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Dossier

La personnalité multiple de l’empereur Marc Aurèle

Jérôme Laurent
p. 15-38

Résumés

Pour un stoïcien, l’utilisation de la première personne du singulier a une valeur d’exercice spirituel, notamment dans la pratique de l’examen de conscience le soir (qu’ai-je fait de ma journée ?) et de l’anticipation des événements à venir (que dois-je faire aujourd’hui ?). Dire « je » ou egô en grec participe de cette systole par quoi le sage se recentre et se recueille en lui-même. Notre étude cherche à montrer également que le « je » renvoie à différentes dimensions de l’homme Marc Aurèle, selon la typologie des quatre personae soutenue par Posidonius selon Cicéron : je suis homme donc un membre de l’espèce humaine, je suis cet homme-ci avec ce corps-ci, je suis le chef de l’Empire romain, je suis les décisions que je prends et assume, pouvait dire et penser Marc Aurèle.

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Texte intégral

  • 1 Marc Aurèle, Pensées, XII, 36, trad. A.-I. Trannoy. La comparaison de la vie humaine à (...)

Mais je n’ai pas joué les cinq actes ! Trois seulement ! – Fort bien ! dans la vie, trois actes font une pièce achevée (holon to drama)1

1Dire « je » pour un stoïcien, prononcer en grec le mot egô, a des significations multiples. Pour Marc Aurèle, cela est constitutif de l’activité philosophique et de la parénèse adressée à soi-même. En effet, il ne s’agit pas de faire un protreptique pour les autres, mais bien de s’admonester soi-même, de se recentrer sur soi, dans un mouvement de systole dont le mot egô lui-même, d’après Chrysippe, est l’image :

  • 2 Chrysippe, dans Les philosophes hellénistiques, II : Les Stoïciens, par A.  (...)

Voici ce que Chrysippe a écrit à propos du mot egô (« moi ») dans le livre I de son traité De l’âme, au cours d’une discussion sur la partie directrice […] : « Nous disons aussi egô de cette façon, en nous montrant nous-mêmes à l’endroit où nous disons que réside la pensée, puisque la référence ostensive est alors indiquée de façon naturelle et appropriée. […] En effet, nous prononçons la première syllabe de egô en laissant tomber la lèvre inférieure vers nous-mêmes de manière ostensive ; quant à la seconde syllabe, elle se rattache également au mouvement du menton et au geste de la tête vers la poitrine »2.

  • 3 Voir Aristote, Les parties des animaux, III, 7 : « Le cœur et le foie sont nécessaires (...)
  • 4 Marc Aurèle, Pensées, VIII, 48, trad. A.-I. Trannoy, Paris, Belles Lettres, 1925 (tradu (...)
  • 5 Voir dans les Entretiens, le chapitre 13 du livre III, « Qu’est-ce que l’isolement et q (...)

2Dans le monde stoïcien où tout se tient, sans vide, ni insignifiant, dire egô, c’est faire signe vers soi-même, vers le principe hégémonique qui réside dans le cœur. Le cœur, « citadelle du corps » selon les termes d’Aristote3, est le lieu le plus propre de la « citadelle intérieure » qu’est l’intelligence : « Souviens-toi que ton guide intérieur devient inexpugnable, quand, replié sur lui-même (eis heauto sustraphen), il se contente de ne pas faire ce qu’il ne veut pas […]. Aussi est-ce une citadelle que l’intelligence libre de passions (akropolis estin hè eleuthera pathôn dianoia). L’homme n’a pas de plus forte position où se retirer (kataphugôn), pour être imprenable désormais »4. Le terme grec akropolis, plus que le français « citadelle », laisse entendre les notions de sommet et d’extrémité (akros) ; or si l’on peut se tenir à la cime de certaines montagnes, il n’en va pas toujours de même, à la pointe d’une pyramide par exemple. L’hégémonique stoïcien n’est pas le jardin épicurien où il fait bon vivre, c’est un lieu de tension et le sage ne séjourne que momentanément dans la pureté de cette akrotès. La solitude du sage dont Épictète a particulièrement fait l’éloge5 n’est qu’un moment constitutif de la personnalité de l’homme. En disant « je », Marc Aurèle ne fait pas toujours référence à ce point de retrait et de permanence qu’est la conscience de notre propre force, le je est aussi social, incarné, pluriel, riche de toutes ses expériences et lourd de tous ses héritages. Au livre I, il énumère ainsi tout ce qu’il doit à d’autres personnes, tout ce qu’il a reçu et qui le constitue. Car le « je » n’est pas seulement une synthèse de qualités innées, il est aussi la réunion d’influences reçues et de modèles suivis et imités. Ce que nous nommons de nos jours modestie n’a pas toujours été de mise : lors de l’examen de conscience, tous les traits positifs que se reconnaît Marc Aurèle le situent nettement du côté de la magnanimité telle qu’elle est présentée au livre IV de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.

  • 6 Le projet éthique de eis heauton anakhôrein, se retirer en soi-même (IV, 3, § 2), ou de (...)

3Voici quelques éléments de cette liste de qualités dont l’empereur se sait pourvu : bonté (kaloèthes), absence de colère (aorgèton), pudeur (aidèmon), virilité (arrhenikon), piété, simplicité, éloignement de toute sophistique, force de caractère, douceur, bienveillance, gravité (semnotès), disponibilité, générosité (eleutheria), maîtrise de soi (to kratein heautou), absence de précipitation, amour du travail (philoponos), persévérance (endelekheia), sociabilité (hè koinonoèmosunè), refus de la flatterie, absence de superstition, maturité, tempérance, courage, sens de l’économie… On voit mal quelle vertu manque à Marc Aurèle. Quoiqu’il en soit d’une certaine complaisance, il y a là une objectivation de soi qui doit permettre de savoir où l’on en est sur le chemin de la vertu. Le sage se regarde lui-même, s’objective au moment même où il conseille un recentrement sur soi6.

  • 7 L’usage du « tu » est omniprésent (conformément à la réflexivité de l’entreprise d’« éc (...)
  • 8 Voir Théétète, 189e : « Appelles-tu penser (dianoeisthai) ce que j’appelle de (...)

4D’où une pratique régulière dans les Pensées : l’alternance du « je » et du « tu »7. Marc Aurèle se tutoie, ce qui instaure un dialogue avec lui-même conforme à la définition platonicienne de la pensée, présentée notamment dans le Théétète8 ; voici un texte parmi d’autres :

Efface les idées imaginaires en te répétant constamment (sunekhôs heautôi legôn) : « Il dépend de moi en ce moment qu’il n’y ait en cette âme-ci ni la moindre méchanceté, ni désir, ni en général aucune agitation (tarakhè tis). Voyant toutes choses comme elles sont, je tire parti (khrômai) de chacune selon sa valeur ». N’oublie pas (memnèso) ce pouvoir que tu possèdes naturellement (kata phusin) (VIII, 29).

  • 9 « Il y a trois éléments dont tu es composé : le corps, le souffle, l’intelligence. Les (...)
  • 10 V. Carraud, « Le moi et le menton : Chrysippe », p. 199. L’usage philosophique du « tu  (...)
  • 11 Voir la traduction du livre I parue aux Belles Lettres en 1998, Écrits pour lui-même.
  • 12 R. Muller, Les Stoïciens, Paris, Vrin, 2006, p. 46.
  • 13 Dans La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle (Paris, Fayard, 1 (...)
  • 14 Ce « dieu intérieur » est le démon personnel que la religion grecque et romaine associe (...)

5L’impératif « efface » (exaleiphe) peut sans doute s’adresser aussi bien à un lecteur imaginaire, à nous donc, qu’à l’empereur lui-même, mais il y a la reprise en première personne « je tire parti », qui ne s’applique qu’à Marc Aurèle. Commentant la pensée XII, 3 (« Tu es composé de trois choses »9), Vincent Carraud met l’accent sur l’absence d’un concept spécifique de « moi » : « C’est de “tu” et “toi” qu’il s’agit : le pronom personnel suffit au propos de Marc Aurèle, puisque aussi bien il renvoie à son interlocuteur fictif, à un ami, à tout individu, tout homme : “toi”, c’est moi, c’est lui, c’est l’homme »10. Certes, il n’est pas question « du » moi, d’une substance objectivée et autonome, mais ce « tu » de Marc Aurèle reste bien une façon de s’adresser à lui-même. Les Pensées ne sont pas les Lettres à Fronton et n’étaient pas destinées à la publication. C’est là une originalité littéraire importante, le genre auquel les Pensées appartiennent (ou les Écrits pour lui-même selon la traduction du titre proposé par Pierre Hadot11) est, comme le rappelle Robert Muller, « celui des réflexions qu’on écrit pour soi-même et non pour un public »12. C’est parce que l’egô stoïcien est multiple, comme l’âme platonicienne constituée de différentes instances (pensons au mythe de l’attelage ailé dans le Phèdre), que le « tu » en est l’une des facettes. La pensée III, 14 ne saurait concerner « tout individu », mais bien l’empereur lui-même, au soir de sa vie13 : « Ne vagabonde plus. Tu n’es plus destiné à relire tes notes, ni les histoires anciennes des Romains et des Grecs, ni les extraits de traités que tu réservais pour tes vieux jours […] » ; même chose pour la pensée III, 5 dont voici un extrait : « Que le dieu qui demeure en toi (ho en soi theos) commande à un être mâle, respectable, dévoué à la cité (politikon), qui soit un Romain et un chef »14. La personnalité multiple de Marc Aurèle (ici selon le corps – « mâle », selon l’attitude morale – « respectable », selon les hasards de l’Histoire – « un Romain et un chef ») correspond à la conception de la persona telle qu’on la trouve chez Panétius d’après l’exposé de Cicéron :

  • 15 Cicéron, traité Des devoirs, livre I, § 107 et 115, trad. É. Bréhier, dans le volume Le (...)

