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Commun de la liberté ou constitution du droit social ? Catherine Colliot-Thélène et la défense des droits subjectifs

Common of freedom or constitution of social law? From Kant to Hegel and back. Catherine Colliot-Thélène and the defence of subjective rights
Vincent Bourdeau
p. 79-107

Résumés

Dans son dernier ouvrage, Le commun de la liberté (2022), Catherine Colliot-Thélène opère un retour à Kant qui lui paraît offrir une défense plus robuste des droits subjectifs et offrir, surtout, à ces droits toutes les garanties nécessaires à leur effectivité, notamment à partir d’une réflexion sur l’universalisation de la propriété privée comprise comme un droit fondamental. Cette voie – qui permet de renforcer la définition du sujet de droit comme sujet politique défendue dans La démocratie sans « demos » (2011) – rejoint celle de la réciprocité des pouvoirs, décrite – et écartée – dans le néo-républicanisme de Philip Pettit. Notre article cherchera à comprendre si un retour à Hegel, interprété à la lumière des analyses proposées par Colliot-Thélène dans un précédent ouvrage, Le désenchantement de l’État (1992), n’offre pas une meilleure stratégie pour la défense des droits subjectifs, en adossant ces derniers à l’antécédence d’un ordre social juste.

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Texte intégral

Introduction : sujet de droit, sujet politique

  • 1 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011.
  • 2 Selon une définition donnée par Max Weber que retient Colliot-Thélène : la domination est définie c (...)
  • 3 Cet usage du terme « statut » semble conforme au souci de penser le droit de propriété comme droit (...)
  • 4 Colliot-Thélène met d’ailleurs l’accent sur ce dernier aspect plutôt que sur le premier.
  • 5 Sur ce sujet, je me permets de renvoyer au dossier « Syndicalisme transnational. S’organiser face a (...)
  • 6 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », en particulier chap. IV : « La démocratie sans de (...)
  • 7 C’est tout l’enjeu du chapitre V que de mettre en avant les nouvelles modalités de la revendication (...)

1Dans La démocratie sans « demos », Catherine Colliot-Thélène écarte le mythe qui voudrait que la démocratie soit partage du pouvoir, en particulier dans la fabrique des lois qui nous gouvernent1. Si l’on suit son analyse, il convient au contraire de ne pas se faire d’illusion et d’accepter le fait que le pouvoir est bien toujours un exercice de domination, encore faut-il en limiter les abus en préservant la dignité de chaque être humain soumis à ce pouvoir, en préservant donc leur statut de sujet de droit, c’est-à-dire le droit de chacun à revendiquer et avoir des droits2. Car si elle est bien prête à abandonner la fiction de l’autolégislation, elle n’entend pas pour autant proposer une définition du sujet de droit qui ferait de ce dernier un simple sujet passif, réceptacle des droits, définition incompatible avec ce que contient essentiellement la définition du sujet de droit – à savoir le statut de personne libre, c’est-à-dire maître de soi, selon une définition kantienne qu’elle fait sienne et dont elle cherche à mesurer toutes les implications en termes d’effectivité du droit3. Colliot-Thélène opère un déplacement du schème de la participation civique du côté de la contestation – en contexte de destruction de ces droits et donc du côté d’une lutte pour la préservation des droits – ou de la revendication – dans les situations où l’on cherche à conquérir des droits4. Un tel déplacement est manifeste dans les chapitres IV et V de La démocratie sans « demos » où l’on comprend qu’il est à la fois positivement affirmé mais aussi – sans doute plus négativement – déduit réalistement d’une conjoncture nouvelle où la production du droit se trouve, de facto, sortie du périmètre des États nationaux pour relever de dynamiques essentiellement transnationales : en particulier par le jeu d’une production de normes qui relèvent d’organisations économiques internationales elles-mêmes sous l’influence d’entités économiques, les firmes multinationales, dont le pouvoir s’est accru à mesure que l’économie se mondialisait5. Comme le souligne Colliot-Thélène, si l’on s’accorde sur le fait que le sujet politique est avant tout un sujet de droit, c’est-à-dire un sujet apte à revendiquer des droits, il convient de prendre la mesure du fait qu’un tel dialogue politique pour la production du droit ne se limite plus désormais aux seuls individus et aux structures politico-juridiques d’un État national susceptibles de relayer leurs revendications, mais comprend une pluralité de lieux de pouvoir, souvent supranationaux et extra-étatiques6. La politique est cet art difficile de la revendication des droits en contexte de transformation des règles du jeu du droit et, a fortiori, la fiction de l’autolégislation paraît d’autant moins permise que la production du droit a échappé aux État nationaux7.

2On pourrait croire qu’une fois ce constat dressé, il serait raisonnable de confondre démocratie et État de droit. La démocratie s’entendrait comme cet espace de protection des droits individuels davantage que comme un espace partagé de production des lois ; comme un certain régime du pouvoir dans lequel la loi est la même pour tous, davantage qu’un régime dans lequel la loi est produite par tous. Mais Colliot-Thélène prend au contraire très au sérieux deux aspects concomitants, les droits et leurs revendications, où vient se loger une définition renouvelée de la démocratie. Cette voie étroite sur laquelle elle s’engage la distingue tant d’une théorisation du politique qui effacerait la question de l’engagement individuel que recouvre la notion, que d’une théorisation du politique qui ferait de cet engagement même la seule noblesse du politique, alors confondu avec un activisme vide ou sans aptitude à produire un monde. Le sujet de droit est un sujet actif dans le rapport qu’il entretient au droit. Le sujet de droit vise à produire un monde qui prenne en compte ses revendications. Un passage de La démocratie sans « demos » l’indique clairement :

  • 8 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 12-13.

Si une conception étroitement juridique des droits subjectifs, dont l’expression paradigmatique se trouve chez Kelsen, occulte le rôle des dynamiques sociales dans l’histoire de ces droits, Rancière commet l’erreur inverse en oubliant que les revendications n’ont pas de sens si elles n’ont pas de destinataires, et que c’est précisément de ces destinataires que dépend la conversion des revendications en droits au sens propre du terme, qui impliquent une forme quelconque de garantie8.

  • 9 L’un parce qu’il fait du sujet de droit un sujet passif récipiendaire de la régulation de la sociét (...)
  • 10 P. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement [1997], P. Savidan, J.-F. S (...)
  • 11 La définition proposée par Pettit dans le cadre de sa réflexion néo-républicaine obligerait sans do (...)
  • 12 Dans cet article, j’entends rendre hommage à l’enseignante de philosophie que j’ai connue à l’ENS F (...)

3En somme, il y va d’un recentrement du sujet politique sur le sujet de droit sans pour autant réduire la part active associée au sujet politique (hors autolégislation), sans non plus verser dans une version romantique du rapport au droit comme constitutif de la politique sous la seule forme d’un activisme revendicatif. Ni Hans Kelsen, ni Jacques Rancière n’offrent donc la solution à la recherche d’une version robuste de la redéfinition du sujet politique9. Les catégories mobilisées par Philip Pettit, dans Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, sont à même de clarifier la voie que cherche à emprunter La démocratie sans « demos »10. La distinction entre, d’une part, une voie dite de la réciprocité des pouvoirs qui consiste à doter les individus d’atouts leur permettant d’être indépendants par eux-mêmes et, d’autre part, une voie constitutionnelle où les relations sociales sont encadrées par un travail institutionnel qui empêche l’arbitraire de naître ou de profiter des différentiels de pouvoir, peut servir à éclairer l’approche que défend cet ouvrage et que complète le suivant, Le commun de la liberté11. La voie constitutionnelle, en ce qu’elle pourrait tomber sous le coup d’un paternalisme étatique – dénoncé par Emmanuel Kant dans la Doctrine du droit en une crainte que partage Colliot-Thélène –, est abordée avec le plus grand scepticisme dans La démocratie sans « demos », au point que, dans son ouvrage suivant, Le commun de la liberté, elle opère un retour à Kant qui lui paraît offrir une défense plus robuste des droits subjectifs et offrir, surtout, à ces droits toutes les garanties nécessaires à leur effectivité, notamment à partir d’une réflexion sur l’universalisation de la propriété comprise comme un droit fondamental. Cette voie rejoint pour une bonne part celle de la réciprocité des pouvoirs, elle offre une solution théorico-pratique qui paraît plus prometteuse pour l’autrice du Commun de la liberté quant à la refonte de la politique à l’ère du dérèglement étatique. Cet article, après avoir exposé le passage à Kant opéré par Le commun de la liberté, cherchera à comprendre si un retour à Georg Wilhelm Friedrich Hegel, interprété à la lumière des analyses proposées dans Le désenchantement de l’État, premier ouvrage de Colliot-Thélène, n’est pas envisageable. Ce retour, soutiendrons-nous, est possible à condition de reprendre le fil hégélien qu’elle a poursuivi, notamment dans sa lecture d’Émile Durkheim, mais nous y lirons, au contraire d’elle, la possibilité d’une compatibilité entre antécédence d’un ordre social juste et défense des droits subjectifs12.

Commun de la liberté : la voie kantienne

4Le commun de la liberté ajoute à l’ouvrage qui l’a précédé, La démocratie sans « demos », une strate qui vient revisiter la manière dont le droit de propriété s’inscrit pleinement dans le périmètre des droits subjectifs, chez Kant notamment. Le recours à Kant et à une lecture précise de sa Doctrine du droit est donc un moment nécessaire de cette défense. Comme le souligne Colliot-Thélène,

  • 13 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 19-20.

[…] la justification kantienne de la propriété ne se réduit pas à l’affirmation d’un droit formel à la propriété privée, dont l’effectivité pour chaque individu dépendrait de contingences échappant au droit, mais […] implique bien plutôt que chacun doit être propriétaire13.

  • 14 Voir à ce sujet la relecture de John Rawls proposée en une même direction que celle poursuivie par (...)
  • 15 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 25.

Cette défense démocratique du statut de propriétaire implique de prendre en compte son caractère universel dans une logique d’élucidation de la valeur démocratique des droits subjectifs, soit de l’insertion de ces derniers dans la définition du sujet politique14. Recourir à la philosophie de Kant permet, selon Colliot-Thélène, de se prémunir du « pathos du “commun” ou de l’idéalisation d’un collectif, qu’on le nomme “société” ou “État” »15. À ce titre, la propriété est une forme requise par l’autonomie du sujet revendiquée par Kant – et l’on ne peut que souscrire au jugement de Colliot-Thélène lorsqu’elle affirme que si l’on est bien en peine de trouver une justification quelconque de la justice distributive dans l’œuvre de Kant consacrée au droit, on ne peut pour autant pas souscrire à l’idée qu’il n’y a pas chez lui une réflexion sur les conditions juridiques et effectives de l’autonomie :

  • 16 Ibid., p. 27. On notera que, comme l’a bien montré Bertrand Guillarme, le projet d’arrimer une théo (...)

