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Droits, propriété et exclusion. Une discussion avec Catherine Colliot-Thélène

Rights, property and exclusion. A discussion with Catherine Colliot-Thélène
Isabelle Aubert
p. 31-47

Résumés

Cet article discute certaines des thèses exposées par Catherine Colliot-Thélène dans son dernier ouvrage, Le commun de la liberté (2022). Après un bref rappel des liens de continuité entre ce dernier et La démocratie sans « demos » (2011), concernant en particulier la question centrale, dans les deux livres, des droits subjectifs, je m’intéresse à la manière dont les thèmes de la propriété et de l’exclusion sont traités par l’autrice. Au sujet de la propriété, dont je tâche de déterminer le sens employé dans le livre, c’est l’usage conjoint, paradoxal, et finalement fructueux des théories de Kant et de Marx qui est examiné ici. Due à la dépossession ou à l’absence de propriété, selon Colliot-Thélène, l’exclusion est le problème majeur des démocraties contemporaines qui défie leurs principes universalistes : je souligne l’originalité de son approche en termes de droits et suggère certains prolongements que peut fournir la littérature sociologique et ethnologique à celle-ci.

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Texte intégral

1Cet article se propose d’entrer en dialogue avec certaines thèses que Catherine Colliot-Thélène expose dans son dernier ouvrage, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au droit d’hospitalité, paru en 2022. En se concentrant sur certains points, mon texte ne prétend pas rendre justice à l’étendue de la théorie présentée par l’autrice. Il demeure une simple invitation à poursuivre la lecture des écrits de Colliot-Thélène.

2En guise d’introduction, j’aimerais rappeler comment le dernier ouvrage de Colliot-Thélène s’inscrit dans une réflexion plus ample qui a été lancée par l’autrice dans sa monographie précédente sur la démocratie. Après le grand livre sur la démocratie que représente La démocratie sans « demos », publié en 2011, Le commun de la liberté peut être considéré comme un ouvrage majeur sur les droits (rights) ou les droits subjectifs, à savoir les droits dont est titulaire par définition tout être humain considéré en tant que personne. Ne nous y trompons pas, il est évidemment question tout autant de droits dans le premier ouvrage que de démocratie dans le second, mais l’accent est chaque fois porté sur l’une ou l’autre de ces réalités. Les deux dernières monographies de Colliot-Thélène forment les volets d’une réflexion de philosophie politique contemporaine s’appelant et se complétant l’un l’autre dans la mesure où, pour leur autrice, dont la perspective est à la fois libérale et marxiste, la démocratie moderne tire son sens uniquement des droits subjectifs. Tels sont ses propos qui résument une position qu’elle maintient dans les deux ouvrages :

  • 1 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au droit d’hospitalité, Paris, P (...)

L’interprétation de la démocratie moderne que je défends revient à soutenir que sa composante « libérale », à savoir les droits de l’homme, plus précisément le concept des droits subjectifs, est en vérité suffisante pour sa compréhension, au point de rendre superflu le recours à la « souveraineté du peuple »1.

3Aussi bien dans La démocratie sans « demos » que dans Le commun de la liberté, la philosophe questionne la modernité juridico-politique et ses deux composantes essentielles que sont l’égalité des droits et la démocratie représentative. Les paradoxes de cette modernité juridico-politique sont mis à nu d’une manière différente chaque fois. Si le livre de 2011 mettait en lumière les évolutions paradoxales des démocraties réelles, l’ouvrage de 2022 souligne les contradictions préoccupantes qui opposent le sens des droits subjectifs et leur application. La démocratie sans « demos » expliquait de quelle manière, sous l’effet de pressions économiques transnationales, les notions de souveraineté populaire et de « demos » ont perdu toute consistance dans les démocraties contemporaines. De son côté, Le commun de la liberté s’attache à montrer quelles sont les formes d’exclusion et d’inégalité que produit l’application actuelle des droits, et en particulier celle du droit de propriété et du droit de citoyenneté, et de quelle manière ces effets d’exclusion contredisent la logique même des droits qui consistait, à l’aube de la période post-révolutionnaire, à rompre avec les privilèges et les statuts de l’Ancien Régime et à faire advenir un égalitarisme juridique. Après nous avoir ouvert les yeux sur le fait que le principe de la souveraineté populaire est devenu caduc pour comprendre les démocraties occidentales contemporaines dans La démocratie sans « demos », Colliot-Thélène démystifie, dans Le commun de la liberté, certaines représentations erronées du droit de propriété encore en vogue de nos jours : suivant sur ce point toute une tradition de penseurs libéraux, elle identifie ce droit comme étant le pivot des premières déclarations des droits de l’homme, française et états-unienne.

  • 2 Ibid., p. 23.
  • 3 Ibid., « Introduction », p. 9-23.

4Un fil conducteur relie Le commun de la liberté à La démocratie sans « demos » : c’est la question des droits subjectifs2. À leur sujet, certaines réflexions qui ont été engagées dans La démocratie sans « demos » sont poursuivies, approfondies et parfois réorientées dans Le commun de la liberté. J’en indique trois ici afin d’illustrer les liens de continuité mais aussi les différences d’accent qui existent entre les deux ouvrages. En premier lieu, la centralité des droits apparaît manifeste dans les deux livres par la place et l’importance des analyses qui leur sont consacrées. À l’analyse des droits subjectifs menée dans le premier chapitre de La démocratie sans « demos », qui est décisive pour la suite de l’ouvrage, font écho, dix ans plus tard, la défense de l’individualisme juridique, qui demeure le point de départ du Commun de la liberté3, l’objet d’étude de ce dernier, à savoir la question de la liberté au prisme du droit de propriété, et enfin l’examen de la théorie du droit privé d’Emmanuel Kant des chapitres I et II.

  • 4 E. Kant, Doctrine du droit [1797], in Métaphysique des mœurs, t. II, A. Renaut (éd. et trad.), Pari (...)
  • 5 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. (...)
  • 6 Ibid., p. 144-146.

