De La démocratie sans « demos » au Commun de la liberté : portée et limites d’une politique des droits subjectifs
Résumés
L’article analyse les deux ouvrages de Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos » (2011) et Le commun de la liberté (2022), en prenant pour fil conducteur la « politique des droits subjectifs » qu’ils proposent. Il en souligne l’originalité, notamment en ce qui concerne la lecture de Marx, et l’apport qu’ils constituent à la théorie critique de la société.
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1Je vais évoquer dans ce qui suit les deux livres La démocratie sans « demos » et Le commun de la liberté, car ces deux ouvrages, en lesquels culmine la réflexion philosophique et politique de Catherine Colliot-Thélène, forment un tout : ils dessinent une perspective profondément originale et éclairante dans le champ de la philosophie politique contemporaine. Il m’est difficile de parler de manière impartiale de ces livres, et de façon générale des travaux de leur autrice, car j’ai suivi de près leur genèse et y ai d’une certaine manière pris part par les multiples échanges que nous avons eus pendant leur conception, et même bien avant. Mais je vais m’efforcer de le faire à partir de la perspective qui est la mienne, qui est centrée sur des questions de philosophie du droit.
Droits, citoyenneté et domination dans La démocratie sans « demos »
2La démocratie sans « demos » est un grand livre de philosophie politique, mais aussi un grand livre de philosophie du droit. En effet, l’ouvrage avance un certain nombre d’idées très originales concernant les droits, leur statut et leur revendication, des idées qui tranchent avec ce que l’on peut lire dans la littérature anglophone mainstream sur les droits – une littérature dont, par ailleurs, j’apprécie l’exigence de précision dont elle est porteuse, qui fait souvent défaut aux discours généreux qui se tiennent ici sur les droits. Il me semble que la fécondité des analyses à la fois historiques et systématiques développées dans l’ouvrage tient à l’entrecroisement de deux thématiques, dont Colliot-Thélène examine avec rigueur les effets, notamment en ce qui regarde les représentations de la citoyenneté.
- 1 Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2 (...)
- 2 Il faut bien entendu distinguer l’apparition de l’expression elle-même, à la toute fin du XVIIIe ou (...)
31. « Le sujet de droit est la figure du sujet politique moderne »1. Étudiant l’émergence (indéniablement moderne2) du motif des droits subjectifs, le premier chapitre formule le fil conducteur du livre : l’individualisation du sujet de droit et l’affirmation de son autonomie sont le fait constitutif de la modernité juridique et politique, un fait auquel les grandes constructions doctrinales jusnaturalistes et les Déclarations « populaires » de la fin du XVIIIe siècle vont donner une expression extrêmement efficace, mais pour une part trompeuse, en le « naturalisant ». Efficace, car la proclamation des droits de l’homme a offert à la thématique des droits subjectifs une formidable caisse de résonance ; mais trompeuse, car elle a favorisé l’idée que les droits sont liés à une appartenance : à la nation ou à l’État (droits du citoyen), ou à l’humanité (droits de l’homme). À l’encontre de ce qu’elle nomme une « “statutorisation” des droits subjectifs » (p. 104), c’est-à-dire l’idée que les droits seraient liés à un statut, Colliot-Thélène entend restituer sa radicalité au geste déclaratoire qui procède à « l’abolition de la subordination des droits (de l’homme et du citoyen indissolublement) à une condition d’appartenance », quelle qu’elle soit (p. 130) ; les Déclarations conçoivent en effet les droits subjectifs comme des pouvoirs normatifs que l’individu possède en tant que tel et non en raison de son appartenance à tel ou tel collectif réel ou potentiel (p. 136). À cet égard, il faut souligner le caractère novateur de l’analyse qui est faite au chapitre III du sens de l’expression « droits de l’homme et du citoyen » dans les Déclarations révolutionnaires de 1789 et 1793. Contrairement à ce que l’on dit souvent (c’est une opinion qu’il m’est aussi arrivé de soutenir), elles ne font pas de différence, soutient Colliot-Thélène, entre les droits de l’homme et les droits du citoyen (les « droits politiques »), le droit à la citoyenneté étant lui-même considéré comme un droit naturel : « Les constitutions révolutionnaires ne distinguaient pas le citoyen de l’homme parce qu’elles considéraient que tout homme avait le droit “naturel” d’être citoyen d’une nation libre » (p. 97). C’est ultérieurement, avec la « nationalisation » de la citoyenneté, qu’une distinction a été introduite entre des droits de l’homme revenant à tous, nationaux et non-nationaux, et les droits du citoyen, soumis à une condition d’appartenance. Or cette distinction atténue, voire annule la portée émancipatrice de l’idée de droits subjectifs universellement et également attribuables à tous et à chacun.
