Introduction
Texte intégral
1Dans les années 1980 et 1990, le concept de communauté était au cœur des débats entre les communautariens et les libéraux anglo-saxons. En France, il a joué (et joue encore) un rôle important dans les débats sur la république et le « communautarisme ». Le contexte dans lequel il est remis en scène aujourd’hui est celui de la résurgence du nationalisme et des revendications identitaires. La crise de l’idéal cosmopolitique et de l’idée du multiculturalisme apparaît actuellement comme le contrecoup aux progrès de la mondialisation utilitariste et uniformisatrice. Ce dossier du 56e Cahier de philosophie de l’université de Caen réunit les contributions au séminaire de Master organisé par l’équipe de recherche « Identité et subjectivité » en 2016-2017 dont le thème était « le concept de communauté ». Le lecteur le constatera d’emblée : les usages de la catégorie de communauté sont variés. Il nous semble qu’ils ont néanmoins un socle commun – thématisé ou non – qu’exposent les deux premiers textes (ceux de Nicola Marcucci et de Catherine Colliot-Thélène). De même que notre concept d’État suppose la distinction entre État et société – distinction récente puisqu’au XVIIIe siècle société politique et société civile étaient encore synonymes –, de même notre concept de communauté suppose presque toujours la distinction de la « communauté » et de la « société ». Il ne s’agit nullement de nier les racines anciennes de la notion de communauté (la κοινωνία grecque, la communitas et la communio chrétiennes). Mais même lorsque nous revenons vers ces sens anciens, c’est souvent en présupposant la distinction communauté / société. Forgée par Ferdinand Tönnies dans son livre Communauté et société (1887), reprise et transformée par Max Weber, cette distinction a instauré une rupture. Le concept de communauté élaboré par la sociologie allemande à la fin du XIXe et au début du XXe siècle est devenu classique et incontournable pour la philosophie politique elle-même.
2Chez Ferdinand Tönnies, la communauté (Gemeinschaft) désigne une forme de collectif qui repose sur un sentiment affectif d’appartenance. Elle s’incarne en premier lieu dans les liens « organiques » de la famille, du voisinage et du village. Communauté de foi, de coutume et de biens, elle s’oppose à la société (Gesellschaft), laquelle est le produit de la volonté rationnelle et calculatrice des individus qui s’associent par intérêt. La famille et la communauté religieuse sont les formes les plus évidentes de « communauté ». La contrainte, le contrat, mais aussi l’opinion publique (en lieu et place de la religion) caractérisent la « société ». Tönnies a bien conscience que depuis qu’avec Hobbes le droit naturel dérive tous les collectifs de l’individualité, il fournit un récit ultrapuissant de la genèse de l’association politique. Il n’est pas exact de dire que pour Tönnies ce récit est faux : il est l’image sociologique de la société capitaliste déchaînée. La distinction communauté / société lui sert à contrebalancer l’image hobbesienne de la société, ce qui veut dire déplacer ce récit mais aussi réformer cette réalité. Récusant l’individualisme abstrait des théories modernes du droit naturel et déplaçant le problème de l’association hors d’un cadre purement juridico-politique, les pères de la sociologie allemande ont livré une série de diagnostics décisifs sur l’individualisme moderne.
3En tant qu’il est distinct de celui de société, le concept de communauté est donc un produit récent de l’histoire des idées. Il entre en tension avec la modernité, jette sur elle un éclairage cru. Indicateur d’une crise de légitimité qui lui est intrinsèque, il éclaire la façon dont la modernité se pense, notamment comme « critique et crise » du lien communautaire.
4Cependant, ce n’est pas une utopie romantique et anti-Lumières que nous livre Tönnies. La dimension projective prévaut chez lui sur la nostalgie restauratrice. Arrimant sa sociologie au socialisme moderne, il alimente la réflexion sur les formes de communauté ou d’association dont la modernité est capable, par-delà les logiques juridiques et marchandes, et sur celles qui sont impossibles pour elle. Comme le montre Nicola Marcucci dans son texte, Tönnies est à la recherche d’un nouveau type d’unité. Il ne souhaite pas reconstruire telle quelle l’unité perdue mais trouver une synthèse supérieure qui dépasse l’opposition de la loi artificielle et de la coutume organique, et qui inclut les droits de la particularité subjective.
5Dégager le soubassement « communautaire » qui continue de soutenir les sociétés modernes, telle est la tâche que se donne la première tradition sociologique et que ravivent, plus près de nous, Louis Dumont, Vincent Descombes ou Bruno Karsenti. Comme l’écrit Vincent Descombes,
- 1 V. Descombes, Les embarras de l’identité, Paris, Gallimard (NRF essais), 2013, p. 242-243.
