Le commun sans la communauté : remarques sur la conception politique des droits de Catherine Colliot-Thélène
Résumés
En s’appuyant plus particulièrement sur Le commun de la liberté (2022), cet article interroge le concept de commun qu’élabore la pensée de Catherine Colliot-Thélène et vise à éprouver la conception de la politique qu’il dessine. Il s’agit d’abord de revenir sur les raisons, les enjeux et les contours de la « politique des droits » de Colliot-Thélène, avant, ensuite, d’en mettre en lumière les bénéfices, à partir, en particulier, de la conception des droits sociaux et des droits des migrants qu’elle implique. Après cette première partie qui s’attache à restituer le propos du Commun de la liberté en en suivant l’argumentation, un second temps s’efforce de dégager ce que cette « politique des droits » a à la fois de problématique et de fécond : si penser le commun politique sans l’autolégislation paraît périlleux, les risques d’hétéronomie que l’approche de Colliot-Thélène vise à conjurer appellent à s’interroger sur ce que peut être une domination – un gouvernement – démocratique.
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- 1 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité, Paris, (...)
- 2 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011.
1En m’appuyant plus particulièrement sur Le commun de la liberté1, je souhaite ici m’interroger sur le concept de commun qu’élabore la pensée de Catherine Colliot-Thélène – et tâcher d’éprouver la conception de la politique qu’il dessine. Dans cet ouvrage, Colliot-Thélène consolide l’assise conceptuelle de l’interprétation de la démocratie fondée sur les droits qu’élaborait La démocratie sans « demos »2 et elle déploie dans toute leur étendue les conséquences politiques que recèle une telle conception de la démocratie. Contre les critiques contemporaines dont font l’objet les droits subjectifs et l’individualisme qu’on leur impute, il s’agit d’établir la nécessité et l’urgence qu’il y a, pour la liberté, à défendre le sujet de droit et les droits subjectifs, menacés par les transformations contemporaines de l’ordre social et politique. Plus précisément, face à l’expansion sans frein du « propriétarisme » et les exclusions qu’il implique structurellement, il s’agit d’opposer le noyau conceptuel du libéralisme (la personne, la propriété) et de l’imposer comme meilleur rempart au capitalisme et à ses effets délétères. Le défi que relève l’ouvrage est ainsi énorme et l’entreprise provocante : écartant, notamment, la perspective contemporaine du ou des commun(s), c’est en suivant la voie des droits subjectifs et du droit de propriété que l’ouvrage vise à penser le commun à nouveaux frais et à déterminer le fondement normatif à l’appui duquel peut être critiquée la propriété exclusive comme évaluées les tentatives d’en contrer les effets.
- 3 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 255.
2« Penser le commun à nouveaux frais », car tel me semble bien aussi le propos de l’ouvrage. Il faut ici être plus précis. Clairement et explicitement, le geste de Colliot-Thélène est celui d’une récusation du commun sous trois formes au moins (qui sont me semble-t-il les trois formes principales constamment visées). Sont d’abord récusés le commun et ce qu’elle a pu parfois désigner comme le « pathos communautaire », qui renvoient le commun à une détermination identitaire. Est ensuite congédié le commun sous la figure qu’en offre la problématique – aujourd’hui très en vogue – des communs. Enfin – et c’est bien sûr central : c’est la thèse même de La démocratie sans « demos » –, il s’agit de relativiser l’importance, voire d’écarter complètement le commun de la communauté politique, sous les traits de la souveraineté et du concept auquel elle est fondamentalement liée : celui de corps politique – et donc de peuple. Pour autant – le titre de l’ouvrage en donne plus qu’un indice –, il ne s’agit certes pas de renoncer purement et simplement au commun, et les premières lignes de la conclusion du Commun de la liberté soulignent que « la question des liens entre la communauté et le commun […] n’a cessé de hanter les analyses [qu’il contient] »3.
- 4 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 15 et La démocratie sans « demos », p. 157.
- 5 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 21 et 22.
3Au fond, le problème qui est chaque fois pointé et qui motive cette récusation du commun ainsi entendu comme cette volonté de s’affranchir de « tout présupposé communautaire »4 chez Colliot-Thélène est son caractère excluant, la logique par laquelle, lié au propre, il ne fonctionne qu’avec lui, de telle sorte que tout commun-communauté constitue un propre excluant relativement à d’autres qui n’en relèvent pas. Réciproquement, « toute appropriation [fut-elle commune] est habitée par une dynamique de monopolisation » et, à cet égard, les « communs » ne changent rien à l’affaire5.
- 6 Dont le titre est : « Figures de l’exclusion : pauvres et migrants ».
- 7 Voir C. Colliot-Thélène, introduction du Commun de la liberté…, p. 15, où Colliot-Thélène affirme q (...)
4La propriété (privée) est pourtant un concept central de l’ouvrage et il me semble que l’une des lignes de force qui travaille (et que travaille) Le commun de la liberté est, en un geste assez arendtien, la manière dont le propre et la propriété peuvent être pensés et affirmés dans leur rapport au commun, qui permet précisément de distinguer entre deux acceptions du propre. Il y a, d’un côté, le propre par exclusion du commun (le propre qui ramène à l’idios, à la singularité absolue), à quoi peut être reliée l’idée de « privé » comme « privé de », privation du public et du commun. Il s’agit du propre exclusif, auquel correspond un concept de commun tout aussi exclusif et excluant, en ce qu’il fonctionne comme un propre excluant par rapport aux autres communs-communautés. Le commun ainsi conçu relève alors de la logique du propre auquel il s’oppose. Mais un autre concept de propre (et de propriété) est possible qui est au contraire condition d’accès au commun : un propre inclusif, qui permet l’inclusion, l’accès au commun et à la vie commune (ce qui permet de sortir de la désolation dirait Hannah Arendt). C’est selon cette seconde acception – que Colliot-Thélène s’attache à mettre en lumière et à fonder à partir des droits (subjectifs) – que se joue fondamentalement la question du commun, d’un commun exclusif de la communauté, si l’on entend par ce dernier concept un commun corrélé à l’idée d’un propre exclusivement privatif et monopolistique. C’est aussi pourquoi, me semble-t-il, la question de l’exclusion – à laquelle est consacré l’ensemble de la troisième partie6 – est absolument centrale dans l’ouvrage7.