- 3 Voir à ce sujet É. Balibar, Citoyen sujet, Paris, Presses universitaires de France, 2011 ; É. Balib (...)
- 4 S’il faut traduire ainsi le mot allemand Herrschaft, qui peut aussi correspondre à « pouvoir », pui (...)
42. Toutefois, ce serait une illusion de se représenter le sujet des droits subjectifs comme libre de toute dépendance : produit de l’État moderne qui l’a libéré de ses anciennes appartenances statutaires, de son « état », le sujet actif des droits (subjectum, Subjekt) est toujours aussi un sujet passif (subditus, Untertan) soumis à des pouvoirs qui le constituent autant qu’ils l’oppriment3. Pour le dire en termes foucaldiens : la subjectivité doit être pensée conjointement avec l’assujettissement ; ou, avec le vocabulaire wébérien, cher à Colliot-Thélène : la domination est inéliminable, même si ses formes sont diverses. Il y a entre droits et pouvoir (ou domination4) une corrélation structurale, de sorte qu’il faut penser leur relation non pas comme une opposition, mais comme une dynamique structurante. Aux formes toujours renouvelées de l’assujettissement répondent des formes imprévisibles de revendication ou d’affirmation de droits : bref, « il n’y a pas de droits sans pouvoirs » ; par conséquent, « il faut […] se garder d’opposer l’institution et la contestation de l’institution » (p. 197). De ce fait, les droits « naturels et imprescriptibles » sont moins un bien qu’il s’agirait de préserver face aux menaces représentées par « les pouvoirs » qu’un outil de conquêtes à élargir et à renouveler, en confrontation avec ces pouvoirs, mais dans un jeu dont les règles sont en bonne partie définies par eux.
5De ces deux propositions, les conséquences sont déclinées tout au long de l’ouvrage ; à première vue, elles paraissent aller dans des directions opposées.
- 5 Voir C. Schmitt, Théorie de la Constitution [1928], L. Deroche (trad.), Paris, Presses universitair (...)
61. S’il est vrai que les droits et leur(s) sujet(s) peuvent et doivent être pensés indépendamment de tout lien d’appartenance (État, classe, nation…), il convient de dénationaliser radicalement la citoyenneté (p. 173 sq.), puisque « [l]e peuple politique n’est pas la nation » (p. 93). D’où cette thèse forte qui donne son titre au livre : on peut, on doit penser la démocratie sans la référer à l’existence, réelle et potentielle, d’un demos ou d’une communauté d’égaux. Ou encore : l’égalité des sujets-citoyens ne passe pas forcément par la co-appartenance à un collectif déterminé. On est ici aux antipodes de la conception « identitaire » de la démocratie exposée par Carl Schmitt dans Théorie de la Constitution5.
- 6 Voir ibid., p. 371.
72. Mais le découplage des droits et de leur hypothétique condition d’appartenance à une communauté particulière ne peut se faire au profit d’une communauté universelle elle aussi illusoire : Colliot-Thélène est tout aussi sévère avec les constructions cosmopolitiques ou mondialistes dont l’essor a accompagné celui de la thématique des droits de l’homme qu’avec les mythologies nationales. C’est que les unes et les autres ont en commun une même conception « statutaire », c’est-à-dire en fin de compte pré-moderne, des droits en termes d’appartenance. Comme Schmitt6, mais pour des raisons opposées aux siennes, Colliot-Thélène dénonce l’illusion d’une Menschheitsdemokratie, d’une démocratie à l’échelle de l’humanité, qui serait en fin de compte aussi dangereuse pour les individus et leurs droits que le mythe national.