5Deuxième élément de continuité : l’étude de la Doctrine du droit de Kant4 joue un rôle majeur dans les deux ouvrages. Reprenant l’examen du « droit inné » de liberté et du droit de l’humanité chez Kant qu’analysait La démocratie sans « demos », Le commun de la liberté s’y attarde plus longuement en consacrant deux chapitres au droit de liberté et en approfondissant l’investigation sur le droit de l’humanité. Dans La démocratie sans « demos », l’analyse du « droit inné » de liberté servait avant tout à exposer la théorie des droits subjectifs de Kant et sa conception universelle du sujet de droit5 – « avant tout », car la fin de l’ouvrage, qui revient rapidement sur les conséquences du droit inné de liberté, rendant légitime la revendication par tous des mêmes droits, amorce déjà la réflexion du Commun de la liberté6. En se focalisant sur une question de théorie politique et sociale plus spécifique (l’absence de liberté causée par l’absence de propriété) que celle de la figure du sujet politique dans les démocraties modernes (idée centrale de La démocratie sans « demos »), l’interprétation du livre de 2022 met davantage l’accent sur le droit de l’humanité dont découle le droit de liberté. L’idée est de souligner une pensée du commun sous-jacente à la réflexion sur la liberté, et de rappeler le continuum qui relie la liberté à sa condition de réalisation, le droit de propriété.

  • 7 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, P. Bouretz (dir.), 2e partie, L’impérialisme [1951], M. L (...)
  • 8 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 122-128 ; voir aussi C. Colliot-Thélène, Le co (...)

6Enfin, le recours qui est fait au droit de l’humanité de Kant dans Le commun de la liberté permet de prolonger la réflexion de Hannah Arendt sur le « droit d’avoir des droits »7 que présentait La démocratie sans « demos »8. Le livre de 2011 exposait en ces termes l’aporie que recèle l’expression d’Arendt :

  • 9 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 23.

Dans la perspective d’Arendt, ce droit était à la fois nécessaire et structurellement aporétique, dans la mesure où il s’agissait pour elle d’un droit qui devrait se fonder dans une appartenance à un collectif non institutionnalisé, et qu’elle pensait non institutionnalisable : l’humanité9.

  • 10 Ibid., p. 202.

7La démocratie sans « demos » s’achevait en suggérant une voie de solution à cette impasse théorique (solution qui consiste à « cesse[r] de subordonner les droits à une appartenance »10) mais ne la développait guère. Le commun de la liberté réinvestit cette idée et montre de quelle manière la mention explicite de l’humanité par Kant pour qualifier le fondement des droits subjectifs permet de résorber l’aporie d’Arendt. L’analyse de Kant suffit en effet à justifier une conception universelle des droits attribuant des droits à tout être doté de liberté, et donc à tout être humain, indépendamment d’une quelconque appartenance politique.

8Ces éléments de la réflexion générale de la philosophe de Rennes étant rappelés, je vais m’intéresser, par la suite, à deux points particuliers qui sont avancés dans Le commun de la liberté : à l’alliance inouïe proposée entre Kant et Karl Marx à propos de la propriété et des droits tout d’abord, puis à la manière dont l’ouvrage met en lumière, de façon originale, la production injustifiable de l’exclusion dans des démocraties fondées sur une conception universaliste des droits.

L’alliance inattendue de Kant et de Marx sur la propriété et les droits

  • 11 « Le sujet de droit est la figure du sujet politique moderne » (C. Colliot-Thélène, La démocratie s (...)

9La lecture des droits subjectifs que propose Colliot-Thélène dans Le commun de la liberté poursuit la défense entreprise dans La démocratie sans « demos » d’un individualisme libéral, entendu comme un individualisme juridique, lequel n’est pas à confondre avec l’individualisme possessif sous-jacent aux théories du libéralisme économique. Toutefois, la perspective adoptée sur la figure du sujet de droit est différente dans les deux ouvrages. Alors que le livre sur la démocratie mettait l’accent sur un sujet de droit qui est aussi un sujet politique, un citoyen11, l’ouvrage sur la propriété et la liberté s’intéresse aux conditions matérielles (nécessaires et minimales) qui permettent à un sujet de droit d’en demeurer un.

  • 12 J. Locke, Le second traité du gouvernement. Essai sur la véritable origine, l’étendue et la fin du (...)
  • 13 L’adjectif « marxiste » renvoie ici à Marx. Il ne paraît pas nécessaire ici d’introduire la distinc (...)
  • 14 Même si cette vision reste la position générale du libéralisme politique, dans le détail la réflexi (...)
  • 15 E. Hérichon, « Le concept de propriété dans la pensée de Karl Marx », L’homme et la société, nº 17, (...)
  • 16 K. Marx, Le capital, livre I [1867], M. Rubel (éd.), J. Roy (trad.), Paris, Gallimard (Folio. Essai (...)

10La tonalité générale de cette dernière interprétation est à la fois libérale et marxiste dans son esprit : considérer que le droit de propriété est central pour la compréhension des libertés fondamentales est une idée libérale, que l’on trouve chez John Locke, dans Le second traité du gouvernement12, aussi bien que chez Kant, dans la Doctrine du droit (laquelle demeure la référence principale de Colliot-Thélène) ; ne pas se résoudre à ce que la propriété privée de quelques-uns, synonyme de dépossession pour d’autres, prive de liberté les personnes qui sont exclues de l’accès à cette même propriété est une idée marxiste13. Le recours au libéralisme politique, plus spécifiquement à Kant et à John Stuart Mill, et à la théorie de Marx de manière complémentaire a de quoi surprendre car, au sujet de la propriété, tout oppose ces deux traditions philosophiques. Le libéralisme politique considère que la garantie de la propriété privée est primordiale pour l’exercice de la liberté individuelle qui est le fondement d’une société politique juste – idée exposée par Locke dans Le second traité du gouvernement, mais aussi d’une autre manière par Kant dans la Doctrine du droit qui est, par cet aspect, de facture libérale –, tandis que Marx dénonce l’injustice fondamentale et l’exploitation qui découlent du principe même de propriété en régime capitaliste (Le capital, livre I), principe auquel le statut de droit confère une légitimité indécente (Sur la Question juive). Les théoriciens libéraux des XVIIe et XVIIIe siècles ont soutenu le caractère émancipatoire de la propriété privée en montrant qu’elle permettait de s’affranchir des formes collectives de propriété qui existaient sous l’Ancien Régime telles que les biens communaux14. Le caractère absolu et quasi sacré qui est conféré à la propriété privée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 prolonge cette intention. Diamétralement opposé à cette idée, Marx, dont l’œuvre est « traversée » par « la propriété et son contraire, la privation »15, explique, au livre I du Capital, comment l’accumulation capitaliste est la cause de l’expropriation des travailleurs et de la concentration des capitaux et soutient que la fin du mode de production capitaliste, c’est-à-dire l’abolition de la propriété privée des moyens de production, est la seule manière d’émanciper les êtres humains d’un état d’exploitation16. Les positions des penseurs libéraux classiques et de Marx sont par conséquent strictement antithétiques : être en faveur de la propriété privée signifie refuser la propriété collective pour les uns ; être contre la propriété privée issue de l’accumulation du capital suppose, pour Marx, de défendre des formes communes de propriété. Ce sont là des choses bien connues, que je ne rappelle que pour mieux souligner l’originalité de la perspective de Colliot-Thélène qui s’inspire des deux traditions sans perdre de vue pour autant son propre objectif théorique.