Il faut comprendre aussi que la nature nous fait jouer deux rôles (Intelligendum etiam est duabus quasi nos a natura indutos esse personis), l’un commun à tous, puisque nous avons part à la raison et ce rang supérieur qui nous place au-dessus des bêtes ; de lui dérivent l’honnêteté et la convenance ; et d’après lui on recherche une règle pour découvrir les devoirs. L’autre rôle est celui que la nature attribue en propre à chacun (altera autem quae proprie singulis est tributa) ; comme, en effet, nous sommes extrêmement différents par nos corps (les uns valent par leur vitesse à la course, les autres par leur vigueur dans la lutte ; et dans leur aspect, les uns ont de la dignité, les autres, du charme), il y a une variété encore plus grande dans les âmes. […] À ces deux rôles, dont j’ai parlé, un troisième s’ajoute, celui que le hasard ou les circonstances nous imposent (quam casus aliqui aut tempus imponit), et encore un quatrième, celui que nous disposons pour nous grâce à notre jugement ; car la royauté, le commandement suprême, la noblesse, les honneurs, la richesse, aussi bien que leurs contraires dépendent du hasard et sont réglés par les circonstances ; mais la manière dont nous tenons ces rôles part de notre volonté (a nostra voluntate)15.

  • 16 P. de Lacy, « The Four Stoic Personae », p. 170-171.
  • 17 Sur cette méthode, voir P. Hadot, La citadelle intérieure…, p. 181-182 et M. Foucault, (...)

6À propos de ce texte, Philipp de Lacy soulève une difficulté : « La pluralité des rôles semblerait détruire l’individualité de l’agent moral ; il n’est pas une personne mais quatre, jouant quatre rôles »16. Or, pour l’empereur, cette pluralité de rôles, ce que j’appelle donc « la personnalité multiple de Marc Aurèle », est une chance qui lui permet d’opérer la décomposition chère au stoïcisme17 et de donner une définition exacte de notre identité (autos en grec). « La nature ne t’a pas mêlé si intimement au composé dont tu fais partie, qu’elle ne te permette de te limiter toi-même (periorizein heauton) et de maintenir en ton pouvoir ce qui est tien (ta heautou huph’heautôi poieisthai) » (VII, 67). Tout ce qui nous arrive et fait partie de notre histoire est « à nous », mais dans ce qui nous est approprié, qu’est-ce qui nous est vraiment propre ?

7Les différentes manières de dire : « moi, je » permettent l’exercice spirituel de l’auto-délimitation. En premier lieu, « je » suis un homme. L’empereur aurait pu dire, comme Aimé Césaire en 1958, « ma race, c’est la race humaine ». Marc Aurèle conseille : « il ne faut pas que l’homme observe ce qui ne convient pas à l’homme en tant qu’homme (anthrôpôi katho anthrôpos) » (V, 15).

La persona humaine

  • 18 La figure d’Alexandre est paradigmatique : « Alexandre de Macédoine et son muletier, (...)

8C’est l’horizon commun de l’humanité que l’homme ne doit jamais oublier : je dois agir conformément à mes déterminations spécifiques ; je ne suis ni un chien, ni un oiseau, ni un astre au corps d’éther. Il y a une nature humaine que le « je » doit assumer dans toutes ses actions. Marc Aurèle utilise ainsi plusieurs fois l’expression tou anthrôpou kataskeuè, la « constitution de l’homme » (par ex. X, 33, 8). Il note : « Ce qui est possible et propre à l’homme (anthrôpôi dunaton kai oikeion), crois que tu peux y atteindre, toi aussi » (VI, 19). Cette humanité de l’homme, Marc Aurèle la définit en termes proches d’Aristote : emè phusis logikè kai politikè (VI, 44, 16) et il distingue, pour la dimension « politique », la personnalité humaine et la personnalité civile : « Ma cité et ma patrie, en tant qu’Antonin, c’est Rome ; en tant qu’homme, c’est le monde » (ibid., lignes 17-18). En VIII, 26, l’empereur écrit lapidairement « la joie de l’homme, faire les tâches propres de l’homme (euphrosunè anthrôpou poein ta idia anthropou). Une <tâche> propre de l’homme, c’est d’être bon envers son semblable (idion de anthrôpou eunoia pros to homophulon) ». L’homophulia, l’identité d’origine, implique que la philanthropie soit en même temps une philautie, un amour de soi. Si l’on peut dire, à l’ombre du Portique, nous sommes tous frères. La personne que je suis n’est donc en rien exceptionnelle, elle fait partie de l’espèce humaine, de l’animalité mortelle. La proposition « je suis un être humain » doit ainsi être comprise selon la banalité de cette existence où même les prétendus « grands hommes » agissent comme les autres hommes et connaissent le même sort18. Marc Aurèle aime à souligner l’illusion de la grandeur.

9Le je qui revendique autre chose pour lui-même que la libre disposition de ses jugements, celui qui revendique la possession d’un bien, ou l’exercice d’un privilège excluant les autres, est selon Marc Aurèle celui d’un insensé. Le sage ne doit se faire fort que de ses propres pensées, laissant toutes choses du monde dans l’horizon d’un usage commun qui doit être partagé sans limitation, comme la lumière du jour qui illumine les justes comme les injustes.

Moi, ayant observé (egô de tetheôrèkôs) que la nature du bien, c’est le beau <moralement>, et que celle du mal, c’est le honteux, et que la nature du pécheur lui-même est d’être mon parent qui participe, non du même sang ou de la même semence, mais de l’intelligence et d’une parcelle de la divinité, je ne puis subir un dommage d’aucun d’eux […]. Je ne puis non plus me fâcher contre mon parent ni le haïr, car nous sommes faits pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières, les deux rangées de dents (II, 1, 4-12).

10La parénèse nous invite à oublier notre « moi » trop personnel, trop incarné, celui, pour le dire dans un vocabulaire anachronique, de l’immanence du corps propre pour assumer notre persona en tant qu’être humain. Le modèle corporel vaut pour l’espèce humaine plus que pour ma propre personne qui n’est qu’une partie d’un ensemble plus vaste. Cet élargissement de perspective est au centre d’un éloge de l’éveil et de l’activité :

Le matin, quand il te coûte de te réveiller, que cette pensée te soit présente : c’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille (epi anthrôpou ergon egeiromai). Vais-je donc être encore de mauvaise humeur, parce que je pars accomplir ce à cause de quoi je suis fait, en vue de quoi j’ai été mis dans le monde ? suis-je constitué à cet effet, de rester couché et me tenir au chaud sous mes couvertures ? – C’est plus agréable ! – Es-tu donc fait pour l’agrément ? Et, en général, es-tu fait pour la passivité ou pour l’activité ? Ne vois-tu pas que les plantes, les passereaux, les fourmis, les araignées, les abeilles font leurs tâches propres et contribuent pour leur part au bon agencement du monde ? Alors toi, tu ne veux pas faire ce qui convient à l’homme ? […] C’est que tu ne t’aimes pas toi-même (ou gar phileis seauton) ; sinon tu aimerais ta nature et son dessein (boulèma) (V, 1, 1-18).

  • 19 R. Muller, Les Stoïciens, p. 108.
  • 20 Térence, Heautontimoroumenos, vers 77, repris par Cicéron, De legibus, I, 33 : (...)

11L’amour de soi, la philautie, doit être philanthropie et non pas egôphilia, si l’on nous passe ce néologisme. Robert Muller a souligné combien les Stoïciens ont contribué à mettre en avant l’unité du genre humain : « Les Stoïciens ne sont sans doute pas les premiers à affirmer que les hommes sont par nature semblables, mais personne avant eux n’avait aussi nettement fondé cette similitude sur la possession commune de la raison, ni fait de l’unité du genre humain une thèse majeure. C’est une affirmation de principe »19. L’empereur aurait pu, comme Cicéron dans son traité Des Lois, citer le vers célèbre de Térence : « Homo sum : humani nihil a me alienum puto »20 ; il se donne à lui-même le conseil suivant : « Quand tu es choqué par une faute d’autrui, aussitôt quitte la place et calcule quelle faute analogue tu commets (ti paromoion hamartaneis) » (X, 30).

12L’espèce humaine, plus encore que les autres espèces animales, implique cependant une différenciation des conditions et des rôles sur la scène du monde. Cette différenciation s’effectue à deux niveaux : au niveau physique d’abord, au niveau social ensuite. Le premier de ces deux rôles est donné directement par la nature, par le logos spermatikos reçu de notre père ; le second, comme dit Cicéron, selon le tempus et le casus, le temps et le hasard. Qu’en est-il du « je » qui dit « j’ai faim » ou « j’ai mal », celui du corps sexué et sujet du plaisir et de la douleur ?

La persona corporelle

13Il y a là, comme souvent dans le stoïcisme, un double rythme, un moment d’éloignement d’abord, un moment d’appropriation ensuite.

  • 21 G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 7. Que tout « fonction (...)
  • 22 É. Bréhier, Chrysippe et l’ancien stoïcisme [1910], Paris, PUF, 1951, p. 141.

