L’élaboration de la notion de totalité dans les textes théologiques de Bonaventure et de Thomas d’Aquin : vers un sens transcendant
Résumés
Dans leurs textes théologiques trinitaires, Bonaventure et Thomas d’Aquin excluent que Dieu – Père, Fils et Saint-Esprit – soit une totalité, au nom de sa simplicité absolue. Alors que le créé est soit composé de parties, soit la partie d’un tout, l’incréé échappe à cette structure tout / parties. Toutefois Bonaventure et Thomas d’Aquin doivent justifier l’application à Dieu, par Augustin ou le Pseudo-Denys, du vocabulaire de la totalité, dont ils mettent alors à jour un sens transcendant. En vertu de la relation de création, la totalité créée préexiste dans la simplicité de l’incréé, dans une « totalité antérieure aux parties » (Thomas, citant les « Platoniciens », c’est-à-dire Proclus). La totalité ne désigne plus alors ce qui réunit l’intégralité des parties, mais ce qui est à la fois sans parties et non partiel, simple et complet. Au moyen d’un sens privatif du « tout », Bonaventure fait de la notion divine de totalité le symétrique de celle de simplicité absolue. Cette totalité transcendante est alors beaucoup plus qu’un concept, elle exprime une thèse : la plénitude passe par la simplicité radicale.
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1Les textes théologiques de saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin sont le lieu d’une élaboration discrète, mais profonde, de la notion de totalité, dont ils mettent à jour un sens transcendant, alliant la plénitude et la simplicité, à rebours du régime créé de la totalité, où le tout procède de la composition des parties.
2La totalité – qui n’est pas dans nos textes distinguée philosophiquement du tout, d’où l’équivalence totum sive totalitas – n’est pas considérée par nos auteurs comme un attribut divin, mais elle intervient dans une démarche d’élucidation de la foi trinitaire chrétienne : Dieu est trois Personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, distinctes réellement l’une de l’autre. Faut-il alors comprendre que ces Personnes sont les parties de Dieu et forment un tout ? La Trinité est-elle une totalité ? La clarification de cette question est l’objet d’un article de la distinction 19 du premier livre de leur Commentaire des sentences, et dans ce cadre la totalité est radicalement exclue de Dieu, au nom de sa simplicité, qui interdit de le penser comme un tout fait de parties.
- 1 Augustin, De Trinitate, IV, XX, 29, in Œuvres de saint Augustin, Paris, Institut d’ (...)
- 2 Pseudo-Denys l’Aréopagite, De divinis nominibus, II, in Dionysiaca, I, dom Chevallier (éd.) (...)
- 3 De divinis nominibus, II, in Dionysiaca, I, p. 120, texte S : « Hoc (quemadmodum dictum est (...)
- 4 De divinis nominibus, XI, in Dionysiaca, I, p. 505-506, texte S : « Transit enim pe (...)
3Mais Bonaventure et Thomas d’Aquin sont confrontés à des formules patristiques qui appliquent à Dieu l’idée de totalité – chez saint Augustin, « totius divinitatis […] principium Pater est »1, mais surtout chez le Pseudo-Denys, « in tota et perfecta et integra et prima Deitate […] universae totalitati perfectae et omnis Deitatis »2, « in tota […] thearchica totalitate »3, « perfectae totalitatis pax »4, dans la traduction des Noms divins par Jean Sarrazin que Thomas d’Aquin a commentée, et où totalitas traduit le grec holotes – d’où leur effort pour élaborer une autre notion de totalité qui cette fois-ci convienne à Dieu. La totalité reste une notion relative à celle de partie, mais au lieu de désigner ce qui réunit l’intégralité des parties, elle signifie ce qui, dans un même mouvement, est sans parties et non partiel, simple et complet. Ce sens transcendant est dégagé non plus dans le cadre d’une réflexion trinitaire, mais en considérant Dieu comme Créateur, la relation de création autorisant le transfert de la totalité créée à la totalité incréée. Mais dans ce transfert, la composition de parties, marque d’un déficit ontologique, disparaît au profit de la simplicité de celui qui n’a rien en lui que lui-même. La totalité dans son sens transcendant est une notion symétrique de celle de simplicité absolue, et elle exprime une thèse, et non seulement un concept : la plénitude requiert non pas la complexité, mais la simplicité.
La pluralité sans totalité des Personnes divines
- 5 Pierre Lombard, t. I, Sententiae in IV libris distinctae, Grottaferrata – Quaracchi, Ad C (...)
- 6 Ibid., I, d. 19, cap. 5-6, p. 163-165.
- 7 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, (...)
4Dans la distinction 19 du premier livre des Sentences5, Pierre Lombard traite de l’égalité des trois Personnes, notamment du point de vue de leur grandeur. Aucune Personne n’est plus grande qu’une autre, et même deux Personnes ne sont pas plus grandes qu’une seule, et les trois Personnes ne sont pas plus grandes que deux d’entre elles. Chaque Personne est Dieu et a une grandeur infinie. Il y a autant dans une seule Personne que dans les trois ensemble, si bien que Dieu n’est pas triple, mais trine. Un moment essentiel de la démonstration du Lombard s’appuie sur la réponse d’Augustin à l’évêque arien Maximin6, qui craignait que le dogme trinitaire ne fasse de Dieu un composé de trois Personnes ; Augustin montre que les Personnes ne sont pas des parties de la Trinité, et c’est ce qui conduit Bonaventure et Thomas d’Aquin à demander dans leur commentaire s’il faut poser en Dieu un « tout intégral »7.
- 8 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 1, resp., p. 481 (...)
- 9 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, (...)
- 10 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 1, s. c., p. 481 (...)
- 11 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 15, p. II, dub. (...)
5Ils s’appuient tous les deux sur la simplicité de Dieu pour montrer que cela ne peut être le cas. « La raison de tout intégral consiste dans la composition » dit Thomas8, un tout intégral est toujours « composé de parties » soulignent nos deux auteurs9, or « en Dieu il n’y a aucune composition, mais la suprême simplicité »10. La totalité, dans la mesure où elle exprime la possession de parties, ne peut donc convenir à Dieu, sinon par abus de langage ; comme l’avait écrit Bonaventure un peu plus tôt dans le Commentaire des sentences, « dans ce qui est simple au plus haut point, il ne peut se trouver aucune totalité, sinon par extension du nom de totalité à la pluralité des Personnes »11.
- 12 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 8, p. II, a. un., q. (...)
- 13 Dieu est pur acte parce qu’il est premier ; or dans tout composé se mêlent la puissance e (...)
- 14 Aucun composé ne peut être suprêmement parfait, car il manque à ses parties la perfection (...)
- 15 Tout composé est en puissance de dissolution, donc contingent.
- 16 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, (...)
- 17 Ibid., f. 4, p. 356 : « omne totum est maius sua parte ; sed ubi infinitas, ibi (...)
- 18 Ibid., f. 5, p. 356 : « omne totum est resolubile vel secundum rem, vel secundum intellec (...)
6La simplicité de l’essence divine a été établie dès la distinction 8 du premier livre des Sentences et désigne en première approche une forme supérieure d’unité, une unité intérieure qui bannit toute composition de parties. Dire que Dieu est absolument simple, c’est dire qu’il n’y a rien en Dieu qui soit autre, et notamment moindre, que Dieu, ou encore que Dieu est ce qu’il a. Bonaventure et Thomas fondent essentiellement la simplicité de Dieu sur sa primauté et sur l’indépendance qui en découle12. Dieu ne peut être composé de parties, puisqu’il serait alors second par rapport à ses composants et par rapport à l’agent responsable de leur union, et donc dépendant de ses composants et de cet agent. Il existe d’autres arguments de la simplicité divine, fondés par exemple sur la pure actualité de Dieu13, sur sa perfection suprême14 ou sur sa nécessité15. Il est intéressant de remarquer que Bonaventure retrouve ces arguments de la simplicité divine en justifiant dans notre distinction 19 que Dieu n’est pas un tout fait de parties : il complète en effet son argument par la simplicité en invoquant ensuite la perfection, l’infinité et l’incorruptibilité de Dieu : « toute partie, sous la raison de partie, a un être imparfait au regard du tout »16, il n’y a donc pas de partie en Dieu, en qui il n’y a rien d’imparfait ; « chaque tout est plus grand que sa partie ; or là où il y a infinité, il n’y a pas plus grand ou plus petit, ni donc totalité »17 ; « chaque tout peut être dissout ou réellement, ou selon l’intellect, et tout ce qui peut être dissout est corruptible »18.
- 19 Ibid., obj. 4, p. 355 : « tres est totum ad unum » ; Thomas d’Aquin, Scriptum super libro (...)
