objectifs, il désigne également très clairement ses interlocuteurs réels, et caractérise en conscience le type d’existence subjective, de relation effective, qu’il entend conduire avec ses contemporains et même avec la postérité. Le « moi empirique » de Comte est en ce sens bien un moi relationnel. Sa subjectivité propre, y compris poussée à la limite de la folie, devient en cela révélatrice des rapports que différents sujets peuvent entretenir entre eux, par la médiation de la parole et de la pensée partagée. Nous avons vu que ce double aspect de la personnalité comtienne, à la fois pathologique et didactique, singulière et relationnelle, peut alors être mis en perspective, dans son œuvre même, par la dualité caractéristique de l’Humanité.
- 62 « Ayant lu l’article de Simone Weil, sur la nécessité de supprimer les partis politiq (...)
49Reste sans doute une question. Car en faisant coïncider son destin avec celui de l’Humanité, en associant sa vie et son œuvre dans une postérité « démontrée », Comte ne s’est-il pas exposé au sort de tous les prophètes ? Les prévisions comtiennes paraissent en effet désormais bien périmées : « l’avenir normal » semble toujours tarder à se dessiner. On opposerait à la tentative positiviste un argument de fait. Rien ne s’est passé « comme prévu ». Mais que change réellement le spectacle du présent à la leçon du positivisme comtien ? En quoi les développements de l’histoire humaine imposent-ils des conclusions définitives lorsqu’il s’agit, en lecteur, de se rapporter à des œuvres ? Sans doute pour qui s’est résolu à placer encore sa confiance en Comte, l’histoire récente apparaîtra-t-elle en effet riche en confirmations de ses analyses et ses erreurs mêmes seront instructives. Et pour qui s’est déjà choisi des prophètes étrangers au positivisme, l’affaire n’est-elle pas entendue ? La « modernité » de Tocqueville ou de saint Thomas se plaide couramment après tout. Bien sûr, les historiens tenteront de démêler l’écheveau dans la dispersion des archives et des équivoques. Ils chercheront à établir une « vérité » de l’histoire, qui dispense du jugement subjectif et du pari de la transmission. Mais les lecteurs eux devront toujours s’en remettre à la confiance qu’ils accordent à des personnalités disparues. Aussi en sommes-nous toujours à déterminer nos devoirs respectifs à l’égard des morts, et à choisir parmi les leçons qu’ils nous délivrent, celles que nous sommes prêts à écouter62.
- 63 « Subsister en autrui constitue un mode très réel d’existence, puisque c’est ainsi qu (...)
50Car Comte est mort. À quoi bon donc poursuivre ses mânes de l’indiscrète attention des archivistes, ou vouloir l’enfermer dans quelques constructions scolastiques ? Rien ne nous lie à lui en effet que des vestiges et quelques livres. Si les premiers appartiennent à l’histoire, à qui rien n’échappe, les seconds sont la propriété des lecteurs : ils s’en empareront comme ils pourront. Mais parce que l’œuvre de Comte a pu chercher à coïncider étroitement avec sa propre légende, la lecture ne sera pas en n’importe quel sens une « seconde vie » pour le fondateur du positivisme. C’est ici que « l’existence subjective » définit à la fois un point de vue sur l’œuvre et une de ses thèses principales. En désignant ainsi non une métaphore mais bien, d’après lui, la part peut-être la plus humaine de chaque biographie, il laissait en effet aux hommes et aux femmes de l’avenir le soin de donner à son entreprise sa véritable forme, et sa véritable portée63. Finalement constituée en bréviaire pour un futur soustrait à l’histoire par la réalisation du positivisme, l’œuvre se livre en définitive dans le dépouillement, mais aussi la précarité, d’un enseignement indéfiniment transmissible pour peu qu’on lui accorde la confiance nécessaire à son étude.
Notes
1 Comme le note Jean Delvolvé, « la critique philosophique aurait assurément le droit d’examiner l’économie, l’homogénéité logique et la valeur du système, en écartant toute question de psychologie, pathologique ou non. Mais à procéder ainsi, le critique diminuerait son pouvoir de persuasion, puisqu’en fait, le jugement philosophique ayant été lié assez généralement à l’appréciation psychologique, le cas du positivisme se trouve ainsi posé dans l’esprit du public. En l’espèce, d’ailleurs, la liaison me paraît légitime et utile : l’œuvre philosophique de Comte est du petit nombre de celles dont l’appréciation ne se détache pas sans risque de celle de la personnalité de son auteur » (Réflexions sur la pensée comtienne, Paris, Alcan, 1932, p. viii).