[i]l n’y a pas d’un côté les sociétés fermées d’autrefois et de l’autre les sociétés ouvertes d’aujourd’hui car toute société humaine en tant qu’elle se donne une représentation humaine doit se donner la possibilité d’un « nous ». Il lui faut donc se représenter comme étant à la fois fermée et ouverte, comme étant définie dans son être propre par quelque principe d’individuation et en même temps rapportée au monde extérieur par l’opposition distinctive même dont elle se sert pour se définir et pour se rapporter à d’autres sociétés1.
- 2 Infra, p. 54-55.
6Cette tâche a une dimension politique. Nicola Marcucci souligne que, pour Tönnies, la sociologie endosse la fonction qui était historiquement et idéologiquement celle du droit naturel – celle de fournir à la bourgeoisie révolutionnaire un instrument critique vis-à-vis de l’ordre établi. Cette dimension critique est également présente dans la sociologie de Max Weber. Dans le débat français actuel, Catherine Colliot-Thélène conteste que l’on puisse se réclamer de Weber et de son idéal de « neutralité axiologique » pour défendre une sociologie apolitique2.
- 3 M. Weber, Les communautés, C. Colliot-Thélène et E. Kauffmann (éd. et trad.), Paris (...)
7À l’occasion de la parution aux éditions La Découverte3 de la nouvelle traduction qu’elle a faite avec Élisabeth Kauffmann des manuscrits de Max Weber sur « les communautés » (Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft. Gemeinschaften, in Max Weber-Gesamtausgabe 1/22-1, Tübingen, Mohr [Siebeck], 2001), la philosophe dégage les enjeux contemporains du concept wébérien de communauté. Weber a transformé la Gesellschaft et la Gemeinschaft de Tönnies en Vergesellschaftung et Vergemeinschaftung. Choisissant de traduire ce dernier terme par le néologisme « communautisation » (comme Jean-Pierre Grossein) afin d’éviter les associations à la commune (en tant qu’institution) et au communautarisme que pourrait évoquer une traduction par « communalisation » ou par « communautarisation », Catherine Colliot-Thélène souligne les « potentialités critiques remarquables » des catégories wébériennes.
8Il s’agissait pour Weber de souligner que la communauté et la société sont moins des entités réifiées que des processus et de détacher la sociologie de la philosophie de l’histoire qui présente l’histoire de la civilisation moderne comme un passage de la communauté à la société. La communauté, qu’elle soit domestique, ethnique, religieuse ou nationale, n’est pas donnée : elle s’autonomise relativement et s’isole fictivement dans un procès qui est toujours singulier. On voit que Weber n’aurait pu accepter l’instrumentalisation du concept de communauté qui s’est produite après sa mort avec le nazisme et avec d’autres mouvements antidémocratiques au XXe siècle. Aux antipodes du substantialisme délétère qui pousse les groupes à se donner comme fondement une identité réelle et pure (la « nation », la « race » ou la « classe », cette dernière faisant figure de « race autoconstituée » selon l’expression de Jean-Luc Nancy), les analyses du sociologue allemand permettent de se prémunir contre l’usage indiscriminé de la catégorie de communauté qui fausse les débats sur l’universalisme et le particularisme. Les individus en tant que sujets n’appartiennent pas à des communautés qui sont des totalités closes : il y a plutôt action réciproque et aléatoire entre l’individuation et la communautisation.
9C’est à peu près l’idée à laquelle aboutit Thierry Hoquet au terme de son analyse de la constitution historique des identités homosexuelles après 1945. Ces identités sont plurielles, et mêmes conflictuelles. Elles sont en fait « représentées ». Il est même difficile de dire qu’elles s’appuient sur un élément objectif commun à partir duquel elles se différencieraient (une orientation homosexuelle exclusive) tant le sens que les groupes attribuent à l’homosexualité est différent. Un fossé sépare en effet les « homophiles » réformistes du mouvement Arcadie qui, depuis les années 1950, souhaitent se fondre le plus possible dans la société telle qu’elle est, les « gays » radicaux et le Front homosexuel d’action révolutionnaire qui, à partir des années 1970, cherche à transformer la société entière et se construit dans l’aversion de la politique « communautariste » de la culture gay.
- 4 Infra, p. 66.
- 5 En premier lieu celles de Michael Hardt et d’Antonio Negri, de Pierre Dardot et Chr (...)