11En effet, tout en prenant au sérieux le différend incontournable qui oppose la vision du libéralisme politique classique et la théorie marxiste, l’autrice du Commun de la liberté présente une analyse originale et un véritable tour de force théorique en trouvant le moyen de faire converger, sans les réconcilier, les deux traditions philosophiques, grâce aux médiations du Kant de la Doctrine du droit et du Marx de la maturité, celui du Capital et des Grundrisse.

  • 17 J. Waldron, The Right to Private Property, Oxford, Clarendon Press, 1988.
  • 18 R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux [1977], M.-J. Rossignol, F. Limare (trad.), Paris, Presse (...)
  • 19 E. Kant, Théorie et pratique [1793], F. Proust (trad.), Paris, Flammarion (GF), 1994, p. 70 ; Gesam (...)

12À l’encontre de nombreuses interprétations, notamment celle de Jeremy Waldron dans The Right to Private Property17, la lecture précise et rigoureuse que réalise le premier chapitre du Commun de la liberté de la Doctrine du droit montre bien comment le fondement de la théorie des droits de Kant est rights-based et pas duty-based – selon la distinction établie par Ronald Dworkin entre les théories fondées sur les droits et celles fondées sur les devoirs18. Cette découverte a pour conséquence de faire reconnaître la liberté comme étant le droit d’un sujet de droit et non le droit des membres d’une société politique déterminée. Le droit inné de liberté ne dérive pas de la reconnaissance d’institutions politiques, il découle du droit de l’humanité. L’analyse est complétée ensuite au chapitre II du Commun de la liberté par l’explication d’un argument de la théorie de Kant qui est souvent laissé de côté, à savoir le fait que la liberté est étroitement liée au droit de propriété individuelle. Pour « être son propre maître (sui juris) »19, une indépendance économique est requise que peut seule assurer la propriété privée. L’examen de la théorie de l’auteur des Lumières qui a révélé tout le sens de la notion d’autonomie, à savoir Kant, permet à Colliot-Thélène de démontrer que le droit de propriété ne saurait être, sans contradiction, l’apanage de certains, et qu’il demeure un droit universel : la lecture de Kant nous apprend que sans propriété délimitant le mien et le tien extérieurs, il n’y a pas de liberté.

  • 20 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 105.
  • 21 K. Marx, Sur la Question juive [1844], D. Bensaïd (éd.), J.-F. Poirier (trad.), Paris, La Fabrique, (...)

13Après avoir mis en avant l’aspect économique du libéralisme des droits de Kant, Colliot-Thélène établit un lien avec la pensée de Marx. Ce rapprochement est non seulement inattendu pour la raison mentionnée plus haut, à savoir le fait qu’au sujet de la propriété les deux positions paraissent incompatibles dans leurs grandes lignes, mais également à l’aune de la réflexion menée par Marx sur les droits de l’homme dans ses écrits de jeunesse. Colliot-Thélène n’ignore évidemment pas cette réflexion mais elle l’écarte en rappelant que Marx consacre peu de textes à une approche en termes de droits20. Or, spontanément, la question du rapport entre le droit à la liberté et le droit à la propriété évoque la critique de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (il s’agit de la Déclaration de 1793 mais cette critique est tout aussi valable pour celle de 1789) que présente Marx dans sa recension de l’essai de Bruno Bauer, intitulée Sur la Question juive21. Dans ce texte de jeunesse, Marx démystifie l’illusion des droits-libertés devenus des droits positifs lors de la période révolutionnaire : étant donné les conditions sociales existantes où des inégalités de richesse sont patentes, la liberté ne peut devenir effective que pour des individus propriétaires, et non pour tout citoyen politique. Compte tenu de la célèbre critique des droits de l’homme formulée par Marx, il est donc encore très surprenant que l’autrice du Commun de la liberté prétende tisser un lien entre celui-ci et le libéralisme juridique de Kant.

14On peut expliquer ce geste de deux manières. Il pourrait suffire tout d’abord de rappeler que d’autres écrits de Marx forment les références de l’autrice du Commun de la liberté – ce que nous verrons plus bas. Aussi important que soit cet argument, il n’est toutefois pas entièrement satisfaisant : il serait un peu trop commode, et même opportun, de penser que Marx a évolué au point de complètement renier sa position initiale sur les droits. Une autre hypothèse explicative paraît plus convaincante. Il semble, à mon sens, que la manière paradoxale dont Colliot-Thélène propose, à l’inverse de Marx, une défense des droits subjectifs, conserve l’objectif de Marx – refuser l’exclusion de certains – autant que son argument principal – le droit de liberté a pour condition le droit de propriété. Adoptant une perspective plus normative que critique à cet égard, la philosophe semble montrer que l’idée de Marx, selon laquelle ne sont libres que les propriétaires, demeure à ce point valable que, afin d’étendre la liberté à tous, il convient de permettre l’accès à la propriété à tous. Seule la conclusion générale de Marx – considérer les droits comme un outil d’aliénation – est ainsi refusée par Colliot-Thélène, qui prend en compte le progrès des droits subjectifs à travers l’histoire, avec notamment l’avènement des droits sociaux, et la formation de l’État social depuis le XIXe siècle. Cette hypothèse de lecture est évidemment mienne puisque Colliot-Thélène ne s’attarde pas à commenter la critique des droits de Marx. Mais avant de rappeler de quelle manière l’autrice parvient à rapprocher Kant et Marx, il paraissait important de comprendre pourquoi l’éventualité de ce rapprochement était méthodologiquement possible.