C’est une chose […] que de déterminer les principes d’une justice redistributive – ce que Kant n’a pas fait et ce que l’on ne peut faire avec les moyens conceptuels qui sont les siens –, autre chose d’accepter un état du monde dans lequel des êtres humains, parce qu’ils n’ont pas de propriété, dépendent entièrement, pour survivre, de la volonté, bonne ou mauvaise, d’un autre, que cet « autre » soit une autorité publique ou des individus privés16.

  • 17 Sur ce sujet, voir G. Stedman Jones, La fin de la pauvreté ? Un débat historique [2004], V. Bourdea (...)
  • 18 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit [1797], in Métaphysique des mœurs, t. II, A. Renaut (...)
  • 19 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit, p. 26.

5Vouloir s’appuyer sur Kant pour cette raison précise est bien une tentative de rejoindre la préoccupation centrale du néo-républicanisme : poursuivre l’établissement d’une société politique exempte de domination – domination précisément définie comme l’intervention arbitraire d’une volonté sur une autre, qu’elle soit individuelle (dominium) ou institutionnelle (imperium). Mais de la rejoindre sur un plan qui est, du côté de la propriété privée, celui de la voie dite de la réciprocité des pouvoirs. Les conditions juridiques et, en un certain sens, matérielles de l’autonomie sont une question politique avant d’être une question socio-économique17. L’absence de propriété renvoie au fait d’être privé des moyens de jouir d’une forme de contrôle sur son existence. On peut trouver une critique – politique là encore – anticipée de la condition salariale dans l’analyse de l’« indépendance » que développe Kant, indépendance qu’il définit comme le fait de « ne pas être obligé par les autres à davantage que ce à quoi on peut aussi réciproquement les obliger »18. Kant précise qu’il en va de « la qualité de l’être humain qui réside dans le fait d’être son propre maître (sui juris) »19. Dit encore autrement et dans les termes de Colliot-Thélène :

  • 20 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 30.

Celui qui est astreint à travailler sous le commandement d’un autre ne peut pas être véritablement considéré comme étant « son propre maître ».
[…] la place considérable que cette théorie [la théorie kantienne du droit] fait à la propriété dans le « droit privé » témoigne bien que le libéralisme juridico-politique et le libéralisme économique sont indissociables. Mais le libéralisme économique de Kant n’est pas ce que nous entendons aujourd’hui sous cette expression. Il implique en effet […] que tout être humain doit être « propriétaire », et il est par conséquent incompatible avec la propriété capitaliste20.

6Colliot-Thélène lorsqu’elle compare Kant à Marx, en justifiant une préférence pour l’approche défendue par le premier, note qu’

  • 21 Ibid., p. 34.

À la différence de ce qu’il en est chez Marx, la perspective juridique kantienne permet de penser l’accès au commun comme un droit et un droit qui doit être reconnu à l’individu en tant que tel (c’est-à-dire indépendamment de ses appartenances communautaires), parce que c’est à cette condition seulement que l’individu peut être « son propre maître », c’est-à-dire indépendant « vis-à-vis de l’arbitre contraignant d’un autre » : tel est le sens de la justification kantienne de la propriété « privée »21.

La propriété est une qualité juridique associée universellement à tout homme.

  • 22 Ibid., p. 67. Voir H. Arendt, Les origines du totalitarisme, P. Bouretz (dir.), 2e partie, L’impéri (...)
  • 23 Ibid., p. 68.

7Être son propre maître dans la philosophie kantienne du droit suppose que l’on puisse établir en amont de toute constitution politique de la communauté (ou État) le statut du sujet de droit qui appelle précisément la configuration de l’État en question. C’est la raison pour laquelle la première partie de la Doctrine du droit, qui concerne le « droit privé », décrit déjà un sujet de droit et des relations de droit. L’État ne saurait en aucun cas minorer la force de ces droits et le statut de ce sujet sans être en décalage avec l’Idée qu’il est censé incarner. Sujet de droit et relations de droit sont l’autre nom de la coexistence des libertés pour Kant et se comprennent par le « droit de l’humanité » reconnu à chacun, c’est-à-dire la capacité proprement humaine, et qui définit l’humain en propre, à se donner à soi-même une règle de conduite (et se sentir tenu par elle). Être son « propre maître » est ainsi la marque de l’humanité que tous les hommes ont en partage. Le droit qui préside à tous les droits est précisément un droit de l’humanité – « droit à avoir des droits »22 – qui correspond à la liberté d’être soi, un soi non prédéterminé par une appartenance communautaire mais, à l’inverse, librement défini par chacun. Cette dignité n’exclut pas les déterminations ultérieures auxquelles une personne va pouvoir vouloir accrocher la définition de son être, mais elle les précède et ne saurait jamais être annulée par ces déterminations ultérieures. Comme le note Colliot-Thélène, la « personnalité » doit être considérée comme « un postulat, indispensable […] pour rendre raison du sens du droit et de l’éthique moderne »23.

  • 24 Ibid.
  • 25 E. Kant, « Introduction », in Métaphysique des mœurs, t. I, p. 175, cité in C. Colliot-Thélène, Le (...)
  • 26 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit [1820], J.-F. Kervégan (éd. et trad.), Paris, (...)
  • 27 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 73 : pas d’« impératif éthique de coexistence » da (...)

8La personnalité est l’autre nom de ce programme moderne d’une compréhension de cette « modalité spécifique d’une contrainte compatible avec la liberté »24 – liberté entendue comme autonomie ou autodétermination, Colliot-Thélène rappelant les implications juridiques de la définition de la personne, comme « ce sujet dont les actions sont susceptibles d’une imputation » ainsi que la définit Kant dans l’introduction à la Métaphysique des mœurs25. Un monde de droit – un monde régi par le droit – suppose donc la reconnaissance par chacun de ce que tout autre est une personne. Là est le véritable fondement des droits de toute personne, non pas un miroir des obligations que chacun est tenu de respecter pour assurer la liberté d’autrui, mais plutôt un reflet de la considération de l’humanité en chacun par tous. Chez Kant, cela suppose de préserver l’humanité en chaque individu et d’abord en soi-même. Cela n’implique pas qu’il faille coopérer avec autrui (le droit n’impose rien de tel) mais plutôt que dans la construction de soi par soi chacun respecte en autrui la fin qu’il est pour lui-même (et qui peut n’avoir rien à faire avec ses propres fins, ce qui relève du droit le plus strict). C’est sans doute d’ailleurs une source possible de la compréhension excessive, comme le relève Colliot-Thélène, du droit kantien que propose Hegel dans les Principes de la philosophie du droit : « Sois une personne et respecte les autres en tant que personnes »26. Cette compréhension excède ce devoir du droit qu’est le « sois un homme honnête » tel que le formule Kant. La proposition hégélienne a un caractère perfectionniste puisqu’elle oblige l’individu à se traiter lui-même comme un projet, tandis que l’expression kantienne renvoie, plus négativement mais non péjorativement, à l’obligation de ne pas accepter d’être traité comme un simple moyen dans le projet d’un autre. Nulle imposition de faire avec autrui, de partager un destin communautaire, de « vivre ensemble » comme le notera plus avant Colliot-Thélène27.

9La liberté dans le droit est bien une liberté négative comprise comme non-domination :

  • 28 Ibid., p. 72.

[…] cette liberté se présente comme l’indépendance par rapport à l’arbitre contraignant d’un autre, c’est-à-dire le fait d’« être son propre maître », dont Kant dit qu’il est un droit inné, le seul en vérité, et qu’il est identique à l’égalité28.

  • 29 Ibid., p. 73.
  • 30 On notera que tout ce développement, de l’aveu de l’autrice, aurait pu être mené dans le registre d (...)

Un tel droit est inné au sens d’une Idée de la raison, « une représentation nécessaire pour penser comme possible […] le droit en général »29. « Être son propre maître » peut être décrit comme un statut générique dont on ne saurait être privé sans être exclu de la communauté humaine. Si l’idiome communautaire doit encore être convoqué, il ne peut l’être qu’à ce niveau – de même que le concept de statut. Ce droit inné est bien le mien en tant que je suis sujet humain. Il conditionne l’autonomie personnelle, qui concerne le droit en général compris comme l’organisation même des formes que cette autonomie peut prendre en société, mais sans aucun doute aussi l’autonomie morale, qui concerne l’éthique et non plus le droit. Colliot-Thélène ressaisit cette distinction entre autonomie personnelle et autonomie morale – que l’on doit à Jeremy Waldron, comme elle le note – en une démarcation plus simple qui sépare indépendance et autonomie30. Si l’humanité en chacun se conçoit à partir de la possibilité de ne pas être instrumentalisé dans les projets que les uns et les autres nous souhaitons avoir pour nous-mêmes, il convient de se questionner sur les droits engagés dans cette perspective : le droit strict ne pouvant imposer que l’on puisse compter sur les autres, il s’agit alors de comprendre comment il est possible de ne compter que sur soi. C’est dans cet espace qui va de l’autonomie personnelle à la réalisation de soi que se loge, selon Colliot-Thélène, la question du droit de propriété.

10Colliot-Thélène récuse la thèse de Wolfgang Kersting selon laquelle la justification du droit de propriété chez Kant (qui doit être sécurisé absolument au risque d’être un droit vide)

  • 31 W. Kersting, Kant über Recht, Paderborn, Mentis, 2004, p. 68, cité et traduit in C. Colliot-Thélène (...)

[…] n’implique pas que « tout homme doive être propriétaire […] » […] : « le postulat rationnel du droit n’a pas la moindre implication universaliste en ce qui concerne la répartition des droits de propriété »31.

En somme, le droit de l’humanité reconnu en chacun, dans une telle lecture, resterait suspendu à la pure possibilité que donne un même droit formellement reconnu à chacun de faire de sa vie ce qu’il entend en faire. L’absence d’interférence arbitraire d’autrui (institution ou individu) vaudrait quitus du respect de ce droit formel et donc du « droit à avoir des droits ». Il devient indifférent que les individus en disposent réellement ou non.

  • 32 W. Kersting, Kant über Recht, p. 60, cité et traduit in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté(...)

11C’est cette thèse que conteste Colliot-Thélène dans le chapitre II de la première partie du Commun de la liberté intitulé « Du droit de l’humanité au droit de propriété » et qui repose en partie sur une distinction entre des droits dits nécessaires et des droits dits contingents, selon la terminologie de Kersting qu’elle discute. En effet, pour Kersting, les droits absolus sont ceux que tout sujet de droit doit pouvoir revendiquer comme conditionnant l’accès même aux relations juridiques, à un traitement par le droit de son inscription dans le monde – ainsi le droit à un jugement équitable est un droit absolu car il ne saurait être question que certains en jouissent et d’autres non, il définit la possibilité pour un individu d’exister dans un monde de droit. Dans cette perspective, le droit de propriété est-il un droit « nécessaire » ou « contingent » ? Appartient-il au noyau de droits qui définissent le sujet de droit ? Kersting répond par la négative : « Si le droit de propriété était un droit général-nécessaire […], il faudrait que tout être humain possède, ab initio, un droit à la propriété »32. C’est précisément ce que Colliot-Thélène s’attache à démontrer en soulignant que c’est du point de vue de l’individu (pris en lui-même et donc en tant qu’homme) que le droit de propriété doit être appréhendé comme un droit inhérent au droit de l’humanité (qui conditionne la distribution des droits en droits innés et droits acquis) :

  • 33 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 88.