2 Pour ne prendre qu’un exemple, l’aveu public de son amour malheureux pour Clotilde de Vaux ouvre, dans une célèbre dédicace, la seconde grande œuvre de Comte, le Système de politique positive. Voir Système de politique positive, ou Traité de sociologie instituant la Religion de l’Humanité, Paris, Mathias, 1851-1854, 4 vol. (cité par la suite SPP, suivi du tome), t. I p. I-XXI.
3 Voir A. Vaillant, « Auguste Comte et l’esprit de système : le syndrome de Louis Lambert », in Auguste Comte : trajectoires positivistes 1798-1998, A. Petit (dir.), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 71-83.
4 Georges Dumas caractérise ainsi l’homme et l’œuvre comme l’expression générique d’une « individualité messianique » (Psychologie de deux messies positivistes, Paris, Alcan, 1905), tandis que Patrick Tacussel puise pour sa part dans la notion « d’intellectuel sans attache », thématisée par Karl Mannheim, une clé d’interprétation du système lui-même. La marginalité de Comte au sein des institutions intellectuelles de son temps devient le ressort profond d’une inventivité philosophique sans frein : « Le génie singulier est de la sorte consacré à l’extérieur du milieu institutionnel de la production, de la circulation et de la légitimation de la connaissance (les académies, les universités). […] En vérité, l’excentricité, presque toujours involontaire, du littérateur sans attaches l’abandonne à une liberté sans frein dans ses inspirations et ses analyses. Aucune instance d’évaluation n’est habilitée à expertiser ses travaux » (« Auguste Comte, l’œuvre vécue », in Auguste Comte : Calendrier positiviste ou système général de commémoration publique, Fontfroide, Fata Morgana, 1993, p. 46-47).
5 « Oui, j’aurai le courage de vous le répéter, j’ai été fou pendant la majeure partie de l’année 1826, à l’âge de 28 ans » (lettre à Clotilde de Vaux du 6 juin 1845, in Correspondance générale et Confessions, P. Carneiro et al. (éd.), Paris, EHESS, 1973-1990, 8 vol. (cité par la suite CG, suivi du tome), t. III, p. 36). La préface personnelle du sixième tome du Cours, paru en 1842, fait publiquement mention de l’événement ; voir Cours de philosophie positive, Paris, Rouen puis Bachelier, 1830-1842, 6 vol. (cité par la suite CPP, suivi du tome), t. VI, p. X-XIn.
6 Testament d’Auguste Comte avec les documents qui s’y rapportent, pièces justificatives, prières quotidiennes, confessions annuelles, correspondance avec Mme de Vaux, Paris, 10 rue monsieur le Prince, 1884 (cité par la suite Testament), p. 24.
7 Nous renvoyons à « l’Opuscule fondamental » de 1822, où l’essentiel du projet comtien se trouve d’emblée caractérisé : le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (republié dans SPP IV).
8 La Synthèse subjective, ultime œuvre de Comte, sera ainsi écrite du point de vue des écoliers positivistes de l’an 1927. Voir Synthèse subjective, ou système universel des conceptions propres à l’état normal de l’humanité, Paris, Victor Dalmont, 1856 (cité par la suite SS), p. viii.
9 Naturellement, cela ne va pas sans poser une série de difficultés singulières : que signifie dans ces conditions pour un philosophe de penser le lien entre son propre vécu et sa pensée non pas seulement sous la forme de l’entre-expression, ou de la co-dépendance, mais encore comme l’objet d’une production raisonnée ? Car Comte, en choisissant d’adopter une posture posthume, sculpte bien son propre monument : il entend faire de la statue la pierre de touche de l’homme comme de l’œuvre.
10 « Il semble bien que le vulgaire ne se doute pas qu’en s’occupant de philosophie comme il convient, on ne fait pas autre chose que de rechercher la mort et l’état qui la suit. S’il en est ainsi, tu reconnaîtras qu’il serait absurde de ne poursuivre durant toute sa vie d’autre but que celui-là et, quand la mort se présente, de se rebeller contre une chose qu’on poursuivait et pratiquait depuis longtemps » (Platon, Phédon, 64a, traduction de Victor Cousin).