7Mais alors, comment rendre compte de la pluralité des Personnes divines, si elle ne relève pas d’une totalité ? 3 n’est-il pas un tout à l’égard de 1 ou 219 ? Bonaventure et Thomas proposent ici une élaboration très intéressante des notions de pluralité et de nombre, qui va finalement conduire à réserver la totalité intégrale aux réalités créées et rendre intelligible en Dieu une pluralité sans totalité, qui ne porte pas atteinte à sa simplicité.
- 20 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, (...)
- 21 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 1, ad 2, p. 481 : (...)
8Dans les créatures, explique Bonaventure, la « pluralité dit deux choses »20 : « 1/ la distinction entre certaines d’entre elles, et 2/ la constitution d’une seule multitude à partir d’elles ». C’est seulement en tant que la pluralité signifie la constitution d’une multitude qu’elle « est un tout » ; « les constituants ont moins que le tout qu’ils constituent » et « ils diffèrent essentiellement les uns des autres ». Thomas dit en d’autres termes la même chose : « le nombre dans les choses créées a la raison de distinction et celle de groupement des [éléments] distincts par essence, et par là il a la raison de tout intégral »21.
- 22 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, (...)
9La pluralité des Personnes divines permet de dissocier ces deux sens de pluralité et de nombre, elle évoque seulement la distinction, puisque les Personnes sont plusieurs sans pour autant s’ajouter entre elles et constituer un tout plus grand. La Trinité n’est pas plus grande que le Père, qui a « toute l’essence et non une partie »22. Il n’y a pas plus de bonté, par exemple, dans les trois Personnes divines qu’en une seule. Aussi, dans les questions disputées Sur le mystère de la Trinité, Bonaventure écarte explicitement de Dieu la notion de totalité :
- 23 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis, q. 3, a. 2, ad 6, in Opera omnia, t. V, p. 77 : « omne totum d (...)
Il n’y a rien de plus grand dans les trois Personnes que dans une seule ; en effet, n’importe laquelle des Personnes est suprêmement étant, vraie et bonne ; aussi, bien que la Trinité pose dans les [Personnes] divines la raison de pluralité, néanmoins, à cause de cela, elle ne pose pas la raison de totalité véritable23.
- 24 En Dieu, comme l’écrit Bonaventure, « la pluralité n’ajoute rien à l’unité », tandis que (...)
- 25 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q (...)
10Mais comment se fait-il qu’en Dieu, la pluralité ne soit pas, comme chez les créatures, une addition d’unités ? Comment se fait-il que la pluralité divine obéisse à d’autres lois que la pluralité créée24 ? La réponse est : la simplicité suprême de Dieu, qui rend possible une pluralité sans multiplication. Les analyses de Bonaventure permettent de le comprendre25. Les Personnes divines sont distinctes entre elles par leur origine, ce qui advient également chez les créatures : le fils diffère du père parce qu’il en émane. Mais, parmi les créatures, cette distinction par l’origine s’accompagne nécessairement d’autres différences, dans la mesure où une créature ne donne à une autre qu’une partie de son essence, le père naturel engendre son fils en lui transmettant seulement une partie de sa substance, la génération naturelle est une génération ex parte sui. Mais en Dieu, en raison de sa simplicité absolue, le Père communique au Fils non une partie de sa substance, mais toute sa substance, la génération divine est ex se toto. Seules les Personnes divines, en raison de leur absolue simplicité, sont distinctes par leur seule origine, il y a donc en elles pluralité mais aucune multiplicité ou diversité, puisqu’elles ont la même essence divine, chacune étant Dieu. Cette distinction par la seule origine n’engendre donc aucune composition ni totalité en Dieu, mais implique seulement qu’il y a en Dieu des relations.
- 26 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1, (...)
- 27 Ibid., I, d. 2, a. un., q. 2, f. 3, p. 53 : « simplicitatis est, quod aliqua na (...)
11La simplicité de l’essence divine justifie donc qu’une Personne se donne tout entière, et non partiellement. Mais elle explique aussi qu’en se donnant tout entière, une Personne ne s’anéantisse pas. Autrement dit, elle justifie la capacité de l’essence divine à être tout entière en plusieurs. Pour comprendre ce point, Bonaventure propose une échelle des degrés de simplicité26, et montre que la capacité à être en plusieurs suppôts sans pour autant être par là multiplié, manifeste l’éminence de la simplicité divine. Bonaventure distingue ainsi par ordre croissant de simplicité : 1/ « unum in uno », l’un qui se tient en un seul suppôt, c’est le singulier 2/ « unum in pluribus multiplicatum », l’un qui se tient en plusieurs suppôts et se multiplie par là, c’est l’universel 3/ « unum in pluribus non multiplicatum », l’un qui se tient en plusieurs suppôts sans se multiplier pour autant, c’est Dieu. Dieu ne se tient pas dans un seul suppôt (ce serait le premier degré), en effet il appartient à ce qui est simple d’être in pluribus plutôt qu’in uno solo, comme le montre l’universel. Mais, à la différence de l’universel, Dieu ne se multiplie pas pour être dans plusieurs suppôts (tandis qu’il y a plus de bonté en deux hommes qu’en un seul, il n’y en a pas plus en trois Personnes qu’en une seule). La multiplication qui résulte de la pluralité de suppôts dans le créé manifeste un « défaut de simplicité »27. L’universel est plus simple que le singulier, mais l’essence divine est encore plus simple que l’universel, puisqu’elle ne se multiplie pas pour être en plusieurs.
La simplicité absolue de l’incréé : ni tout ni partie
12Mais en quoi la simplicité de Dieu est-elle plus haute que celle de l’universel ? Pourquoi la simplicité de l’universel n’est-elle pas suprême ? La réponse à cette question apparaît avec précision chez nos auteurs et va nous permettre de comprendre plus profondément en quoi le concept de totalité est, d’un certain point de vue, inadapté pour Dieu.
- 28 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 8, q. 5, a. 1, arg. 3, p. 226 (...)
- 29 Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, I, 18, 6, in Opera omnia, t. XIII, Rome, (...)
- 30 Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles…, I, 26, 8, p. 82 : « tunc est aliquid om (...)
- 31 Pour justifier que Dieu n’est pas un composant, on peut faire appel aux caractéristiques (...)
- 32 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 2, (...)
- 33 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 2, resp., p. 483 (...)
13Nos auteurs cherchent en effet à montrer que la simplicité est le propre de Dieu, mais ils sont confrontés à des créatures qui ne sont pas composées de parties : la matière première, la forme, l’universel, l’étant commun. Elles ont un statut de principe et mettent un terme à l’analyse de l’intelligence, selon la via resolutionis, qui analyse un composé en ses éléments les plus simples et eux-mêmes indécomposables ; de fait, relève Thomas28, si toute créature était composée de parties, il y aurait une régression à l’infini, car chaque partie serait elle-même composée. Mais alors, en quoi la simplicité de Dieu est-elle supérieure à celle des premiers principes ? Si la simplicité est attribuée en propre à Dieu, comme associée à sa primauté absolue et à sa noblesse suprême29, en quoi est-elle distincte de la simplicité de la matière première, qui est au contraire ce qu’il y a de moins noble, mais sans partie aucune ? En quoi la simplicité de l’acte pur est-elle plus haute que la simplicité de la pure puissance ? C’est que Dieu n’est ni composé de parties, ni lui-même une partie, tandis que les éléments créés les plus simples sont certes dénués de parties, mais sont eux-mêmes des parties. Si Dieu était simple à la manière des éléments simples créés, il serait une partie de la création, il serait « quelque chose de tout, et non au-dessus de tout »30. Au contraire, Dieu est transcendant et sa simplicité est inconnue de l’ordre créé. Dans le créé, ce qui subsiste par soi est composé et ce qui n’a pas de parties n’existe que dans un autre. Le propre de Dieu est d’être à la fois simple et complet, non composé et subsistant par lui-même. La simplicité divine est absolue en ce qu’elle exclut non seulement la composition ex aliis, à partir d’autres choses, mais aussi la composition cum aliis, avec d’autres choses31. C’est donc pourquoi, notamment, l’essence divine ne peut être assimilée à un universel ; comme le montre Bonaventure, l’universel fait partie des simples capables d’addition, alors que l’essence divine est simple en ce qu’elle prive de composition mais aussi d’addition32 ; de même, Thomas précise que « le particulier se comporte toujours par addition à l’universel. Mais en Dieu, à cause de sa suprême simplicité, il n’y a pas d’addition possible, donc ni universel ni particulier »33.