10L’idéal républicain n’est pas exempt des ambiguïtés et des contradictions que déploie la dichotomie communauté / société élaborée par Tönnies et modifiée par Weber. La communauté civique moderne peut bien se présenter avant tout comme une « société », construite à partir d’un contrat entre individus « indéterminés » (des sujets de droits libres et égaux). Elle peut se prévaloir d’avoir fait le deuil de la « grande communauté », deuil qui permet l’émergence de toutes les appartenances communautaires qu’on voudra à condition qu’elles soient librement choisies et qu’elles se maintiennent dans la sphère privée. Il n’en reste pas moins qu’à l’intérieur de l’association politique, subsistent des pratiques d’homogénéisation des pensées et des apprentissages de rites collectifs et qu’à l’extérieur, celle-ci continue de se présenter comme un sujet collectif face aux autres nations. Le « risque du catéchisme républicain » est pointé par Christophe Miqueu4, qui se propose dans son texte de définir la communauté républicaine à l’aune du concept de laïcité. Le problème de la clôture du collectif politique est pointé par Catherine Colliot-Thélène, qui reproche aux théorisations contemporaines du « commun »5 de l’éluder.
- 6 Infra, p. 92.
11De la première tradition sociologique (celle de Tönnies et Weber, mais aussi de Durkheim), Dominique Iogna-Prat retient qu’il est nécessaire de faire place à l’Église médiévale pour comprendre la pensée politique sur le long terme en Occident. L’Église médiévale était aussi une forme de cité, une fabrique sociale. Développant dans son texte certaines thèses de l’ouvrage qu’il a récemment publié, Cité de Dieu, cité des hommes. L’Église et l’architecture de la société, 1200-1500 (PUF, 2016), Dominique Iogna-Prat examine le rôle donné à l’architecture non seulement dans l’Église mais plus généralement dans les diverses façons occidentales de penser la société et de faire communauté. Chirine Raveton analyse quant à elle l’idéal communautaire des chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris, si important dans l’histoire intellectuelle du Moyen Âge, nous démontrant au passage qu’une histoire du concept de « communauté » ne peut faire l’économie des usages de ce terme dans le christianisme. Le communisme des pères de l’Église recèle ce que Chirine Raveton appelle « une conception très sociale et relationnelle »6 de la perfection religieuse. L’idée de communio se mêle au registre de la communication. L’idéal communautaire est un idéal d’horizontalité, mais sous-tendu par l’insuffisance de la relation duelle et par la nécessité d’un troisième terme dans la relation. Il consiste à imiter Dieu, lui-même conçu comme une communauté trinitaire, comme communion et communication entre les personnes.
- 7 Voir A. Walicki, The Slavophile Controversy : History of a Conservative Utopia in Nineteent (...)
12La présentation par Emma Guillet de la conception du « nous » du philosophe russe Simon Frank (1877-1950) sert ensuite de contrepoint comparatif. La Russie présente en effet l’avantage exceptionnel d’avoir fait de son rapport à la modernité européenne le problème crucial de sa propre identité. Le concept de соборность / sobornost’ (« conciliarité », de собор / sobor : cathédrale et concile) de Frank doit beaucoup aux premiers penseurs slavophiles du milieu du XIXe siècle. Comme d’autres l’ont remarqué7, il est proche du concept tönnisien de « communauté » et permet de montrer que loin d’incarner uniquement une forme idéalisée de liens primordiaux (famille, voisinage, affinité), la notion de communauté implique une reconnaissance de l’individualisme.
13Ce 56e Cahier de philosophie de l’université de Caen accueille en outre deux varia intitulés « L’exigence de fondations dans la pensée de Lucrèce » (par Jérôme Laurent) et « Altérité et humanité : Robert Legros commentateur de Levinas » (par Arnaud Clément). Nous laisserons le lecteur découvrir au gré de sa lecture le lien étroit qui unit le premier au texte de Dominique Iogna-Prat et le second à la réflexion sur la communauté dans son ensemble.
Notes
1 V. Descombes, Les embarras de l’identité, Paris, Gallimard (NRF essais), 2013, p. 242-243.
2 Infra, p. 54-55.
3 M. Weber, Les communautés, C. Colliot-Thélène et E. Kauffmann (éd. et trad.), Paris, La Découverte (Textes à l’appui. Série Politique et sociétés), 2019.
4 Infra, p. 66.
5 En premier lieu celles de Michael Hardt et d’Antonio Negri, de Pierre Dardot et Christian Laval.
6 Infra, p. 92.
7 Voir A. Walicki, The Slavophile Controversy : History of a Conservative Utopia in Nineteenth-Century Russian Thought, Oxford, Clarendon Press, 1975 et S. Vibert, La communauté des individus. Essais d’anthropologie politique, Lormont, Le Bord de l’eau (Bibliothèque du MAUSS), 2015.
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Référence papier
Céline Jouin, « Introduction », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 56 | 2019, 7-12.
Référence électronique
Céline Jouin, « Introduction », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 56 | 2019, mis en ligne le 30 septembre 2019, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/405 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.405
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