11 « La vague et irrationnelle notion de l’homme continue à servir d’unité zoologique, quoique personne n’ose contester que notre vraie nature se caractérise seulement dans l’Humanité » (SPP I p. 658).
12 SPP IV, p. 63.
13 SPP I p. 411.
14 SPP IV p. 37.
15 Voir Catéchisme positiviste ou sommaire exposition de la religion universelle en onze entretiens systématiques entre une femme et un prêtre de l’Humanité, Paris, Carilian-Gœury, 1852 (cité par la suite Cat.), p. 134-135 : « La plus haute partie de la série animale, comprenant les mammifères et les oiseaux, présente certainement la réunion de toutes nos facultés supérieures, avec de simples différences de degrés ». Voir également SPP I p. 624 : « L’humanité ne développe aucun attribut intellectuel ou moral qui ne se retrouve, à de moindres degrés, chez tous les animaux supérieurs ».
16 Le refus de sépulture au terme du jugement d’incorporation marque ainsi cette épuration de la mémoire privée comme châtiment d’une vie gaspillée (Cat., p. 201).
17 « Quoique chaque nation tende à devenir le noyau central de l’Humanité, une seule y est réellement appelée, à l’exclusion de toutes les autres, destinées à se grouper convenablement autour d’elle » (SPP I p. 630).
18 La préhistoire a dû se faire le lieu de lutte mémorable pour la suprématie terrestre entre différentes espèces. « Le privilège biocratique repose donc sur les mêmes motifs naturels que le privilège sociocratique » (ibid.).
19 Ce n’est que prolonger la conquête décisive propre à l’âge fétichique et à la préhistoire, du reste : « Sans les vastes destructions d’animaux accomplies par les peuplades de chasseurs, et sans les ravages analogues que les populations pastorales exercèrent ensuite sur les végétaux, nous ne serions jamais entré en possession de notre planète » (SPP III p. 103).
20 « Ce petit noyau de libres penseurs, alors chargés en quelques sortes, des destinées intellectuelles de notre espèce qui, peut-être, sans les sublimes journées des Thermopyles, de Marathon et de Salamine, ultérieurement complétées par l’immortelle expédition du grand Alexandre, resterait encore, même aujourd’hui, partout plongé dans l’avilissement théocratique » (CPP V, 53e l., p. 249).
21 La convergence des peuples, on le sait, est l’horizon de la politique religieuse du positivisme ; voir SPP IV p. 355-356.
22 « Sous la nouvelle discipline philosophique, on cessera donc de définir un être vivant par l’assemblage de ses organes, comme si ceux-ci pouvaient exister isolés. […] En sociologie, où les dépendances partielles sont moins intimes quoique plus vastes, ce serait désormais une grave hérésie, autant irrationnelle qu’immorale, que de définir l’humanité par l’homme, au lieu de rapporter l’homme à l’humanité. […] L’ensemble y étant seul réel et directement appréciable, on n’y concevra jamais que d’après lui les instruments partiels de ses diverses opérations » (SPP I p. 641). Nous soulignons.
23 SPP II p. 62.
24 Ibid., p. 60.
25 « Quoique les arts techniques se proposent de réaliser des perfectionnements que les arts esthétiques se bornent à imaginer, cependant la poésie accomplit déjà une amélioration indirecte, mais capitale, en modifiant nos sentiments. […] Elle exerce spécialement l’action la plus difficile et la plus décisive, pour exciter ou calmer nos passions, non pas à son gré, mais suivant leurs lois naturelles. Elle devient alors un puissant auxiliaire de la morale, comme on l’a toujours senti » (Discours sur l’ensemble du positivisme, SPP I p. 373).
26 « Subsister en autrui constitue un mode très réel d’existence, puisque c’est ainsi que s’accomplit au fond, la meilleure partie de la nôtre » (ibid., p. 347).