8En réalité, la dénationalisation de la citoyenneté (grâce à l’extension, née de multiples luttes sectorielles, des droits des individus au-delà du socle étatique-national qui les avait longtemps portés) et la « dilution de la souveraineté » sont allées de pair, et cette double dispersion nous contraint à penser les droits et leur(s) sujet(s) autrement qu’en termes d’appartenance, et ce quelles que soient la nature et l’étendue de la communauté de référence présumée. Cette dilution, au demeurant, ne signifie aucunement une disparition de la domination. Au contraire, la dispersion de la souveraineté ou du pouvoir va de pair avec le développement de nouvelles formes de domination (par exemple celles des marchés, du capital financier) et de nouvelles formes de contrôle auxquelles il est d’autant plus difficile de résister qu’elles ne sont plus réunies entre les mains d’un « appareil » de pouvoir unique et facile à identifier, l’État (que celui-ci soit considéré comme le vecteur de l’identité nationale ou comme le chargé d’affaires d’une classe dominante). On a ici affaire, en quelque sorte, à un motif foucaldien (bien que Michel Foucault soit peu présent dans le livre, en tout cas de façon explicite) : il y a dissémination et polymorphie des formes de pouvoir, sans que disparaissent pour autant les rapports de domination qui demeurent au fondement de toute formation sociale (pour éviter de parler de « communauté » ou de « société », au risque de substantialiser le lien social).
9Pour autant, il ne s’agit pas de tirer de ce constat du caractère constituant de la domination des conséquences désabusées, à la manière précisément de Max Weber ou (pour partie) de Foucault. En effet, pour Colliot-Thélène, la désubstantialisation de la démocratie ouvre un espace indéfini à la conquête de nouveaux droits : la démocratie sans demos doit pouvoir être aussi le terrain d’une « lutte pour le droit », selon l’expression de Rudolf von Jhering (Der Kampf ums Recht) dont l’enjeu sera l’institutionnalisation de droits nouveaux dont la liste ne saurait être close. La conclusion du livre est parfaitement claire sur ce point :
Que la domination soit présente dans toutes les formes de pouvoir […] est ce qui rend possible la démocratie. […] la démocratie n’est qu’un mode d’aménagement du rapport entre dominés et dominants, dont le noyau réside dans la revendication de droits égaux. […] Ce qui demeure inchangé est la corrélation entre droits et pouvoirs. Sans instances de pouvoir […], les prétentions [des individus et des groupes] n’acquièrent jamais la consistance de droits. (p. 199-200)
10À lire isolément ces lignes, on pourrait imaginer que le livre participe de ce désenchantement – motif ô combien wébérien ! – qu’évoquait le titre d’un précédent ouvrage de Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État. Il n’en est pourtant rien : le propos du livre est bien plutôt que la désubstantialisation de la démocratie, ou sa dissociation d’une « conception statutaire du droit » (p. 117), ouvre la voie à des revendications nouvelles et à la conquête de droits nouveaux. Comme l’a souligné de longue date Pierre Bourdieu, c’est bien plutôt la dénégation du pouvoir et de la domination, l’illusion selon laquelle on pourrait constituer un espace d’interaction libre de contraintes, qui pourrait favoriser le maintien de formes de domination d’autant plus contraignantes qu’elles seront occultées. Sous peine « d’éviter le réel », il faut accepter la « compromission avec la domination » (p. 204) ; il faut bien « composer » avec le pouvoir (p. 205), ou avec les pouvoirs, pour en contester les formes actuellement données. Autrement dit, le livre n’est pas un appel à la résignation ; c’est bien plutôt un plaidoyer pour la reconnaissance des attentes multiformes et polycentriques d’abord des individus, puis de groupes dont l’identité se constitue précisément dans la revendication de leurs droits.
- 7 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit [1797], in Métaphysique des mœurs, t. II, A. Renaut (...)
- 8 Catherine Colliot-Thélène critique à juste titre les interprétations de Simone Goyard-Fabre et d’Al (...)