[…] tous les droits (et devoirs) qui découlent du droit de l’humanité sont par là même inconditionnellement nécessaires, en ce sens qu’il n’est pas indifférent que des individus en disposent réellement ou non33.

12La contingence du droit de propriété tient non à son inscription dans la définition même du sujet de droit (il est de ce point de vue nécessaire) mais seulement à l’extension que l’on peut donner à ce droit de propriété. C’est la propriété elle-même, son étendue, qui est contingente, non le statut de propriétaire – qui définit le droit de propriété – en tant qu’il appartient à la définition même du droit de l’humanité. Dès lors, selon Colliot-Thélène,

  • 34 Ibid.

[…] il paraît impossible qu’un droit de propriété, aussi étroitement lié qu’il l’est chez Kant avec le statut universel de la personne, puisse justifier un état du monde dans lequel certains êtres humains soient dépourvus de toute propriété34.

  • 35 La clause de Locke est associée à ce passage du Second traité sur le gouvernement civil, dans le ch (...)
  • 36 E. Kant, Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Berlin, W. de G (...)
  • 37 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 89.
  • 38 E. Kant, Nachlass, in Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Be (...)

13Pour sa démonstration, Colliot-Thélène s’appuie sur une remarque trop peu commentée de Kant qui pourrait être décrite comme une « clause de Kant » à l’image de la clause lockéenne si célèbre et qui sert de point de départ à tout un courant de la philosophie politique peu discuté dans Le commun de la liberté, sinon à la marge (la marge étant Waldron)35 : le libertarisme dit de gauche qui a, d’un point de vue pratique, fait valoir la proposition d’un revenu universel ou, selon les variantes, d’un revenu de citoyenneté. Cette remarque de Kant est la suivante : « combien je puis acquérir, cela demeure indéterminé (par le principe), car si je pouvais acquérir tout ensemble, ma liberté ne limiterait pas celle des autres, mais elle l’abolirait […] »36. La limite indéterminée, comme le signale très justement Colliot-Thélène, est la « liberté des autres, condition de tout droit légitime, qui présuppose que chacun soit propriétaire »37. Le problème fondamental est donc celui de la privation de statut liée à l’appropriation monopolistique – qu’elle soit le fait d’individus ou de collectifs. Cette dernière est condamnable, quelle que soit sa forme, en ce qu’elle obère la possibilité contenue dans le droit et donnée à chacun d’être propriétaire, c’est-à-dire d’être dans la situation d’éprouver une liberté égale qui repose sur l’indépendance que permet la propriété – pour le dire de façon plus lapidaire encore, la possibilité d’être une personne. Colliot-Thélène cite ainsi les passages où Kant décrit la perte de la qualité d’homme dans l’expérience de la dépendance : « […] l’homme qui dépend […] n’est plus un homme, il a perdu ce rang, il n’est rien d’autre qu’un accessoire (Zubehör) pour un autre homme »38.

14La clause de Kant pourrait ainsi être décrite de la manière suivante : « Deviens propriétaire autant que tu veux et peux du moment que tu laisses la possibilité à autrui d’accéder à l’indépendance par la propriété, que tu laisses par là la possibilité à autrui d’être une personne ». Une telle reformulation implique une exigence double : de l’individu à l’égard de sa propre propriété et de l’individu à l’égard des autres individus. Tout individu ne doit voir en effet dans la propriété qu’un moyen et non une fin, le moyen d’être indépendant. En tant qu’il y a un droit égal à être indépendant, condition même des relations de droit que l’on peut entretenir les uns avec les autres, la propriété est limitée par la liberté des autres – ce que l’idée rationnelle d’une communauté originaire vient synthétiser.

  • 39 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 147.
  • 40 Ibid., p. 145 sq.
  • 41 Ibid., p. 151.
  • 42 Voir G. Stedman Jones, « Introduction », in F. Engels, K. Marx, The Communist Manifesto [1848], Lon (...)

15La « possibilité de vivre sans se soumettre au commandement d’autrui »39, voilà ce que ne permettent plus les conditions de mise en œuvre du capitalisme, ou du moins ce qu’elles ne permettent plus pour tout un chacun. Selon Colliot-Thélène, ce serait le sens même du communisme de Marx : non l’effacement de la propriété mais sa recomposition. Restaurer l’union originelle consiste bien pour Marx, selon elle, à faire droit à cette clause de Kant et à restaurer la propriété individuelle qui n’est autre qu’une exigence d’universalisation de la propriété privée, davantage encore qu’à trouver des formes de mises en commun ou de solidarité40. Le lien que Kant a pu mettre en lumière entre condition juridique fondamentale de l’homme (le « droit à avoir des droits ») et statut juridique de propriétaire (selon une extension indéterminée) a l’avantage de permettre de relire le constat de Marx en mettant au compte de la dépossession non seulement un scandale économique, mais surtout un « scandale juridique »41. On a là une lecture qui rapproche Marx d’une réflexion républicaine comme a pu le suggérer Gareth Stedman Jones, dans l’introduction qu’il a donnée au Manifeste communiste42.

  • 43 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 277.

16Dans des sociétés démocratiques qui se présentent comme des États de droit la chose prend un tour tragique, suggère Colliot-Thélène, puisqu’il en va en effet non seulement de la possibilité d’être citoyen, mais d’être des personnes – c’est-à-dire de pouvoir nouer des relations de droit véritables les uns avec les autres. Sur un plan pratique – que ne développe pas Colliot-Thélène qui cherche plutôt dans sa philosophie politique à offrir une « boussole », comme elle l’indique dans la conclusion de son ouvrage43 – une universalisation de la propriété privée semble être la solution la mieux à même de garantir une forme de pouvoir d’agir en tant que personne, ce que précisément le droit kantien appelle de ses vœux. La réciprocité des pouvoirs est ainsi la voie empruntée par Colliot-Thélène, reposant sur l’égale liberté dont chacun devrait pouvoir jouir du fait de l’obtention d’un droit de propriété. Ce dernier est un droit fondamental, un droit nécessaire au sens où il n’est pas contingent que nous en soyons titulaires ou non, au sens aussi où la seule part de contingence qui lui reste attachée tient à l’extension de la propriété dont, par ce droit, nous sommes propriétaires. Si le sujet de droit comprend dans ses caractéristiques fondamentales le droit de propriété, la définition d’un tel sujet de droit se rapproche d’une définition statutaire – à l’image du liber, la personne jouit de la propriété sans que cette qualité distinctive de ce qu’elle a l’humanité en partage ne la distingue relativement d’autres humains jouissant d’un autre statut (celui d’esclave par exemple). Le droit de propriété, loin d’être formel, reconnaît à chacun la qualité de propriétaire indispensable à l’exercice de sa liberté relationnelle, à une vie humaine pleinement vécue sous un régime de droit. Il est ce qui garantit à tous une indépendance matérielle et par là la possibilité d’une vie où personne ne sera l’instrument des projets d’autrui. Par là est restauré le pouvoir que chacun doit pouvoir conserver sur lui-même. Mais cette option propriétariste est-elle l’unique voie d’établissement d’un monde de sujets de droit ? N’a-t-on rien à attendre d’une reconceptualisation du droit à l’aune même de la restauration de l’union originelle dont l’universalisation de la propriété privée, la propriété individuelle, n’est qu’une forme mais non la seule ? Il nous faut donc délaisser un peu la figure du sujet politique qu’est le sujet de droit, où se combinent personne et propriété individuelle, pour interroger la texture même du droit social et la figure de l’État social. Aborder en somme la voie dite constitutionnelle pour laquelle le premier ouvrage de Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État, offre une ressource précieuse.

Liberté commune : société, individu et droit selon Hegel

  • 44 « […] soit l’ensemble des individus qui se consacrent par profession aux affaires communes de la co (...)
  • 45 J.-F. Kervégan, « Présentation. L’institution de la liberté », in G. W. F. Hegel, Principes de la p (...)
  • 46 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit, p. 19.
  • 47 C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p. 17.
  • 48 M. Weber, Économie et société, p. 223, cité in C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p (...)

17Dans Le désenchantement de l’État, si la voie constitutionnelle est explorée, elle l’est en grande partie déjà en recentrant l’analyse sur les droits de la subjectivité. Comme le rappelle Colliot-Thélène la modernité hégélienne se caractérise par une double réflexion qui porte d’abord sur le statut de l’État – un État rationnel – et ensuite sur la capacité de ce dernier, grâce à un corps de fonctionnaires, la « classe universelle », à promouvoir des institutions libres – au sens où elles pourraient être comprises comme des vecteurs de liberté44. Le droit se comprend, pour reprendre le titre de la présentation que Jean-François Kervégan a donnée des Principes de la philosophie du droit, comme « institution de la liberté »45. La réflexion hégélienne, dans les Principes de la philosophie du droit notamment, peut ainsi être comprise comme un long commentaire de la définition du droit que propose Kant dans la Doctrine du droit au § E de l’introduction : « Le droit strict peut aussi être représenté comme la possibilité d’une contrainte générale réciproque s’accordant avec la liberté de chacun selon des lois universelles »46. Parler de commentaire hégélien au sujet de cette définition kantienne du droit revient à proposer, comme l’a fait Colliot-Thélène, de complexifier le rapport de Hegel à Kant qui est certes de distance, ainsi qu’il a été souvent relevé, mais aussi de proximité. C’est aux fonctionnaires, chez Hegel, que l’on doit la production d’une loi « impersonnelle », leur travail de l’ombre consistant précisément à assurer une visée de l’universel dans la construction des normes qui régissent les institutions (famille, société civile et État) au sein desquels se déploie la vie des hommes libres. La rationalité de l’État peut donc se résumer à ces deux objets : lois (impersonnelles) et corps de fonctionnaires dédié à la prédominance de l’intérêt général sur les intérêts particuliers47. En ce sens, si domination il y a (et domination il y a pour Colliot-Thélène), celle-ci prend la forme d’une domination légale, au sens wébérien du terme, qui se distingue de la domination traditionnelle ou charismatique : « […] celui qui obéit, n’obéit que comme membre du groupe (Genosse), et seulement au “droit” »48. On a là un premier élément de compréhension de la définition kantienne : une domination légale – qu’en langage républicain on nommerait une interférence non arbitraire – s’explique par le caractère « réciproque », relevé par Kant, de la contrainte générale en question, qui s’applique à tous de façon égale (« selon des lois universelles ») en « s’accordant » à la liberté de chacun. Hegel, dès le début des Principes de la philosophie du droit, dans le célèbre § 4, met l’accent lui aussi sur le lien qui unit droit, volonté et liberté :

  • 49 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 4, p. 119-120.