14La totalité, dans la mesure où elle suppose une structure tout / partie, est donc radicalement exclue de Dieu, au sens où Dieu non seulement n’est pas un tout fait de parties, mais échappe à la structure tout / partie et au régime de la composition. Dans notre monde créé, toute entité est soit un composé, soit un composant, mais Dieu relève d’un niveau de réalité supérieur, où il est possible de n’être ni un tout ni une partie élémentaire. Le régime de la composition et de la totalité apparaît comme la marque d’un déficit ontologique, propre au créé. Dieu subsiste sans rien d’autre en lui que lui-même parce qu’il est incréé, il est ce par quoi il est, il est par lui-même, alors que les créatures sont fondées sur autre chose qu’elles-mêmes, notamment elles ne sont pas l’être qu’elles ont ; la structure tout / partie est ainsi caractéristique de ce qui n’est pas sa propre origine mais résulte d’autre chose que de soi-même.
Préexistence de la totalité créée dans l’incréé : la totalitas ante partes
15Mais ici intervient un retournement de situation. Malgré la diversité radicale de leur mode d’être, l’incréé et le créé entretiennent par définition une relation de création, qui suppose que la totalité créée préexiste dans la simplicité de l’incréé.
16C’est la prise en compte de la relation de création qui va assurer le transfert de la notion de totalité du créé à l’incréé, et par là bien sûr sa redéfinition, de telle sorte que la totalité va devenir au contraire le privilège de Dieu.
- 34 De divinis nominibus, II, in Dionysiaca…, I, p. 58, texte S.
- 35 De divinis nominibus, II, in Dionysiaca…, I, p. 120, texte S.
- 36 Thomas d’Aquin, Expositio in Dionysium De divinis nominibus, Turin – Rome, Marietti, 1950 (...)
- 37 Ibid., II, l. I, 113, p. 38 : « Totum autem hic non accipitur secundum quod ex partibus c (...)
- 38 Proclus, Elementatio theologica, H. Boese (éd.), Guillaume de Moerbeke (trad.), (...)
- 39 Quand le Pseudo-Denys – traduit par Jean Sarrazin – évoque « la paix de la totalité parfa (...)
17Ce retournement de situation apparaît clairement dans le Commentaire de Thomas d’Aquin aux Noms divins, au chapitre II. Le Pseudo-Denys évoque ces noms, telle « la bonté », qui conviennent à « toute la Déité », et non seulement à telle ou telle des Personnes divines34. Thomas commente ce « tota » appliqué à la « Deitas ». On s’attendrait, vu l’enjeu trinitaire du propos, à ce que cette totalité désignât l’ensemble des Personnes divines ; c’est ainsi que Thomas interprétera plus loin l’expression dionysienne de « totalité théarchique »35 : Thomas comprendra simplement « toutes les Personnes »36. Or, pour expliquer ce « tota » appliqué à la Déité, Thomas quitte la question trinitaire et prend en compte la relation de création37. « Tout », dit-il, n’est pas à comprendre ici comme « composé de parties », car cela s’oppose à la simplicité de la déité. Mais ce terme désigne ici « la totalité antérieure aux parties », qui est antérieure à la totalité qui résulte des parties. Par exemple, la maison matérielle est « un tout résultant des parties », alors que « la maison qui préexiste dans l’art de l’architecte » est « un tout antérieur aux parties ». Thomas reprend la distinction proposée par Proclus38, en s’appuyant explicitement sur les « Platoniciens ». La Déité, conclut-il, est donc dite totale, tota, dans la mesure où l’ensemble des choses préexiste en elle comme dans sa cause première39. La totalité créée est une totalité ex partibus, qui suppose une totalité ante partes.
- 40 Thomas d’Aquin, De potentia Dei, q. 7, a. 7, ad 6, in Quaestiones disputatae, vol. II, Turin – Rome (...)
18Pour autoriser le transfert de la notion de totalité à Dieu lui-même, il faut toutefois ajouter une précision : Dieu est créateur et non pas architecte ou démiurge, si bien que les formes des créatures préexistent dans l’essence même de Dieu, et non seulement dans son intelligence. Comme l’explique Thomas dans la septième Question disputée Sur la puissance de Dieu, Dieu est certes un artisan dans la mesure où les formes des créatures préexistent dans son intelligence, mais à la différence de l’artisan, il n’utilise aucune nature extérieure pour créer, il est à ce titre aussi un agent naturel, qui produit par le pouvoir de sa propre nature. On comprend alors que le concept de totalité antérieure aux parties puisse être appliqué à Dieu lui-même, en tant que Créateur et « similitude absolument éminente »40 de toutes les créatures.
- 41 De divinis nominibus, II, in Dionysiaca…, I, p. 105-106, texte S : « Omnium causa et adim (...)
- 42 Thomas d’Aquin, Expositio in Dionysium De divinis nominibus, II, l. V, 198, p. 63 : « Pro (...)
19Dieu serait donc non pas une totalité ex partibus, mais une totalité ante partes. Un autre passage du chapitre II des Noms divins exprime ce double rapport de Dieu avec l’idée de totalité. Denys cite un passage des Éléments de théologie de Hiérothée, et notamment celui-ci : « la déité de Jésus […] n’est ni partie ni tout, et est tout et partie, en tant qu’elle contient en elle-même et possède de façon éminente et antérieure, et la partie et le tout »41. Thomas commente42 :
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Dieu est « tout et partie » « parce que tout ce qu’il y a de perfection, dans n’importe quel tout ou partie, préexiste tout entier en Dieu » : ici, l’application à Dieu du concept de totalité se trouve doublement justifiée : a/ en tant que Dieu précontient la totalité créée, mais aussi b/ en tant qu’il est parfait, sans aucun manque, comprenant toute perfection, et chacune à son degré le plus haut ;
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- 43 Ibid., XIII, l. I, 959, p. 359 : « sacra Scriptura de Deo, qui est causa omnium, non so (...)
mais il n’est « ni tout ni partie », parce qu’il « n’a pas la perfection du tout et de la partie sur le même mode que le tout et la partie, mais de façon plus suréminente et antérieure », non pas « divisim », mais « simul ». Thomas précise le sens de cette simultanéité dans un autre passage du commentaire des Noms divins43 : « L’Écriture sainte prédique de Dieu non seulement toutes [choses], mais prédique de lui toutes choses en même temps ». Beaucoup de choses sont prédiquées d’une créature, mais non pas simul, ni selon le même temps ni selon la même partie : par exemple, un corps peut être à la fois blanc et noir, mais non au même moment, ni selon la même partie. Au contraire « Dieu a toutes [choses] en lui, ni successivement selon le temps, ni de façon divisée selon les parties, mais simul », en même temps, tout à la fois.
20La totalité divine allie donc la plénitude de perfection avec la simplicité absolue.
La totalité divine, alliance de la plénitude et de l’absence de parties
21Cette alliance nouvelle entre totalité et simplicité est formulée explicitement dans un passage clé de la Somme de théologie, qui se réfère à la doctrine dionysienne :
- 44 Thomas d’Aquin, Summa theologiæ, Ia, q. 57, a. 1, resp., in Opera omnia, t. V, (...)
L’ordre dans les choses est tel que les êtres supérieurs sont plus parfaits que les [êtres] inférieurs, et que ce qui est contenu dans les [êtres] inférieurs de manière déficiente, partielle et multiple, est contenu dans les supérieurs de façon éminente, selon une certaine totalité et simplicité. En Dieu donc, qui est au suprême sommet de toutes choses, toutes [choses] préexistent de manière suprasubstantielle, selon son être simple, comme le dit Denys dans les Noms divins44.
22La totalité précise ici la notion d’éminence et est opposée à partialiter, adverbe dont on peut penser qu’il a deux dimensions : 1/ de façon explicite, il signifie « partiellement », et la totalité évoque alors la complétude, ce qui n’est pas partiel ; 2/ mais de façon plus souterraine, dans la mesure où cette totalité est associée à la simplicité, partialiter pourrait signifier également « par parties », il y aurait alors totalité là où il n’y a pas de parties.
23Alors que la totalité créée est une réunion de parties, Dieu est une totalité selon une double opposition à la partie : Dieu n’a pas de parties et n’est pas partiel, la totalité divine unit complétude et simplicité.
- 45 Thomas d’Aquin, Scriptum super Sententiis magistri Petri Lombardi, t. III, R. P. Moos (éd (...)
24Thomas ne dit pas explicitement que la totalité peut signifier l’absence de parties. Ce qu’il affirme, c’est qu’en Dieu, totalité et simplicité sont associées, que la totalité divine est simple. Mais jamais il ne dit qu’un tout est ce qui n’a pas de parties. Dans le Commentaire des sentences, il distingue seulement deux sens de « totum »45 : 1/ « ce qui a des parties » ; 2/ « le parfait, auquel rien ne manque ».