- 8 J.-F. Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Paris, Gal (...)
5Ainsi, pour penser et défendre un propre non exclusif, Colliot-Thélène ne met pas à l’écart le commun sans plus de détermination, mais plutôt toute communauté, y compris la communauté politique. C’est cette idée que je voudrais ici mettre à l’épreuve en partant de la confrontation de certaines de ses thèses avec celle d’un autre ouvrage paru presque en même temps, celui de Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ?8. Cette confrontation me paraît s’imposer car, partant de corpus très sensiblement distincts (chez Spitz, John Locke plutôt qu’Emmanuel Kant, Louis Blanc plutôt que Karl Marx), deux urgences théoriques leur semblent communes, auxquelles ils visent à répondre : d’une part, l’impérieuse nécessité de montrer que la captation du libéralisme par le capitalisme et le néolibéralisme est indue, qu’il s’agit d’une falsification et d’une trahison ; d’autre part, l’urgence qu’il y a à donner un fondement et une justification aux droits sociaux susceptibles de lever leur relégation au rang de simples « charités » les rivant au champ humanitaire et à montrer leur profonde compatibilité avec le libéralisme (classique). À cet égard, ils parviennent tous deux à deux thèses centrales similaires : la mise au jour de l’incompatibilité du capitalisme avec le libéralisme et son noyau fondamental d’exigences d’une part et, d’autre part, la nécessaire institution du droit au travail.
6Ces deux positions se présentent comme similaires, mais il ne s’agit pas des mêmes thèses, car elles se fondent par des voies très distinctes (et peut-être opposées) et elles aboutissent à des modèles politiques (et des conceptions de la démocratie) très différentes. Colliot-Thélène suit la trame des droits subjectifs et la perspective d’une « démocratie sans demos ». Dans une veine que l’on pourrait dire arendtienne, elle renonce à la souveraineté et défend un modèle franchement a-étatique à l’appui de ce qu’elle considère être la proposition fondamentale des droits de l’homme, selon laquelle ceux-ci sont précisément ces droits émancipés de toute appartenance communautaire – ce qui vaut également pour la communauté politique. Comme à l’inverse, la voie de Spitz est celle de la démonstration d’une inanité des droits hors d’un contexte d’emblée politique (institué) : les droits individuels n’ont de validité et de légitimité que dans leur réciprocité et reconnaissance réciproques, et ils n’ont de sens qu’à être institués. Il s’agit d’une veine que l’on pourrait dire rousseauiste et qui défend, à l’évidence, comme le titre de l’ouvrage l’indique, un modèle républicain, c’est-à-dire étatique, impliquant les notions de corps politique et de souveraineté. Sur le fondement, dans les deux cas, d’un travail de clarification et de compréhension renouvelée des droits, le chemin est en quelque sorte inverse. Pour forcer le trait, on peut dire que, d’un côté, l’accent est mis sur la nécessaire politisation du « social » et le potentiel émancipateur des droits (subjectifs, et compris subjectivement) (Colliot-Thélène), quand, de l’autre, c’est la nécessité d’une « socialisation » du politique, au sens d’une prise en compte du social et de ses effets destructeurs de la liberté, qui est soulignée, où la loi joue un rôle central (Spitz). Pour la justification et l’effectivité des droits, la voie des droits ou celle de la loi en somme.
7Je voudrais dans ce qui suit d’abord revenir sur les raisons, les enjeux et les contours de la « politique des droits » de Colliot-Thélène, avant, ensuite, d’en mettre en lumière les bénéfices en m’appuyant en particulier sur la conception des droits sociaux et des droits des migrants qu’elle implique. Après cette première partie qui s’attachera à restituer ce que je crois être le propos de l’ouvrage Le commun de la liberté en suivant son argumentation, je tâcherai, dans un second temps, de dégager ce que cette « politique des droits » a à la fois de problématique et de fécond, et qui tient à mes yeux à ce qu’elle permet notamment de cerner l’un des enjeux majeurs auquel confrontent les coordonnées politiques de notre contemporanéité.
Une « politique des droits » : enjeux et contours
Voie « objective » versus voie « subjective »
8Je propose d’abord de cerner certains des enjeux qui me semblent centraux de la « politique des droits » à partir de la question de l’articulation des droits (subjectifs) et du commun, question pour laquelle, naturellement, le droit de propriété est central.
- 9 Voir ibid.
9Chez Colliot-Thélène comme chez Spitz, ils y insistent, il s’agit bien de défendre l’individu et ses droits, l’individualisme en somme, qu’il faut, avec Kant, soigneusement distinguer de l’égoïsme : cœur de la notion de droits et du geste du libéralisme classique, l’individualisme et, avec lui, la propriété, est consubstantiel à l’exigence d’« égalité des indépendances »9. En liaison avec cela, dans les deux cas encore, c’est à partir de l’exigence de liberté (individuelle) qu’est posée et que s’impose l’exigence d’égalité : celle-là appelle et implique celle-ci, parce qu’être libre signifie minimalement ne pas subir la domination d’autrui et la contradiction du fait de la domination d’autrui avec la liberté conduit logiquement à tenir le réquisit d’égalité entre les individus. À première vue au moins, il n’y a donc pas de divergences quant aux fins poursuivies (et auxquelles doit répondre un état des choses social et politique bien constitué), mais bien plutôt sur les voies adoptées pour établir les incohérences et les incompatibilités d’un libertarisme prônant l’absoluité et l’intangibilité des droits individuels avec les exigences du libéralisme que condense l’affirmation d’égaliberté : une voie que l’on peut dire « subjective » chez Colliot-Thélène, une voie que l’on peut qualifier d’« objective » chez Spitz (qui suit d’ailleurs bien souvent Alain Supiot dans sa critique des droits subjectifs).