Le terrain du droit est, de manière générale, le spirituel, et sa situation et son point de départ plus précis sont la volonté qui est libre, si bien que la liberté constitue sa substance et sa destination et que le système du droit est le règne de la liberté effectuée, le monde de l’esprit produit à partir de l’esprit lui-même, en tant que seconde nature49.

18C’est bien cet intérêt pour les univers sociaux – dans lesquels les hommes vivent et agissent librement – que produisent les normes édictées afin de les faire exister comme nécessité qui intéresse Hegel lorsqu’il se saisit du droit, en tant que dans un État rationnel les normes en question sont des normes en vue de la liberté et que le monde dans lequel les hommes vivent et agissent est un monde de la liberté. Cette attention à la manière dont les hommes façonnent les univers dans lesquels ils sont amenés à agir peut être considérée comme une exigence de donner chair et contenu à la définition abstraite du droit strict proposée par Kant dans la Doctrine du droit. Le droit s’intéresse ainsi prioritairement à la contrainte générale plutôt qu’aux sujets qui en sont les récipiendaires, même si, de toute évidence, cet horizon – la possibilité de sujets libres – est bien le but d’une telle philosophie du droit. Une telle attention est au cœur de l’intérêt que Colliot-Thélène porte à la philosophie hégélienne, mettant à son crédit, plutôt qu’à son débit,

  • 50 C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p. 23.

[s]on invite à abandonner le point de vue limité de la « moralité », exclusivement soucieuse de fixer le principe subjectif de l’action bonne, et à se tourner vers l’étude et la connaissance de la réalité éthique, c’est-à-dire des réseaux institutionnels qui constituent le cadre de l’action concrète […]50.

  • 51 Sur cette « figure objective de la justice », voir C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État(...)

19Si, comme le précise Colliot-Thélène, une telle perspective peut avoir comme horizon la défense d’un ordre objectif de la société et une définition de la « justice en et pour soi », le chapitre « Hegel et la modernité » – dont le titre dit déjà beaucoup – s’attache à déjouer cette forme exclusivement objectiviste de l’ordre juste – ou du moins à montrer comment il peut être accueillant aux formes de la subjectivité révélées par la modernité (et dont le droit subjectif est un aspect central)51. En effet, la chose est connue, Hegel rompt avec une tentation de jeunesse de vouloir réactiver la « belle totalité éthique » des anciens. Pour le dire là encore dans le langage qui correspond à la grille d’analyse adoptée dans cet article, l’humanisme civique est un rêve abandonné qu’il s’agit de retrouver, transformé, dans une articulation entre les droits du sujet moderne et l’inscription de ces derniers dans un ordre social juste. D’où la positivité du droit abstrait chez Hegel, mais inscrite dans un avènement du droit concret qui ne saurait remodeler les individus en de purs citoyens athéniens, dont l’accomplissement, en tant qu’hommes, se confondrait avec un destin civique. La citoyenneté moderne est ainsi retravaillée de manière à inscrire dans l’ordre social la possibilité donnée à l’individu de définir quel genre de vie il veut mener, et cela en tant qu’un tel genre de vie est à la fois promotion de soi et accomplissement de la société. Colliot-Thélène note ainsi :

  • 52 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 209, R, p. 375, cité in C. Colliot-Thélène, (...)

[…] la distinction de la société civile d’avec l’État est la condition du libre déploiement de la particularité individuelle, et par conséquent de la reconnaissance du principe de la liberté subjective, de l’universalité et de l’identité des hommes comme personnes, c’est-à-dire de ce que chacun vaut « parce qu’il est un homme, et non parce qu’il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. »52.

  • 53 Sur les corporations, voir G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 201-208, p. 293- (...)
  • 54 Sur ce sujet, voir É. Djordjevic, « La summa divisio entre droit privé et droit public chez Hegel » (...)
  • 55 Voir sur ce sujet les analyses convergentes de Céline Jouin dans ce même dossier.

20On saisit par là que l’ordre juste qui semblait rapprocher Hegel d’un Platon s’articule désormais à une ligne transversale qui est celle des droits subjectifs de la personne, foyer à partir duquel s’éclaire l’ensemble des expériences sociales qu’un individu peut faire de lui-même (dans la famille, le monde du travail ou l’espace des activités dédiées à l’organisation de la vie collective). Penser la réalisation de soi, selon la logique de l’esprit, dans les mondes du travail, suppose au sein de la cité un redoublement de l’analyse et de donner aux pratiques économiques et sociales une centralité, mais en s’attachant à comprendre en quoi elles possèdent un horizon émancipateur conformément à la philosophie de l’histoire défendue par Hegel. Il conviendrait de porter une attention plus marquée à la question de l’inscription libre de l’individu dans un univers socio-économique diffracté en plusieurs domaines soumis à leurs propres normes de régulation qui peuvent être vécues subjectivement soit comme bascule vers l’instrumentalisation égoïste et la concurrence, soit, au contraire, comme expérience de liberté et de coopération, à l’image de ce que les codes moraux des Stände ou corporations peuvent suggérer dans la lecture qu’en propose Hegel53. Une attention plus spécifique aux corporations serait alors nécessaire, notamment en cherchant à saisir si et comment une version moderne de ces dernières – au sens de la modernité hégélienne définie dans le chapitre I du Désenchantement de l’État par Colliot-Thélène – est encore possible au début du XIXe siècle54. En somme, l’organisation du travail plutôt que celle de la propriété, dans le diagnostic du présent proposé par Hegel, s’avère un site sans doute plus prometteur pour dégager les enjeux d’une promotion et d’une défense des droits subjectifs. Mais cela suppose de partir du cadre dans lequel il est possible de voir s’établir et vivre ces derniers. Colliot-Thélène n’en parle guère dans ce premier ouvrage et la manière dont elle aborde la chose à partir notamment de la figure de Durkheim dans La démocratie sans « demos » laisse penser qu’il s’agit là d’un lieu de mise à l’épreuve de sa philosophie politique qui reste largement à défricher, ce que je me propose de faire dans le dernier temps de cet article et à titre tout à fait exploratoire55.

Le droit social et la garantie des droits subjectifs : lectures durkheimiennes

  • 56 Elle a fait l’objet de nombreuses élaborations théoriques, soit du côté d’un capital d’existence di (...)
  • 57 Voir A. Supiot, Critique du droit du travail ; dossier « Normes du droit du travail en France », A. (...)

21L’État social, s’il doit agir bureaucratiquement et sans prendre en considération la question de la domination, pourra certes avoir des résultats sur le plan des politiques sociales et réduire ainsi les situations de pauvreté et d’exclusion sociales, mais, en aucun cas, il n’aura accompli sa mission d’État rationnel au sens hégélien de mettre chacun en situation de ne pas dépendre arbitrairement d’un autre – puisqu’au fond il peut substituer à une dépendance arbitraire liée au fonctionnement du marché du travail une autre situation de dépendance aux institutions de la protection sociale, toujours enclines à combiner octroi d’aides et contrôle social sur les individus. La voie dite de la réciprocité des pouvoirs, certes prometteuse et qui a le mérite d’une grande cohérence conceptuelle, est demeurée jusqu’à présent à l’état de projet sans réalisation de grande ampleur s’agissant de l’organisation des relations économiques et sociales56. La voie constitutionnelle, malgré les déceptions ou les doutes qu’elle a pu entraîner, demeure l’option dont les traductions réelles ont été les plus avancées. Les critiques mêmes qu’elle a reçues peuvent inaugurer un nouveau questionnement : cette voie, en effet, ne peut-elle pas partager avec la voie dite de la réciprocité des pouvoirs – qui passe peut-être par une distribution universelle du statut de propriétaire comme l’a bien vu Colliot-Thélène – le même souci de prémunir une société de tout recours à l’arbitraire dans les relations des citoyens à leurs institutions mais aussi des citoyens entre eux ? Hegel constitue, pour ce programme, une ressource théorique très utile qui éclaire les enjeux de définition du droit social à sa naissance jusqu’à la situation actuelle où ce droit est soumis à des transformations profondes57. Dans cette perspective, et pour cerner la position de Colliot-Thélène, un détour par la manière d’aborder la société et la question de l’intégration sociale, dans la sociologie élaborée par Durkheim dès De la division du travail social à la fin du XIXe siècle, est nécessaire.

22Répondre à cette exigence kantienne avec Hegel nécessite en effet d’une part de recourir à une compréhension des Principes de la philosophie du droit à laquelle Le désenchantement de l’État donne précisément accès, mais de le faire en essayant de comprendre pourquoi, dans la suite de son œuvre, Colliot-Thélène a en quelque sorte patiemment déconstruit cette réponse hégélienne. Il est ainsi presque nécessaire, pour retrouver ce Hegel, de partir de briques qui ont été déposées ici ou là, parfois plutôt sous forme de questions et de doutes, dans les ouvrages sur la démocratie et le droit. Ces questions et doutes ont le plus souvent été adressés à d’autres penseurs qui partageraient avec Hegel une tentation critique à l’égard des droits subjectifs. C’est le cas en particulier de Durkheim compris comme un héritier hégélien et qui éclaire les maux contenus en germe dans la philosophie du droit de Hegel que le retour à Kant opéré par Colliot-Thélène permettrait d’éviter. Il convient donc pour retrouver un Hegel qu’elle a à la fois révélé puis délaissé – et la lecture plus généreuse proposée dans Le désenchantement de l’État – de partir de la lecture de Durkheim qu’elle mène dans La démocratie sans « demos ».

  • 58 É. Durkheim, De la division du travail social [1893], Paris, Presses universitaires de France, 2013
  • 59 A. Comte, « Dixième entretien. Régime public », in Catéchisme positiviste [1852], in Œuvres d’Augus (...)

23Colliot-Thélène rend compte en effet dans les deux principaux ouvrages qui ont suivi Le désenchantement de l’État, La démocratie sans « demos » d’une part et Le commun de la liberté d’autre part, de la difficulté qu’il y a à articuler les droits subjectifs à des droits sociaux, droits sociaux dont la construction s’est appuyée sur le concept de solidarité, suggère-t-elle, un concept qui réintroduit du communautaire sous couvert de stabilité de la société au détriment de l’individu, ce dernier étant, dans cette perspective, presque relégué au rang de rouage. Il y aurait là une version holiste du social empêchant de donner toute leur place aux droits subjectifs. Durkheim a fait de ce concept de solidarité le cœur de son entreprise théorique, en particulier dans son premier ouvrage, fondateur, De la division du travail social58. La solidarité est en effet comprise, aussi bien sous sa forme mécanique qu’organique, comme un réseau dense d’interdépendances sociales, interdépendances qui constituent un ordre social dont le droit n’est en quelque sorte que le symbole. Les droits dans une telle perspective sont moins des droits que des devoirs ainsi qu’Auguste Comte, peu enclin à manipuler le langage du droit, avait pu le signaler dans son Catéchisme positiviste59.

  • 60 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », en particulier chap. V, « L’avenir du sujet polit (...)