14Dans l’esprit du Phédon de Platon, Marc Aurèle prône une « déliaison » du corps et de l’âme, mais dans un vocabulaire plus critique encore par rapport au corps. Celui-ci est réduit au statut de « vase qui nous enveloppe (aggeion to perikeimenon) » (VIII, 27), ou d’« une pâte molle que tu entretiens autour de toi »… [et que les fauves peuvent dévorer] (VII, 68). Cette enveloppe qui nous entoure et qui reste une fois l’homme mort n’est en rien l’homme lui-même. Évoquant le tombeau d’Hadrien, l’empereur s’écrie : « puanteur que tout cela, et sang pourri dans un sac ! » (VIII, 37). Et cette image vaut avant même la mort, car le corps est pensé comme cadavre (IV, 41 : « Tu n’es qu’une petite âme portant un cadavre [Psukharion ei, bastazon nekron], comme disait Epictète »). Le corps n’est donc pas notre identité la plus réelle. C’est une apparence, une configuration du pneuma dans le changement universel. On pourrait dire du corps stoïcien ce que Deleuze dit au début de L’Anti-Œdipe : « Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise »21. Le Portique souligne contre Platon que la substance même de l’être est changement, transformation et flux : « Dans la vie de l’homme, la durée, un point (ho men khronos stigmè) ; la substance, fluente (hè de ousia rheousa) ; la sensation, émoussée ; le composé de tout le corps, prompt à pourrir ; l’âme, tourbillonnante » (II, 17, 1-3). Et nous lisons aussi : « tout est en cours de transformation (panta en metabolè). Toi-même, tu ne cesses de changer (autos su en diènekei alloiôsei) et en un sens de périr. De même tout l’univers » (IX, 19) et « la cause universelle est un torrent qui entraîne tout » (IX, 29). Si, comme le note É. Bréhier, « le cadre de la cosmologie de l’ancien stoïcisme est, sans aucun doute, la physique d’Héraclite »22, il en est de même chez Marc Aurèle. Dans le torrent du devenir, le « je » qui parle du corps et dit par exemple « j’ai mal aux dents » ne parle que d’un phénomène périphérique et éphémère : « tout ce qui existe dans le domaine du corps et du souffle (tou kreaidiou kai tou pneumatiou), souviens-toi que ce n’est ni <à> toi, ni dépendant de toi » (V, 33).

15Mais, par ailleurs, il y a bien une appropriation du corps. Marc Aurèle en parle, comme de ce « petit corps qui nous est [ce qu’il y a de] plus proche (to eggutatô autou, to sômation) » (IV, 39). En une unique et brève référence aux Chrétiens (qui n’est pas certaine), il critique ce qu’il considère comme une haine déplacée de notre corps :

  • 23 L’édition de référence du texte grec, par Joachim Dalfen (Teubner, 1987), ne retient (...)

Qu’elle est belle, l’âme qui se tient prête, s’il lui faut sur l’heure se délier du corps pour s’éteindre ou se disperser ou survivre ! Mais cet état de préparation, qu’il provienne d’un jugement personnel (apo idikès kriseôs), non d’un simple esprit d’opposition (parataxin), [comme chez les Chrétiens]23 (XI, 3).

16Et l’empereur sait gré à son père de lui avoir appris « le soin raisonnable qu’il prenait de son corps (to idiou sômatos epimelètikon emmetrôs), non pas en homme qui aime la vie (philodzôos), mais sans tomber dans la coquetterie, encore moins dans la négligence » ; ce soin permit à Antonin de rester en bonne santé : « grâce à une attention à lui-même (idia prosokhè), il n’eut presque jamais besoin de recourir à la médecine ni aux drogues » (I, 16, 19-20).

17Dire « je », c’est tenir compte des déterminations corporelles que le destin nous a octroyées, le « je », même celui de la morale, n’est pas « transcendantal », si l’on peut utiliser cet anachronisme, ni génériquement neutre. L’empereur note : « À chaque heure applique-toi avec fermeté (phrontize), en Romain et en mâle (hôs Rômaios kai arrhèn), à faire ce que tu as sur les bras avec une gravité adéquate et sincère, avec amour, indépendance et justice » (II, 5).

18Romain, en grec, dit la notion de force (rhomè) qui consonne avec « arrhèn », mâle. Si je suis un homme et pas une femme, je dois prononcer des énoncés correspondant à mon sexe, de même si je suis romain, je dois parler et agir en Romain, non en Carthaginois ou en Grec. Le cosmopolitisme stoïcien ne signifie pas que « l’internationale sera le genre humain ». Les différentes cités demeurent différentes avec chacune leurs propriétés, comme les différentes parties du corps. L’association de la romanité et de la virilité se retrouve au livre III : « Que le dieu qui demeure en toi [la raison de l’hégémonique] commande à un être mâle, respectable, dévoué à la cité (politikos), qui soit un Romain et un chef qui ait tout réglé en lui-même » (III, 5).

  • 24 L’accepter ne veut pas dire en tirer vanité, car que l’on soit homme ou femme, on ne (...)

19La revendication de la masculinité de l’homme (ou de la féminité de la femme) est, selon les Stoïciens, une façon d’accepter cette persona que le destin nous a confiée24. La confusion des genres serait donc une sorte d’atteinte à l’ordre de la nature. Voici ce que nous lisons dans les Entretiens d’Épictète :

  • 25 Entretiens, I, 16, § 9-14, trad. J. Souilhé.

[Laissons de côté les œuvres de la nature et considérons ses hors-d’œuvre.]
Y a-t-il rien de plus inutile que les poils du menton ? Or donc, la nature ne les a-t-elle pas fait servir eux aussi à l’usage le plus opportun qu’elle a pu ? N’a-t-elle pas distingué, par ce moyen, l’homme et la femme ? Dès l’abord, en chacun de nous, la nature ne crie-t-elle pas de loin : « Je suis un homme » […]. Mais, en outre, qu’il est beau ce signe qu’il est noble et imposant ! Combien plus beau que la crête des coqs, combien plus majestueux que la crinière des lions ! C’est pourquoi nous devrions conserver le signe que Dieu nous a donné, nous ne devrions pas y renoncer, nous ne devrions pas dans la mesure où cela dépend de nous, apporter de la confusion dans la distinction des sexes (ou des genres)25.

  • 26 E. Levinas, Carnets de captivité, in Œuvres 1, Paris, Grasset, 2009, p. 76. (...)

20On voit clairement dans ce texte comment le « je » peut signifier non pas un individu dans son individualité à nulle autre pareille, mais cette hypostase, immanente à chacun de nous, qu’est « la » Nature. C’est Phusis qui dit « je suis femme », ou « je suis homme » quand nous avançons avec un torse d’homme ou une poitrine de femme. Il y a une déhiscence entre sexuation et individualité ; Levinas le dit fortement : « Le féminin est autrui avant qu’autrui soit une autre personne », ce qu’il commente dans la même page de ses Carnets de captivité : « [Le féminin] : la catégorie du non-moi »26. Il y a une altérité générique, sexuelle, du « je » qui dit « je me laisse pousser la barbe » face à un autre « je » qui dira « je suis enceinte de six mois ». Que la différence sexuelle soit une donnée fondamentalement naturelle (point de vue stoïcien) ou construite socialement (point de vue de la « théorie des genres »), il n’en reste pas moins que l’opposition des filles et des garçons, du féminin et du masculin est d’une autre sorte que la différence des individus entre eux dans leur singularité unique.

  • 27 Sur cette question, voir É. Deschavanne et P.-H. Tavoillot, Philosophie des âges de l (...)

21On pourrait en dire de même de la différence entre les « âges de la vie » : je vois aussitôt si j’ai affaire à un enfant, un adulte ou un vieillard. Seule une société où l’individu est l’alpha et l’oméga de tous les rapports humains peut penser qu’il y a une illusion, voire une offense, à parler de « vieillards »27. Marc Aurèle, indifférent à la séduction du sorite, ne se demanderait pas à partir de quel âge on entre dans la vieillesse ; pour lui, chaque étape est si bien marquée qu’elle signe comme la mort de l’état précédent : « Passe aux différents âges de la vie, soit l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, la vieillesse : là encore tout changement est une mort. Qu’y a-t-il là de redoutable ? » (IX, 21). Si, dans cette pensée, l’âge adulte n’est pas nommé, il l’est dans la pensée IX, 3 : « Ce que sont la jeunesse, la vieillesse, la croissance (auxèsai), la pleine maturité (akmasai), l’apparition des dents, de la barbe, des cheveux blancs, la fécondation, la grossesse, l’enfantement et les autres actions naturelles qu’amènent les saisons de ta vie (ai tou sou biou hôrai), telle est aussi la désagrégation de ton être (to dialuthènai) ». Le rythme de la vie, comme celui des saisons, est naturel et tout ce qui est selon la Nature arrive au bon moment :

  • 28 Sur cette notion, voir l’étude d’A. Tordesillas, « L’homme du monde. Sur une conditio (...)

Je m’accommode de tout ce qui peut t’accommoder, ô monde ! Rien n’arrive trop tôt [littéralement « avant l’heure », proôron] ou trop tard pour moi de ce qui est à point pour toi (soi eukairon)28. Tout est fruit pour moi de ce que produisent tes saisons, ô nature ! Tout vient de toi, tout est en toi, tout rentre en toi (ek sou panta, en soi panta, eis se panta) (IV, 23).

  • 29 Cicéron, Caton ou De la vieillesse, IV, 10.

22L’être-au-monde d’un enfant de quatre ans est bien évidemment incomparable à celui d’un homme de quarante ans. Cela étant, chaque âge a sa nécessité, sa spécificité et sa beauté : « Même chez la vieille femme et le vieillard, son œil avisé [celui du philosophe] pourra découvrir une certaine perfection (akmèn tina), une beauté de saison ; et de même le charme aimable de l’enfant » (III, 2, § 6). La polysémie du terme akmè (point extrême, accomplissement, sommet) fait sens : la vieillesse est la fin de la vie à la fois comme achèvement et perfection. Pour le dire en latin, il y a parfois chez les personnes âgées une « comitate condita gravitas », une « gravité tempérée de bienveillance »29, la beauté et la paix du visage étant alors la manifestation de la vie intérieure, comme on le voit dans bien des tableaux de Rembrandt représentant des vieillards.

  • 30 Sur la présence de la physiognomonie dans le stoïcisme, voir l’étude de V. Laurand, « (...)

23Comme Platon et Aristote, les Stoïciens cherchent à ce que le corps soit le signe de l’âme30 : « Le corps lui aussi doit se tenir ferme et ne pas se déjeter, ni quand il se meut, ni au repos. Ce que l’intelligence réussit à faire du visage, qu’elle maintient constamment harmonieux et noble, il faut l’exiger pareillement de l’ensemble du corps. Mais il faut veiller à tout cela en se gardant de l’affectation » (VII, 60). L’habitation de la pensée vertueuse dans le corps doit se voir aussitôt :

Quelle perversité, quelle fausseté de dire : « J’ai décidé de jouer franc jeu avec toi ». – Que fais-tu, mon pauvre ami ? On n’emploie pas ce préambule ! Cela paraîtra sur l’heure ; cela doit être écrit sur ton visage ; immédiatement cela sonne dans ta voix ; immédiatement cela éclate dans tes yeux, comme la personne aimée connaît immédiatement à leurs regards tout ce qu’éprouvent ses amants. En définitive, l’homme droit et vertueux doit ressembler à celui dont les aisselles puent le bouc, en sorte que quiconque s’approche de lui, sente ce qu’il est dès le premier abord (XI, 15, 1-8).