- 10 L. Blanc, Socialisme, droit au travail, Paris, Lévy frères, 1848, p. 18.
10Chez Locke en premier lieu (mais aussi Hugo Grotius et Louis Blanc), Spitz trouve les moyens de la récusation d’une conception prônant l’absoluité, l’intangibilité et l’inconditionnalité de la propriété privée par la mise au jour du caractère constitutivement limité par la prise en compte des « intérêts des tiers » de la notion de propriété (privée) bien comprise et conséquente. Autrement dit, le droit de jouissance exclusive d’une chose en lequel consiste la propriété ne peut exclure l’autre de la jouissance de ce même droit. Le droit de propriété privée est bien un droit et un droit fondamental notamment parce que c’est sur lui que prend appui l’indépendance, mais il s’agit d’un droit conditionnel, limité par le fait que tous peuvent en jouir : « […] c’est précisément parce que la propriété est un droit qu’il ne faut pas le rabaisser jusqu’à en faire un privilège »10. Toutefois, l’ouvrage paraît parallèlement suivre une autre veine – en réalité plus rousseauiste – de la justification de la propriété privée, qui semble récuser son caractère « naturel » ou plutôt indépendant de son institution et de la loi, geste qui correspond aussi à une mise à mal du caractère « subjectif » de ce droit. En tout état de cause, qu’il s’agisse de la voie « lockéenne » ou de la voie « rousseauiste », la borne se présente comme extérieure qui permet le commun : autrui via l’exigence de coexercice de ce droit dans un cas, la loi dans l’autre.
- 11 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 15.
- 12 Ibid., 1re partie.
- 13 E. Kant, Nachlass, in Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Be (...)
- 14 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, chap. I.
- 15 Ibid., p. 73.
11De son côté, c’est chez Kant, « interprète le plus rigoureux du concept révolutionnaire du droit »11, que Colliot-Thélène trouve une justification de la propriété privée non exclusive du commun12. Remontant au principe qui fonde le caractère obligatoire, elle montre qu’il réside dans le « droit de l’humanité » que le Nachlass désigne comme cette « force qui oblige dans tout droit »13 et qui, en deçà de la distinction entre droit et devoir comme entre droit et éthique, fait de l’être humain une personne14. La personnalité est condition nécessaire et suffisante pour qu’un être puisse avoir des devoirs aussi bien que prétendre à des droits, de telle sorte que peut être récusée comme non pertinente la question, chez Kant, du sens de l’antécédence entre droit et devoir. Le « droit inné » doit à son tour être compris sur le fondement de ce Recht der Menschheit dont il est la traduction sur le plan des relations extérieures entre les hommes et Colliot-Thélène s’attache, comme à rebours de la perspective spitzienne, à souligner le caractère résolument subjectif de ce droit inné : seule importe « la logique interne à la justification de mes droits »15 par le concept de droit, qui s’établit indépendamment de toute appartenance à une communauté et sans recours à la coexistence qui n’est en rien un fondement normatif.
- 16 Ibid., chap. II.
- 17 Ibid., p. 102.
12C’est, selon Colliot-Thélène, sur cette base que doit être comprise la théorie kantienne de la propriété (privée) et son exigence universelle comme seule modalité d’accès au commun compatible avec la liberté, ce que montre l’examen de l’usage kantien du concept de possession commune originaire de la terre, nécessaire complément de la critique de la res nullius16. Pour qu’il y ait propriété, il faut que les choses soient appropriables, mais que l’appropriation privée soit possible nécessite de poser l’existence d’un commun qui ne puisse être accaparé par certains seulement, sous peine de rendre contradictoire le concept de propriété lui-même. Liant liberté et propriété, la théorie kantienne conduirait alors à affirmer que « l’organisation juridico-politique du monde doit être telle qu’elle garantisse à tous, sans exception, l’indépendance indispensable à la liberté », c’est-à-dire que tous soient propriétaires17. En outre – et ce point est ici fondamental –, la lecture de la thèse kantienne de l’antériorité du « droit privé » sur le « droit public » permet à Colliot-Thélène d’affirmer que la validité de ce droit ne dépend aucunement de sa positivation.
- 18 Ibid., p. 141.
- 19 Voir K. Marx, F. Engels, Manifeste du parti communiste [1848], É. Bottigelli (trad.), G. Raulet (éd (...)
- 20 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 34.
13La pertinence de cette justification kantienne de la propriété privée comme condition d’accès au commun constitutivement liée à la liberté pourrait sembler minée par l’avènement du capitalisme et du type de propriété qui lui est attaché. La deuxième partie de l’ouvrage montre qu’il n’en est rien. L’examen de la critique marxienne de la propriété et de son évolution conduit Colliot-Thélène à souligner la ressource que celles-ci constituent pour détecter l’« anomalie anthropologique »18 produite par le capitalisme, sans pour autant récuser toute conception de l’individu et de son propre. La conception inédite du propre et de la propriété que recèlent les Grundrisse permet d’éclairer l’originalité et la radicalité de la critique de Marx telle qu’elle s’énonce, notamment, dans Le capital (mais aussi, rappelons-le, dans le Manifeste, qui souligne la radicale nouveauté de la propriété capitaliste et ce qu’elle a de contradictoire : pour être et fonctionner, elle suppose que la plupart en soient dépourvus19). Il ne s’agit pas tant, chez Marx, de la dénonciation de l’égoïsme du propriétaire privé que de la détection de la privation de leur propre à laquelle sont, de manière inédite, acculés la majorité des individus en régime capitaliste : la généralisation de la dépossession, le dénuement plutôt que l’isolement. Le propos marxien, montre Colliot-Thélène, n’est donc pas de récuser la propriété en général, mais de faire valoir l’« union originelle » de l’homme au travail et des instruments du travail radicalement défaite par le capitalisme. Ce que permet, dès lors, la pensée de Marx ainsi comprise en liant l’analyse de la propriété à l’anthropologie est la reconstruction d’une communauté « sur des bases entièrement nouvelles »20.