24Des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes, on a donc affaire selon Durkheim à des structures de la société qui distribuent places, devoirs et droits, en un feuilletage qui n’est jamais nettement établi entre solidarité mécanique et solidarité organique : si le droit pénal est en quelque sorte le symbole de la première, le droit civil et les sous-divisions qui l’accompagnent reflètent la seconde, sans qu’à aucun moment l’un n’évince totalement l’autre. Une fois le droit et la société considérés de cette manière, une certaine tension se fait jour, selon Colliot-Thélène, puisqu’un individu n’a de droits qu’en tant que la société à laquelle il appartient les lui octroie, et cela en fonction d’une qualification à avoir des droits elle-même conditionnée par l’appartenance à l’ordre social, c’est-à-dire par la manifestation d’une contribution effective – le travail chez Durkheim – au fonctionnement de la société. Une telle représentation du social et du droit fragilise l’inconditionnalité de l’attribution de droits attachés à la personne en tant que personne humaine, défendue par Kant. C’est cette tension que discute Colliot-Thélène, en particulier dans La démocratie sans « demos »60.

  • 61 É. Durkheim, De la division du travail social, p. 207.
  • 62 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 168.

25On trouve en effet chez Durkheim une analyse qui met l’accent sur la totalité sociale, comme vecteur sans doute de la production de l’individu moderne – jusques et y compris dans la manière dont ce dernier se perçoit comme un centre autonome de réflexion, de volonté et d’action. Colliot-Thélène en déduit, notamment à partir du commentaire de la formule durkheimienne « toute société est une société morale »61, un flottement entre le descriptif et le normatif chez Durkheim et l’idée que, tout en reconnaissant l’affirmation d’un individu moderne du fait même des formes prises par le social dans les sociétés contemporaines, celle-ci doit être comprise comme faisant « obligation à l’individu de se considérer comme partie d’un tout »62 – la production de l’individu moderne dans les sociétés contemporaines serait contredite par une visée normative qui obligerait ce dernier à s’inscrire dans la totalité et à reconnaître, c’est-à-dire à prendre conscience, qu’il n’est ce qu’il est qu’à raison de ce que la société l’autorise à être.

  • 63 Ibid.
  • 64 La définition de la démocratie est extraite d’É. Durkheim, Leçons de sociologie [1950], Paris, Pres (...)
  • 65 É. Durkheim, De la division du travail social, en particulier chap. VII, « Solidarité organique et (...)

26La formule utilisée par Colliot-Thélène – « la société fait obligation à l’individu » – peut donner l’impression qu’il s’agit de plaquer une morale extérieure à celle (ou celles au pluriel) que produisent les activités sociales organisées dans des groupes sociaux qui ont leurs frontières propres, et dans lesquels des individus sont bel et bien impliqués en tant que tels. Comprise ainsi elle invite à voir dans l’État durkheimien un État paternaliste. Colliot-Thélène repère ainsi dans les Leçons de sociologie, « une conception paternaliste de l’État »63. Les citations sollicitées pour défendre une telle thèse du caractère surplombant de l’État et de son rôle idéologique – qui consisterait à insuffler de l’extérieur à l’ensemble du social des valeurs qui seraient propres à cet État – peuvent cependant être lues un peu différemment. Certaines formules de Durkheim, rappelées dans le texte de Colliot-Thélène, notamment la définition de la démocratie que retient Durkheim (« la forme politique par laquelle la société arrive à la plus pure conscience d’elle-même »), semblent difficilement compatibles avec une conception paternaliste de l’État que résume l’organicisme fonctionnaliste au travail dans la sociologie de Durkheim selon elle, en particulier lorsque l’auteur de De la division du travail social fait de l’État l’analogue d’un « cerveau social »64. « Cerveau social », pour Colliot-Thélène, doit être lu au sens littéral d’une tête qui impose aux membres du corps social ce qu’ils doivent eux-mêmes avoir en tête, quand bien même chez Durkheim une telle option n’est envisageable que dans des sociétés soumises au régime de la solidarité mécanique presque exclusivement. L’État moderne est davantage aux yeux de Durkheim le produit d’un double mouvement de modification de la solidarité sociale par lequel la solidarité organique, liée à la division du travail social, produit un droit nouveau dans lequel vient s’insérer, comme un effet de la solidarité organique elle-même productrice d’un droit étatique, une solidarité contractuelle dont témoignent les relations contractuelles – et le droit des contrats – de plus en plus présentes au sein des sociétés modernes65.

  • 66 Toutes les citations sont extraites d’É. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 86, cité in C. Colliot- (...)
  • 67 É. Durkheim, De la division du travail social, p. 197.

27Il convient de comprendre quelle conception du « cerveau » se fait Durkheim pour nuancer la vision d’un État qui « pense et se décide pour » la société. Il convient de démêler, en effet, mais sans doute différemment de ce que propose Colliot-Thélène, les expressions « simple instrument de canalisations et de concentrations » versus « centre organisateur des sous-groupes eux-mêmes »66. En effet, quelques pages avant d’utiliser l’expression de « société morale » dans De la division du travail social qui donne lieu à l’interprétation d’un État durkheimien paternaliste par Colliot-Thélène, Durkheim propose une analyse où se mêlent des vues prescriptives sur ce que pourrait être ou devrait être une société républicaine. Il regrette à cette occasion de son texte que l’on ne puisse trouver que « difficilement dans nos sociétés contemporaines des centres régulateurs analogues aux ganglions du grand sympathique »67. Il exprime le regret que les sociétés contemporaines ne parviennent pas à valoriser quelque chose comme un système nerveux autonome (ou végétatif), avec une double chaîne de ganglions ayant leurs propres capacités d’actions et réactions autonomes dans l’organisme. Ce que Durkheim veut dire par là, c’est qu’il conviendrait de s’intéresser à ces formes sociales qui avaient su produire des formes d’autorégulation, à partir des besoins caractéristiques des champs sociaux où ces besoins s’exprimaient. Il faut se référer à la préface de la deuxième édition qui date de 1902 et qui n’est donc aucunement incompatible avec les cours dispensés entre 1890 et 1900 à Bordeaux, repris à la Sorbonne en 1904 et 1912, puis sous forme de conférences, et qui sont les sources des Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit. Dans ce passage où il évoque les « ganglions du grand sympathique », en effet, Durkheim se permet dans une note un renvoi à sa préface. Cette dernière, intitulée « Quelques remarques sur les groupements professionnels », permet de comprendre la conception durkheimienne de l’État autrement qu’y invite la lecture de Colliot-Thélène.

  • 68 É. Durkheim, « Préface de la seconde édition », in De la division du travail social, p. XXXIV. Cett (...)
  • 69 É. Durkheim, « Préface de la seconde édition », in De la division du travail social, p. XXXII. Sur (...)

28Il ne s’agit pas seulement, pour Durkheim, de défendre une intuition ou une analogie biologique, mais bien plutôt de proposer un rappel historique, car la situation sociale d’une telle multiplicité de centres vitaux a existé dans le passé – un passé pré-révolutionnaire somme toute récent : une situation dans laquelle des « organes nécessaires », intermédiaires entre les individus et l’État, accompagnaient les échanges économiques, en superposant à ces derniers un code moral ou juridique68. Ce à quoi Durkheim renvoie en signalant la préface de l’ouvrage (dans la deuxième édition), c’est bien à l’exposé relativement long où se déploie sa conception d’une société à la fois fortement centralisée et dans le même temps plus « vivante », une société où l’action du centre n’aurait pour ambition que de vivifier les actions périphériques. Ce thème est mis en lumière par une réhabilitation de la « corporation », dans laquelle Durkheim va jusqu’à voir « l’organe essentiel de la vie publique »69.

  • 70 É. Durkheim, De la division du travail social, p. 208.

29Ainsi la corporation permet de réconcilier la solidarité organique et la solidarité contractuelle – solidarité contractuelle dont on pourrait penser qu’elle est une meilleure garantie des droits subjectifs : « […] la société apprend à regarder les membres qui la composent, non plus comme des choses sur lesquelles elle a des droits, mais comme des coopérateurs dont elle ne peut se passer et vis-à-vis desquels elle a des devoirs », et ce contre une vision qui « oppose la société qui dérive de la communauté des croyances à celle qui a pour base la coopération, en n’accordant qu’à la première un caractère moral, et en ne voyant dans la seconde qu’un groupement économique »70.

  • 71 I. Lespinet-Moret, L’office du travail, 1891-1914 : la République et la réforme sociale, Rennes, Pr (...)

30Quand Durkheim dit que toute société est une société morale, il parle encore en sociologue et récuse l’idée selon laquelle la société tient par l’imposition de croyances portées par un centre et exportées depuis ce centre qu’est l’État vers des périphéries sociales. Et c’est bien cet aller et retour que repère Durkheim entre, d’une part, un cadre général qu’il revient à l’État de garantir – le fameux « dans un certain sens, le centre organisateur des sous-groupes » que cite Colliot-Thélène – et, d’autre part, des forces sociales venues de la périphérie mais porteuses de leur normativité propre que l’État doit pouvoir ressaisir – avec des relais techniques, des collectes de données, du traitement et de l’analyse de l’information sociale, autant de pratiques qui se mettent en place au cours des années 189071. Qu’il convient de recueillir mais pour mieux les mettre en jeu dans une délibération d’où les groupes professionnels ne sont pas exclus – c’est l’enjeu de la représentation professionnelle que Durkheim appelle de ses vœux. Dans cette architecture fine entre la loi impérative étatique et la production de normes du côté de collectifs se dessine, selon toute vraisemblance, la forme même que certains juristes vont chercher à imprimer au droit social naissant à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, du moins des juristes durkheimiens, comme Léon Duguit. Cela rend difficile de penser, comme le suggère Colliot-Thélène, que :

  • 72 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 171.

Si l’on ajoute à ce tableau la proposition avancée par Durkheim de restaurer un système de corporations assises sur les différences socioprofessionnelles, destinées à constituer la base de la représentation politique aussi bien que de l’organisation sociale en son ensemble, on voit pourquoi l’on est fondé à qualifier de paternalistes ses conceptions politiques72.

  • 73 Voir par exemple la double analyse (empirique de l’exploitation, normative de l’émancipation) menée (...)
  • 74 Sur ce sujet, et pour une lecture plus nuancée, voir M. Plouviez, « Le projet durkheimien de réform (...)

31Ces conceptions politiques peuvent connaître des expressions très variées (jusques et y compris celle aujourd’hui du bicamérisme économique), guère plus traversées que celles de Durkheim par une tendance au paternalisme, au contraire73. Une autre lecture est possible74. Cela n’empêche pas pour autant, comme toujours ou presque, Colliot-Thélène de pointer très justement un enjeu essentiel, y compris si l’on veut prendre au sérieux cette architecture des relations sociales qui se nouent entre individus sujets de droit, groupes secondaires ou groupements professionnels et État, enjeu qui consiste à comprendre comment il est possible de préserver le statut des sujets de droit, de ne pas l’écraser sous l’effet d’une appartenance communautaire qui pourrait être jugée prioritaire du point de vue de la stabilité du social. Dans le chapitre IV de la deuxième partie du Commun de la liberté, intitulé « Droits subjectifs et solidarité sociale », Colliot-Thélène revient sur cette question.