- 46 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, III, d. 3, p. II, dub. IV, in O (...)
- 47 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, (...)
25Il revient à Bonaventure d’expliciter davantage la notion de totalité en tant qu’appliquée à Dieu, au-delà de la seule complétude, et de conférer explicitement au concept de totalité le sens de simplicité. Il dégage non pas deux, mais trois sens de « totum sive totalitas » : ce qui réunit des parties, ce qui n’a pas de parties et ce qui n’est pas partiel mais complet. Dans l’un des dubia du Commentaire des sentences46, Bonaventure revient sur une affirmation du Lombard : « Totum Verbum incarnatum est », auquel il oppose le fait que le Verbe est « simplicissimum ». Bonaventure souligne que le terme « tout », totum, a « diverses acceptions ». Il peut être compris privative, négativement, et désigne alors ce qui n’a pas de parties ; il peut aussi être compris positive et alors a deux sens possibles : soit le tout est ce qui est « constitué de ses parties », soit il est identique à « parfait ». Totum peut être appliqué au Verbe en tant qu’il dit « la totalité de la perfection » et « la privation de parties ». Ce qui est notable chez Bonaventure, c’est donc la mention d’un sens privatif, le tout comme ce qui n’a pas de parties ; Bonaventure inclut l’idée de simplicité, de non-composition de parties, dans celle de totalité, et c’est le concept même de totalité qui noue simplicité et perfection. Une remarque du commentaire de la distinction 1947 va permettre de préciser encore la double dimension de ce concept de totalité appliqué à Dieu ; il s’agit de justifier l’expression de « tota Trinitas » attribuée à Augustin ; Bonaventure dit qu’ici « tout » doit être compris comme « parfait » ou bien « privative », en ce qu’il prive de parties ; puis il ramène ces deux sens divins de « totum » au fait de ne pas avoir de partie extra ou intra, « non habens partem extra vel intra ». Ne pas avoir de parties intra, c’est ne pas être composé de parties, c’est le sens privatif du tout ; et ne pas avoir de parties extra, c’est ne pas entrer en composition avec autre chose, c’est ne pas être une partie, et c’est à cette non-composition cum aliis que Bonaventure fait correspondre la totalité au sens de perfection. De fait, ce qui entre en composition n’est pas parfait, il lui manque la perfection du tout dont il est une partie.
26Bonaventure vient de convertir la notion divine de totalité en celle de simplicité absolue. La totalité applicable à Dieu noue deux concepts : la perfection et l’absence de parties. La simplicité absolue, seule simplicité applicable à Dieu, noue également deux idées : la non-composition cum aliis et la non-composition ex aliis. Bonaventure ramène les deux dimensions de la totalité divine aux deux dimensions de la simplicité absolue.
27Cette notion de totalitas, en tant qu’elle réunit deux caractéristiques dissociées dans le monde créé – l’absence de parties et la complétude – est l’expression d’une thèse : la plénitude ne passe pas par une hyper-composition ou une hyper-complexité, mais au contraire par une simplicité radicale.
28Bonaventure formule cette thèse avec éloquence dans ses questions disputées Sur le Mystère de la Trinité :
- 48 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis…, q. 3, a. 1, concl., p. 70 : « Quia enim est perfect (...)
Parce qu’il est parfait au plus haut point, [Dieu] a toutes les conditions de la noblesse ; mais parce qu’il est ultime et le meilleur, ce pour quoi sont toutes choses, il a toutes ces conditions de manière suprême ; parce qu’il est premier, sans aucune diversité en lui, il est nécessaire que toutes [ces conditions] soient unes en lui et ainsi qu’il soit simple au plus haut point à l’exclusion de toute composition et avec l’inclusion de toute perfection. Toutes les conditions de la noblesse sont donc en Dieu, à savoir la puissance, la sagesse et la volonté, la bonté, la vérité et l’unité, être, vivre et penser, etc., de manière véritable, parfaite et suprême sous leur raison propre et parfaite ; cependant elles sont tellement une qu’elles n’induisent aucune composition ni ne diminuent la simplicité. On ne peut le voir clairement que si on pense de la même façon dans l’être divin la suprême simplicité avec la suprême immensité48.
- 49 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis…, q. 3, a. 1, concl., p. 70 : « eo ipso quo (...)
- 50 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 22, a. un., q. 2, ad 3, p (...)
- 51 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 2, q. un., a. 3, resp., (...)
29L’alliance entre la perfection et la simplicité, aussi difficile soit-elle à penser pour nous, est une conséquence logique de la primauté absolue de Dieu. Parce que Dieu est premier, il est simple, comme on l’a vu, et parce qu’il est premier, il est principe, et donc aussi fin ultime, et parce qu’à la fois principe et fin ultime, il est parfait au plus haut point49. Cette analyse fait signe vers un niveau de réalité qui transcende la dualité unité / pluralité, et où sont présentes, dans l’absolue simplicité, toutes les perfections dans leur intégrité. Dans le Commentaire des sentences, Bonaventure parle ainsi en Dieu d’« une véritable unité embrassant toute cette pluralité »50. Thomas évoque à propos de Dieu « sa pleine perfection sous toutes ses formes », « plena et omnimoda ipsius perfectio »51, expression unissant le singulier de la simplicité et l’universalité et la plénitude des perfections ainsi réunies.
- 52 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis, q. 4, a. 1, resp., p. 81 : « tali modo Scr (...)
- 53 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, III, d. 14, a. 1 (...)
30Bonaventure évoque l’immensité, c’est-à-dire l’infinité – explicitement identifiées l’une à l’autre dans le Mystère de la Trinité52 – comme un équivalent de la perfection dans l’alliance qu’elle entretient avec la simplicité. Cet infini divin ne relève pas, comme le précise notre auteur53, de la « quantité matérielle » ou « quantité de masse », laquelle s’accompagne de composition, mais de la « quantité spirituelle » ou « quantité de puissance », qui désigne un degré d’excellence. Dire que Dieu est infini, c’est dire qu’il est d’une excellence, d’une noblesse ou d’une perfection sans limite. Or, si dans l’ordre matériel, la simplicité va de pair avec la petitesse et la pauvreté, dans l’ordre spirituel au contraire, le plus simple est le plus grand :
- 54 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 17, p. II, a. un., q. 2, (...)
Le mode est contraire dans la quantité de masse et dans la quantité de puissance. Dans la quantité de masse, le simple au plus haut point est le plus petit, comme le point ; aussi, dans ce genre de quantité, l’accès à la simplicité s’effectue par diminution, l’éloignement au contraire par addition. Mais dans la quantité de puissance, le simple au plus haut point est le plus grand ; aussi l’accès à la simplicité s’effectue par addition […] ajouter la pureté, la simplicité et la spiritualité à quelque chose ne le fait pas s’éloigner de la simplicité, mais plutôt s’en approcher54.
- 55 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis, q. 4, a. 1, resp., p. 81 : « Non ergo haec infinitas (...)
- 56 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 37, p. II, (...)
- 57 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, III, d. 14, a. 1, (...)
31Bonaventure s’attache ainsi à montrer qu’il y a entre l’infinité de Dieu et sa simplicité « une consonance admirable et une concorde inséparable »55, mais il se heurte à une objection importante, qui va mettre à l’épreuve le concept divin de totalité. Le problème est celui de la compréhension de Dieu par le fini, que cette compréhension soit spatiale ou intentionnelle. Dieu peut-il être inclus dans un lieu56 ? Peut-il être compris par un esprit créé57 ? La simplicité et l’infinité semblent ici jouer en sens contraire. Si Dieu est simple, il est sans parties, donc il ne peut pas être connu, ou présent dans un lieu, partiellement ; s’il est connu, il est connu tout entier, s’il est présent dans un lieu, il y est aussi tout entier. C’est donc la totalité divine qui est connue, ou présente en un lieu. Mais en même temps, si un esprit créé pouvait connaître Dieu totalement, il le connaîtrait comme Dieu se connaît lui-même, ce qui est impossible. Et si Dieu était présent en un lieu selon tout lui-même, il serait fini, à l’image de ce lieu. Son infinité interdit qu’il soit compris par un esprit fini, ou inclus dans un lieu. La totalité divine ne peut donc être comprise par le fini. Le concept divin de totalité, en ce qu’il réunit les idées de simplicité et de perfection infinie, peut donc être utilisé en sens contraires.