24Cette appropriation du corps implique que l’homme respecte ce corps et l’entretienne. Une lettre de Sénèque entre ainsi dans certains détails sur la pratique de la culture physique :

  • 31 C’est le sport que Sénèque choisit pour lui, la course modérée, voir lettre 38, § 4.
  • 32 Sorte de marche très rythmée que Socrate pratiquait d’après Diogène Laërce, II, 32.
  • 33 Sénèque, Lettres à Lucilius, 15, § 2-5, trad. H. Noblot.

Le corps lui-même, si fortement constitué qu’il soit, n’a que la vigueur de santé des forcenés, des frénétiques. Que la santé de l’âme soit donc le principal objet de tes soins ; tu pourvoiras, mais seulement en second lieu, à celle du corps, qui te coûtera peu, si tu ne veux que te bien porter. […] Accorder trop au développement physique a pour conséquence beaucoup d’ennuis : d’abord la fatigue des exercices physiques qui, en nous mettant hors d’haleine, nous rend incapables d’une forte application et d’un travail intellectuel un peu ardent ; et puis, le trop de nourriture fait que l’intelligence s’épaissit. Viennent par là-dessus les esclaves de la pire espèce promus à l’emploi de moniteurs, individus qui se partagent entre la burette d’huile et le pot à vin […]. Il y a des exercices faciles et courts qui procurent une saine fatigue au corps, sans trop d’embarras, et en ménageant le temps, dont on doit tenir le plus grand compte : la course31, le maniement des haltères, le saut en hauteur, en longueur, le pas des Saliens32 [ou, en style irrévérencieux, le trémoussement du foulon]. Adopte n’importe lequel d’entre eux pour une gymnastique élémentaire, facile. De quelque façon que tu t’y prennes, bien vite reviens du corps à l’âme (redi a corpore ad animum)33.

25Le sage doit donc être aussi d’une certaine façon à l’écoute de son corps. Foucault, dans L’herméneutique du sujet, cite une lettre à Fronton où Marc Aurèle décrit une scène de vendange où l’exercice physique est bienvenu :

  • 34 M. Foucault, L’herméneutique du sujet, p. 152-153. Tolstoï a-t-il lu cette lettre ? U (...)

Une fois la gorge restaurée [par de l’eau miellée], je me suis rendu auprès de mon père. J’ai assisté à son sacrifice et ensuite on est allé manger. Avec quoi penses-tu que j’ai dîné ? avec un peu de pain, pendant que je voyais les autres dévorer des huîtres, des oignons et des sardines bien grasses. Après quoi nous nous sommes mis à moissonner les raisins ; nous avons bien sué, bien crié. […] après nous être baignés nous avons soupé dans le pressoir, et entendu avec plaisir les joyeux propos des villageois. Rentré chez moi, avant de me tourner sur le côté pour dormir, je déroule ma tâche et je rends compte de ma journée à mon très doux maître34.

  • 35 Aristote critiquait lui aussi : « Mourir pour échapper à la pauvreté ou à des chagrin (...)

26Le rapport du sage à son corps permet de préciser la doctrine stoïcienne sur « la mort volontaire » ou le « suicide raisonnable ». Marc Aurèle écrit ainsi : « Il est honteux que, quand ton corps ne renonce pas à cette vie, ton âme y renonce la première » (VI, 29)35. Le suicide raisonnable est en fait une certaine forme d’euthanasie, quand le corps n’en peut plus et que notre personnalité physiologique délabrée ne peut plus être le support valide de notre personnalité morale. L’empereur note avec lucidité : « Il faut donc se hâter, non seulement parce qu’on se rapproche de la mort à chaque instant, mais encore parce qu’on perd avant de mourir la capacité de concevoir les choses et d’y prêter attention » (III, 1, 14-17).

  • 36 Entretiens, III, 15, § 9, trad. J. Souilhé.

27L’identité personnelle n’est pas le corps, mais dépend du corps. Épictète écrit : « Si tu veux être lutteur, regarde tes épaules, tes cuisses, tes reins. Car un homme a des dispositions naturelles pour une chose, un autre pour une autre »36. Cela étant, l’homme est plus que son corps, il est sa fonction sociale et sa personne morale.

La persona sociale

28L’une de nos personnalités est assurément notre fonction dans ce que Marc Aurèle nomme le « système politique (politikon sustèma) » en IX, 23 (ou « politeuma », IV, 4, 4). Ce personnage social est en partie le fruit du hasard : où nous sommes nés, quels furent nos amis d’enfance, nos professeurs, quelles aventures heureuses ou malheureuses nous sont arrivées, tout cela nous ne l’avons pas choisi. Marc Aurèle conseille : « abandonne-toi de bon gré à Clotho ; laisse-lui tisser ta vie des événements qu’il lui plaît » (IV, 34). Il serait vain et absurde de vouloir une entière maîtrise de son existence.

29Mais nous pouvons aussi en partie déterminer ce « je » social : par exemple dans le métier que nous exerçons, si du moins nous avons pu le choisir. Marc Aurèle parle de ceux « qui aiment leur métier <et> se consument aux travaux qui s’y rapportent, sans se baigner et sans manger » (V, 1, 18-20). Les différents corps de métier sont souvent évoqués dans les Pensées, comme représentants d’hommes ayant un savoir sûr et stable, par exemple le vigneron, l’architecte et le médecin (VI, 35), le matelot et le pilote (VI, 55), la tisseuse, l’écrivain et le cocher (X, 38). Quand un « homme de métier » parle en fonction de son métier, de sa tekhnè, il parle, comme on dit, ès qualités, en tant que chirurgien, plombier ou jardinier, et sa parole est autorisée par son savoir et son savoir-faire et non par sa personne privée. Ainsi du maire qui dit : « Je vous unis par les liens du mariage » ; les énoncés performatifs dépendent souvent du contexte social.

  • 37 Les rapports entre la persona politique, l’empereur, et la persona priv (...)

30La spécificité de cette personnalité implique sa circonscription précise : l’homme ne doit pas s’identifier totalement à sa fonction puisqu’elle n’est que l’un de ses quatre masques. Le professeur de grammaire, par exemple, qui continue à faire la leçon dans sa vie quotidienne a de bonnes chances d’être pénible à côtoyer… Et Marc Aurèle de noter : « Prends garde de te césariser à fond (apokaisarôthès) » (VI, 30), même si par ailleurs il peut se dire : « Ce pauvre métier (to tekhnion), que tu as appris, aime-le et sois en satisfait » (IV, 31)37.

31L’homme, son corps, son métier, voici les trois premiers masques ; le quatrième, qui constitue la quatrième persona, est ce point d’identité que Marc Aurèle cherche à mettre en avant et à aider à constituer, car, selon lui, trop souvent les plaisirs corporels et les préoccupations professionnelles suffisent à remplir une existence qui, par là même, est aliénée et inauthentique.

  • 38 Sur ce texte, voir mon étude « Fil d’or et fils de fer. Sur l’homme “marionnette” dan (...)

32L’homme qui ne vit pas selon la quatrième persona, qui ne se recueille pas dans l’egô de la prohairesis, est celui que Marc Aurèle nomme de façon récurrente une « marionnette », un pantin mû par des ficelles (voir pensées II, 2 ; III, 16 ; VI, 16 et 28, VII, 3 ; X, 38), ce qui reprend une image donnée par Platon dans les Lois, I, 64438. Le je corporel et le je social (ceux qui peuvent dire dans mon cas, « je suis né en 1960 », « je suis professeur à l’Université de Caen ») ne sont pas notre « je » véritable : les énoncés que je viens de prononcer pourraient être tenus aussi par un autre collègue de l’université avec la même pertinence.

33L’objet de la philosophie de Marc Aurèle est de recentrer l’homme sur ce qui, en lui, est la « personne » morale, le « je » de la décision éthique. L’extérieur peut s’opposer à mon action, mais non pas à la liberté de mon jugement.

La persona éthique

34L’axiome « les choses n’ont par elles-mêmes pas le moindre contact avec l’âme » (V, 19 ; voir également IV, 2, 39 et IX, 15) n’a pas qu’une portée épistémologique : les choses n’ont accès à mon âme que par l’âme elle-même qui se représente les choses : « mon vouloir spontané (hormè), mes dispositions intérieures ne connaissent pas d’entraves, grâce à mon pouvoir de faire des réserves et de renverser les obstacles (dia tèn hupexairesin kai tèn peritropèn) » (V, 20, 6-7). Le pouvoir de « faire des réserves » (hupexairesis) maintient le pouvoir de l’hégémonique : même face à ce qui se dérobe, il y a l’assurance du « je » qui, lui, ne se dérobe pas et qui prévoit ce qui peut ne pas dépendre de lui. Sénèque écrit ceci dans le traité Des bienfaits :

  • 39 Sénèque, traité Des bienfaits, IV, § 39, 3-4, trad. F. Préchac. Sur ce texte, voir l’ (...)

J’irai à ce dîner, parce que je l’ai promis, même s’il fait froid ; mais non pas s’il neige. Je me montrerai à ce mariage, parce que je l’ai promis, bien que je n’aie pas fini ma digestion ; mais non pas si j’ai la fièvre […]. Il y a là, te dis-je, une réserve tacite (tacita exceptio) : « si je puis » (si potero), « si je dois » (si debebo), « si les choses sont ainsi ». […] S’il survient un fait nouveau, qu’y a-t-il de surprenant, la condition de celui qui prenait l’engagement ayant changé, que sa résolution ait changé aussi ? Remets les choses dans le même état, et je suis le même aussi (et idem sum)39.