15Le fil conducteur qui est tissé de Kant à Marx, aussi paradoxal soit-il à première vue, repose sur une lecture rigoureuse de la question de la propriété par la philosophe dans les ouvrages de maturité de Marx, Le capital et les manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse. Colliot-Thélène s’attache à montrer comment Marx ne s’oppose pas à toute forme de propriété privée mais seulement à l’accumulation des biens par un petit nombre dans les conditions d’une économie capitaliste. La critique d’un phénomène massif de dépossession et de ses effets aliénants, que met au jour Marx, rend compréhensible le fil tissé jusqu’à Kant, qui faisait de la propriété individuelle pour tous, et non pas seulement pour quelques-uns, la condition de la liberté. Dans ces conditions précises, les deux perspectives ne sont plus opposées l’une à l’autre mais peuvent être heureusement combinées. La critique d’une certaine forme de propriété privée par Marx (celle des moyens de production), entendue comme le résultat d’une progression historique du capitalisme, ajoute une épaisseur anthropologique à l’analyse des droits de Kant : l’absence de propriété rend précaire toute existence humaine (Marx), en plus de la priver de liberté (Kant).

L’exclusion ou le paradoxe des démocraties fondées sur des droits universels

  • 22 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 21.
  • 23 Ibid., p. 81.

16L’alliance inattendue, mais en définitive justifiée, entre Kant et Marx sur les rapports entre propriété et liberté a pour effet de mettre au centre de l’analyse la question de l’exclusion. Si l’articulation entre propriété et exclusion repose sur un lien logique (« La propriété est impensable sans une forme quelconque d’exclusion »22), l’ampleur prise par les phénomènes d’exclusion de nos jours est telle que Colliot-Thélène y voit là l’un des maux majeurs de l’époque contemporaine. L’exclusion est le problème social et politique qui motive l’écriture de son livre. Le commun de la liberté mène « une réflexion sur les phénomènes contemporains d’exclusion massive qui résultent d’une absence totale de possession »23. Les individus exclus du partage du monde, de toute propriété – aussi minimale soit-elle – sont privés de liberté, car ils sont dans l’incapacité de faire valoir leurs droits.

  • 24 S. Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale [2014], P. Guglielmina (trad (...)

17Afin d’étayer son diagnostic, Colliot-Thélène prend appui sur certaines analyses sociologiques récentes du capitalisme néolibéral, comme celles de Saskia Sassen, qui, dans son livre Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale24, a montré de quelle manière la globalisation économique établit un partage entre les personnes qui sont dans le système et celles qui en sont en dehors. En vue d’une logique de maximisation des profits financiers, certaines populations apparaissent « inutiles », il en découle des expulsions massives d’individus sur tous les plans possibles. Sassen nous sensibilise au fait que les laissés-pour-compte d’aujourd’hui sont en nombre croissant, avec des expulsions qui ont lieu aussi bien au niveau géographique, que politique et économique. Des personnes aux trajectoires très hétérogènes peuvent être réunies sous le dénominateur commun d’« expulsées » car elles peuvent avoir été expulsées de leurs territoires à cause de déplacements imposés, de la sphère du travail à cause d’un chômage de longue durée, ou encore d’un logement suite à une expropriation, etc. Le rapprochement entre ces situations, qui ne doit faire oublier ni leur diversité ni leur gravité plus ou moins grande, permet de mieux comprendre l’extension d’un phénomène social mondial. Un point commun, que retient Colliot-Thélène, unit par ailleurs les expulsés : ces personnes demeurent exclues de la jouissance de droits fondamentaux.

18Contre la banalisation de cet état de fait, Colliot-Thélène fournit une lecture des droits qui vient expliciter la schizophrénie complète de l’époque contemporaine : la logique inclusive des droits universels est tous les jours contredite par des politiques soumises à une idéologie néolibérale qui finissent par considérer les expulsés – selon le lexique de Sassen –, ou les dépossédés – suivant la terminologie adoptée par Colliot-Thélène après Marx –, comme étant des « parasites », des assistés au lieu d’y voir des sujets de droit bafoués dans leur liberté, privés de la possibilité de faire valoir leurs droits.

  • 25 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 134-136 ; C. Colliot-Thélène, Le commun de la (...)

19L’écart qui sépare le contenu des droits fondamentaux et leur réalisation concrète est un problème bien connu qu’Arendt dénonçait déjà avec force dans son opus magnum Les origines du totalitarisme dans sa réflexion sur un « droit d’avoir des droits » : alors que les droits de l’homme devraient protéger les êtres humains en leur qualité d’êtres humains, ils ne sont en réalité appliqués qu’à travers des droits nationaux, comme en témoigne le peu de cas qu’il est fait des apatrides. À cet égard, la singularité de la perspective de Colliot-Thélène tient à ce qu’elle ne se contente pas d’une formule générale mais qu’elle examine en détail les présupposés du droit fondamental qui ordonne tous les autres, ce droit à ce point fondamental qu’il est qualifié d’« inné » par Kant : le droit de la liberté. La liberté, qui définit le sujet de droit, devient effective à condition que chacun ait accès à une certaine propriété, laquelle s’entend dans des conditions de ressources et de biens finis, selon un autre argument kantien qui fait écho aux préoccupations environnementales contemporaines : c’est l’argument de la sphéricité de la terre, convoqué par Colliot-Thélène aussi bien en 2011 qu’en 202225. Selon le Projet de paix perpétuelle de Kant, la terre étant « sphérique », les êtres humains

  • 26 E. Kant, Projet de paix perpétuelle [1795], J. Gibelin (trad.), Paris, J. Vrin, 2013, p. 55 ; Gesam (...)

[…] en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre […] ne peuvent se disperser à l’infini ; il faut qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre26.

Le but de l’analyse des droits menée par Colliot-Thélène est de souligner que leur potentiel émancipateur n’est pas pleinement réalisé à l’époque actuelle et que, appliqués à la lettre, ils seraient les meilleurs remparts contre l’exclusion, laquelle n’est qu’une autre manière de désigner la négation même du sujet de droit.

20À plus d’un titre, l’approche de l’exclusion que propose Colliot-Thélène est originale : elle attire l’attention par le moyen qu’elle sollicite pour y répondre, le droit (a), par sa définition centrée sur la privation de propriété (b), enfin par sa référence à des groupes sociaux très hétérogènes (c). Regardons de plus près chacun de ces trois points.

  • 27 G. Simmel, Les pauvres [1907], 5e éd., B. Chokrane (trad.), Paris, Presses universitaires de France (...)