- 58 Inspirée du commentaire que fit Pseudo-Bède le Vénérable à une maxime attribuée (...)
32Pour sortir de cette aporie, Bonaventure procède à une analyse plus fine du vocabulaire de la totalité appliqué à Dieu et propose une distinction décisive58 : « totus sed non totaliter ». S’il faut tenir que Dieu est à la fois simple et infini, il faut défendre que les bienheureux connaissent Dieu tout entier, même si leur esprit ne pourra jamais le comprendre, c’est-à-dire le connaître totalement ; de même, Dieu est présent tout entier dans n’importe quel lieu, sans pour autant y être inclus totalement. Bonaventure reconnaît le défi que cette ligne de crête constitue pour notre intelligence :
- 59 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, III, d. 14, a. 1, q. 2, resp., (...)
Ni l’âme du Christ ni aucune créature ne peut comprendre l’immensité du Verbe incréé ou de Dieu lui-même, et cependant elle le connaît tout entier. – Ces deux affirmations peuvent coexister, bien plus, il est nécessaire de les poser, bien que ce soit difficile à saisir pour notre intelligence. En effet, si nous posons que Dieu est vraiment simple, bien plus parce qu’il est nécessaire de le croire et de le poser, alors s’il est connu, il n’est pas connu selon des parties, mais tout entier. Par contre, si nous posons que Dieu est immense, parce que nous le croyons et le confessons, alors il est nécessaire de poser qu’il n’est jamais compris totalement par une intelligence finie ; et ainsi Dieu est connu tout entier par toute créature le connaissant, mais cependant non totalement59.
33Pour éclairer cette distinction entre totus et totaliter, Bonaventure revient en détail sur le sens du concept de totalité appliqué à Dieu, confirmant de façon remarquable que la totalité divine intègre les deux exigences de simplicité et de complétude :
- 60 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 37, p. II, a. 1 (...)
Il faut dire qu’en Dieu, il y a en même temps la simplicité et l’infinité. Quand donc est appliqué à Dieu un nom important la totalité, il peut être appliqué de deux façons : tout d’abord selon la raison de simplicité ; et ainsi il prive de parties, ce qui est signifié par un nom, comme si on disait : Dieu tout entier. Et puisque Dieu est simple en tout lieu et que n’importe quel [lieu] est capable de [recevoir] la simplicité divine, alors Dieu est tout entier en n’importe quel lieu selon la raison de simplicité. Mais la totalité peut être appliquée selon la raison d’infinité et cela arrive par un adverbe, comme si on disait : Dieu est totalement dans ce lieu ou bien selon tout [lui-même] ; et ainsi, puisque l’infinité divine n’est incluse par aucun lieu, Dieu n’est dans aucun lieu selon tout [lui-même]. Quand donc on cherche : ou bien selon une partie, ou bien selon tout [lui-même] ; il faut dire que cela n’est pas une division exhaustive, parce que Dieu n’est [dans un lieu] ni selon une partie, puisqu’il est simple, ni selon tout [lui-même], puisqu’il est infini. Ainsi il faut dire qu’il est tout entier dans n’importe quel lieu, mais cependant non totalement ; et donc qu’il est dans un lieu, mais non localement60.
34La totalité dans son usage théologique unit la simplicité au sens de privation de parties ex aliis, et une seconde caractéristique évoquant l’absence de limite ou de manque – perfection, complétude, infinité. Or la simplicité et l’infinité ont des effets contraires quant au problème de la compréhension de Dieu par le fini. Il est donc nécessaire, pour le résoudre, de décomposer totalitas en totus pour évoquer l’absence de parties, et totaliter pour renvoyer à l’infinité. Bonaventure a pour ainsi dire ici décomposé le spectre de la totalité divine, confirmant que le concept transcendant de totalité est plus qu’un concept, mais une thèse, associant plénitude et absence de toute composition.
35Le concept transcendant de totalité apparaît alors comme un symétrique du concept de simplicité absolue. La signification première de la simplicité est la non-composition de parties, mais dans notre monde, cela évoque la pauvreté et l’incomplétude de l’élémentaire, d’où la nécessité de spécifier le concept de simplicité pour l’adapter à Dieu, en ajoutant la non-composition cum aliis ; Dieu non seulement n’a pas de parties, mais n’en est pas une. De même, la signification première de la totalité est la complétude de ce à quoi rien ne manque, mais, dans notre monde, cela évoque la composition de parties, d’où la nécessité de spécifier le concept de totalité pour l’adapter à Dieu, en ajoutant le sens privatif qu’est l’absence de parties ; Dieu est complet sans avoir de parties.
Notes
1 Augustin, De Trinitate, IV, XX, 29, in Œuvres de saint Augustin, Paris, Institut d’études augustiniennes (Bibliothèque augustinienne, XV), 1997, p. 414.
2 Pseudo-Denys l’Aréopagite, De divinis nominibus, II, in Dionysiaca, I, dom Chevallier (éd.), Paris – Solesmes, Desclée de Brouwer, 1937, p. 57-59, texte S : « Thearchicam totam essentiam quodcumque est, per se bonitas determinans et manifestans ab eloquiis laudatur. Etenim quid aliud discere est ex sancta theologia, quando dicit Thearchiam ipsam narrantem dicere “Quid me interrogas de bono ? nullus bonus, nisi solus Deus”. Igitur hoc quidem, et in aliis inquisitum, a nobis est demonstratum : omnes semper Deo convenientes Dei nominationes, non particulariter, sed in tota et perfecta et integra et prima Deitate ab eloquiis laudari, et omnes ipsas, simpliciter, absolute et inobservate, totaliter, universae totalitati perfectae et omnis Deitatis apponi ». Passage correspondant dans les Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, M. de Gandillac (trad.), Paris, Aubier, 1943 : II, 1, 636 C, p. 77.
3 De divinis nominibus, II, in Dionysiaca, I, p. 120, texte S : « Hoc (quemadmodum dictum est) praecognito : omnem beneficam Dei nominationem, in quacumque ponitur thearchicarum Personarum, in tota ipsam accipi thearchica totalitate inobservanter ». Passage correspondant dans les Œuvres complètes du Pseudo-Denys… : II, 11, 652 A, p. 89.
4 De divinis nominibus, XI, in Dionysiaca, I, p. 505-506, texte S : « Transit enim perfectae totalitatis pax ad omnia exsistentia secundum simplicissimam ipsius et immixtam unificae virtutis praesentiam, uniens omnia, et conjungens extrema per media extremis secundum unam connaturalem conjuncta amicitiam ». Passage correspondant dans les Œuvres complètes du Pseudo-Denys… : XI, 2, 952 A, p. 166.
5 Pierre Lombard, t. I, Sententiae in IV libris distinctae, Grottaferrata – Quaracchi, Ad Claras Aquas, 1971, I, d. 19, p. 159-171.
6 Ibid., I, d. 19, cap. 5-6, p. 163-165.
7 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, in Opera omnia, Quaracchi, Collegium S. Bonaventuræ, 1882-1902, t. I, p. 355 : « utrum in divinis sit ponere totum integrale », « Circa primum, quod sit ponere totalitem integritatis » ; Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum magistri Petri Lombardi, t. I, R. P. Mandonnet (éd.), Paris, Lethielleux, 1929, d. 19, q. 4, a. 1, p. 480 : « utrum in divinis sit totum integrale ». Sauf mention contraire, les traductions sont les nôtres.
8 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 1, resp., p. 481 : « ratio totius integralis consistit in compositione ».
9 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, f. 2, p. 355 : « omne integrum est compositum ex partibus » ; Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 1, s. c., p. 481 : « omne totum integrale est compositum ex partibus ».
10 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 1, s. c., p. 481 : « Sed in Deo nulla est compositio, sed summa simplicitas ». Dans le même sens : Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, f. 2, p. 355 : « Deus est summe simplex ».
11 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 15, p. II, dub. 6, p. 276 : « in simplicissimo non cadit aliqua totalitas, nisi extenso nomine totalitatis ad personarum pluralitatem ».
12 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1 : « Utrum Deus sit summe simplex » et Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 8, q. 4, a. 1 : « Utrum Deus sit omnino simplex ».
13 Dieu est pur acte parce qu’il est premier ; or dans tout composé se mêlent la puissance et l’acte.
14 Aucun composé ne peut être suprêmement parfait, car il manque à ses parties la perfection propre au tout qu’elles composent.
15 Tout composé est en puissance de dissolution, donc contingent.
16 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, f. 3, p. 355 : « omnis pars sub ratione partis habet esse imperfectum respectu totius ».
17 Ibid., f. 4, p. 356 : « omne totum est maius sua parte ; sed ubi infinitas, ibi non est maius et minus : ergo nec totalitas ».