35L’essentiel du travail du philosophe n’est pas d’écrire des livres ou d’acquérir des connaissances scientifiques, pour Marc Aurèle, c’est de pouvoir tenir un discours en première personne qui puisse affirmer : « egô to emautou kathèkon poiô, Pour moi, je fais mon devoir » (VI, 22).

36Dès la fin du livre I, l’empereur se félicite : « Quand je pris goût à la philosophie, ce ne fut pas pour tomber aux mains d’un sophiste, ni pour m’appliquer à l’analyse d’auteurs ou de syllogismes (sullogismous analuein), ni pour perdre du temps à la physique céleste (péri ta meteôrlogika kataginesthai) ». Il y a là assurément une profession de foi stoïcienne : ni la logique, ni l’étude de la Nature ne sont une fin en soi, tout au plus peuvent-elles préparer à la partie morale de la philosophie.

  • 40 Voir J.-B. Gourinat, Dialectique des stoïciens, Paris, Vrin, 2000, p. 19-34 : « La lo (...)
  • 41 Questions Naturelles, VI, 32, 1, trad. P. Oltramare.

37Les deux images célèbres, celle du Jardin (mur, arbres, fruit) et celle de l’œuf (coquille, blanc, jaune)40, font de la morale la clef de voûte du système. Sur ce point, Marc Aurèle choisit une version forte du privilège de l’éthique ; il n’écrirait pas comme Sénèque : « La force d’âme n’a pas d’autre source que les hautes études et l’observation de la nature : non enim aliunde animo venit robur quam a bonis artibus, quam a contemplatione naturae »41. À l’évidence, le discours impersonnel du savant qui, comme Aristote dans les Météorologiques ou dans ses traités biologiques, décrit le plus objectivement les astres et les animaux n’intéresse pas Marc Aurèle.

38Ce sont les phrases en première personne, celles que l’on pourrait toujours énoncer sous la forme d’un « j’ai pris la décision de… » ou « je m’engage à… » qui sont l’essentiel pour notre sage. Le recours à l’egô, au « je », à ces deux ou trois lettres permet un recentrement et une katharsis. Parlant du jugement que nous portons sur autrui, Marc Aurèle note : « commence par toi-même (arkhou de apo sautou) et sois le premier que tu examines » (X, 37).

39Là où j’assume ce que je dis, ce que je fais, ce que je veux et ainsi de suite, le reste est détaché de la sphère de ma responsabilité. La pensée III, 14 est très nette, avec un impératif adressé à soi-même :

Ne vagabonde plus (mèketi planô). Tu n’est plus destiné à relire tes notes (hupomnèmatia), ni les histoires anciennes des Romains et des Grecs, ni les extraits de traités que tu réservais pour tes vieux jours. Hâte-toi donc au but (speude oun eis telos), dis adieu aux vains espoirs et viens-toi en aide (sautôi boèthei), si tu te soucies de toi-même (ei ti soi melei seautou), tant que cela est encore possible (III, 14).

40Il ne s’agit pas d’attendre une grâce venue du ciel, ni de chercher des solutions dans des livres, mais bien de se fixer sur soi-même. Il faut ne plus errer dans les choses extérieures, mais se sauver soi-même.

41Ce souci de soi est un souci de soi au présent, une sorte de carpe diem austère et rigoureux :

Ne te laisse pas troubler par l’imagination de toute ta vie (mè se sukheitô hè tou holou biou phantasia) ; n’embrasse pas en pensée les si grandes et si nombreuses épreuves qui te seront survenues probablement ; mais à chacune des épreuves présentes, demande-toi : « Qu’y a-t-il d’insupportable et d’intolérable ? ». Tu rougiras d’en faire l’aveu. Ensuite, rappelle-toi (anamimnèiske) que ce n’est pas l’avenir ni le passé qui t’accablent, mais toujours le présent (aei to paron). Et celui-ci ne cesse de diminuer (katasmikrunetai), si tu le circonscris lui seul (VIII, 36).

42Cette vigilance et cette concentration sur le moment présent sont l’attitude fondamentale du stoïcisme, c’est la concentration sur l’unique liberté qui nous reste, celle de l’assentiment : « Si un fait extérieur te cause de l’affliction, ce n’est pas lui qui produit ce trouble en toi, c’est le jugement que tu portes à son endroit » (VIII, 47).

  • 42 En III, 4, § 4, Marc Aurèle dit que le sage doit être « l’athlète de la lutte la plus (...)
  • 43 H. Bergson, « Préface » à La fierté de vivre de Pierre-Jean Ménard [1922], in Mélange (...)

43Les trois autres personnalités ne m’appartiennent finalement pas en propre, ce qui est à moi, c’est ma façon de « vivre » ce qui m’arrive ; on pourrait presque dire, de façon réductrice, que toute la sagesse stoïcienne réside dans l’alternative suivante : être ou non de bonne humeur… La bonne humeur, c’est l’eurhoia, le cours facile de l’existence qui constitue en propre le bonheur ; « Tu peux donner toujours à ta vie un bon cours (eurhoein), puisque tu peux suivre le bon chemin (euodein) ». La philosophie est littéralement une « mét-hode » qui conduit à la sérénité. L’eurhoia biou, le bon déroulement de la vie, le bon flux de l’existence est ce qui définit l’eudaimonia aussi bien selon Zénon (SVF, I, 184) que selon Cléanthe (SVF, I, 554). Marc Aurèle souligne que cette eurhoia qui ne dépend que du flux de nos représentations est simple à obtenir : « Tu vois combien peu nombreux sont ces points dont il suffit de se rendre maître pour vivre une vie au cours prospère (eurhoun… bion) » (II, 5). Ce flux de l’existence est toutefois un flux tendu, car l’eurhoia n’est pas l’abandon insouciant au fil d’un long fleuve tranquille. Marc Aurèle ne cache pas qu’il faut se tenir prêt à dépasser des épreuves qui sont comme autant d’obstacles à la bonne humeur du sage : « L’art de vivre (hè biôtikè) ressemble plutôt à la lutte (palaistikè) qu’à la danse en ce qu’il faut toujours se tenir en garde et d’aplomb contre les coups qui fondent sur vous et à l’improviste » (VII, 61)42 ; « Lutte (agônisai) pour demeurer tel que la philosophie a bien voulu te former » (VI, 30, § 3). On comprend les réserves que Bergson émet à l’égard du stoïcisme : « Le ton du stoïcien est souvent amer. Sa morale, si haute, est parfois orgueilleuse ; son attitude est raide et contractée ; il se déclare heureux, on ne le sent guère joyeux »43. L’eurhoia stoïcienne n’est pas l’expansion libre et imprévisible de l’élan vital bergsonien. C’est au contraire l’acceptation d’une vie conforme à la nature, où rien n’est fondamentalement nouveau. Il est sage de penser que tout se répète et que rien n’est extraordinaire.

  • 44 Voir les pensées IV, 32, 33 et 48.
  • 45 Autres pensées sur ce thème : IV, 46 : « se souvenir toujours de ce passage d’Héracli (...)

44Ainsi il n’y a nulle aventure qui soit si importante qu’on doive s’en souvenir. Marc Aurèle vide tout le devenir historique d’une tension dramatique ou d’une puissance d’invention. Rien de nouveau sous le soleil, tout se répète et finalement tout disparaît44. L’appel à se souvenir de ce qui est intemporel rythme les Pensées, ainsi par exemple IV, 24, 8 : « Il faut en toute occasion se remettre en mémoire : ceci ne serait-il pas une des choses qui ne sont pas indispensables ? »45. Ce rapport au passé et à la mémoire permet de mesurer l’écart entre deux penseurs qui furent à la fois philosophes et hommes politiques, Marc Aurèle et Cicéron.

  • 46 Perdu également, le traité de Théophraste, péri philotimias, fut recherché par Cicéron (...)
  • 47 La conception cicéronienne de la gloire est largement présentée et commentée par Jean (...)

45L’importance de la gloire est telle pour l’Arpinate qu’il composa deux livres sur le sujet, hélas perdus46 ; on en trouve un écho dans le De officiis : « Parlons maintenant de la gloire : bien que j’aie écrit deux livres sur le sujet, il faut y toucher ici, parce qu’elle est du plus grand secours dans la gestion des affaires importantes. À son plus haut point et dans sa perfection, la gloire est faite de trois choses : être aimé de la multitude, lui inspirer confiance, être par elle admiré et jugé digne des honneurs » (II, 31)47. La gloria reste au cœur de ses préoccupations, car seule elle permet la réelle action politique ; la gloire est la récompense de l’action publique efficace, mais elle permet aussi cette action efficace.

46Tout autre est le rapport de l’empereur à la gloire. Il reconnaît au début du livre VIII : « Tu as reconnu, après combien d’erreurs ! que tu n’as pu trouver le bonheur nulle part, ni dans les syllogismes, ni dans la richesse, ni dans la gloire (en doxèi), ni dans la jouissance, nulle part. En quoi donc consiste-t-il ? À faire ce que réclame la nature de l’homme » (VIII, 1). Ni la maîtrise technique de la philosophie, ni l’argent, ni le plaisir physique, ni la bonne opinion que les autres ont de nous ne peuvent constituer le bien vivre, car tout cela est périphérique par rapport au centre de notre être, ce « je » qui doit parler et se comporter en tant qu’homme et non en tant que x ou y. Nous lisons encore au livre IX :

Imagine encore la vie que d’autres vivaient au temps jadis et celle qu’on vivra après toi et celle qu’on vit aujourd’hui chez les peuples étrangers. Et combien d’hommes ignorent jusqu’à ton nom, combien l’oublieront bientôt, combien qui, peut-être, te louent maintenant, bientôt te vilipenderont ; et comme le souvenir qu’on laisse, la gloire (hè doxa), toute autre chose enfin ne valent pas la peine d’en parler (IX, 30).

  • 48 « Peut-être est-ce la gloriole qui te tourmentera ? Détourne les yeux sur la promptit (...)