21a. Appréhender l’exclusion à partir de la théorie du droit est le premier élément original, et convaincant, de la démarche de la philosophe. Elle retrouve par ce geste la perspective de Georg Simmel, qui soutenait, dans Les pauvres, que les droits des pauvres sont premiers par rapport aux devoirs que nous leur devons et les ordonnent : « […] les droits des défavorisés sont la base de toute notion d’assistance aux pauvres. […] Le droit constitue un point de départ méthodologique dans la corrélation entre droits et obligations »27.

  • 28 N. Fraser, Scales of Justice. Reimagining Political Space in a Globalizing World, Cambridge, Polity (...)
  • 29 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 236.

22Partir d’une approche sur les droits pour traiter de l’exclusion est devenu une exception de nos jours. Dominée par des ouvrages de sociologie et d’économie, la littérature sur l’exclusion a tendance à la considérer comme une question de société qui ne concerne la politique que dans la mesure où il est attendu de celle-ci la mise en place d’une assistance. Les propositions prennent davantage appui sur l’indignation morale face à la misère qu’elles ne sont amenées par une réflexion interrogeant les implications du phénomène d’exclusion sur le sens de la démocratie et sur le collectif politique. Or, cette perception, somme toute partielle, de l’exclusion a des conséquences sur les types de mesures qui sont adoptées pour lui répondre. Face à ce phénomène social identifié comme tel à partir des années 1980, les politiques publiques auraient pour rôle de prendre des mesures compensatoires et de renforcer une dynamique d’intégration sociale. Le fait qu’il y ait des exclus, souvent reconnaissables par le préfixe privatif « sans » qui les désigne (sans-emploi, sans-domicile-fixe, sans-papier, sans-droits), appelle une prise en charge administrative et politique, qui se glorifie parfois d’être surérogatoire, et qui, en tous les cas, apporte une réponse technocratique et gestionnaire à un problème plus ample de société. Contre cette grille de lecture erronée – cas de « mauvais cadrage », ou misframing, pour reprendre le terme de Nancy Fraser28 – qui réduit la question de l’exclusion à un problème administratif de gestion et d’assistance, et dont les effets normalisent et banalisent la situation des personnes précarisées, l’approche de Colliot-Thélène révèle de quelle manière la présence d’exclus remet en cause le sens des démocraties modernes fondées sur les droits29. La démarche de l’autrice révèle l’insuffisance des réponses apportées à l’exclusion dont la logique gestionnaire n’a pas vocation à endiguer la cause du problème – qui est un défaut de droit – mais seulement à pallier certaines conséquences.

 

  • 30 Ibid., p. 187.

23b. La perspective de l’autrice du Commun de la liberté retient également l’attention pour la définition qu’elle avance de la notion d’exclusion. Cette dernière serait caractérisée par la dépossession ou l’absence de propriété : « […] l’exclusion n’est pas le contraire de l’inclusion, mais l’expression extrême, et pour cette raison révélatrice, de la précarité inhérente aux conditions d’existence des non-propriétaires […] »30. En ne réduisant pas l’exclusion à être le contraire de l’inclusion, Colliot-Thèlène révèle la profondeur d’un problème qui trouve ses racines dans la dépossession dont sont victimes certains individus des moyens matériels suffisants pour vivre libres. D’un point de vue juridico-politique, cette définition fournit un critère sûr pour identifier la cause de l’exclusion dans le déni de droits, droits qui rendent possible l’accès au commun, et qui, c’est aussi suggéré, me semble-t-il, sont également une part du commun. Mais cette définition est succincte, et l’on s’attendrait sans doute à davantage d’éléments de description sociologique pour ôter certaines ambiguïtés.

  • 31 J. H. Pierson, Tackling Poverty and Social Exclusion. Promoting Social Justice in Social Work, 3e é (...)

24Je propose ici un bref rappel de la littérature sociologique et de la philosophie sociale actuelles sur le thème pour étoffer une telle description. Les études de sciences sociales s’accordent aujourd’hui pour désigner par « exclusion » la privation d’une ou de plusieurs dimensions de la vie sociale qui sont nécessaires pour l’autonomie et la réalisation de soi : ce peut être la privation d’accès à l’emploi, et / ou la privation de ressources matérielles, et / ou le manque d’insertion sociale, et / ou la privation de droits de citoyenneté. La notion d’exclusion permet de saisir un ensemble de situations cumulatives qui sont socialement handicapantes et qui assignent une position dévalorisée dans l’espace social31. Il est remarquable que les approches de sciences sociales s’accordent pour faire de la privation l’élément central des processus d’exclusion sociale, alors que, pour sa part, Colliot-Thélène insiste sur le lexique de la dépossession en suivant Marx. Cette différence lexicale n’est pas anodine. Le terme de privation permet en effet d’embrasser plus largement aussi le cas des exclus qui sont propriétaires, cas qui n’est pas envisagé par la philosophe de Rennes, et qui concerne par exemple certaines personnes âgées ou handicapées qui ont des biens et des ressources financières mais qui sont placées sous tutelle ou dans des établissements spécialisés.

25Que retenir de cette différence d’accents mis tantôt sur la privation tantôt sur la dépossession ? Plutôt que de faire un choix entre deux notions qui ont chacune une fonction heuristique pour décrire et expliquer des cas d’exclusion, il paraît plus adéquat de chercher à les combiner lorsque les situations nous y invitent. Afin de pouvoir saisir tous les cas d’exclusion, il paraît approprié de faire usage de la notion de privation en premier lieu et de la relier spécifiquement au concept de dépossession dans les cas précis où ce qui est en jeu est la question de la propriété étudiée par Colliot-Thélène.

 

  • 32 Cette expression s’est diffusée dans les années 1990. Voir P. Bourdieu, P. Champagne, « Les exclus (...)

26c. L’examen de certaines situations d’exclusion plutôt que d’autres (rien n’est dit par exemple sur les personnes âgées isolées, les personnes handicapées, les jeunes désaffiliés, etc.) dans Le commun de la liberté peut étonner également. Dans le dernier chapitre, la philosophe sélectionne deux cas typiques d’exclusion, les personnes très pauvres et les migrants irréguliers, qui forment des groupes sociaux très hétérogènes du point de vue des droits : les uns sont des citoyens nationaux bénéficiaires des mêmes droits que leurs co-citoyens, les autres sont sans-droits en attente d’être régularisés. S’ils sont chaque fois plus ou moins affectés par la pauvreté et par une « exclusion de l’intérieur »32, au sens où, tout en étant sur le territoire national, ils ne sont pas pleinement acceptés par la communauté mais sont refoulés dans ses marges, leurs statuts juridique et politique bien distincts invitent à mettre une limite à un rapprochement trop grand entre eux qui masquerait des différences significatives. Pourquoi alors Colliot-Thélène choisit-elle d’étudier spécifiquement ces groupes sociaux ? La réponse vient aisément si l’on comprend qu’il s’agit de types d’exclus affectés en priorité par la dépossession. En s’intéressant aux pauvres et aux migrants, le plus probable est que Colliot-Thélène ne souhaite pas tant les rapprocher qu’identifier deux catégories d’exclus présentant des spécificités différentes. Je propose de dire un mot sur chacun de ces groupes et de montrer de quelle manière la référence aux deux est justifiée par les renseignements complémentaires qu’ils fournissent sur l’exclusion.