27 SPP IV p. 101.
28 Sur l’emploi de l’image des limbes de Dante, à l’entrée de l’Enfer, voir Cat. p. 67.
29 La recherche phénoménologique d’une épaisseur du vécu serait, pour Comte, profondément régressive puisqu’elle supposerait au fond que la vérité de la pensée se trouve davantage dans la confusion des états d’âme plutôt que dans les conceptions fermes et cristallines que la patience et l’attention peuvent produire et transmettre.
30 SPP IV p. 102.
31 Lettre à Hadery du 13 mai 1856, CG VIII p. 468.
32 « L’activité proprement dite étant surtout destinée à modifier le dehors, elle ne peut aucunement appartenir à l’existence indirecte » (SPP IV p. 101).
33 C’est pourquoi le corps même du mort, ancien siège de sa volonté, ne peut plus avoir de valeur que commémorative : « Les vains efforts contre la décomposition matérielle émanent de la synthèse absolue et personnelle, surtout depuis que le monothéisme proclama la résurrection corporelle. Quand la religion devient relative et sociale, on dédaigne de telles luttes, parce qu’on n’aspire à revivre que dans et par autrui, si l’on a réellement vécu pour autrui. C’est comme souvenir ou signe qu’il faut apprécier les restes des êtres chéris, quel que soit leur état spontané ; nous sommes ainsi conduits à les respecter scrupuleusement, au lieu de retarder leur inévitable dissolution en profanant leur indivisible structure. En considérant les urnes cinéraires de l’antiquité militaire, et les cénotaphes privés ou publics, tant employés par les musulmans, le culte des morts se montre indépendant de la conservation de leurs formes, dont la contemplation extérieure troublerait l’évocation intérieure » (Testament p. 10).
34 Aucune vie n’est donc si remplie qu’elle ne puisse donner le regret de ne pouvoir accomplir davantage. « Comme je l’ai souvent senti dans ma jeunesse en formant le plan général de ma carrière » (ibid.).
35 « Le grand édifice du positivisme trouve sa base dans ma philosophie, sur laquelle ma politique érigea des murs tant intérieurs qu’extérieurs, en réservant à ma synthèse l’établissement du toit qui doit abriter l’ensemble de ma construction » (lettre à Audiffrent du 20 mai 1855, CG VIII p. 54).
36 « Malgré la supériorité systématique de ma construction religieuse sur ma fondation philosophique, le traité que j’achève ne saurait comporter la rationalité complète à laquelle j’aspirai toujours. Car la séparation normale entre la sociologie et la morale, seule synthétiquement décisive, surgit pendant que j’exécutais une élaboration qu’elle aurait dû dominer. L’attitude qu’exige une dogmatisation directe ne pouvait irrévocablement prévaloir que dans ce volume final, d’après l’ensemble des préparations successives, qui, j’ose le dire, ne convenaient pas moins au public qu’à moi-même » (SPP IV p. 232-233).
37 « Pendant la présente année mon chômage n’est qu’apparent et consiste, sans rien écrire, dans l’élaboration méditative des deux volumes de la Morale positive. […] Il s’agit ici de mon œuvre finale, qui ne comportera plus de réparation essentielle et sur laquelle je dois aujourd’hui concentrer tous les efforts qu’exige sa haute difficulté, surtout quant au volume de 1858 où déjà j’élabore la grande doctrine de l’harmonie vitale entre le corps et le cerveau » (lettre à Audiffrent du 16 janvier 1857, CG VIII p. 385).
38 On peut le supposer à la lecture de la conclusion de la Synthèse subjective, où le problème de la synthèse morale de la science est d’abord posé comme la divergence du culte concret et du culte abstrait, c’est-à-dire des sentiments publics et des sentiments privés, puis comme divergence entre la théorie et la pratique. La contradiction des sentiments rend en effet problématique l’accord entre les pensées et les actes, en sorte que l’ensemble de la construction positive apparaît sous la dépendance d’une morale positive où enfin la science confine à l’art. Voir SS p. 737.
39 « Les bonnes volontés semblent se décourager devant la Synthèse subjective. […] Les critiques les moins compréhensifs y voient volontiers une sorte d’excroissance monstrueuse dont la seule excuse est d’avoir été composée à la fin d’une vie mentalement instable » (P. Arbousse-Bastide, La doctrine de l’éducation universelle dans la philosophie d’Auguste Comte, Paris, PUF, 1957, p. 470). Pourtant, ajoute Arbousse-Bastide, la Synthèse constitue peut-être le texte le plus constamment annoncé et résumé par Comte : il réalise le projet d’une philosophie mathématique au cœur des réflexions de jeunesse, et donne lieu à deux anticipations dans le Système, dans son premier et son dernier volume.