47On trouve, dans les Pensées, six occurrences du terme doxarion, la « gloriole », et, à chaque fois, c’est la vanité du désir de gloire que Marc Aurèle fustige48.

  • 49 En V, 27, le daimôn est identifié au noûs et au logos.
  • 50 V. Delbos, Figures et doctrines de philosophes, Paris, Plon, 1918, p. 83. Delbos renv (...)
  • 51 Voir la définition de la tristesse, SVF III, 391 : « la tristesse est un resserrement (...)

48Le « je » hégémonique, que Marc Aurèle rapproche de notre « daimôn » (VIII, 45)49, se saisit de lui-même dans la systole de l’assentiment. Dans une brève mais lumineuse étude, Victor Delbos souligne bien ce point : « Marc Aurèle travaille à son perfectionnement individuel. Ce à quoi il aspire, c’est à vivre concentré, comme roulé en soi, tel qu’une sphère polie qui ne laisse aucune prise »50. En un sens, le « je » est cause de soi : « Le guide <intérieur> (to hègemonikon) est cette <partie> qui s’éveille d’elle-même, qui se modifie et se façonne elle-même (poioun men heauto), telle qu’elle veut, et qui fait que tout événement lui apparaisse tel qu’elle veut » (VI, 8). Mais ce mouvement d’auto-production des contenus de pensée n’a de sens qu’à s’ouvrir également au monde et au destin. Car la « systole » en tant que telle est tristesse ou ressentiment51 ; le terme est utilisé par exemple en II, 10, 5 pour parler de la peine éprouvée sous le coup de la colère. Il ne s’agit pas simplement de se « sentir soi-même », mais toujours d’un « usage » tourné vers le monde, comme l’indique la pensée suivante :

À quel usage fais-je donc servir mon âme en ce moment (Pros ti pote ara nun khrômai tèi emautou psukhèi) ? À chaque instant, me poser cette question, examiner ce qui se trouve en ce moment dans cette partie de moi-même, qu’on appelle le guide intérieur (hègemonikon), et de qui j’ai l’âme en ce moment (V, 11, 3-4).

49Il s’agit donc, après avoir saisi la pointe de l’identité personnelle dans l’egô de la prohairésis, de l’ouvrir à l’usage des choses et du monde : « Ne plus te borner à respirer ta part de l’air environnant ; mais participer désormais à la sagesse de l’intelligence qui embrasse toutes choses » (VIII, 45).

50La division des différents niveaux constitutifs de notre être manifeste que le « je » stoïcien n’est pas une substance unique, autonome et d’un seul tenant. Nous avons plusieurs « masques » sur la scène du monde, sans que le masque soit porté par un sujet situé en retrait. Face à ce qui nous arrive et qui, en ce sens, est nôtre, il faut, dit Marc Aurèle, se dire : « Ceci me vient de dieu (para theou), cela, de l’enchaînement, de la trame serrée des événements et de la rencontre ainsi produite par coïncidence (sunteuxin) et hasard (tukhèn) ; ceci me vient d’un être de ma race, mon parent et mon associé » (III, 11, 18-21). Marc Aurèle distingue ici ce qui vient de différentes sources. Ce qui vient de ma race et donc de mes parents, c’est, en premier chef, la vie qu’ils m’ont donnée et le corps par lequel je leur ressemble. Ce qui vient du dieu, c’est la raison en moi, la nature humaine dans sa dimension de rationalité la plus générale. Quant à « la trame serrée des événements » et au « hasard », c’est elle qui préside au rôle social que nous avons choisi ou qui nous a été imparti.

  • 52 Foucault conclut ainsi son cours du 24 février 1982 : « C’est donc plutôt vers une so (...)

51L’usage du « je » en ses différentes versions participe de ce que la pensée III, 1, 10 nomme un « héôtôi khrèsthai », un usage de soi. Le recentrement sur soi est une ascèse où l’utilisation du pronom egô n’est pas le signe d’un égoïsme invétéré, mais plutôt l’acceptation de sa place dans le monde ; en m’habituant à dire et à penser « moi, je », je m’habitue à être moi-même et non un autre. Marc Aurèle note ainsi : « N’use pas la part de vie qui t’est laissée (to hupoleipomenon tou biou meros) dans des imaginations à propos des autres <hommes> (en tais peri heterôn phantasiais) » (III, 4, 1-2). Penser à ce que font les autres, soit dans le ressentiment, soit dans la jalousie, c’est trop souvent éviter de penser à sa propre tâche. Philosopher en première personne n’est donc pas pour Marc Aurèle seulement le lieu d’une admonestation à soi-même, d’une parénèse où l’homme se dédouble entre un qui conseille et un autre qui est conseillé, c’est aussi la possibilité d’une affirmation de sa propre puissance. Au livre VII, il recommande : « Applique seulement ton attention et ta volonté à mériter ta propre estime à chacune de tes actions » (VII, 58, 7-8). Dire « je », pour l’empereur philosophe, c’est prendre conscience de sa personnalité multiple52 et essayer de pratiquer la grandeur d’âme.

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Notes

1 Marc Aurèle, Pensées, XII, 36, trad. A.-I. Trannoy. La comparaison de la vie humaine à une pièce de théâtre est déjà faite par Platon dans le Philèbe (50b), elle est fréquente dans le stoïcisme, où la Providence représente l’auteur du drame et nous les acteurs (voir, par exemple, Épictète, Manuel, 17). Plotin la reprend dans son traité Sur la Providence (III, 2[47], 18). Sur la question du rapport du « masque » et de la persona, voir l’étude de M. Nedoncelle, « Prosopon et persona dans l’Antiquité classique », Revue des sciences religieuses, 22, 1948, p. 277-299 et celle de M. Forschner, « Le Portique et le concept de personne », in Les Stoïciens, G. Romeyer Dherbey (dir.), Paris, Vrin, 2005, p. 293-317.

2 Chrysippe, dans Les philosophes hellénistiques, II : Les Stoïciens, par A. Long et D. Sedley [abrégé ensuite LS], trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 107 [= SVF, II, 895] ; sur ce texte, voir les analyses de V. Carraud, « Le moi et le menton : Chrysippe », in L’invention du moi, Paris, PUF, 2010, p. 182-193.

3 Voir Aristote, Les parties des animaux, III, 7 : « Le cœur et le foie sont nécessaires à tous les animaux, le cœur parce qu’il est le principe de la chaleur (il faut, en effet, une sorte de foyer où se conserve la flamme de la nature [tès phuseôs to zôpuroun], et ce foyer doit être bien gardé car il est comme la citadelle du corps [hôsper akropolis ousa tou sômatos]), le foie parce qu’il sert à la digestion » (670a 22-26, trad. P. Louis). Platon, qui situe le siège de l’âme dans le cerveau, utilise déjà l’image de la citadelle (Timée, 70a7).

4 Marc Aurèle, Pensées, VIII, 48, trad. A.-I. Trannoy, Paris, Belles Lettres, 1925 (traduction citée sans référence par la suite).

5 Voir dans les Entretiens, le chapitre 13 du livre III, « Qu’est-ce que l’isolement et quelle sorte d’homme est isolé » : « Comme Zeus vit pour lui-même, se repose en lui-même, réfléchit à la nature de son propre gouvernement et s’entretient de pensées dignes de lui, de même, nous aussi, devons-nous pouvoir converser [bavarder] avec nous-mêmes (hèmas dunasthai autous heautois lalein), savoir nous passer des autres » (trad. J. Souilhé). Zeus, au moment de la conflagration, est comme le Premier Moteur d’Aristote, pensée de la pensée (je remercie J.-L. Chrétien de me l’avoir fait remarquer), mais c’est un Premier moteur bavard qui prévoit déjà l’ensemble du cycle cosmique suivant ; comme le sage, il n’est seul que le temps d’une systole solitaire, avant la diastole cosmique ou politique.

6 Le projet éthique de eis heauton anakhôrein, se retirer en soi-même (IV, 3, § 2), ou de eis heauton epistrephein, faire retour sur soi-même (IX, 42, § 10), suppose une distance entre soi et soi-même, mais une distance qui n’est établie que pour être dépassée. Sénèque, dans son traité sur la colère, fait ainsi l’éloge de l’examen de conscience vespéral où l’on fait le bilan de sa journée : « La journée écoulée, une fois retiré dans sa chambre pour le repos de la nuit, il [Sextius] interrogeait son âme […]. Est-il rien de plus beau que cette coutume de scruter toute une journée ? Quel sommeil suit cet examen de soi-même (recognitio sui), qu’il est tranquille, profond et libre quand l’esprit a été loué ou averti, quand il s’est fait l’espion, le censeur secret (speculator sui censorque secretus) de ses propres mœurs ! » (De la colère, III, 36, trad. A. Bourgery).

7 L’usage du « tu » est omniprésent (conformément à la réflexivité de l’entreprise d’« écrits pour soi-même ») ; celui du pronom egô ou d’un verbe en première personne plus rare, mais régulier. En voici les principales occurrences : (a) le pronom egô, II, 1, § 2 ; III, 11, § 5 ; IV, 23 ; VI, 22 ; 44 ; VII, 15 ; 16 ; 20, 44 ; 45 ; VIII, 2 ; 29 ; 56 ; XI, 18 ; 31 (b), verbes en première personne, II, 2 (eimi) ; IV, 13 (ekhô) ; V, 4 (poreuomai) ; VI, 21 (zètô) ; VII, 5 (prattô) ; 13 (eimi) ; 16 (legô) ; VIII, 39 (oukh horô) ; 49 (blepô) ; IX, 1, § 10 (legô) ; 9, § 11 (legô) ; X, 6 (ekhô) ; 7, § 9 (oimai) ; 21 (legô) ; 24 (egô poiô) ; 36 (aperkhomai) ; XI, 1 (egô apekhô ta ema) ; 4 (ôphèlemai) ; 13 (opsômai).