  • 33 R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat [1995], Paris, Gall (...)

27Au sujet de la pauvreté, les études sociologiques, développées par Robert Castel et Serge Paugam en particulier, donnent raison à la perspective du livre Le commun de la liberté : leurs travaux ont montré comment, à partir des années 1990, les « nouveaux pauvres » de l’époque contemporaine, sous l’effet notamment d’un chômage de longue durée, sont progressivement mis à l’écart de la communauté et exclus. Ce phénomène qui associe la pauvreté à l’exclusion est moderne ; dans les sociétés d’Ancien Régime, les pauvres, qui étaient socialement intégrés se distinguaient des désaffiliés, qui étaient les vagabonds33. Le fait de considérer les pauvres comme des exclus permet de signaler que la pauvreté n’est pas un état de manque définitif mais qu’un processus dynamique a provoqué et maintient cette condition de vie. Cela rappelle que le défaut de droits est entretenu par une politique maintenant certaines conditions socio-économiques inégalitaires.

  • 34 W. T. Vollman, Poor People, New York, HarperCollins, 2007.

28Confirmant d’une autre manière l’analyse de Colliot-Thélène, des recherches ethnographiques sur la pauvreté permettent d’expliquer pourquoi, dans une situation de grande pauvreté, les dépossédés ne réclament pas leurs droits. Lors d’une série d’entretiens publiés dans Poor People, William T. Vollmann pose la même question à des pauvres d’horizons variés, dans des pays différents : « Pourquoi êtes-vous pauvres ? ». Les réponses des intéressés convoquent des explications biographiques, très rarement font-ils allusion à une injustice de type structurel34.

29Alors même que la sociologie de la pauvreté nous apprend que des dispositifs étatiques insatisfaisants (politiques d’assistance) font des pauvres des citoyens de seconde zone, comme s’ils avaient moins de droits que les autres citoyens, l’ethnographie révèle que les personnes victimes de pauvreté ont intériorisé des normes responsabilisantes et culpabilisantes renvoyant à un discours individualiste néolibéral qui les amène à s’autocensurer pour exiger leurs droits. Ces deux analyses confirment et prolongent, à mon avis, de façon heureuse la perspective de Colliot-Thélène.

30Il y a une raison qui apparaît ici pour expliquer de quelle manière les figures du pauvre et du migrant illégal s’avèrent complémentaires pour traiter de l’exclusion, comme le fait Colliot-Thélène. Si son analyse ne s’intéressait qu’à la condition des pauvres, elle suggérerait que la dépossession désigne plus précisément la pauvreté que l’exclusion, ce qui n’est pas son intention. Il est donc bienvenu que la figure des migrants en situation irrégulière soit convoquée pour étayer l’étude de l’exclusion.

  • 35 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 235.
  • 36 Ibid., p. 238-245.
  • 37 Ibid., p. 242-245 ; G. Cavallar, The Rights of Strangers : Theories of International Hospitality, t (...)

31Je souhaiterais rapprocher, à ce sujet, l’analyse de Colliot-Thélène d’un ouvrage d’ethnographie sur la condition des sans-papiers en France publié par Stefan Le Courant en 2022, Vivre sous la menace. Les sans-papiers et l’État. La section réservée aux migrants illégaux, dans Le commun de la liberté, dit finalement peu de choses sur leurs conditions, elle s’intéresse surtout à justifier un droit à l’hospitalité à partir d’une représentation transnationale de la démocratie35, d’une relecture de Kant36 et de l’histoire du droit des étrangers dressée par Georg Cavallar dans The Rights of Strangers37. C’est pourquoi les informations sociologiques issues du livre de Le Courant me paraissent pertinentes pour compléter la perspective philosophique du Commun de la liberté.

32À l’inverse des pauvres qui appartiennent à une communauté nationale et juridique bien précise, les migrants irréguliers sont privés de droits civils et politiques et de protections sociales car leur présence de fait sur un territoire leur est refusée par l’administration d’un État. Les modalités de l’exclusion auxquelles sont confrontées les sans-papiers sont d’une complexité remarquable. Le Courant note de quelle manière être privé des droits réservés aux citoyens nationaux n’empêche pas une intégration sociale et professionnelle, ni même de payer des impôts, mais conditionne des formes d’exploitation au travail et un mode de vie aliéné où l’angoisse d’être démasqué détermine tous les choix du quotidien. Un travailleur sans-papiers est à la fois rejeté de tout statut légal et accueilli par des employeurs pour qui il représente une main-d’œuvre docile : sont créées des personnes sans liberté qui font un travail d’esclave. Dans cette combinaison hypocrite d’une inhospitalité affichée envers les migrants et l’accueil de travailleurs irréguliers dans certains emplois essentiels à la reproduction de la société (comme le nettoyage, l’aide à la personne, le bâtiment), la logique économique du profit prime au-delà du raisonnable. Tels sont les termes de Le Courant :

  • 38 S. Le Courant, Vivre sous la menace. Les sans-papiers et l’État, Paris, Seuil, 2022, p. 183.

De nombreuses analyses voient dans la fonction économique remplie par les sans-papiers la finalité cachée de la politique de reconduite à la frontière. Les expulsions du territoire, spectaculaires mais limitées, auraient pour corollaire l’inclusion d’une majorité de travailleurs illégalisés ainsi exclus des droits et des protections réservés au salariat régulier. Plutôt que de renvoyer dans le pays d’origine, elle produirait sur place des travailleurs parfaitement adaptés aux exigences de l’économie libérale contemporaine38.

33L’examen de la situation des sans-papiers montre comment, en étant sans-droits, certaines personnes sont dépossédées de leur identité et d’une vie décente. Comme l’explique Le Courant :

  • 39 Ibid., p. 219.