14Les grands traits de ces deux positions ainsi rapidement résumés, je voudrais désormais souligner les atouts et les objections que cette dernière perspective, qui fait du concept de droit subjectif le noyau et le point d’appui de la défense des droits, oppose au chemin plus « objectiviste » proposé par l’ouvrage de Spitz.
Conjurer l’hétéronomie
15La « politique des droits » permet de souligner et de donner toute sa place à la dynamique émancipatrice des droits, qui déborde possiblement ses institutionnalisations politiques ou par le biais de la loi et du droit objectif. Plus encore – et ce me semble être le trait fondamental –, elle met par là en lumière les risques d’hétéronomie liés au fondement des droits dans la loi et la prévalence donnée à l’obligation sur les libertés auxquels est susceptible de conduire la « valorisation du droit objectif ».
- 21 Voir C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 187.
16À cet égard, c’est probablement dans la dernière partie de l’ouvrage et le traitement qu’elle réserve aux « figures de l’exclusion » que se manifestent le plus frontalement les bénéfices (attendus) de la politique des droits et de la thèse de l’accès au commun qu’elle permet d’établir à partir du propre. Celle-ci conduit à déterminer fermement l’exclusion comme déni de droits et, par là, permet de maintenir que le noyau normatif et le critère de l’évaluation sont l’individu et ses droits, tout en conjurant une approche purement morale – c’est-à-dire dépolitisante – des questions sociales auxquelles confrontent les pauvres et les migrants. Ce que Colliot-Thélène montre, c’est qu’il s’agit au contraire de questions proprement politiques, parce que ce qui s’y joue est le problème fondamental de l’accès du commun21.
17Plus étroitement liée aux thèses de La démocratie sans « demos », cette dernière partie s’attache en effet à établir qu’une interprétation de la démocratie comme une « question de droits » peut (seule) donner les moyens d’affronter les deux figures de l’exclusion qui résultent nécessairement de la forme actuelle du partage du monde, structurée par le capitalisme néolibéral et la souveraineté nationale-étatique : les pauvres et les migrants.
18C’est d’abord relativement aux droits sociaux et à leur justification que Colliot-Thélène vise à établir les dommages de l’approche « objectiviste ». En effet, affirme-t-elle, les droits sociaux peuvent passer pour des compensations de la séparation constitutive entre travailleurs et moyens du travail, et c’est tout l’objet du chapitre IV de l’ouvrage que d’évaluer le bien-fondé et le coût de la mise à l’écart des droits subjectifs pour chercher à les fonder, en examinant plus particulièrement la stratégie faisant de la solidarité la pièce maîtresse de l’État social. Colliot-Thélène montre alors que cette stratégie de défense des droits sociaux (qui est notamment celle de Léon Duguit et Alain Supiot), parce qu’elle valorise le droit objectif contre les droits, présente le risque majeur d’un fondement de la solidarité dangereusement hétéronome, en liaison avec le problème posé par la détermination de l’interprète du droit objectif. Ces approches « objectivistes » se trompent en outre quand, avec d’autres, elles négligent la distinction entre la technique juridique de l’attribution des droits et le concept même de droit subjectif, et imputent à celui-ci l’atomistique qui ruine la cohésion sociale, quand c’est de celle-là dont il est l’effet. Il y a, dès lors, tout bénéfice à suivre la voie d’une justification « individualiste » des protections de l’État social, à réaffirmer que leur enjeu est l’individu et sa possibilité d’exister positivement et, suivant la voie kantienne, à refuser de sacrifier l’individualisme attaché aux droits subjectifs.
- 22 Ibid., chap. V.
- 23 Ibid., p. 210-211.
- 24 Ibid., p. 216.
19Le danger d’hétéronomie constitué par une approche « objectiviste » des droits est aussi ce qui permet thématiquement à Colliot-Thélène une critique de l’État providence, dont elle met en lumière la faiblesse constitutive en tant que réponse au fait (social) de la pauvreté22. La précarité de celui-ci réside surtout dans sa fragilité normative : né dans une conjoncture particulière, comme rempart contre le socialisme et visant à « sauver […] la division entre propriétaire et non-propriétaire »23 (ce que montre exemplairement le traitement réservé au droit du travail, jamais garanti comme droit effectif), il repose sur une conception du pauvre qui le nie comme sujet de droits, et la prévalence des devoirs sur les droits préside à ses institutions. Rien d’étonnant, dès lors, au retour de la rhétorique et de la logique de l’assistance concomitantes du néolibéralisme : celui-ci et ses « réformes » ne font que mettre en évidence « l’ambiguïté des droits sociaux et des agencements de l’État-providence dans leur ensemble »24. Or, c’est sur la même conception du pauvre que se déploie la construction du sujet passif et de la catégorie d’« inactifs » que les politiques publiques se donnent pour but d’« activer ».
- 25 Ibid., chap. VI.
- 26 Ibid., p. 250-251.
20Mais, plus encore que la pauvreté, les migrations et le sort fait aux migrants soulignent la fécondité d’une interprétation de la démocratie émancipée de son formatage national et de la perspective domestique de la souveraineté populaire25. Une conception de la citoyenneté et de la démocratie appuyée sur la théorie kantienne des droits et de la propriété, libérée de toute limitation communautaire, permet en effet, sur le fondement du droit inné comme « droit d’avoir part au commun » qui implique celui d’être propriétaire et d’avoir sur terre un lieu pour vivre libre, d’établir un droit à l’hospitalité. Ce droit n’est certes pas un droit opposable au sens du droit positif, mais il est bien corrélé à un devoir politique, celui, pour chacun, « d’agir par tous les moyens disponibles pour transformer le monde qui produit misère et migrations » et, « tant que cette transformation se fait attendre », à un devoir d’hospitalité imputable aux « États réputés démocratiques, aussi difficile qu’il soit de l’aménager pratiquement »26.