8 Voir Théétète, 189e : « Appelles-tu penser (dianoeisthai) ce que j’appelle de ce nom ? – Qu’appelles-tu de ce nom ? – Un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu’elle examine. […] Ce n’est pas autre chose, pour elle, que dialoguer (dialegesthai), s’adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation » (trad. A. Diès) ; voir également Sophiste, 263e ; T. Bénatouïl rapproche ces textes de la conception stoïcienne du logos endiathetos, le logos intérieur (Faire usage, Paris, Vrin, 2006, p. 70-71). Marc Aurèle cite le Théétète au livre X, 23.

9 « Il y a trois éléments dont tu es composé : le corps, le souffle, l’intelligence. Les deux premiers sont à toi (sa esti), en tant qu’il faut en prendre soin ; le troisième, seul, est proprement tien (to de triton monon kuriôs son) » ; voir le texte équivalent en première personne : « Tout ce que je suis se réduit à ceci : la chair, le souffle, le guide intérieur » (II, 2).

10 V. Carraud, « Le moi et le menton : Chrysippe », p. 199. L’usage philosophique du « tu » tel que le décrit V. Carraud se trouve en revanche chez Aristote, à la fin du traité De la génération et de la corruption, où le « tu » s’adresse à « tout individu » quelle que soit sa condition : « Il n’est pas nécessaire, si ton père a été engendré, que toi tu le sois, mais si toi, lui (ei ho patèr egeneto se genesthai, all’ei su, ekeinon) », 338b9-11, trad. M. Rashed. Voir sur ce texte le commentaire de R. Brague dans Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p. 358 : « Même si le tutoiement [s’]adresse à un individu déterminé, et concerné en tant que lui-même, le contexte invite à ramener la perspective d’Aristote à l’articulation commune de l’individu et de l’espèce ». R. Brague renvoie, pour un autre point de vue, à Épictète, pour qui le rapport à l’engendrement par nos parents est rapport à une nécessité et non plus à une contingence : « “Malheureux que je suis d’avoir un tel père, d’avoir une telle mère !” Eh quoi ! Pouvais-tu faire ton choix à l’avance et dire : “Qu’un tel s’unisse à une telle à telle heure déterminée afin que moi je vienne au monde (ina egô genômai)” ? » (Entretiens, I, 12, 28, trad. J. Souilhé). Les doctrines sont ici diamétralement opposées : le Portique souligne la singularité et la nécessité de la personne avec tels parents précis, tandis qu’Aristote, lui, d’un point de vue logique impersonnel, constate qu’un homme peut n’être père qu’en puissance ; selon lui, « mon » père pouvait exister sans que, moi, je vienne au monde.

11 Voir la traduction du livre I parue aux Belles Lettres en 1998, Écrits pour lui-même.

12 R. Muller, Les Stoïciens, Paris, Vrin, 2006, p. 46.

13 Dans La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle (Paris, Fayard, 1992, p. 45), Pierre Hadot note justement que les Pensées sont bien des notes personnelles et que, pour Marc Aurèle, il s’agit « d’écrire uniquement pour s’influencer soi-même ».

14 Ce « dieu intérieur » est le démon personnel que la religion grecque et romaine associe à chaque homme. Frédérique Ildefonse a bien montré que cet appel au « démon » inscrit la problématique de la « personne » humaine selon les Stoïciens dans le cadre cosmique qui est l’horizon de constitution du soi : « Il y a bel et bien circonscription de quelque chose qui pourrait être le moi – quelque chose se trouve placé comme la place du moi. Mais ce quelque chose est immédiatement porté à l’échelle de l’organisation générale. Il est tant question de ma place dans l’affaire que le possessif se trouve vidé dans le dynamisme de mon action – il s’agit d’être force active dans le réseau des forces actives de la providence. Et l’importance du thème du démon intérieur est – là aussi – la preuve simple qu’il y va d’autre chose que le moi » (article « L’idion hègemonikon est-ce le moi ? », in Le moi et l’intériorité, G. Aubry et F. Ildefonse (dir.), Paris, Vrin, 2008, p. 81). On trouve une douzaine de références à ce démon « installé en nous » dans les Pensées : II, 13 ; II, 17 ; III, 3 ; VII, 17 ; VIII, 45 ; X, 13 et XII, 3.

15 Cicéron, traité Des devoirs, livre I, § 107 et 115, trad. É. Bréhier, dans le volume Les Stoïciens, Paris, Gallimard (Pléiade), 1962, p. 531-532 et 534-535. Sur ce texte décisif, voir les études suivantes : C. Lévy, « Y a-t-il quelqu’un derrière le masque ? À propos de la théorie des personae chez Cicéron », Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica, 19, 2003, p. 127-140 (article disponible sur Internet en accès libre : www.raco.cat/index.php/Itaca/article/download/236086/318349) et P. de Lacy, « The Four Stoic Personae », Illinois Classical Studies, 2, 1977, p. 163-172.

16 P. de Lacy, « The Four Stoic Personae », p. 170-171.

17 Sur cette méthode, voir P. Hadot, La citadelle intérieure…, p. 181-182 et M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard – Seuil, 2001, p. 278-294, qui commente la pensée III, 11.

18 La figure d’Alexandre est paradigmatique : « Alexandre de Macédoine et son muletier, une fois morts, furent réduits au même point » (VI, 24). Alors que Plutarque ne tarit pas d’éloges, dans ses deux opuscules Sur la fortune d’Alexandre, en faisant du roi à la fois un nouvel Achille, soldat et chef de guerre hors du commun, et un nouveau Platon, penseur et sage d’exception (« Ses plus grands espoirs reposaient sur lui-même, sur sa piété envers les dieux, son dévouement à ses amis, sa simplicité, sa modération, sa bienfaisance, son mépris de la mort, sa magnanimité (eupsukhia), son humanité, son affabilité, sa droiture, sa fermeté dans la conception, sa rapidité dans l’exécution, son amour de la gloire, sa volonté de réaliser un noble idéal », Fortune d’Alexandre II, 342F, in Œuvres morales, t. V, 1re partie, traité 21, trad. C. Froidefond, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 152), Sénèque critique vivement le Conquérant : « C’était la rage de dévaster le bien d’autrui qui poussait le pauvre Alexandre et le lançait dans l’inconnu […] », Lettre 94, § 62, trad. H. Noblot.

19 R. Muller, Les Stoïciens, p. 108.

20 Térence, Heautontimoroumenos, vers 77, repris par Cicéron, De legibus, I, 33 : « humani, ut ait poeta, nihil a se alienum putarent ».

21 G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 7. Que tout « fonctionne » dans le monde stoïcien est conforme au dogme selon lequel le monde est mis en ordre par « un feu artisan (pur tekhnikon) » (voir SVF, I, 160 et 171). Marc Aurèle se plaît à évoquer les « fonctions » corporelles les plus triviales de l’homme : « As-tu oublié comment ces gens, qui se rengorgent si fort en louant ou blâmant les autres, se conduisent au lit, comment ils se conduisent à table […] » (X, 13) ; « vois-les faire, quand ils mangent, qu’ils dorment, qu’ils s’accouplent, qu’ils s’accroupissent à l’écart, et caetera » (X, 19).

22 É. Bréhier, Chrysippe et l’ancien stoïcisme [1910], Paris, PUF, 1951, p. 141.

23 L’édition de référence du texte grec, par Joachim Dalfen (Teubner, 1987), ne retient pas cette précision (p. 98) ; cela ne change rien à l’argumentation de Marc Aurèle. Sur le rapport au christianisme, voir l’étude de L.-L. Grateloup, « Marc Aurèle, le stoïcisme et le christianisme », in Marc Aurèle, Soliloques, Paris, Librairie générale française (Livre de poche), 1998, p. 167-283.

24 L’accepter ne veut pas dire en tirer vanité, car que l’on soit homme ou femme, on ne le choisit pas selon Marc Aurèle (Platon aurait sans doute un point de vue différent, voir Timée, 90e6-91a1) ; l’empereur se félicite au livre I d’être resté chaste plus longtemps que d’autres : « Avoir sauvegardé la fleur de ma jeunesse ; n’avoir pas fait prématurément acte de virilité (andrôthènai) ; avoir dépassé même le temps » (I, 17, § 4). Voir les précisions de P. Hadot sur la valeur de la chasteté du jeune homme, in Écrits pour lui-même, p. 48, note 24.

25 Entretiens, I, 16, § 9-14, trad. J. Souilhé.

26 E. Levinas, Carnets de captivité, in Œuvres 1, Paris, Grasset, 2009, p. 76. Sénèque loue le style d’écriture des Stoïciens, dont la « contexture est tout entière virile (totus contextus illorum virilis est) », Lettre 33, § 1. La parole doit être en accord avec la personnalité naturelle.

27 Sur cette question, voir É. Deschavanne et P.-H. Tavoillot, Philosophie des âges de la vie [2007], Paris, Fayard, 2010 et V. Le Ru, La vieillesse, Paris, Larousse, 2008. La pensée antique se plaît à souligner les différents statuts liés à notre âge : « À chaque âge de la vie », écrit Cicéron, « on attribue des devoirs différents ; autres sont ceux des jeunes gens, autres ceux des vieillards (officia non eadem disparibus aetatibus tribuuntur aliaque sunt juvenum, alia seniorum) » (Des devoirs, I, 122, trad. É. Bréhier).

28 Sur cette notion, voir l’étude d’A. Tordesillas, « L’homme du monde. Sur une condition de la bienséance cosmopolitique du sage stoïcien : l’eukairie », Diotima, 20, 1992, p. 62-68. On trouve le substantif eukaria en X, 1, § 2, l’adjectif eukairos en IV, 23, § 1, XI, 13, § 4 et XII, 35 (le terme kairos neuf fois, voir Dalfen, index verborum, p. 139).

29 Cicéron, Caton ou De la vieillesse, IV, 10.

30 Sur la présence de la physiognomonie dans le stoïcisme, voir l’étude de V. Laurand, « Du morcellement à la totalité du corps : lecture et interprétation des signes physiognomoniques chez le Pseudo-Aristote et chez les Stoïciens », in Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, F. Prost et J. Wilgaux (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 191-207.