Continuant à hanter le quotidien, [la frontière] confine à une vie réduite, diminuée. Le constat de cette dépossession, de cette extorsion de soi jusque dans son nom, rejoint ainsi ceux, plus généraux, d’une limitation des possibles, d’un amoindrissement de la vie39.

  • 40 « […] le terme “sans-papiers” ne désigne plus uniquement une situation administrative, il n’est plu (...)

On le signalait plus haut pour les pauvres dont le réflexe n’est pas de dénoncer l’injustice de leurs conditions, les sans-papiers, qui n’ont pourtant de cesse de faire des démarches pour être régularisés, se perçoivent comme des sujets de seconde catégorie que définit non pas la revendication d’un droit mais le manque40.

 

  • 41 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 109.

34Pour terminer cette réflexion, j’aimerais revenir sur le sens du terme « propriété », qui est convoqué dans Le commun de la liberté, en hasardant une hypothèse. La ligne argumentative suivie par Colliot-Thélène dans son livre, qui prend Kant comme appui central, révèle d’une façon très convaincante l’aberration juridique que représentent les expulsions de toutes sortes, que ce soient des expropriations, ou des extraditions, ou plus généralement l’exclusion d’une part du commun : l’organisation même des droits fondamentaux et leur concrétisation ont pour clé de voûte le droit de propriété. Le recours à Marx permet à l’autrice d’expliquer a fortiori qu’être dépossédé n’est pas un état statique mais le résultat d’une dynamique due à la division sociale du travail dans les conditions d’un système capitaliste de production. L’analyse de Colliot-Thélène est précieuse pour sa critique d’inégalités économiques qui, arrivées à un point de bascule, font de personnes démunies des personnes sans droits. Pouvoir démontrer que « l’absence de propriété » est non seulement une faute morale imputable à un système social défaillant en démocratie, mais surtout une infraction juridique au regard de la logique normative des droits de l’homme est sans doute la leçon centrale du Commun de la liberté41.

  • 42 Ibid., p. 105.
  • 43 Ibid., p. 109 : « moyens matériels de la vie ».

35Plus difficile est, à mon sens, la tentative d’identifier, à partir du Commun de la liberté, ce qu’est la propriété à laquelle chacun a droit. Rapportant les significations différentes que Kant et Marx donnent au terme de « propriété », l’autrice retient un « point de recoupement » : « […] que tout être humain devrait avoir accès au “commun”, c’est-à-dire aux moyens matériels nécessaires à une vie libre »42. L’expression « moyens matériels », qui revient à plusieurs reprises43, me paraît maladroite en ce qu’elle ne semble recouvrir qu’une partie de ce qui est sous-entendu par « propriété » par la philosophe. Quelles sont les autres références possibles de la propriété dans son livre ?

  • 44 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 35.

36On pourrait penser que son approche de la propriété rejoint la thématique de l’accès de tous aux ressources naturelles et sociales qui est amplement développée par la littérature sur les communs. Mais Colliot-Thélène défend une position différente ; elle s’intéresse au fait qu’être propriétaire signifie avoir une propriété « individuelle ». Une fois cette précision faite, toutes les ambiguïtés ne sont pas encore levées. Des oscillations sont notables tout le long de l’ouvrage : tantôt le terme de « propriété » désigne des biens, tantôt, même si ce n’est pas explicite, il semble bien plutôt désigner des droits, les droits civils mais aussi les droits sociaux développés par l’État-providence pour répondre à l’état de précarité des non-propriétaires. Vus sous cet angle, les droits sont entendus au sens même de Kant, qui, selon l’autrice de La démocratie sans « demos », considère que le sujet de droit est propriétaire de ses droits. À propos de la théorie kantienne des droits fondés sur la distinction entre le mien et le tien, on lit en effet dans La démocratie sans « demos » : « Pour Kant, les droits sont un avoir du sujet, quelque chose qu’il peut revendiquer comme sien, ce qui suppose une distinction entre ce sujet et ses droits »44. C’est donc seulement si l’on considère que, dans Le commun de la liberté, le chapeau « propriété » désigne aussi des droits que l’on peut par exemple pleinement comprendre pourquoi la situation des immigrés irréguliers est analysée par l’autrice : être sans-papiers ne signifie pas que l’on ne possède aucun bien, d’ailleurs le premier geste de certains est d’ouvrir un compte en banque (sous un nom d’emprunt), mais que l’on ne peut faire valoir ses droits faute d’une autorisation de séjour (la possession de leurs biens restant donc précaire). Si dépossession il y a pour les migrants sans-papiers, elle est avant tout de nature juridique et rarement économique, puisqu’ils sont largement intégrés dans le marché du travail. D’une autre manière, la situation des pauvres qui sont traités comme des assistés par les services publics est choquante pour tous, pour eux comme pour le reste de la communauté politique, car on les réduit à être des demandeurs d’aide matérielle, alors que ce à quoi ils aspirent n’est pas de survivre, mais de vivre libres en voyant leurs droits sociaux respectés (droit à un logement décent, droit à obtenir un emploi selon le préambule de la Constitution française de 1946, droit à une protection sociale et une couverture maladie…).

 

37En définitive, derrière l’idée selon laquelle il convient que chacun soit propriétaire pour être libre se découvre la thèse affirmant que la liberté est une œuvre commune. À rebours de ce que l’on envisage souvent, l’individualisme juridique vient fonder, pour Colliot-Thélène, la pensée d’une vie politique commune. Le commun de la liberté est ainsi un formidable plaidoyer pour les droits qui révèle de quelle manière le « commun » dépend de la réalisation concrète des droits tout autant qu’il est construit grâce à celle-ci.

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Notes

1 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au droit d’hospitalité, Paris, Presses universitaires de France, 2022, p. 236.

2 Ibid., p. 23.

3 Ibid., « Introduction », p. 9-23.

4 E. Kant, Doctrine du droit [1797], in Métaphysique des mœurs, t. II, A. Renaut (éd. et trad.), Paris, Flammarion (GF), 2018.

5 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 29-35.

6 Ibid., p. 144-146.

7 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, P. Bouretz (dir.), 2e partie, L’impérialisme [1951], M. Leiris (trad.), Paris, Gallimard (Quarto), 2002, p. 599.

8 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 122-128 ; voir aussi C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 227.

9 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 23.