Les difficultés de la domination démocratique
21Que peut-on tirer de cette restitution rapide, mais que j’espère fidèle, des thèses et de l’argumentation du Commun de la liberté pour la question soulevée en introduction ? Deux choses, me semble-t-il.
22D’abord, ce que la perspective de Colliot-Thélène cherche absolument à conjurer, ce sont d’abord et avant tout les risques d’hétéronomie – et, partant, la mise en place de dominations – que charrierait un fondement non subjectif des droits. Ensuite et plus positivement, la « politique des droits » élabore une conception de la politique qui, tout en tenant ferme les exigences de l’individualisme et en en déployant les conséquences normatives, est loin de revenir à un « subjectivisme » possiblement négateur de la politique même : elle consiste au contraire dans cette affirmation forte selon laquelle, en dernière instance, les questions politiques sont celles qui touchent au problème de l’accès au commun.
23La question est alors : quel commun ? Une réponse explicite est donnée par Colliot-Thélène à la fin de l’ouvrage :
- 27 Ibid., p. 257.
[…] un concept du commun qui reste attaché à la question de l’appropriation des conditions matérielles de l’existence sans impliquer de lien immédiat avec l’idée d’une « communauté », existante ou en formation27.
24C’est aussi rappeler qu’il n’y a pas, chez Colliot-Thélène, d’équivalent au concept arendtien de monde mais que, suivant Kant, elle récuse d’ailleurs explicitement et à maintes reprises que la pluralité puisse fonctionner comme fondement normatif, parce qu’elle n’est qu’un fait.
25Évidemment, la question qui se pose est la suivante : si la question politique fondamentale est celle de l’accès au commun et que c’est à partir des droits (et du propre) que celui-ci doit être pensé, peut-on pour autant émanciper radicalement les droits de tout rapport essentiel à la loi et au plan du commun qu’elle permet – ou devrait permettre – aussi, par la pratique collective de son élaboration, de constituer ?
- 28 Voir J. Bentham, « Nonsense upon Stilts », in Rights, Representation, and Reform : “Nonsense upon S (...)
26Plus avant : quid de l’importante étape de la positivation des droits dont la Révolution française est aussi le moment capital ? Si l’on peut bien renverser l’adage benthamien selon lequel « le droit est l’enfant de la loi »28 en affirmant que, bien souvent, « la loi elle-même est l’enfant du droit », cette « légalisation » ou cette positivation du droit et ses modalités n’est-elle pas elle-même un aspect capital – et qu’on ne peut pas éluder – de la détermination même de ces droits en un sens politique ?
- 29 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, VI, in Œuvres complètes, B. Gagnebin, M. Raymond (éd.), Paris (...)
27Ou encore, pour se saisir ici de la formulation sans doute la plus radicale de cette position, celle de Jean-Jacques Rousseau (ou d’une certaine lecture de Rousseau) : les droits ne prennent leur pleine acception de droits que par la sorte de métamorphose que produit leur passage par le prisme du commun que constitue précisément la politique – et la constitution d’un corps politique –, parce qu’ils ne sont véritablement des droits qu’en étant (consciemment) reconnus par tous et chacun – et par là même protégés, pour chacun, « par la force commune »29. Chez Rousseau – c’est du moins la lecture que j’en fais –, cette thèse coïncide avec celle, radicale, selon laquelle la politique – et le plan très particulier de commun qu’elle constitue – est ce par quoi s’ouvre l’ordre normatif (la « moralité » dirait en ses termes Rousseau). Sans elle, il n’y a en somme que des faits dont, certes, le fait radical de la liberté humaine, mais qui est précisément constamment menacé par les effets de domination que ne peut manquer de causer l’absence de la transformation de l’indépendance en autonomie, compte tenu de la logique de l’état civil ou social (par distinction d’avec l’état politique), celui qui s’inaugure avec la deuxième partie du Second Discours, qui a pour principe la pétulance de l’amour-propre et enferme inéluctablement l’indépendance dans un mouvement constant de renversement en dépendance.
28Énoncée ainsi et quoi qu’il en soit au premier abord, je ne crois pas que cette thèse soit tout à fait incompatible avec ce qu’entend établir Le commun de la liberté, au prix d’un (assez important) aménagement toutefois : la normativité des droits ne dépendant pas complètement de leur positivation, elle est aussi irréductible à leur institution comme à la logique de leur application. Le potentiel émancipateur des droits déborde largement leur positivation comme leur institution et il importe de fonder comme de mettre en lumière cette radicale indépendance de la teneur normative des droits pour, précisément, sauvegarder ce potentiel émancipateur irréductible. En revanche, je conçois bien que cette position est parfaitement à rebours de ce que veut établir La démocratie sans « demos », à savoir, pour le dire vite, que la démocratie doit désormais être pensée – et fondée – sans recours à l’idée d’une communauté politique, de peuple et, pour le dire clairement, de souveraineté populaire.
- 30 Qui n’est pas nécessairement à penser comme une communauté exclusivement exclusive, selon la logiqu (...)
- 31 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 21.
- 32 C’est naturellement là une affirmation qui se discute – mais ce n’est pas le lieu –, car s’y trouve (...)