18 Ibid., f. 5, p. 356 : « omne totum est resolubile vel secundum rem, vel secundum intellectum, et omne resolubile est corruptibile ».
19 Ibid., obj. 4, p. 355 : « tres est totum ad unum » ; Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 1, obj. 2, p. 480 : « in divinis est numerus personarum, scilicet ternarius, cujus pars quaedam est unum et duo ».
20 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, ad 3, p. 356 : « pluralitas in creaturis duo dicit. Dicit enim aliquorum distinctionem, et ex ipsis unius multitudinis constitutionem. Primum quidem reperitur in divinis, quia ibi est distinctio vere ; secundum non, quia ubi constitutio est, ibi constituentia minus habent quam totum, quod consistuunt, et ita essentialiter differunt ab invicem. In divinis autem non sic, quia cum Pater habeat totam essentiam, non partem, non potest minus habere nec essentialiter differre. Et ideo dicendum, quod in divinis recipitur pluralitas ratione distinctionis. Sed quia pluralitas est totum ratione constitutionis, et haec non est in divinis ; ideo non sequitur, quod sit ibi totalitas ; est tamen ibi vere unitas et pluralitas, et tantum est in unitate, quantum in pluralitate, sed non tot modis ».
21 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 1, ad 2, p. 481 : « numerus in rebus creatis habet rationem distinctionis et cujusdam coacervationis distinctorum per essentiam, et ex hoc habet rationem totius integralis ».
22 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, ad 3, p. 356.
23 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis, q. 3, a. 2, ad 6, in Opera omnia, t. V, p. 77 : « omne totum dicit aliquid maius quam sua pars. […] nihil maius est in tribus personis quam in una ; quaelibet enim personarum est summe ens et vera et bona ; ideo licet trinitas in divinis ponat rationem pluralitatis, non tamen ponit propter hoc rationem verae totalitatis ».
24 En Dieu, comme l’écrit Bonaventure, « la pluralité n’ajoute rien à l’unité », tandis que parmi les créatures, « l’unité s’ajoute à l’unité » : Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1, ad 3, p. 166 : « Ad illud quod obiicitur, quod major est simplicitas, ubi nulla pluralitas ; dicendum, quod duplex est pluralitas. Quaedam, in qua plus est in duobus quam in uno, ut in duobus hominibus plus est de bonitate quam in uno ; et ista pluralitas repugnat simplicitati, quia unitas addit supra unitatem. Quaedam autem est pluralitas, in qua tantum in pluribus est, quantum in uno ; et haec est in divinis, quia tantum de esse et bonitate et virtute est in una persona, quantum in pluribus ; et ista pluralitas nihil addit ad unitatem : et ideo nullam omnino ponit compositionem nec privat simplicitatem ».
25 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 2, resp., p. 358 : « Sed cum in Deo et creaturis sit distinctio suppositorum, aliter est in Deo quam in creaturis. […] adhuc est intelligere supposita differe ; […] oportet quod fiat ab origine vel ab originali principio. Ab origine est, quando unum differt ab altero, quia emanat ab eo ; idem enim a se emanare non potest. Talis distinctio suppositorum est in Deo, sed haec non potest esse in creatura, scilicet distinctio solum per originem ; nam nulla creatura potest alteri totam suam essentiam dare. Si ergo dat partem, necesse est, quod alia differentia sit ibi quam originis ; et ideo est differentia ab originali principio ». Ibid., I, d. 9, a. un., q. 1, resp., p. 181 : « producere alium ex se ipso potest esse dupliciter, vel ex se toto, vel ex parte sui. Ex se toto non potest producere nisi ille, cuius essentia potest esse in pluribus una et tota. Nam si non potest esse in pluribus una et tota, si generans dat totam suam substantiam generato, tunc substantia tota transit in generatum, et generans perdit substantiam totam generando, quod esse non potest. Ideo ad hoc necesse est, quod talem habeat substantiam, quae una et tota sit in pluribus. Talis autem substantia non est nisi substantia habens summam simplicitatem ; haec autem est sola divina essentia, in qua propter summam simplicitatem suppositum non addit ad essentiam, unde nec ipsam coarctat nec limitat nec formam multiplicat. Et ideo in ea potest esse generatio communicans eandem substantiam totam ; et talis generatio est omnimodae perfectionis et in solo Deo reperitur ».
26 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1, ad 1, p. 166 : « quoniam est intelligere unum in uno, et unum in pluribus multiplicatum, et unum in pluribus non multiplicatum. Simplicius autem intelligitur unum in pluribus esse multiplicatum, quam unum in uno ; quod patet, quia universale est simplicius singulari ; et adhuc multo simplicius intelligitur, quod est unum in pluribus non multiplicatum. Hoc modo intelligit fides nostra Deum. Et ideo simplicior est Deus, quia est in omnibus non multiplicatus, quam si esset in uno solo, vel in pluribus multiplicatus. Hinc est, quod Deus simplicissimus est, et fides nostra eum ut simplicissimum intelligit ».
27 Ibid., I, d. 2, a. un., q. 2, f. 3, p. 53 : « simplicitatis est, quod aliqua natura sit in pluribus, ut patet in universali, sed ex defectu simplicitatis est, quod numeretur in illis : ergo si in Deo est simplicitas in nullo deficiens, erit in pluribus non numerata essentia ».
28 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 8, q. 5, a. 1, arg. 3, p. 226 : « si omnis creatura est composita, constat quod non est composita nisi ex creaturis. Ergo et componentia sua erunt composita. Igitur vel itur in infinitum, quod natura et intellectus non patitur ; vel erit devenire ad prima componentia simplicia, quae tamen creaturae sunt ».
29 Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, I, 18, 6, in Opera omnia, t. XIII, Rome, Léonine, 1882-, p. 49 : « In quolibet genere tanto aliquid est nobilius quanto simplicius : sicut in genere calidi ignis, qui non habet aliquam frigidi permixtionem. Quod igitur est in fine nobilitatis omnium entium, oportet esse in fine simplicitatis. Hoc autem quod est in fine nobilitatis omnium entium, dicimus Deum, cum sit prima causa : causa enim est nobilior effectu. Nulla igitur compositio ei accidere potest ». Nous retrouvons l’expression du Liber de Causis, XXI, § 162-163, in La Demeure de l’être. Autour d’un anonyme, étude et traduction du Liber de Causis, P. Magnard, O. Boulnois, B. Pinchard et J.-L. Solère (trad. et éd.), Paris, Vrin, 1990, p. 70 : « Primum […] est simplex in fine simplicitatis ».
30 Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles…, I, 26, 8, p. 82 : « tunc est aliquid omnium, non autem super omnia ».
31 Pour justifier que Dieu n’est pas un composant, on peut faire appel aux caractéristiques par lesquelles on a prouvé qu’il n’était pas composé. Un composant est dépendant et second, puisqu’il dépend d’autres composants pour subsister et n’est pas réellement premier, dans la mesure où il n’agit pas par lui-même, c’est le tout qui agit au moyen de la partie. L’acte pur ne peut être un composant, puisqu’un composant est en puissance par rapport au tout dont il est membre. Enfin, un composant ne peut être absolument parfait, n’ayant pas la perfection propre au composé.
32 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 2, ad 5, p. 359 : « est simplex possibile ad additionem, et tali modo universale est simplex ; alio modo simplex, quia privat compositionem et additionem, et haec repugnantia non consonat universalitati ; et tali modo divina essentia est simplex, quae nullo modo trahibilis est in partem per additionem, sicut trahitur universale ; et ideo non est universale ».
33 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 19, q. 4, a. 2, resp., p. 483 : « particulare semper se habet ex additione ad universale. In divinis autem, propter summam simplicitatem, non est possibilis additio, et ideo nec universale nec particulare ».
34 De divinis nominibus, II, in Dionysiaca…, I, p. 58, texte S.
35 De divinis nominibus, II, in Dionysiaca…, I, p. 120, texte S.
36 Thomas d’Aquin, Expositio in Dionysium De divinis nominibus, Turin – Rome, Marietti, 1950, II, l. VI, 221, p. 69 : « quaecumque Dei nominatio ad Eius beneficientiam pertinens, de quacumque divinarum Personarum dicatur, de omnibus Personis, absque dubio, accipienda est ».