10 Ibid., p. 202.

11 « Le sujet de droit est la figure du sujet politique moderne » (C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 195).

12 J. Locke, Le second traité du gouvernement. Essai sur la véritable origine, l’étendue et la fin du gouvernement civil [1689], J.-F. Spitz (éd. et trad.), Paris, Presses universitaires de France, 1994.

13 L’adjectif « marxiste » renvoie ici à Marx. Il ne paraît pas nécessaire ici d’introduire la distinction sophistiquée entre « marxien » et « marxiste », dans la mesure où Colliot-Thélène s’intéresse uniquement à la théorie de Marx.

14 Même si cette vision reste la position générale du libéralisme politique, dans le détail la réflexion des auteurs de ce courant de pensée sur la propriété est plus complexe et évolutive. John Stuart Mill, théoricien libéral, postérieur à la première élaboration du libéralisme et contemporain de Marx, réinterroge ainsi le régime de propriété individuelle en le comparant au régime de propriété collective du communisme dans ses Principes d’économie politique avec leurs applications en philosophie sociale [1848] (J.-G. Courcelle-Séneuil, H. Dussard (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2016) et dans son essai Sur le socialisme [1879] (M. Lemosse (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2016). Si, au motif de la liberté, il ne défend pas le communisme qui lui fait craindre une tyrannie de l’opinion encore plus prégnante que dans les démocraties de son temps, il estime que la question du meilleur régime de propriété ne peut être décidée une fois pour toutes puisque la propriété demeure une « institution humaine » qui n’a rien d’immuable (A. Knüfer, « Mill et l’hypothèse communiste », Cahiers philosophiques, nº 148, 2017, p. 69, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/caph.148.0054).

15 E. Hérichon, « Le concept de propriété dans la pensée de Karl Marx », L’homme et la société, nº 17, 1970, p. 170, en ligne : https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1970_num_17_1_1325.

16 K. Marx, Le capital, livre I [1867], M. Rubel (éd.), J. Roy (trad.), Paris, Gallimard (Folio. Essais), 2008, p. 786-788.

17 J. Waldron, The Right to Private Property, Oxford, Clarendon Press, 1988.

18 R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux [1977], M.-J. Rossignol, F. Limare (trad.), Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 264 sq.

19 E. Kant, Théorie et pratique [1793], F. Proust (trad.), Paris, Flammarion (GF), 1994, p. 70 ; Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Berlin – Leipzig, W. de Gruyter, 1923, t. VIII, p. 295. C’est la condition pour être citoyen, selon Kant : il s’agit « d’être son propre maître (sui juris), et donc de posséder quelque propriété (on peut y inclure la possession d’une technique, d’un métier, d’un art ou d’une science) ». La formule sui juris, reprise par Kant, désigne en droit romain le sujet de droit autonome qui n’est placé sous la puissance de personne (voir M. Ducos, Rome et le droit, Paris, Librairie générale française (Le livre de poche), 1996, p. 187).

20 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 105.

21 K. Marx, Sur la Question juive [1844], D. Bensaïd (éd.), J.-F. Poirier (trad.), Paris, La Fabrique, 2006.

22 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 21.

23 Ibid., p. 81.

24 S. Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale [2014], P. Guglielmina (trad.), Paris, Gallimard, 2016.

25 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 134-136 ; C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 91.

26 E. Kant, Projet de paix perpétuelle [1795], J. Gibelin (trad.), Paris, J. Vrin, 2013, p. 55 ; Gesammelte Schriften, t. VIII, p. 358. Cet argument est longuement expliqué dans La démocratie sans « demos », p. 134-138.

27 G. Simmel, Les pauvres [1907], 5e éd., B. Chokrane (trad.), Paris, Presses universitaires de France, 2019, p. 42.

28 N. Fraser, Scales of Justice. Reimagining Political Space in a Globalizing World, Cambridge, Polity Press, 2008, chap. II.

29 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 236.

30 Ibid., p. 187.

31 J. H. Pierson, Tackling Poverty and Social Exclusion. Promoting Social Justice in Social Work, 3e éd., New York, Routledge, 2016, p. 12.

32 Cette expression s’est diffusée dans les années 1990. Voir P. Bourdieu, P. Champagne, « Les exclus de l’intérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 91-92, 1992, p. 71-75, en ligne : https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1992_num_91_1_3008 ; É. Balibar, « De quoi les exclus sont-ils exclus ? », in La proposition de l’égaliberté, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 242-251.

33 R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat [1995], Paris, Gallimard (Folio. Essais), 1999, p. 56 sq.

34 W. T. Vollman, Poor People, New York, HarperCollins, 2007.

35 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 235.

36 Ibid., p. 238-245.

37 Ibid., p. 242-245 ; G. Cavallar, The Rights of Strangers : Theories of International Hospitality, the Global Community, and Political Justice since Vitoria, Londres, Ashgate, 2002.

38 S. Le Courant, Vivre sous la menace. Les sans-papiers et l’État, Paris, Seuil, 2022, p. 183.

39 Ibid., p. 219.

40 « […] le terme “sans-papiers” ne désigne plus uniquement une situation administrative, il n’est plus une catégorie qui impose immédiatement la revendication d’un droit, il devient une manière de se définir, soi-même, par un manque » (ibid.).

41 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 109.

42 Ibid., p. 105.

43 Ibid., p. 109 : « moyens matériels de la vie ».

44 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », p. 35.

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Pour citer cet article

Référence papier

Isabelle Aubert, « Droits, propriété et exclusion. Une discussion avec Catherine Colliot-Thélène »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 61 | 2024, 31-47.

Référence électronique

Isabelle Aubert, « Droits, propriété et exclusion. Une discussion avec Catherine Colliot-Thélène »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 21 juin 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/3380 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vsd

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Auteur

Isabelle Aubert

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Isabelle Aubert est maîtresse de conférences en philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France. Ses travaux portent sur la philosophie politique, sociale et juridique contemporaine, et en particulier sur la théorie critique de la société de l’école de Francfort. Elle est l’autrice de Habermas. Une théorie critique de la société (Paris, CNRS Éditions, 2015). Elle a codirigé : Dialogues avec Jürgen Habermas (Paris, CNRS Éditions, 2018), Adorno. Dialectique et négativité (Paris, J. Vrin, 2023), Niklas Luhmann. Une théorie générale de la société (Paris, Éditions de la Sorbonne, 2023), The Archives of Critical Theory (Cham, Springer, 2023).

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