29La thèse du Commun de la liberté interrogée au prisme du type de commun qu’elle élabore conduit alors à revenir à la question de savoir pourquoi, au fond, ce refus, chez Colliot-Thélène, de la souveraineté populaire et du corps politique, de cette forme de communauté très particulière qu’est la communauté politique30. Il me semble que deux arguments principaux sont donnés à l’appui de ce point. Le premier, que l’on peut énoncer parce qu’il est peut-être le plus fréquent et le plus explicite, se présente comme étant d’ordre factuel : les États et, avec eux, la souveraineté s’érodent, la contemporanéité donne à voir une pluralisation des lieux de pouvoirs, de telle sorte que, à rebours du mouvement de la Modernité et de la construction des États modernes, elle se distingue par la disparition du monopole normatif de l’État qui a pour effet de rendre obsolète – ou parfaitement inefficace d’un point de vue politique – le demos lui-même : « La pluralisation du kratos rend le demos inassignable »31. Cet argument me semble fragile, d’une part parce qu’il est empiriquement contestable et, d’autre part, parce que, même s’il ne l’était pas, il est simplement factuel et n’implique donc rien nécessairement d’un point de vue normatif – et philosophique32. Mais d’autres raisons que des raisons purement factuelles paraissent jouer ici comme en arrière-plan, constituées par la méfiance à l’égard de l’État, d’ailleurs possiblement nourrie par deux auteurs qui semblent constamment accompagner la pensée de Colliot-Thélène sur ces points, Marx et Arendt. Cela me conduit au second argument, que je crois bien plus robuste, celui-là même dont il a été question plus haut et dont l’enjeu est très précisément la conjuration de l’hétéronomie : l’État, le corps politique et le peuple souverain doivent être écartés parce que, contrairement à la logique des droits, ils renvoient à des logiques de domination et, si on m’accorde cette expression, d’inévitable « hétéronomisation ».
- 33 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 197 et 199.
- 34 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 277.
30Dès lors, la question importante qui se pose et que je voudrais développer plus avant pour terminer est celle de savoir si la politique est possible et pensable en mettant à l’écart absolument toute forme d’hétéronomie. Dit autrement : peut-on penser la démocratie sans la penser aussi comme forme de gouvernement et, partant, sans affronter les difficultés que pose le fait qu’elle existe et s’effectue comme gouvernement ? Paradoxalement peut-être, il me semble que poser cette question est en réalité prendre au sérieux les affirmations de La démocratie sans « demos » selon lesquelles « […] il n’y a pas de droits sans pouvoirs » ou encore : « […] la domination […] est ce qui rend possible la démocratie »33 – le problème étant de les articuler avec celles du Commun de la liberté, selon lesquelles l’émergence d’un concept du droit « exclusif de toute exclusion et de toute domination » est « l’élément le plus novateur de la démocratie moderne »34.
31La difficulté n’est donc pas tant que Colliot-Thélène nie l’impossibilité d’un pouvoir politique sans domination – elle dit explicitement le contraire –, mais plutôt que le geste par lequel elle élabore une « politique des droits », parce qu’il consiste à mettre en lumière l’idée d’un droit « exclusif de toute domination » dont elle fait le fondement normatif de la (pratique) politique, la conduit aussi à négliger la dimension de pouvoir – et donc de domination – dans laquelle, précisément, ces droits pourraient véritablement être et trouver à s’exercer sans être pris dans, ni servir eux-mêmes, une logique de domination destructrice de la liberté. En bref, puisque, ce qu’admet et souligne Colliot-Thélène, on ne peut pas penser la politique sans domination, il n’est pas dispensable de penser la domination et la logique de domination dans laquelle même une éventuelle « politique des droits » ne peut pas manquer d’être prise. On ne peut faire l’économie de la réflexion sur la théorie du pouvoir – de la domination – compatible avec cette détermination des droits. Pour le dire plus clairement peut-être : l’hétéronomie joue toujours, de telle sorte que l’enjeu est surtout de savoir où et comment on la place.
- 35 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, I, p. 351.
- 36 Voir J. Terrel, Les théories du pacte social : droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Ro (...)
- 37 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, VII, p. 364.
- 38 Ibid., I, VI, p. 360.
32Or, c’est à cet égard la pensée de Rousseau qui me semble la plus féconde et que je voudrais convoquer pour terminer – et, ce faisant, remettre sur le tapis la question du peuple et de son autolégislation. En effet, le véritable lieu du scandale, montre Rousseau, n’est pas que « l’homme est né libre, et [que] partout il est dans les fers »35, mais que, désormais, sans les fers, les hommes ne peuvent pas être libres, de telle sorte que la question politique fondamentale est celle de savoir ce que doivent être ces fers pour que les hommes soient libres. La réponse de Rousseau est bien connue : la constitution d’un plan de la loi et l’obéissance à la seule loi dont on est coauteur, toutes choses qui sont constitutives de cette domination d’une nature radicalement distincte qu’est la domination politique, laquelle ne conjure certes pas complètement l’hétéronomie36, mais en regard de laquelle le but entier du « jeu de la machine politique »37 est de parvenir à tenir ensemble l’irréductible dimension verticale de la loi avec l’autodétermination, faisant en sorte que « chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant »38.
- 39 Voir ibid.
- 40 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 10.
- 41 J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, « Sixième lettre », in Œuvres complètes, t. III, p. (...)
33Plus avant et pour reprendre plus explicitement la question du commun qui est au cœur de mon propos, la constitution du corps politique et le principe d’autolégislation constitutif de ce qu’il est (l’essence du souverain étant la volonté générale39) sont précisément ce qui fait que l’État, ainsi conçu au prisme de la souveraineté populaire, n’est pas un « fait communautaire » parmi d’autres. L’autolégislation a peut-être un caractère fictif40, mais elle reste, de conserve, je l’accorde, avec les droits, l’un des grands principes de légitimité et leviers d’émancipation que la Modernité a mis au jour. Il est du moins, pour penser le pouvoir politique, celui qui peut être le plus sûrement admis en son sein, car il est précisément compatible avec l’idée de l’imposition d’un rapport de domination à des êtres fondamentalement libres. En effet, « […] quel fondement plus sûr peut avoir l’obligation parmi les hommes que le libre engagement de celui qui s’oblige ? »41.
- 42 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 82.
- 43 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 182.