37 Ibid., II, l. I, 113, p. 38 : « Totum autem hic non accipitur secundum quod ex partibus componitur, sic enim Deitati congruere non posset, utpote Eius simplicitati repugnans, sed prout secundum Platonicos totalitas quaedam dicitur ante partes, quae est ante totalitatem quae est ex partibus ; utpote si dicamus quod domus, quae est in materia, est totum ex partibus et quae praeexistit in arte aedificatoris, est totum ante partes. Et in hunc modum tota rerum universitas, quae est sicut totum ex partibus, praeexistit sicut in primordiali causa in ipsa Deitate ; ut sic, ipsa Deitas Patris et Filii et Spiritus Sancti, dicatur tota, quasi praehabens in se universa ».
38 Proclus, Elementatio theologica, H. Boese (éd.), Guillaume de Moerbeke (trad.), Leuven [Louvain], Leuven University Press, 1987, 67, p. 36 : « Omnis totalitas aut ante partes est aut ex partibus aut in parte. Aut enim in causa uniuscuiusque species considerata, et totum illud ante partes dicimus quod in causa preexistit ; aut in participantibus ipso partibus, et hoc dupliciter : aut enim in omnibus simul partibus, et est hoc ex partibus totum, quo et quecumque pars est minor quam totum ; aut unicuique partium, ut et parte facta totum secundum participationem, quod et facit partem esse totum partialiter. Secundum existentiam quidem igitur totum quod ex partibus, secundum causam autem quod ante partes, secundum participationem autem quod in parte. Et enim hoc secundum extremam demissionem totum, qua imitatur quod ex partibus totum, quando non quecumque sit pars, sed toti potens assimilari, cuius partes tota sunt ».
39 Quand le Pseudo-Denys – traduit par Jean Sarrazin – évoque « la paix de la totalité parfaite » pour signifier la paix de Dieu qui unit toutes choses (De divinis nominibus, XI, in Dionysiaca…, I, p. 505, texte S : « Transit enim perfectae totalitatis pax ad omnia exsistentia […] »), Thomas interprète là aussi l’application à Dieu du concept de totalité dans un sens causal ; Dieu est totalité en tant qu’il est cause universelle, cause totale, autrement dit cause de la totalité créée : « Dicit ergo primo quod ideo dictum est quod propter divinam naturam, una et indissolubilis connexio in omnibus consistit, quia pax perfectae totalitatis, idest pax quae est a causa universali perfecta, secundum quod causae totales dicuntur causae universales, haec inquam pax pertransit a prima causa ad omnia existentia » (Thomas d’Aquin, Expositio in Dionysium De divinis nominibus, XI, l. II, 910, p. 337).
40 Thomas d’Aquin, De potentia Dei, q. 7, a. 7, ad 6, in Quaestiones disputatae, vol. II, Turin – Rome, Marietti, 1953, p. 204 : « inter creaturam et Deum est duplex similitudo. Una creaturae ad intellectum divinum : et sic forma intellecta per Deum est unius rationis cum re intellecta, licet non habeat eumdem modum essendi ; quia forma intellecta est tantum in intellectu, forma autem creaturae est etiam in re. Alio modo secundum quod ipsa divina essentia est omnium rerum similitudo superexcellens, et non unius rationis ».
41 De divinis nominibus, II, in Dionysiaca…, I, p. 105-106, texte S : « Omnium causa et adimpletiva est Jesu Deitas, quae partes totalitati consonas salvat, et neque pars est neque totum, et totum et pars, sicut omnem et partem et totum in seipsa coaccipiens et superhabens et praehabens ». Passage correspondant dans les Œuvres complètes du Pseudo-Denys…, II, 10, 648 C, p. 87. Traduction Gandillac modifiée.
42 Thomas d’Aquin, Expositio in Dionysium De divinis nominibus, II, l. V, 198, p. 63 : « Procedit ergo Hierotheus ad ostendendum causalitatem Deitatis Christi divinam, retrogirando, per viam resolutionis, eam incipiens a toto : et dicit quod Deitas Iesu conservat partes consonas, idest proportionatas totalitati, in quo consistit perfectio totius ; et neque est pars neque totum et est totum et pars. Est quidem totum et pars Christi Deitas, sicut in seipsa non divisim, sed simul accipiens omnium et partem et totum, quia quidquid est perfectionis, in quocumque toto vel parte, totum praeexistit in Deo. Est autem neque totum neque pars, quia non eodem modo habet perfectionem totius et partis, sicut totum et pars, sed supereminentius et prius ».
43 Ibid., XIII, l. I, 959, p. 359 : « sacra Scriptura de Deo, qui est causa omnium, non solum praedicat omnia, sed etiam praedicat de Eo simul omnia. Inveniuntur autem multa in aliqua una creatura, sed non simul vel quia conveniunt ei, non tamen eodem tempore, sicut corpus est album et nigrum, sed non simul ; vel quia conveniunt ei, non secundum eandem partem, sicut si aliquod corpus sit secundum unam partem album et secundum aliam partem nigrum, habet quidem multa, sed non simul. Sed Deus habet omnia in seipso neque successive secundum tempus neque divisim secundum partes, sed simul ; et ideo, quia sic habet omnia simul, laudatur sicut perfectum et sicut unum : quod enim habet multa, non simul sed successive, imperfectum est quia est mutabile : motus autem est actus imperfecti ; quod autem habet multa, non simul sed divisim, secundum suas partes, est compositum et non vere unum. Sic igitur, brevissimo sermone, omnia quae supra de Deo dicta sunt, in nomine perfecti et unius comprehenduntur ».
44 Thomas d’Aquin, Summa theologiæ, Ia, q. 57, a. 1, resp., in Opera omnia, t. V, p. 69 : « talis est ordo in rebus, quod superiora in entibus sunt perfectiora inferioribus : et quod in inferioribus continetur deficienter et partialiter et multipliciter, in superioribus continetur eminenter et per quandam totalitatem et simplicitatem. Et ideo in Deo, sicut in summo rerum vertice, omnia supersubstantialiter praeexistunt secundum ipsum suum simplex esse, ut Dionysius dicit, in libro de Div. Nom. ».
45 Thomas d’Aquin, Scriptum super Sententiis magistri Petri Lombardi, t. III, R. P. Moos (éd.), Paris, 1933, d. 22, q. 1, a. 2, ad 6, p. 667 : « unde totus non fertur ad personam, secundum quod totum dicitur quod habet partes, sed secundum quod totum dicitur perfectum cui nihil deest ». Voir aussi Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 29, q. 1, a. 4, expos., p. 696 : « Si enim accipiatur pro essentia, tunc totum non dicit integritatem partium, sed perfectionem naturae ». Pour le second sens et la référence à Aristote : Scriptum super Sententiis…, III, d. 27, q. 3, a. 4, resp., p. 898 : « totum et perfectum idem est, ut dicit Philosophus (X Meta., 4, 1055a, 12 ; l. 5, n. 2028). Ratio autem perfecti in hoc consistit ut nihil ei desit ».
46 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, III, d. 3, p. II, dub. IV, in Opera omnia, t. III, p. 95 : « Item quaeritur de hoc quod dicit : Totum Verbum incarnatum est. Si enim totum est quod habet partem et partem, et Verbum simplicissimum est, male dicit, quod totum incarnatum est. Respondeo : Dicendum, quod totum potest accipi privative, vel positive. Si privative ; tunc Verbum dicitur incarnatum totum, quia non habet partes, secundum quas incarnari habeat. Alio modo dicitur positive ; et tunc dicitur dupliciter : quia totum idem est quod ex suis partibus constitutum ; alio modo idem est quod perfectum. Et secundum quod totum dicit integritatis totalitatem, sic praedictus sermo non intelligitur, sed secundum quod dicit totalitatem perfectionis, et secundum quod dicit privationem partis et partis ; et sic patet, quod illa obiectio non procedit recte propter diversam acceptionem huius vocabuli, quod est totum. Sed hoc melius in primo libro, distinctione decima nona invenitur determinatum ».
47 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 19, p. II, a. un., q. 1, ad 1, p. 356 : « Ad illud ergo quod obiicitur de Augustino, qui dicit, quod tota Trinitas etc. ; dicendum, quod totum accipit pro perfecto, vel totum ibi accipitur privative, quia privat hoc quod est esse partem extra partem. Unde tantum valet tota essentia, quantum valet non habens partem extra vel intra ».
48 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis…, q. 3, a. 1, concl., p. 70 : « Quia enim est perfectissimum, habet omnes conditiones nobilitatis ; quia vero ultimum et optimum, propter quod sunt omnia, omnes illas conditiones habet in summo ; quia primum, in quo nulla diversitas, necesse est, quod omnes sint in ipso unum et sic simplicissimum per exclusionem omnis compositionis et inclusionem omnis perfectionis. Sunt ergo in Deo omnes conditiones nobilitatis, scilicet potentia et sapientia et voluntas, bonitas, veritas et unitas, esse, vivere et intelligere et cetera similia vere, perfecte et summe sub propria et perfecta ratione ; sunt tamen unum adeo, ut nullam inducant compositionem nec minuant de simplicitate. – Quod clare non videt, nisi qui similiter intelligit circa divinum esse summam simplicitatem cum summa immensitate ». Nous soulignons.