  • 75 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 153.
  • 76 Ibid., p. 160-161. J’utilise l’expression d’anarchisme juridique en référence à la lecture que prop (...)

32Ce chapitre pourrait être l’occasion d’affirmer que, contre l’idéologie « propriétariste », la solution consiste à explorer les droits subjectifs et à opposer la propriété individuelle universalisée à la tendance monopolistique de la propriété privée75. En réalité, il est plutôt orienté vers une critique des stratégies qui minorent la place à accorder aux droits subjectifs. Des nuances pourraient être apportées quant à la lecture que propose Colliot-Thélène de certaines propositions théoriques – celles de Duguit à la fin du XIXe siècle ou celles d’Alain Supiot aujourd’hui, par exemple –, nuances qui auraient la même teneur que les remarques développées ci-dessus au sujet de la lecture proposée par Colliot-Thélène de Durkheim. Dans le panorama proposé, seul Georges Gurvitch tire un peu son épingle du jeu, en cela qu’il serait le seul à avoir vu le risque que ferait courir une imposition par en haut de garanties sociales aboutissant à faire des droits sociaux de simples outils de régulation de la pauvreté plutôt que des leviers du gouvernement de soi dans la sphère économico-sociale – gouvernement de soi qu’il défend à travers ce que l’on pourrait désigner comme son anarchisme juridique76.

  • 77 L’expression « situation juridique » décrit pour Duguit l’insertion de l’individu dans la société p (...)

33Chez Duguit, lecteur de Durkheim, Colliot-Thélène repère une éviction pure et simple des droits subjectifs, catégorie qu’en effet le juriste de Bordeaux cherche à déconstruire au profit d’une théorie du droit-fonction, mais qu’il n’évince jamais totalement puisqu’ils sont reconduits dans l’analyse de ce qu’il appelle la « situation juridique »77. Chez Supiot, on n’a guère plus affaire à une éviction, mais à une forme d’encastrement des droits subjectifs – ce qu’il appelle les droits minuscules – au sein d’un complexe du Droit – avec majuscule – chargé d’en réguler les expressions. Une lecture possible de l’extrait d’Homo Juridicus mobilisé par Colliot-Thélène dans Le commun de la liberté peut servir de lieu de réévaluation de l’interprétation qu’elle propose. Réévaluation dont une source d’inspiration réside, paradoxalement, dans la lecture que Colliot-Thélène elle-même a suggérée s’agissant des Principes de la philosophie du droit de Hegel d’où nous étions partis. La citation de Supiot dit la chose suivante :

  • 78 A. Supiot, Homo Juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005, p. 2 (...)

Pour que chacun puisse jouir de ses droits, il faut que ces droits minuscules s’inscrivent dans un Droit majuscule, c’est-à-dire dans un cadre commun reconnu par tous. Architecture normative dans laquelle viennent se loger des droits individuels, le Droit procède de l’État, c’est-à-dire de la souveraineté législative d’un Prince ou d’une Nation. C’est l’idée de ce Droit objectif qui aujourd’hui s’estompe, comme du reste l’emploi de la majuscule dont on usait pour le distinguer des droits subjectifs78.

  • 79 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 169.
  • 80 Cette expression « rassemblement du sens » est celle par laquelle Colliot-Thélène exprime le projet (...)
  • 81 Garantie que l’on associe précisément au statut, qui aurait ici en définitive valeur universelle, v (...)

34S’agit-il comme le suggère Colliot-Thélène d’une « valorisation du droit objectif au détriment des droits subjectifs »79 ? Rien n’est moins sûr. On peut lire au contraire dans cette même citation une valorisation des droits subjectifs à partir du moment où l’on a compris la hiérarchie dans laquelle ils s’inscrivent et le rôle d’un ordre public qui, dans le cas qui nous occupe – celui des droits sociaux –, doit être compris comme un ordre public social. En ce sens, il s’agit peut-être à travers cet ordre public social de considérer que tout « rassemblement du sens » n’est pas totalement abandonné dans la perspective du Droit avec un grand D et que de lui découle le sens même de droits subjectifs arrimés à la dignité de la personne humaine80. La distinction ne serait plus alors entre négation ou secondarisation des droits subjectifs, mais plutôt entre les différentes variantes d’un ordre public social dont les critères de définition sont variables d’un auteur à l’autre – et dont le meilleur aiguillon, pour le définir, pourrait bien être précisément ce qu’il vise à instaurer : la garantie des droits subjectifs, la possibilité d’une vie libre81. Et cela sans perdre de vue cette dimension du « rassemblement du sens » dont Colliot-Thélène est sans doute la philosophe qui en a proposé l’explication la plus claire à ce jour.

Conclusion : État-social contre État-providence

  • 82 Même si ces enjeux s’inscrivent dans une histoire longue du droit social en France dont les prémiss (...)
  • 83 J.-D. Combrexelle, La négociation collective, le travail et l’emploi, rapport remis au Premier mini (...)

35Cette piste hégélienne permet, dans le cas de la France, d’appréhender les enjeux les plus actuels pour définir de façon ajustée ce que l’on peut attendre d’un ordre public social en matière de droit du travail, à l’heure où précisément le Code du travail a connu une révision profonde82. Pour le dire autrement, n’y a-t-il pas une manière d’interroger cette révision en clarifiant les concepts d’État-social et d’État-providence, dont la confusion a été un cheval de Troie pour assurer la justification d’un droit du travail voulu plus souple car jugé rigide, plus respectueux des droits et libertés individuels ? Comment, en effet, prendre la mesure de ces transformations de notre ordre public social, depuis les années 2010 et en particulier suite au rapport Combrexelle du 9 septembre 2015, préparant la loi El Khomri du printemps 201683 ? Une grande part de ces transformations repose sur une interprétation radicalement renouvelée de l’ordre public social, que l’on peut résumer de la manière suivante, dans les termes de Dirk Baugard :

  • 84 D. Baugard, « L’ordre public social », p. 152.

[…] dans les années 60, la notion [d’ordre public social] exprimait le fait que les accords collectifs et les contrats ne pouvaient être que plus favorables à la loi, illustrant ainsi le caractère « progressiste » du droit du travail ; elle connut un premier sérieux recul à partir de 1982 avec le développement important des accords collectifs dérogatoires, technique qui s’est par la suite développée et selon laquelle la loi peut prévoir qu’un accord collectif peut, dans un cadre qu’elle définit, déroger à la règle qu’elle édicte ; au cours des prochaines années, le droit du travail pourrait s’orienter vers une configuration dans laquelle l’impérativité de la loi se résumerait essentiellement à l’affirmation des principes et des droits les plus essentiels, les autres normes pouvant en principe être définies par des accords d’entreprise84.

  • 85 J. Barthélémy, G. Cette, Refondation du droit social : concilier protection du travail et efficacit (...)

36Ce jugement perspicace puisqu’écrit en 2015 énonce effectivement ce qui est advenu l’année suivante. Le rapport Combrexelle, en 2015, ne faisait que synthétiser des propositions émanant non de juristes universitaires ou de sociologues, mais d’économistes et en particulier du Conseil d’analyse économique (CAE) via le rapport rédigé par Gilbert Cette, en 2010, intitulé Refondation du droit social : concilier protection du travail et efficacité économique85. Ce rapport, tout comme le rapport Combrexelle qui en reprend les grandes lignes quelques années plus tard, met en place les bases d’une rupture avec la notion stabilisée d’ordre public social vers une reformulation en un ordre public conventionnel, qui implique une supplétivité des règles étatiques et hisse au niveau de règle impérative un accord qui relève d’un échelon inférieur à celui de la collectivité prise dans son ensemble (l’État), garante de la protection des droits et libertés individuels certes, mais aussi, surtout, dans le cas de l’ordre public social, d’un certain progrès social du fait de la place qu’il accorde au principe de faveur.

37On a ainsi, loin d’une garantie que fixe l’ordre public social à l’orientation que peuvent prendre les débats au sein du monde du travail (la négociation collective), une émanation, de ces débats même, de l’ordre public qui peut désormais en découler. La négociation fixe le cadre, dont elle devrait dépendre, à mesure qu’elle se déroule. Le concept d’ordre public conventionnel se substitue à celui d’ordre public social. On pourrait croire, par le privilège donné au contrat, qu’il y a là une version du droit social plus respectueuse des droits subjectifs, mais en réalité la dimension de leur universalisation – au sens qu’a pu mettre en avant Colliot-Thélène – se trouve ici mise en péril. Dans la contestation de la loi Travail il a souvent été fait mention du scandale de l’inversion de la hiérarchie des normes. Il conviendrait de préciser la chose plus avant. Le scandale n’est pas tant dans l’inversion, puisqu’on pourrait trouver positif que venues du bas des modifications négociées puissent peser sur la production de la loi – ou pour le dire autrement qu’une ou des conventions collectives soient sources de normativité. Mais si un accord collectif pouvait l’emporter sur la loi, ce n’était que dans le cas où il améliorait les éléments qui étaient contenus dans cette loi. Rien n’interdisait en effet qu’un accord collectif puisse mettre en place une mesure favorable à tels ou tels membres de telle ou telle entreprise, et, s’il y avait bien exception à la hiérarchie des normes, il n’y avait aucunement inversion de cette dernière. La refondation du droit du travail s’appuie ainsi sur ce nouvel ordre public conventionnel où le cadre large défini par l’ordre public laisse une marge de manœuvre très importante à la négociation collective de l’échelon le plus bas (l’accord d’entreprise) qui prime l’accord de branche, marge qui inscrit de façon structurelle dans le Code une inversion des normes. Les règles étatiques – traditionnellement impératives et définissant précisément leur caractère d’architectes de l’ordre public – peuvent pour certains domaines du droit du travail prendre la forme de règles supplétives.

  • 86 Ce que rappelle D. Baugard, « L’ordre public social », p. 133.
  • 87 É. Djordjevic, « La summa divisio… », p. 87.