34L’autolégislation n’est, écrit Colliot-Thélène, qu’une « certaine forme de rationalisation de l’exercice du pouvoir »42. Une parmi d’autres peut-être, mais la seule que la Modernité ait portée et la seule qui paraisse précisément jusqu’au bout (ou presque, je vais y revenir) compatible avec les droits subjectifs et leur reconnaissance. Plus profondément – et c’est le point qui me préoccupe principalement : la seule, peut-être, qui, dans ce contexte, permet de sortir de la logique du seul particulier, du groupe, de la communauté qui oppose le propre au commun et ne peut penser le propre que par exclusion du commun – ce qui est précisément, me semble-t-il, ce que Colliot-Thélène cherche aussi à penser. Car, faute d’un tel principe et du commun qu’il permet d’instituer, comment éviter une logique pratiquement communautaire de la revendication des droits subjectifs, une logique qui reconduit à des rapports dont il paraît difficile de dire qu’ils sont tout à fait autre chose que des rapports de force ? C’est bien là, à mon sens, ce que l’idée même de la politique rousseauiste cherche à conjurer : la politique et le plan du commun qu’elle constitue est ce par quoi – et par quoi seul – il peut être remédié aux maux que la société ne peut pas ne pas produire – ou encore : la politique et la nouvelle conception de la liberté comme autonomie dont elle est porteuse sont ce par quoi, seuls, peuvent être au moins en partie levés les rapports de maîtrise à servitude, les rapports de dépendance constitutifs des rapports sociaux et, partant, l’individu et les exigences normatives qui s’y attachent s’épanouir véritablement. Autrement dit, si l’individualisme attaché aux droits subjectifs est bien « un élément essentiel à la subjectivation démocratique moderne »43, il n’est pas si certain que, à titre de condition de fonctionnement au moins (pour ne pas remettre en cause l’ordre de préséance normative cher à Colliot-Thélène), il puisse aller sans l’élément d’autodétermination collective qu’est l’autolégislation du peuple.
- 44 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 82.
35Reste – Colliot-Thélène le souligne à juste titre – que « [l]a souveraineté du peuple n’implique pas que le peuple doive se gouverner lui-même »44. La démocratie conçue au prisme de l’autolégislation n’entraîne pas un principe d’autogouvernement. Plus, chez Rousseau, pour des raisons sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici, l’autogouvernement du peuple est proscrit : il faut distinguer soigneusement entre État et gouvernement et, si le peuple est souverain, il n’est pas bon qu’il gouverne selon l’auteur du Contrat social.
- 45 Sur ce point, voir les analyses lumineuses de Bruno Bernardi, notamment dans B. Bernardi, « Roussea (...)
- 46 J.-J. Rousseau, Du contrat social, III, X, p. 421.
36Or, avec cette distinction entre souverain et gouvernement apparaît ce qui est peut-être l’un des points les plus rugueux mais aussi le plus fécond pour nous et pour la discussion en cours de la pensée politique de Rousseau, et qui réside dans la tension à laquelle cette distinction ne peut manquer de donner lieu. La tension entre souveraineté et gouvernement est en effet une tension constitutive et qui ne peut être résorbée (ou elle ne le peut que par la disparition de l’un de ces éléments, qui se fait toujours au détriment de la souveraineté). L’institution du gouvernement, en effet, est rendue nécessaire par la nature du corps politique45, mais, en même temps et tout aussi nécessairement, « [c]omme la volonté particulière agit sans cesse contre la volonté générale, ainsi le gouvernement fait un effort continuel contre la souveraineté »46. Mieux :
- 47 J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, « Sixième lettre », p. 808.
[…] comme la souveraineté tend toujours au relâchement, le gouvernement tend toujours à se renforcer. Ainsi le corps exécutif doit l’emporter à la longue sur le corps législatif, et quand la loi est enfin soumise aux hommes, il ne reste que des esclaves et des maîtres ; l’État est détruit47.
- 48 J.-J. Rousseau, Du contrat social, II, VI, p. 380.
- 49 J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, « Cinquième lettre », p. 771.
37C’est aussi dire que les risques d’hétéronomie ne résident pas tant – ou pas seulement, car tout le problème est qu’un « État » véritable soit, et non pas un simple amas de particuliers qui dominent sur d’autres particuliers – dans l’État, la démocratie-autolégislation et le principe de souveraineté qui leur est lié, que dans ces données de la pensée de Rousseau : « Tout Gouvernement légitime est républicain »48 ; or, il n’y a pas de République sans distinction entre État et gouvernement, puisque ce qui caractérise la République est que « le souverain n’agit jamais immédiatement par lui-même »49 ; pour autant, le gouvernement tend toujours à usurper la souveraineté et à la détruire, laquelle est cependant « l’âme de l’État », en l’absence de laquelle il n’est pas.
- 50 J.-J. Rousseau, Manuscrit de Genève, chap. IV, in Œuvres complètes, t. III, p. 296 : « Comme dans l (...)
38La détermination rousseauiste de la volonté générale et plus précisément de ses conditions d’expression véritable sans laquelle la légitimité des décisions collectives est compromise retient souvent l’attention (et en premier lieu, naturellement, celle de Rousseau, qui s’attache à penser les institutions permettant précisément qu’à l’expression de la volonté générale ne se substitue pas celle de tous ou de simples volontés particulières) et suscite la suspicion. Pourtant, sans nier, bien entendu, les difficultés liées à ce point et la manière dont, assurément, il est toujours possible que les appels à la volonté générale ne soient pas autre chose que le masque que prennent les volontés particulières des plus puissants pour asseoir leur domination, un point peut-être plus important – ou au moins aussi important – est de considérer cette difficulté politique majeure, cet « abîme de la politique dans la constitution de l’État », qu’est la question de « l’action de la volonté générale sur la force publique »50. Ce faisant, il s’agirait d’éviter de jeter le bébé de la démocratie-autolégislation avec l’eau du bain de l’hétéronomie que creuse le gouvernement.