11Les analyses développées dans l’ouvrage à propos d’auteurs classiques (Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Karl Marx) ou plus récents (de Carl Schmitt à Jacques Rancière et Claude Lefort, en passant bien entendu par Max Weber – et pas mal d’autres) sont éclairantes. Ainsi, la manière à la fois antinaturaliste et anti-statutaire dont Colliot-Thélène comprend les droits subjectifs lui permet de développer, au chapitre premier, une analyse novatrice de la position des droits chez Kant et de la théorie kantienne du droit privé comme « théorie des droits subjectifs en général », ceux-ci étant compris comme un « avoir du sujet » (p. 35). Cette analyse – à laquelle je souscris entièrement – permet de rendre compte de la hiérarchie que Kant introduit, parmi les droits naturels, entre la liberté comme « droit d’avoir des droits » et les autres droits subjectifs (par exemple, le droit à la propriété)7. Elle clarifie également les rapports entre le droit privé et le droit public, ce dernier étant non pas comme on l’a dit parfois8 la condition de possibilité du droit privé, mais sa condition d’effectivité, c’est-à-dire ce qui lui permet de passer du statut de droit « provisoire » (précaire) à celui de droit « péremptoire », c’est-à-dire, en termes kelséniens, de droit non seulement valide mais efficace.
12Autre exemple, les considérations très pertinentes sur Rousseau (p. 60 sq.). À la question classique : « Rousseau était-il démocrate ? », Colliot-Thélène répond en montrant combien les présupposés libéraux de la question (auxquels Schmitt ne fait qu’affecter un signe négatif lorsqu’il prête à Rousseau une conception identitaire du peuple) déforment sa formulation et affectent les réponses proposées. Le vrai problème auquel se confronte Rousseau est celui des manières de surmonter ou de juguler l’écart entre le peuple constituant, sujet idéal de la volonté générale, et le peuple réel, la multitude travaillée par des forces centrifuges. Du coup, la question de la démocratie, qui chez Rousseau relève de la théorie du gouvernement (livre III) et non de celle du pouvoir constituant et de la constitution (livres I et II), se trouve remise à sa place véritable, celle d’une méthode (parmi d’autres) pour atténuer « l’irréductibilité de l’écart entre le peuple réel et le corps politique » (p. 69). Pour ma part, je considère (mais c’est une autre façon de dire la même chose) qu’il faut peut-être distinguer deux concepts de démocratie chez Rousseau : la démocratie comme structure constitutive de la souveraineté, et la démocratie comme forme de gouvernement. Au premier sens, c’est la structure même de la volonté générale qui est démocratique ; au deuxième sens, la démocratie n’est qu’une façon parmi d’autres, et sans doute pas la meilleure, puisque nous ne sommes pas un peuple de dieux, de maintenir la connexion entre le peuple constituant et le peuple réel au moyen d’actes de magistrature appropriés. Seul le « théorème de l’autolégislation » (p. 70), qui génère aussi un mythe, permet de maintenir une connexion, à vrai dire assez artificielle, entre les deux niveaux d’analyse.
13Dans les deux cas que je viens d’évoquer, celui de Kant et celui de Rousseau (mais on pourrait aussi parler de Hegel), le fil conducteur choisi dans le livre – penser la politique moderne à l’aune des droits et de leur sujet – permet de corriger la vision ordinaire de ces auteurs (libérale dans un cas, démocratique dans l’autre) en élucidant leurs présupposés communs, à savoir d’une part une conception identitaire, communautaire ou statutaire de la communauté politique dont il faut à tout prix nous « délivrer » (p. 92), et d’autre part une conception soit naturalisante, soit purement positiviste des droits de l’individu. La « politique des droits de l’homme » a hérité une bonne part des ambiguïtés (et des confusions) qui obèrent la lecture commune de ces classiques.
- 9 Voir en particulier C. Menke, Kritik der Rechte, Berlin, Suhrkamp, 2015, et plus récemment Theorie (...)
- 10 N. Luhmann, « De la fonction des “droits subjectifs” » [1970], O. Mannoni (trad.), Trivium, nº 3, 2 (...)