38Il faut retenir de ce concept juridique d’ordre public social (certes complexe et difficile à interpréter) qu’il a permis longtemps – est-ce encore le cas aujourd’hui ? ce n’est pas sûr – de penser l’articulation fine entre la dynamique sociale d’une revendication des droits venus d’en bas et la manière dont cette dynamique peut produire des effets sociaux positifs lorsqu’elle est portée en quelque sorte par un cadre institutionnel et légal qui en garantit l’orientation en faveur de l’intérêt des partenaires sociaux qui se trouveraient, sans ce cadre, dans la position de pouvoir la plus défavorable. En effet l’ordre public social implique une hiérarchie des normes du travail et un principe de faveur pour les salariés comme le note Supiot dans Critique du droit du travail86. C’est cette articulation qui permet de considérer non pas l’écrasement de la dynamique subjective par une loi étatique qui viendrait l’étouffer, mais précisément, en une veine hégélienne que l’on a tenté de résumer rapidement, sa possible manifestation par cette même loi qui n’a pour objectif que de la relayer. Dans cette optique, on peut reconsidérer la manière dont Hegel se rapporte aux corporations comme une invitation à repérer un même type de construction que celle qu’il a mise en place dans les Principes de la philosophie du droit et cela dans les textes plus tardifs qui émanent de penseurs sociaux ou penseurs du droit, comme Durkheim. Non plus une forme de paternalisme, que l’on pourrait comprendre comme prééminence d’un État sur des corporations, devenant elles-mêmes relais d’une pensée d’État en un cadre coercitif s’exerçant contre les individus porteurs de droits subjectifs, État-providence dont la critique est nécessaire si l’on entend valoriser les droits et libertés individuels, mais une construction ascendante qui suppose, comme le notait Élodie Djordjevic, un aller-retour entre les différentes instances, État-social dont la défense est nécessaire si l’on entend valoriser les droits et libertés individuels. Aller et retour qui « loin d’être destruction des principes du droit privé, étouffement des intérêts particuliers, met au jour ce qu’il y a d’universel en eux »87. Autrement dit la part des droits subjectifs qu’il révèle et protège.

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Notes

1 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011.

2 Selon une définition donnée par Max Weber que retient Colliot-Thélène : la domination est définie comme « la chance de trouver des personnes déterminées prêtes à obéir à un commandement d’un contenu déterminé » (M. Weber, Économie et société [1921], J. Chavy, É. de Dampierre (dir.), J. Freund et al. (trad.), Paris, Plon, 1971, p. 56, traduction modifiée par Colliot-Thélène, in C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 15). L’expression « statut » associée à « sujet de droit » peut paraître problématique dans la mesure où Colliot-Thélène cherche à opposer une approche statutaire des droits à une approche en termes de droits fondamentaux, mais l’utilisation qu’elle fait de l’expression « statut universel de la personne », reprise de Kant, nous autorise à user de l’expression en une démarcation interne à l’approche statutaire, opposant universalisation du statut de la personne – et ses implications en termes de droits fondamentaux – et éclatement de l’attribution des droits en fonction des statuts, ce qu’elle désigne par la « statutorisation des droits subjectifs ». Voir, par exemple : C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité, Paris, Presses universitaires de France, 2022, p. 88 et 91.

3 Cet usage du terme « statut » semble conforme au souci de penser le droit de propriété comme droit qui place tous les individus, sans exclusive, en position d’être propriétaire, comme le soutient Colliot-Thélène. On se rapportera pour s’en convaincre à cette analyse des droits subjectifs en régime civil proposée par Jules Vuillemin : « […] le droit est pour l’individu, non plus un statut social, mais propriété de l’individu. Lorsqu’un droit découle d’une fonction en tant que telle, objectivement identifiable, il se trouve automatiquement et actuellement acquis à celui à qui il échoit. Le statut fait foi. Bien au contraire, les droits du régime civil [les droits subjectifs] ont quelque chose de virtuel. Chacun les possède, mais en puissance seulement et sous des conditions qui dépendent de son sort et de son talent » (J. Vuillemin, « V. Régime civil, droit et raison » [1992], in Le Juste et le Bien. Essais de philosophie morale et politique, B. Mélès, D. Thomasette, G. Heinzmann, L. Ménière (éd.), Marseille, Agone, 2022, p. 95-96). Il s’agit bien, chez Colliot-Thélène, même si cela apparaît de façon parfois implicite, de penser en un tour paradoxal une universalisation du statut de personne libre.

4 Colliot-Thélène met d’ailleurs l’accent sur ce dernier aspect plutôt que sur le premier.

5 Sur ce sujet, je me permets de renvoyer au dossier « Syndicalisme transnational. S’organiser face aux multinationales », C. Achin, V. Bourdeau, S. Cottin-Marx, E. Saunders, K. Yon (dir.), Mouvements, nº 95, 2018.

6 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », en particulier chap. IV : « La démocratie sans demos » et chap. V : « L’avenir du sujet politique dans le contexte de la mondialisation », p. 129-162 et 163-193. Ces deux chapitres couronnent un ouvrage remarquable par la profondeur de ses analyses où la réhabilitation du sujet de droit en sujet politique, extrêmement convaincante, peine toutefois à inscrire cette dimension à l’échelle intra-étatique et au niveau d’une société civile locale (s’exprimant en particulier par le canal sans doute traditionnel des organisations militantes de défense du travail, les syndicats). Par ailleurs, la réflexion s’arrête au seuil d’une interrogation sur le périmètre du droit social et d’un ordre public social ; sur ce point voir : D. Baugard, « L’ordre public social », Archives de philosophie du droit, t. 58, 2015, p. 129-152, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/apd.581.0154 ; A. Supiot, Critique du droit du travail [1994], 3e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2015, en particulier la nouvelle préface à l’édition Quadrige, « Critique de la “régulation” ou le droit du travail saisi par la mondialisation », p. XVII-LII.

7 C’est tout l’enjeu du chapitre V que de mettre en avant les nouvelles modalités de la revendication des droits (C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », en particulier p. 181-193).

8 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 12-13.

9 L’un parce qu’il fait du sujet de droit un sujet passif récipiendaire de la régulation de la société par le droit, l’autre parce qu’il fait du sujet politique un acteur davantage soucieux de s’inscrire dans l’événement politique, événement inéluctablement conduit à s’abîmer dans une gestion de l’ordre du monde. Voir H. Kelsen, Théorie pure du droit [1934], C. Eisenmann (trad.), Paris, LGDJ, 1999 et J. Rancière, Aux bords du politique [1990], Paris, Gallimard (Folio. Essais), 2004.

10 P. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement [1997], P. Savidan, J.-F. Spitz (trad.), Paris, Gallimard, 2004.

11 La définition proposée par Pettit dans le cadre de sa réflexion néo-républicaine obligerait sans doute à des aménagements dans l’analyse proposée par Colliot-Thélène bien que des conclusions convergentes puissent être déduites des deux approches. Pour Pettit, en effet, la domination est comprise comme le fait pour un individu ou une institution de pouvoir imposer de façon arbitraire sa volonté à un individu ou à un collectif. En ce sens, un gouvernement visant à maximiser la liberté comprise comme non-domination n’est pas une contradiction dans les termes et correspond à l’essence même du programme républicain.

12 Dans cet article, j’entends rendre hommage à l’enseignante de philosophie que j’ai connue à l’ENS Fontenay Saint-Cloud en 1995-1996 où j’ai eu la chance de suivre un cours sur Hegel qui fut pour moi un stimulant essentiel et m’a donné envie, dès l’année suivante, d’effectuer un DEA sur la question du droit au travail en 1848 sous la direction de Colliot-Thélène, en une forme de prolongement de l’intuition qui présidait à cet enseignement : la connaissance du social, l’articulation de cette connaissance au droit, sont des ressources indispensables pour réfléchir en philosophe politique aux problèmes de notre temps. Cet article doit ainsi se comprendre comme une manière de rendre hommage à une chercheuse et une enseignante qui a profondément renouvelé la manière d’aborder la philosophie politique pour ma génération venue à la philosophie politique à un moment où il était urgent d’aborder Karl Marx et les socialismes en général d’une manière neuve.

13 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 19-20.

14 Voir à ce sujet la relecture de John Rawls proposée en une même direction que celle poursuivie par Colliot-Thélène : A. Thomas, Republic of Equals : Predistribution and Property-Owning Democracy, New York, Oxford University Press, 2016.

15 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 25.

16 Ibid., p. 27. On notera que, comme l’a bien montré Bertrand Guillarme, le projet d’arrimer une théorie de la justice distributive à la définition d’une société démocratique est précisément celui qui anime le travail de Rawls dans sa Théorie de la justice (B. Guillarme, Rawls et l’égalité démocratique, Paris, Presses universitaires de France, 1999).

17 Sur ce sujet, voir G. Stedman Jones, La fin de la pauvreté ? Un débat historique [2004], V. Bourdeau, F. Jarrige, J. Vincent (trad.), Maisons-Alfort, Ère, 2007.

18 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit [1797], in Métaphysique des mœurs, t. II, A. Renaut (éd. et trad.), Paris, Flammarion (GF), 1994, p. 26, cité in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 29.

19 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit, p. 26.

20 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 30.

21 Ibid., p. 34.

22 Ibid., p. 67. Voir H. Arendt, Les origines du totalitarisme, P. Bouretz (dir.), 2e partie, L’impérialisme [1951], M. Leiris (trad.), Paris, Gallimard (Quarto), 2002, p. 599 (« droit d’avoir des droits »).

23 Ibid., p. 68.

24 Ibid.

25 E. Kant, « Introduction », in Métaphysique des mœurs, t. I, p. 175, cité in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 68.

26 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit [1820], J.-F. Kervégan (éd. et trad.), Paris, Presses universitaires de France, 2003, § 36, p. 147, cité in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 71. Voir aussi C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, note 1, p. 76 et le texte de Colliot-Thélène auquel la note fait référence (C. Colliot-Thélène, « “Sois une personne”. Réflexion sur le non institutionnalisable chez Hegel », in Nouvelles perspectives pour la reconnaissance. Lectures et enquêtes, A. P. Olivier, M. Roudaut, H.-C. Schmidt am Busch (dir.), Paris, ENS Éditions, 2019, p. 19-34).

27 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 73 : pas d’« impératif éthique de coexistence » dans la définition du droit kantien.

28 Ibid., p. 72.

29 Ibid., p. 73.

30 On notera que tout ce développement, de l’aveu de l’autrice, aurait pu être mené dans le registre d’une réflexion sur la liberté comme non-domination. Voir C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, fin du chap. I, p. 80.

31 W. Kersting, Kant über Recht, Paderborn, Mentis, 2004, p. 68, cité et traduit in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 85.

32 W. Kersting, Kant über Recht, p. 60, cité et traduit in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 87. Elle précise que ce droit général-nécessaire doit être compris au sens de Herbert Hart et de Jeremy Waldron ; voir par exemple : H. L. A. Hart, « Existe-t-il des droits naturels » [1955], C. Girard (trad.), Klesis – Revue philosophique, nº 21, 2011 et J. Waldron, Liberal Rights. Collected Papers 1981-1991, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.

33 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 88.

34 Ibid.

35 La clause de Locke est associée à ce passage du Second traité sur le gouvernement civil, dans le chapitre V, « De la propriété », qui invite à considérer l’appropriation d’une ressource par un individu comme légitime, s’il en est laissé en quantité suffisante et d’égale qualité pour qu’autrui puisse, par son travail mêlé à cette ressource, subvenir à ses propres besoins. Par extension, ce passage a été retraduit, chez le philosophe Robert Nozick notamment et surtout au sein du libertarisme dit de gauche, comme une clause qui suppose moins de laisser une ressource à l’identique que d’imaginer une compensation pour l’usage des ressources rares. « Cette appropriation d’une parcelle de terre, par le biais de sa mise en valeur, ne causait de préjudice à aucun autre homme, puisqu’il en restait suffisamment, et d’aussi bonne qualité ; plus même que ceux qui n’étaient pas encore pourvus ne pouvaient en utiliser » (J. Locke, Le second traité du gouvernement. Essai sur la véritable origine, l’étendue et la fin du gouvernement civil [1689], J.-F. Spitz (éd. et trad.), Paris, Presses universitaires de France, 1994, chap. V, § 33, p. 25).