40 « Quoique j’ai dû professer et même écrire le Cours de philosophie positive, je ne devais pas le publier, sauf à la fin de ma carrière, à titre de pur document historique, avec mon volume de 1864. La préparation qu’il accomplit m’était réellement indispensable, mais je pouvais et devais l’éviter au public, où la marche du positivisme eût certainement été plus ferme et plus rapide si je ne m’étais directement manifesté que par ma Politique positive, après ma régénération morale, d’une manière pleinement conforme au principal esprit de mes opuscules fondamentaux, directement dirigés vers une destination sociale ; sans susciter une station intellectuelle qui fait maintenant surgir, surtout en Angleterre, de graves entraves à notre installation religieuse » (lettre à Audiffrent du 28 mai 1857, CG VIII p. 477).
41 B. Karsenti, Politique de l’esprit : Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Paris, Hermann, 2006, p. 161.
42 « Il y a une différence entre un contemporain, même prophète, qui planifie l’avenir et un représentant de la postérité qui juge en parlant de notre avenir comme s’il s’agissait de son présent. […] La Synthèse est une philosophie d’outre-tombe » (P. Arbousse-Bastide, La doctrine de l’éducation universelle…, p. 474).
43 Sur l’incorporation au Grand-Être comme ultime idéalisation et épuration de la personnalité, voir SPP IV p. 107-108.
44 L’idéalisation qui résume l’état subjectif doit en effet « surtout s’accomplir en écartant les imperfections, sans introduire des qualités » (SPP IV p. 107).
45 Voir SPP I p. 737-746. Cette épuration aboutit à réconcilier les antagonismes comme à oublier les divergences passagères, de manière à dégager plus nettement le sens d’une œuvre ; voir sur ce point le post-scriptum de ce même discours (SPP I p. 746).
46 La partie étroitement éditoriale de ce travail d’amendement a pu du reste être amorcée par plusieurs disciples. Voir, entre autres exemples, la réédition du Catéchisme adoptant l’inversion entre le dogme et le culte (Catéchisme positiviste, Paris – Londres – Rio de Janeiro, Apostolat positiviste, 1891).
47 Pour le dire encore autrement, là où les études doxographiques s’appuient toujours sur le présupposé d’une naturalité de la signification affleurant dans les archives, nous considérerons le point de vue posthume essentiellement comme un artifice et une convention littéraire, assumé et revendiqué comme tel par Comte, à partir duquel le lecteur doit constituer et réaliser pour lui-même le sens. Brandir des faits doxographiques contre cette reconstruction revient alors à peu près à agiter un cadavre pour célébrer la mémoire d’une personne.
48 A. Philonenko, « Réflexions sur Saint-Just et l’existence légendaire », in Essai sur la philosophie de la guerre, Paris, Vrin, 2003, p. 79-97.
49 « [Saint-Just] admet que la liberté absolue se confonde finalement avec le destin, qu’en fin de compte sa vie ne soit que légende » (ibid., p. 97). Nous soulignons.
50 Lettre à Valat du 27 novembre 1825, CG I p. 178.
51 Lettre à Clotilde de Vaux du 9 septembre 1845, CG III p. 117. Nous soulignons.
52 « Ce voyage subjectif au monde normal, où je serai béni me ramène à la présente anarchie avec un sentiment inébranlable de l’indépendance et de la dignité qui conviennent aux vrais régénérateurs. Habitant une tombe anticipée, je puis désormais tenir aux vivants un langage posthume, qui sera mieux affranchi des divers préjugés, surtout théoriques, dont nos descendants se trouveront préservés » (Testament, p. 24).
53 P. Ducassé, Les origines intuitives du positivisme, Paris, Alcan, 1939, p. 19.
54 Ibid.
55 « Dans l’état normal, les traités didactiques doivent uniquement s’adresser aux maîtres, à travers lesquels doit toujours passer l’instruction finalement destinée aux élèves. Les lectures théoriques ne conviennent à ceux-ci que quand leur éducation est terminée : jusqu’alors leur essor scientifique résulte d’une élaboration personnelle, spontanément subordonnée aux leçons orales, seules conformes à la dignité des professeurs » (SS p. 10). Les vérités scientifiques ne peuvent se transmettre et s’instituer que sous la forme du cours oral.