31 C’est le sport que Sénèque choisit pour lui, la course modérée, voir lettre 38, § 4.

32 Sorte de marche très rythmée que Socrate pratiquait d’après Diogène Laërce, II, 32.

33 Sénèque, Lettres à Lucilius, 15, § 2-5, trad. H. Noblot.

34 M. Foucault, L’herméneutique du sujet, p. 152-153. Tolstoï a-t-il lu cette lettre ? Une traduction par A. Lavasseur des Lettres inédites de Marc Aurèle et de Fronton parut en 1830 à Paris. La scène des foins avec Lévine dans Anna Karénine (III, 11 et 12) est très proche de celle racontée par Marc Aurèle. L’admiration de Tolstoï pour l’empereur est bien connue ; il distribuait, dit-on, des exemplaires des Pensées aux moujiks d’Iasnaïa Poliana ; dans Tolstoï intime (Paris, Librairie des Annales, 1909, lecture libre sur le site de l’université d’Ottawa), l’auteur, Serge Persky, dans le bref chapitre intitulé « Une pensée de Marc Aurèle », raconte une scène où Tolstoï confia : « Je vois en Marc Aurèle l’image de moi-même » (p. 152) ; dans le même ouvrage, on voit Léon Nicolaïevitch manger, à l’écart de sa famille, « du lait et de la purée de pommes de terre » (p. 103).

35 Aristote critiquait lui aussi : « Mourir pour échapper à la pauvreté ou à des chagrins d’amour, ou à quelque autre souffrance, c’est le fait non d’un homme courageux, mais bien plutôt d’un lâche : c’est en effet, un manque d’énergie que de fuir les tâches pénibles, et on endure la mort non pas parce qu’il est noble d’agir ainsi, mais pour échapper à un mal » (Éthique à Nicomaque, III, 11, 1116a, trad. J. Tricot).

36 Entretiens, III, 15, § 9, trad. J. Souilhé.

37 Les rapports entre la persona politique, l’empereur, et la persona privée qui philosophe sont l’objet d’appréciations diverses. Hegel affirme : « On ne peut rien lire de plus excellent au regard de la morale, de la force, de la bonne volonté, de la méditation sur soi-même, que ce qu’a écrit Marc Aurèle ; il était l’empereur de toute la terre connue et civilisée de ce temps-là, et comme homme privé également il s’est comporté avec noblesse et loyauté. Mais l’état de l’Empire Romain n’a pas été changé par cet empereur philosophe » (Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 1975,p. 684). Christelle Veillard, en revanche, en s’appuyant sur un certain nombre de réformes, soutient que « Marc Aurèle témoigne de la fécondité politique des principes stoïciens » (« L’empreinte du stoïcisme sur la politique romaine », in Lire les stoïciens, J.-B. Gourinat et J. Barnes (dir.), Paris, PUF, 2009, p. 208-209). Paul Veyne note pour sa part, dans une formule oxymorique : « Le sage Marc Aurèle procédait au-delà du Danube à ce qui s’appelle chez nous un génocide [voir Cassius Dion, LXXII, 13, 1 et 16] » (L’empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005, p. 574).

38 Sur ce texte, voir mon étude « Fil d’or et fils de fer. Sur l’homme “marionnette” dans le livre I des Lois de Platon », Archives de philosophie, 69-3, 2006, p. 461-473.

39 Sénèque, traité Des bienfaits, IV, § 39, 3-4, trad. F. Préchac. Sur ce texte, voir l’étude de J. Brunschwig, « Sur deux notions de l’éthique stoïcienne, de la “réserve” au “renversement” », in Les Stoïciens, G. Romeyer Dherbey (dir.), Paris, Vrin, 2005, p. 357-380.

40 Voir J.-B. Gourinat, Dialectique des stoïciens, Paris, Vrin, 2000, p. 19-34 : « La logique comme partie de la philosophie » ; P. Hadot, « Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité » [1979], in Études de philosophie ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 125-158. C’est l’un des acquis les plus durables du stoïcisme. Kant s’y réfère au début de la « Préface » des Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Vrin, 1992, p. 43 : « L’ancienne philosophie grecque se divisait en trois sciences : la Physique, l’Éthique et la Logique. Cette division est parfaitement conforme à la nature des choses ».

41 Questions Naturelles, VI, 32, 1, trad. P. Oltramare.

42 En III, 4, § 4, Marc Aurèle dit que le sage doit être « l’athlète de la lutte la plus glorieuse [ou la plus grande] (athlètès athlou tou megistou) » ; voir le commentaire de M. Foucault, L’herméneutique du sujet, p. 307-308.

43 H. Bergson, « Préface » à La fierté de vivre de Pierre-Jean Ménard [1922], in Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1391. Voir également Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 1025-1026.

44 Voir les pensées IV, 32, 33 et 48.

45 Autres pensées sur ce thème : IV, 46 : « se souvenir toujours de ce passage d’Héraclite : la mort de la terre, c’est de se changer en eau etc. » ; V, 9, 9-10 : « souviens-toi d’ailleurs que la philosophie ne veut que ce que veut ta nature » ; V, 31 : « rappelle-toi aussi quels événements tu as traversés, quelles épreuves tu as réussi à supporter » ; VI, 26 : « souviens-toi qu’ici-bas tout devoir se compose d’un certain nombre <d’obligations> » ; voir encore VII, 63, 64, 67 ; X, 8, etc.

46 Perdu également, le traité de Théophraste, péri philotimias, fut recherché par Cicéron (lettre à Atticus, II, 3, 4). La conscience que Cicéron a de sa propre valeur est bien connue ; dans la péroraison de la Quatrième Catilinaire, il écrit ceci : « Pour prix du dévouement exceptionnel que je vous ai montré, et pour prix du zèle que j’ai mis, vous le voyez de reste, à défendre la république, je ne réclame de vous qu’une grâce, c’est que vous gardiez le souvenir de cette journée et de tout mon consulat » (§ 23, trad. É. Bailly).

47 La conception cicéronienne de la gloire est largement présentée et commentée par Jean Boes dans sa thèse sur La philosophie et l’action dans la correspondance de Cicéron, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1990 ; voir notamment « La gloire, notion philosophique pour Cicéron et pour le monde antique » (p. 35-54) et « Le thème de la gloire » (p. 81-144). La positivité de la gloire est au cœur du discours Pro Archia ; voir également Tusculanes, III, 4.

48 « Peut-être est-ce la gloriole qui te tourmentera ? Détourne les yeux sur la promptitude de l’oubli où tombent toutes choses, et sur le gouffre (khaos) du temps infini » (IV, 3, § 7) ; voir également V, 1, § 6 ; VI, 16, § 4 ; X, 8, § 2 et X, 30, § 1. On notera la formule forte en VIII, 8 : « tu peux être au-dessus de la gloriole (tou doxarion huperanô einai exesti) », formule qui correspond assez bien à l’esprit de la vertu de magnanimité, telle qu’Aristote la présente au livre IV de l’Éthique à Nicomaque (par exemple : « C’est surtout en ce qui concerne l’honneur et le déshonneur que l’homme magnanime se révèle, et les honneurs éclatants qui lui sont décernés par les gens de bien, lui feront ressentir une joie mesurée, dans la conviction qu’il n’obtient là que ce qui lui appartient en propre », 1124a4-7, trad. J. Tricot).

49 En V, 27, le daimôn est identifié au noûs et au logos.

50 V. Delbos, Figures et doctrines de philosophes, Paris, Plon, 1918, p. 83. Delbos renvoie aux pensées suivantes : « recueille-toi en toi-même (eis hauton suneilou) » (VII, 28) ; « souviens-toi que ton guide intérieur (to hègemonikon) devient inexpugnable, quand, replié sur lui-même (eis heauto sustraphen), il se contente de ne pas faire ce qu’il ne veut pas » (VIII, 48) ; « la sphère de l’âme reste semblable à elle-même (sphaira psukhès autoeidès) » (XI, 12) et « si tu fais de toi, comme dit Empédocle, Une sphère parfaite, fière de sa rondeur bien équilibrée […] tu pourras passer le temps qu’on te laisse jusqu’à la mort avec calme (ataraktôs) (XII, 3) ». L’image de la sphère se trouve également en VIII, 41 ; pour Empédocle, voir les fragments DK B 27 et B 28.

51 Voir la définition de la tristesse, SVF III, 391 : « la tristesse est un resserrement irrationnel [de l’âme] (lupè men oun estin alogos sustolè) » (Andronicos, Péri pathôn).

52 Foucault conclut ainsi son cours du 24 février 1982 : « C’est donc plutôt vers une sorte de dissolution de l’individualité que va l’exercice spirituel de Marc Aurèle » (L’herméneutique du sujet, p. 294). Les différentes fonctions que joue egô dans le texte des Pensées, en correspondance avec les quatre personae distinguées par Panétius comme notre étude cherche à le montrer, nous indiquent en effet que le souci de soi passe aussi par l’oubli de soi : je ne suis pas que l’individu unique indiqué par mes empreintes digitales ou mon numéro de sécurité sociale, je suis tout autant professeur (ou étudiant), jeune ou vieux, homme tout simplement.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Laurent, « La personnalité multiple de l’empereur Marc Aurèle »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 52 | 2015, 15-38.

Référence électronique

Jérôme Laurent, « La personnalité multiple de l’empereur Marc Aurèle »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 52 | 2015, mis en ligne le 13 juin 2018, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/528 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.528

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Auteur

Jérôme Laurent

Université de Caen Normandie, Identité et Subjectivité (EA 2129)

Professeur à l’institut de philosophie de l’Université de Caen Normandie. Ses travaux portent principalement sur la philosophie ancienne (Platon, Aristote et Plotin), mais aussi sur la philosophie russe (Soloviev et Simon Franck). Ses dernières publications sont L’éclair dans la nuit (La transparence, 2011) et Leçons sur l’Éthique à Nicomaque (Ellipses, 2013).

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