49 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis…, q. 3, a. 1, concl., p. 70 : « eo ipso quo est primum, omnia ab ipso fluunt, et eo ipso quo fluunt ab ipso, ad ipsum recurrunt et reducuntur tanquam ad finem ultimum ; et ex hoc habet, quod sit alpha et omega, primus et novissimus, principium et finis. Quia ergo haec, quae maxime videntur distantia, concurrunt in omnimode unum ; necesse est, ipsum divinum esse esse perfectissimum, quasi quendam intelligibilem circulum ».
50 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 22, a. un., q. 2, ad 3, p. 394 : « Ad illud quod obiicitur, quod si venit a parte intelligendi solum, ergo talia nomina sunt vana ; dicendum, quod non venit ab hoc solum, quoniam illi rationi innotescendi respondet pluralitas in creaturis, et in Deo respondet vera unitas complectens illam totam pluralitatem. Unde quia intelligimus Dei potentiam et sapientiam per diversa, diversimode nominamus ; et quia in Deo est vere sapientia et potentia, ideo non est ibi vanitas ». Nous soulignons.
51 Thomas d’Aquin, Scriptum super libros Sententiarum…, I, d. 2, q. un., a. 3, resp., p. 71.
52 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis, q. 4, a. 1, resp., p. 81 : « tali modo Scripturae auctoritas et fidei confessio ponunt infinitatem sive immensitatem in ipso Deo simplicissimo ».
53 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, III, d. 14, a. 1, q. 2, resp., p. 301 : « infinitum accipitur secundum quantitatem, ut dicit Philosophus ; Augustinus autem dicit, quod est “quantitas molis et quantitas virtutis”. Et ita secundum utrumque potest accipi infinitum, sed differenter. Quoniam enim quantitas molis est partibilis et super partibile fundata ; ideo infinitum secundum hanc quantitatem oppositionem habet ad simplex, et impossibile est, quod aliquid idem et secundum idem sit simplex et infinitum. Quoniam vero quantitas virtutis reperitur in simplicibus, immo quanto aliquid simplicius, tanto potentius ; hinc est, quod infinitum secundum hanc non repugnat simplici, immo necessario sequitur, quodsi aliquid est simplicissimum, quod aliquid sit infinitissimum. Clare igitur potest videri, quod in Deo secundum idem potest esse summa simplicitas et summa infinitas ». Ibid., I, d. 43, a. un., q. 2, ad 1, p. 770 : « Ad illud ergo quod obiicitur, quod infinitum est passio quantitatis ; dici potest, quod sicut nomen quantitatis extenditur ad quantitatem virtutis, similiter nomen infiniti. Quantitas autem virtutis non tantum attenditur quantum ad opus, sed etiam quantum ad nobilitatem valoris ; et hoc patet, quia, ut dicit Augustinus, “in spiritualibus idem est maius et melius” ». De Mysterio Trinitatis, q. 4, a. 1, resp., p. 81 : « Est enim terminus secundum quantitatem materialem, et est terminus secundum quantitatem spiritualem ; prima dicitur quantitas molis, secunda quantitas virtutis. Infinitum igitur per abnegationem termini circa quantitatem molis semper dicit aliquam incompletionem aliquo modo, vel actu, vel potentia, quia dicit recessum a simplicitate. Talis enim quantitas non simul stat cum simplicitate in eodem et secundum idem, et tale infinitum nunquam est actu, sed solum potentia, actu autem finitum. Infinitum vero per abnegationem termini circa quantitatem virtutis non dicit aliquam imperfectionem, sed summam perfectionem, quia non repugnat simplicitati, immo non potest esse nisi in summe simplici ; et tali modo Scripturae auctoritas et fidei confessio ponunt infinitatem sive immensitatem in ipso Deo simplicissimo ».
54 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 17, p. II, a. un., q. 2, ad 3, p. 312 : « contrario modo est in quanto molis et quanto virtutis. In quanto molis simplicissimum est minimum, ut punctus ; et ideo in hoc genere quanti accessus ad simplicitatem est per diminutionem, recessus e contrario per additionem. In quanto vero virtutis simplicissimum est maximum ; et ideo accessus ad simplicitatem est per additionem […] addere puritatem et simplicitatem et spiritualitatem alicui non facit recessum a simplicitate, sed magis accessum ».
55 Bonaventure, De Mysterio Trinitatis, q. 4, a. 1, resp., p. 81 : « Non ergo haec infinitas simplicitati repugnat, immo est ei consona mirabili et inseparabili concordia ».
56 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 37, p. II, a. 1, q. 1.
57 Voir Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, III, d. 14, a. 1, q. 2.
58 Inspirée du commentaire que fit Pseudo-Bède le Vénérable à une maxime attribuée à Aristote, « Quand l’indivisible ou le simple est atteint, il est atteint tout entier ou bien rien n’est atteint, parce qu’il n’a pas de parties » : Sententiae, sive axiomata philosophica ex Aristotele et aliis praestantibus collecta, PL 90, 1007 B-C : « Indivisibile seu simplex cum attingitur, totum attingitur aut nihil, pro eo quod non habet partem et partem. Dicitur sensum esse quod non attingatur secundum partem et partem (in simplicibus enim seu indivisibilibus non est dicere totum, nisi per privationem compositionis et partium), sed ex hoc non sequitur quod si attingatur, attingatur omni modo. Unde etiamsi Deus ab homine cognoscatur in hac vita, vel etiam clare videatur in altera (totus quidem cognoscitur, et totus videtur), sed non totaliter seu omni modo, sic enim a se solo cognoscitur. Nam et simplex est Deus, et simul etiam incomprehensibilis. Et tametsi non est aliquid, tamen est aliquod unum, quod aequivalet infinitis. Unde idem latet, et patet quidem ad intuendum, sed latet ad comprehendendum, hoc est, non sicut in aliqua re composita una pars latet, altera apparet, sed quia illud unum simpliciter infinita existens perfectio, infinitis modis potest cognosci ».
59 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, III, d. 14, a. 1, q. 2, resp., p. 300 : « nec anima Christi nec aliqua creatura comprehendere potest immensitatem Verbi increati sive ispius Dei, et tamen ipsum totum cognoscit. – Et possunt ista duo simul stare, immo necesse est ponere, quamvis difficile sit intellectui nostro capere. Si enim vere ponimus Deum simplicem, immo quia necessarium est sic credere et ponere ; si cognoscitur, iam non secundum partem et partem, sed totus cognoscitur. Rursus, si Deum ponimus immensum, quia hoc credimus et fatemur ; necesse est ponere, quod nunquam ab intellectu finito comprehendatur totaliter ; et sic Deus a quacumque creatura ipsum cognoscente totus cognoscitur, sed tamen non totaliter ».
60 Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum…, I, d. 37, p. II, a. 1, q. 1, ad 4, p. 653 : « dicendum, quod in Deo sunt simul simplicitas et infinitas. Quando ergo apponitur circa Deum nomen importans totalitatem, potest dupliciter apponi : vel ratione simplicitatis ; et sic privat partem et partem, et sic significatur per nomen, ut si dicatur : totus Deus. Et quoniam Deus in omni loco simplex est, et quodlibet est capax simplicitatis divinae ; ideo ratione simplicitatis Deus est in quolibet loco totus. Potest iterum totalitas apponi ratione infinitatis et hoc fit per adverbium, ut si dicatur : Deus est totaliter in loco hoc sive secundum totum ; et sic, cum divina infinitas a nullo loco includatur, Deus in nullo est secundum totum. Quando ergo quaeritur : aut secundum partem, aut secundum totum ; dicendum, quod non dividit per immediata, quia Deus nec est secundum partem, quia simplex, nec secundum totum, quia infinitus. Et ideo dicendus est totus in quolibet loco, non tamen totaliter ; et ideo est in loco, non tamen localiter ».
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Référence papier
Chirine Raveton, « L’élaboration de la notion de totalité dans les textes théologiques de Bonaventure et de Thomas d’Aquin : vers un sens transcendant », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 53 | 2016, 95-114.
Référence électronique
Chirine Raveton, « L’élaboration de la notion de totalité dans les textes théologiques de Bonaventure et de Thomas d’Aquin : vers un sens transcendant », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 53 | 2016, mis en ligne le 01 février 2019, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/343 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.343
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