56 La bibliographie comtienne est dominée par des traités qui sont autant de parcours didactiques : la philosophie positive paraît d’abord sous la forme d’un « cours » qui comptera soixante leçons et qui fut initialement professé sous la forme d’un enseignement privé ; le Traité de géométrie analytique (1843) et le Traité d’Astronomie populaire (1844), constituent également l’expression directe d’un enseignement vivant ; enfin la Synthèse subjective (1857) se présente comme un résumé systématique des 120 leçons instituant la Logique positive.
57 Voir É. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, Paris, Hachette, 1863, p. iii-iv.
58 Voir S. Kofman, Aberrations, le devenir-femme d’Auguste Comte, Paris, Aubier-Flammarion, 1978.
59 Le travail historique de Gouhier entend sous ce rapport soustraire l’examen des œuvres à ce type de méthode de lecture : « En 1826, Comte est atteint d’une maladie mentale caractérisée ; il est interné et quitte la clinique avec la mention non guéri (veut-on que je dise le contraire ?) ; il se remet lentement chez lui ; à plusieurs reprises, il se sent dans un état tel qu’il redoute une nouvelle crise, mais à aucun moment il ne retombe dans l’atroce nuit de 1826 : voilà une première série de faits à peu près clairs. Pendant les dix dernières années de sa vie, Comte est grand-prêtre de l’Humanité ; ses pensées et ses actes ne peuvent pas ne pas paraître étranges : il y a là une seconde série de faits. L’erreur de Littré fut d’expliquer la seconde série par la première. Le devoir de l’historien est de situer la seconde série dans son contexte idéologique et sentimental afin de rendre l’étrange naturel » (H. Gouhier, « Droit de réponse », Libres propos, mars 1932, cité par G. Canguilhem, Écrits philosophiques et politiques, in Œuvres complètes, t. I, Paris, Vrin, 2011, p. 413).
60 Gouhier a donc raison de marquer que le fond de la controverse se situe ailleurs que dans la stricte intelligence du parcours comtien : elle touche à l’admiration dont l’homme et la pensée peuvent faire l’objet (voir ibid., p. 414). Mais il a tort de minimiser l’enjeu en laissant penser que son travail d’historien ne peut froisser au fond que des disciples bornés ou idolâtres.
61 L’Encyclopédie des « fous littéraires » que Queneau inclut dans Les enfants du limon caractérise ainsi en une curieuse galerie de portraits (tout à fait historiques) des existences parfois infiniment énergiques et laborieuses dont les travaux ne surent au fond s’adresser à personne. L’anonymat et l’oubli rattrapent ainsi finalement ces « personnalités » pourtant si énergiques, qui ne trouvent dans le ridicule qu’une ultime station avant le néant.
62 « Ayant lu l’article de Simone Weil, sur la nécessité de supprimer les partis politiques, je suis arrivé à cette idée, que nous n’avons de devoirs qu’envers les morts. Les vivants, s’ils se trompent ou non, c’est leur affaire, et qu’ils s’en tirent comme ils pourront. Mais les morts sont terriblement abandonnés. Au sujet d’un vivant, on n’ose presque pas examiner ses pensées. Car qu’en pensera-t-il de ces pensées corrigées ? Le mort, lui, ne dit rien. Là est sa force, et c’est par là qu’il nous oblige » (Alain, « Simone Weil », in S. Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, Paris, Climats, 2006, p. 73).
63 « Subsister en autrui constitue un mode très réel d’existence, puisque c’est ainsi que s’accomplit au fond, la meilleure partie de la nôtre » (Discours sur l’ensemble du positivisme, SPP I p. 347).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Frédéric Dupin, « « Parler d’une tombe anticipée » : l’existence posthume d’Auguste Comte », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 52 | 2015, 131-160.
Référence électronique
Frédéric Dupin, « « Parler d’une tombe anticipée » : l’existence posthume d’Auguste Comte », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 52 | 2015, mis en ligne le 13 juin 2018, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/563 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.563
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page