36 E. Kant, Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Berlin, W. de Gruyter, 1955, vol. XXIII, p. 278, cité et traduit in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 89.

37 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 89.

38 E. Kant, Nachlass, in Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Berlin, W. de Gruyter, 1942, t. XX, p. 93-94, cité et traduit in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 93.

39 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 147.

40 Ibid., p. 145 sq.

41 Ibid., p. 151.

42 Voir G. Stedman Jones, « Introduction », in F. Engels, K. Marx, The Communist Manifesto [1848], Londres, Penguin, 2002.

43 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 277.

44 « […] soit l’ensemble des individus qui se consacrent par profession aux affaires communes de la collectivité » (C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État : de Hegel à Max Weber, Paris, Minuit, 1992, p. 9).

45 J.-F. Kervégan, « Présentation. L’institution de la liberté », in G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, p. 1-109.

46 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit, p. 19.

47 C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p. 17.

48 M. Weber, Économie et société, p. 223, cité in C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p. 9.

49 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 4, p. 119-120.

50 C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p. 23.

51 Sur cette « figure objective de la justice », voir C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p. 23 et 34-35 (avec mise en avant de la référence positive de Hegel à Platon).

52 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 209, R, p. 375, cité in C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p. 50 (traduction modifiée).

53 Sur les corporations, voir G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 201-208, p. 293-298 et § 250-256, p. 327-332.

54 Sur ce sujet, voir É. Djordjevic, « La summa divisio entre droit privé et droit public chez Hegel », in Hegel et le droit, É. Djordjevic (dir.), Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2023, p. 71-97.

55 Voir sur ce sujet les analyses convergentes de Céline Jouin dans ce même dossier.

56 Elle a fait l’objet de nombreuses élaborations théoriques, soit du côté d’un capital d’existence distribué à chacun au commencement d’une vie adulte et citoyenne, soit du côté d’un revenu d’existence alloué selon des modalités variées. De Thomas Paine à la fin du XVIIIe siècle à Philippe Van Parijs aujourd’hui, cette exploration théorique a connu des formes de réalisation seulement expérimentales. Sur ces sujets, voir J.-F. Spitz, « Le libertarisme de gauche : l’égalité sous condition de la propriété de soi », Raisons politiques, nº 23, 2006, p. 23-46.

57 Voir A. Supiot, Critique du droit du travail ; dossier « Normes du droit du travail en France », A. Cukier, V. Bourdeau, L. Paltrinieri (dir.), L’Homme & la Société, nº 212, 2020, en particulier notre introduction : « Le travail, enjeux normatifs, juridiques et politiques : un état des lieux », p. 19-41.

58 É. Durkheim, De la division du travail social [1893], Paris, Presses universitaires de France, 2013.

59 A. Comte, « Dixième entretien. Régime public », in Catéchisme positiviste [1852], in Œuvres d’Auguste Comte, Paris, Anthropos, 1970, t. XI.

60 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », en particulier chap. V, « L’avenir du sujet politique dans le contexte de la mondialisation », p. 163-193.

61 É. Durkheim, De la division du travail social, p. 207.

62 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 168.

63 Ibid.

64 La définition de la démocratie est extraite d’É. Durkheim, Leçons de sociologie [1950], Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 123, cité in C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 169.

65 É. Durkheim, De la division du travail social, en particulier chap. VII, « Solidarité organique et solidarité contractuelle », p. 177-209.

66 Toutes les citations sont extraites d’É. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 86, cité in C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 169.

67 É. Durkheim, De la division du travail social, p. 197.

68 É. Durkheim, « Préface de la seconde édition », in De la division du travail social, p. XXXIV. Cette manière d’aborder les groupes professionnels ou corporations est déjà présente implicitement chez Pierre-Joseph Proudhon. Ce dernier leur associait l’idée d’une magistrature économique dans De la justice dans la Révolution et dans l’Église (1858), ouvrage que Durkheim a lu. D’un point de vue pratique chez Proudhon, son ouvrage posthume, De la capacité politique des classes ouvrières (1865), prolonge une telle réflexion. Sur le proudhonisme de la sociologie française, voir P. Ansart, « La présence du proudhonisme dans les sociologies contemporaines », Mil Neuf Cent, nº 10, 1992, p. 94-110.

69 É. Durkheim, « Préface de la seconde édition », in De la division du travail social, p. XXXII. Sur ce sujet, on peut nuancer la lecture proposée dans C. Colliot-Thélène, « Durkheim, une sociologie d’État », Durkheimian Studies / Études durkheimiennes, vol. 16, 2010, p. 77-93.

70 É. Durkheim, De la division du travail social, p. 208.

71 I. Lespinet-Moret, L’office du travail, 1891-1914 : la République et la réforme sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

72 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 171.

73 Voir par exemple la double analyse (empirique de l’exploitation, normative de l’émancipation) menée dans deux ouvrages par I. Ferreras : Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 et Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Paris, Presses universitaires de France, 2012.

74 Sur ce sujet, et pour une lecture plus nuancée, voir M. Plouviez, « Le projet durkheimien de réforme corporative : droit professionnel et protection des travailleurs », Les études sociales, nº 157-158, 2013, p. 57-103, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/etsoc.157.0057. Voir aussi, plus ancien et en un sens précurseur, C. Gautier, « Corporation, société et démocratie chez Durkheim », Revue française de science politique, vol. 44, nº 5, 1994, p. 836-855.

75 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 153.

76 Ibid., p. 160-161. J’utilise l’expression d’anarchisme juridique en référence à la lecture que propose Anne-Sophie Chambost de Proudhon qui s’appuie en grande partie sur la réhabilitation du Proudhon « juriste » qu’a pu offrir Gurvitch à qui l’on peut appliquer la même qualification dans la mesure où il distingue droit de subordination (hiérarchique) et droit de coopération (anarchiste). Voir A.-S. Chambost, Proudhon et la norme. Pensée juridique d’un anarchiste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.

77 L’expression « situation juridique » décrit pour Duguit l’insertion de l’individu dans la société par une action dont le but est la collaboration sociale. Il s’agit là de la définition même du droit qui revêt deux aspects, l’un subjectif, l’autre objectif. Du fait de cette situation, note Duguit, « si l’homme a des droits subjectifs, ils dérivent de cette règle de conduite », et ils désignent, en un déplacement des catégories « droit subjectif » / « droit objectif », le moment de la revendication ou de l’aspiration à voir une action ayant pour but la collaboration sociale reconnue comme telle par tous et, donc, de droit subjectif devenir droit objectif, inscrite pleinement dans le droit et institutionnalisée (L. Duguit, L’État, le droit objectif et la loi positive [1901], Paris, Dalloz, 2003, p. 84 sq.).

78 A. Supiot, Homo Juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005, p. 27, cité in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 169.

79 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 169.

80 Cette expression « rassemblement du sens » est celle par laquelle Colliot-Thélène exprime le projet hégélien qui se donne à lire dans l’articulation entre personne, famille, société civile et État dans les Principes de la philosophie du droit, en un mouvement qui va du droit abstrait au droit concret, le second n’annulant pas le premier mais lui donnant sa consistance et son orientation (C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État…, p. 73).

81 Garantie que l’on associe précisément au statut, qui aurait ici en définitive valeur universelle, venant donc vider de l’intérieur la définition traditionnelle de ce dernier. Associer universalité des droits et statut, le faire en prenant en compte ce que cela implique en termes de droits fondamentaux reconnus aux personnes, sans pour autant annuler une dimension d’une définition de leur contenu précédant quelque pouvoir étatique que ce soit, permet de faire droit à ce que Colliot-Thélène relève elle-même s’agissant de la conception universelle (versus la conception statutaire) du droit : à savoir la question de leur garantie. Le sujet de droit, est-il noté, « ne possède certes véritablement ces droits, à titre de droits péremptoires, que lorsqu’ils sont garantis par un pouvoir étatique » (C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 36).

82 Même si ces enjeux s’inscrivent dans une histoire longue du droit social en France dont les prémisses datent de la fin du XIXe et du début du XXe siècles ; voir, pour la construction et déconstruction du droit du travail et de la protection sociale, respectivement : R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat [1995], Paris, Gallimard (Folio. Essais), 1999, et du même, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu [2009], Paris, Seuil (Points. Essais), 2013.

83 J.-D. Combrexelle, La négociation collective, le travail et l’emploi, rapport remis au Premier ministre le 9 septembre 2015.

84 D. Baugard, « L’ordre public social », p. 152.

85 J. Barthélémy, G. Cette, Refondation du droit social : concilier protection du travail et efficacité économique, rapport du 11 février 2010 au Conseil d’analyse économique (CAE). Pour être précis, ce rapport a été rédigé avec la collaboration de Jacques Barthélémy, avocat conseil, expert en droit social, à la tête du Cabinet Barthélémy Avocats dont le cœur de mission était décrit, il y a peu encore, comme « l’innovation et la stratégie sociale », assurant intervenir « en droit du travail, droit de la sécurité sociale et en droit de la protection sociale complémentaire » en proposant « un accompagnement par le conseil et la formation aux entreprises de toutes tailles et de tous secteurs d’activité » (https://web.archive.org/web/20200821141528/https://www.barthelemy-avocats.com/notre-adn). Une activité qui peut s’apparenter à de l’optimisation sociale. Le travail d’apologie des transformations des régulations du travail par le droit se poursuit toujours ; voir cette tribune datant de début 2024 : J. Barthélémy, G. Cette, « Une grande cohérence d’objectifs caractérise le train de réformes du marché du travail », Le Monde, 19 janvier 2024.

86 Ce que rappelle D. Baugard, « L’ordre public social », p. 133.

87 É. Djordjevic, « La summa divisio… », p. 87.

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Bourdeau, « Commun de la liberté ou constitution du droit social ? Catherine Colliot-Thélène et la défense des droits subjectifs »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 61 | 2024, 79-107.

Référence électronique

Vincent Bourdeau, « Commun de la liberté ou constitution du droit social ? Catherine Colliot-Thélène et la défense des droits subjectifs »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 21 juin 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/3395 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vsg

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Auteur

Vincent Bourdeau

Université de Franche-Comté

Vincent Bourdeau est enseignant-chercheur en philosophie sociale et politique (université de Franche-Comté, Logiques de l’Agir, UR 2274) et directeur adjoint de la Maison des sciences de l’homme et de l’environnement Claude-Nicolas Ledoux (université de Franche-Comté – CNRS, UAR 3124). Il s’intéresse plus particulièrement aux rapports du républicanisme et du socialisme à l’économie politique et au droit. Dernier ouvrage paru : Le marché et le mérite. Léon Walras (1834-1910) et l’économie politique républicaine en France (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023).

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