39Ainsi, en liaison avec le potentiel émancipateur des droits si magistralement souligné par Colliot-Thélène, plutôt que de renoncer à l’autolégislation et, avec elle, à la communauté politique, l’affaire est de se pencher sur la question urgente que l’effectivité de ces deux principes appelle à résoudre : celle de la détermination d’un gouvernement démocratique, c’est-à-dire de la domination démocratique. Une telle conclusion ne me paraît d’ailleurs pas incompatible avec la manière dont La démocratie sans « demos » déterminait le lien de la mondialisation à l’existence des États :
- 51 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 192 (je souligne).
La mondialisation ne signifie pas la fin des États, mais une modification de leur rôle. Et cette modification, que traduit la prévalence de plus en plus grande, et probablement irréversible, des exécutifs sur les législatifs, accuse un déséquilibre qui était présent dès les tout premiers temps des régimes démocratiques modernes, quand ceux-ci ne se qualifiaient pas encore comme tels51.
40Ainsi, que l’on tienne que le cœur de la dynamique démocratique soit les droits ou bien l’autolégislation ou encore (comme c’est mon cas) que ces deux éléments sont deux aspects constitutifs et inséparables de l’émancipation démocratique, la question politique urgente est bien plutôt : qu’est-ce qu’un gouvernement démocratique ? Plus gravement : un gouvernement démocratique est-il possible ?
41C’est une question urgente, qui est dans le même temps, il est vrai, une vieille question, une question aussi vieille que celle de l’émergence des nouveaux fondements normatifs constitutifs de la Modernité politique (et c’est une question sur laquelle buttaient déjà les révolutionnaires français). Or, c’est cette question que, à mon sens, et peut-être en partie contre elle, Colliot-Thélène et sa politique des droits appellent aussi à penser à nouveaux frais.
Notes
1 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité, Paris, Presses universitaires de France, 2022.
2 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011.
3 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 255.
4 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 15 et La démocratie sans « demos », p. 157.
5 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 21 et 22.
6 Dont le titre est : « Figures de l’exclusion : pauvres et migrants ».
7 Voir C. Colliot-Thélène, introduction du Commun de la liberté…, p. 15, où Colliot-Thélène affirme que la question de l’exclusion en ses diverses formes « n’est pas seulement un problème pour la politique, c’est-à-dire pour les gouvernements qui doivent la gérer d’une manière ou d’une autre. C’est un problème qui met en question la conception moderne, démocratique, de la politique ».
8 J.-F. Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Paris, Gallimard, 2022.
9 Voir ibid.
10 L. Blanc, Socialisme, droit au travail, Paris, Lévy frères, 1848, p. 18.
11 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 15.
12 Ibid., 1re partie.
13 E. Kant, Nachlass, in Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Berlin – Leipzig, W. de Gruyter, 1934, t. XIX, p. 538, cité et traduit in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 67.
14 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, chap. I.
15 Ibid., p. 73.
16 Ibid., chap. II.
17 Ibid., p. 102.
18 Ibid., p. 141.
19 Voir K. Marx, F. Engels, Manifeste du parti communiste [1848], É. Bottigelli (trad.), G. Raulet (éd.), Paris, Flammarion (GF), 1998, 2e partie, p. 94-95 : « […] dans votre société actuelle, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres ; si elle existe, c’est précisément qu’elle n’existe pas pour neuf dixièmes. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une propriété qui suppose comme condition nécessaire l’absence de propriété pour l’immense majorité de la société ».
20 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 34.
21 Voir C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 187.
22 Ibid., chap. V.
23 Ibid., p. 210-211.
24 Ibid., p. 216.
25 Ibid., chap. VI.
26 Ibid., p. 250-251.
27 Ibid., p. 257.
28 Voir J. Bentham, « Nonsense upon Stilts », in Rights, Representation, and Reform : “Nonsense upon Stilts” and Other Writings on the French Revolution, P. Schofield, C. Pease-Watkin, C. Blamires (éd.), Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 400 : « Right, the substantive right, is the child of law ».
29 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, VI, in Œuvres complètes, B. Gagnebin, M. Raymond (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1964, t. III, p. 360.
30 Qui n’est pas nécessairement à penser comme une communauté exclusivement exclusive, selon la logique du nationalisme : l’internationalisme est possible !
31 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 21.
32 C’est naturellement là une affirmation qui se discute – mais ce n’est pas le lieu –, car s’y trouve engagée une position sur ce qu’est la philosophie politique et son plan de discours.
33 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 197 et 199.
34 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 277.
35 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, I, p. 351.
36 Voir J. Terrel, Les théories du pacte social : droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Seuil, 2001, p. 378.
37 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, VII, p. 364.
38 Ibid., I, VI, p. 360.
39 Voir ibid.
40 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 10.
41 J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, « Sixième lettre », in Œuvres complètes, t. III, p. 806-807.
42 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 82.
43 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 182.
44 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 82.
45 Sur ce point, voir les analyses lumineuses de Bruno Bernardi, notamment dans B. Bernardi, « Rousseau, la société et l’État. Un essai de clarification conceptuelle », Droit & Philosophie, nº 12, 2021, La théorie de l’État au défi de l’anthropologie, p. 277-308.
46 J.-J. Rousseau, Du contrat social, III, X, p. 421.
47 J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, « Sixième lettre », p. 808.
48 J.-J. Rousseau, Du contrat social, II, VI, p. 380.
49 J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, « Cinquième lettre », p. 771.
50 J.-J. Rousseau, Manuscrit de Genève, chap. IV, in Œuvres complètes, t. III, p. 296 : « Comme dans la constitution de l’homme l’action de l’âme sur le corps est l’abîme de la philosophie, de même l’action de la volonté générale sur la force publique est l’abîme de la politique dans la constitution de l’État » (je souligne).
51 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 192 (je souligne).
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Référence papier
Élodie Djordjevic, « Le commun sans la communauté : remarques sur la conception politique des droits de Catherine Colliot-Thélène », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 61 | 2024, 109-125.
Référence électronique
Élodie Djordjevic, « Le commun sans la communauté : remarques sur la conception politique des droits de Catherine Colliot-Thélène », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 21 juin 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/3400 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vsh
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