14Je vais maintenant avancer quelques remarques personnelles sur la question des droits, dont Colliot-Thélène, avec quelques autres9, a décisivement renouvelé l’approche. Ce seront moins des objections que, en dialogue avec l’ouvrage, des éléments de réflexion sur certaines zones d’ombre de l’approche usuelle de la thématique. En s’appuyant sur les analyses décapantes de Niklas Luhmann à propos de la fonction systémique des droits de l’homme (dont l’article sur les droits subjectifs traduit dans la revue Trivium offre un bon condensé10), Colliot-Thélène avance une thèse qui heurte frontalement la représentation commune selon laquelle les droits de l’homme ont pour vocation d’être des remparts contre « les pouvoirs » ; elle rappelle, ce qui paraît difficilement contestable sur le plan de l’histoire des idées, que l’émergence d’une conception universaliste et individualisante des droits subjectifs est contemporaine de la formation de l’État souverain moderne, du grand et puissant Léviathan qui assujettit et constitue tout à la fois les sujets (aux deux sens du mot « sujet » !), lesquels peuvent avoir des droits dans la mesure où ils ne sont soumis qu’au seul pouvoir du souverain. Chez Hobbes, qui est en cela le penseur le plus aigu de la modernité naissante, même les droits inaliénables (dont il est le premier à affirmer l’existence) n’ont de sens que dans le cadre d’une économie de la sujétion car, en dehors de celle-ci, c’est-à-dire dans l’état de nature, il n’y a tout simplement pas de droits, en tout cas pas de droits effectifs, mais au mieux des revendications précaires. Cela ne veut pas dire que les droits sont des leurres : tout le livre est au contraire un plaidoyer théorique pour une politique des droits, la seule qui soit pensable dans le contexte de la modernité avancée, marquée par l’effacement relatif de la forme étatique de la souveraineté et par le développement de logiques de pouvoir concurrentes. Seulement, et c’est toute la subtilité de l’argument, la politique des droits doit, plutôt que de l’ignorer, prendre appui sur le constat de la solidarité entre droits et domination, ou entre droits et pouvoirs, pour (rétro)agir sur (contre) les formes de domination qui ont provoqué la formation de ces pôles de revendication de droits que sont les individus, les « sujets ».
- 11 M. Abélès, Penser au-delà de l’État, Paris, Belin, 2014.
15Par rapport à cette conception agonistique des droits, que je partage dans une large mesure, la question que je me pose est celle de leur institutionnalisation, de sa nécessité et de son tempo. Si l’on accepte l’idée que cette institutionnalisation est requise afin que les droits ne soient pas de simples revendications (et un droit est tout autre chose qu’une aspiration légitime, comme l’ont souligné Herbert Hart et Joel Feinberg), la question des formes qu’elle peut recevoir dans le contexte d’une politique post-étatique, d’une politique qui pense au-delà de l’État, pour évoquer le titre d’un livre de Marc Abélès11, fait incontestablement difficulté. Tant que l’État souverain était le destinataire ultime de ces revendications (individuelles ou collectives), il était aussi l’agent de leur institutionnalisation par la loi, des politiques publiques et des mesures administratives appropriées. Or la « dilution de la souveraineté » dont parle justement Colliot-Thélène pose le problème des formes institutionnelles para- ou post-étatiques de la reconnaissance des droits. Certes, elle a raison de souligner qu’il faut « s’émanciper du cadre qui a présidé à la restatutorisation de la citoyenneté » et « libérer le sujet de droits de son identité nationale » (p. 182) ; mais comment peut s’opérer l’inscription dans le réel des revendications de ce sujet « déterritorialisé » en devenir, si elle ne peut plus être le fait d’une « logique communautaire » comme celle de l’appartenance nationale ou celle des appartenances sociales (p. 162) ? L’existence de conventions et de juridictions internationales n’est évidemment qu’une réponse partielle, peu satisfaisante quant au fond, à cette question de l’institutionnalisation transétatique des droits ; or elle est nécessaire, si l’on ne veut pas que le langage des droits reste une simple rhétorique. L’invocation du développement de la soft law indique une direction, mais elle demeure floue et risquée.
16Dans un autre ordre d’idées : si le point d’appui de la lutte pour les droits est bien l’individu, comme Colliot-Thélène le soutient avec insistance, faut-il renoncer à la revendication de droits collectifs (telle n’était certes pas sa position !), ou bien les concevoir d’une manière strictement distributive (les droits des femmes étant alors une dénomination partiellement inadéquate des droits que chaque femme revendique et se voit éventuellement reconnaître) ? N’y a-t-il pas alors un hiatus entre la forme nécessairement collective de la lutte pour les droits et le caractère individuel de leur exercice ? Je comprends bien les raisons historiques, politiques et philosophiques qui poussent à conjurer le spectre des macro-sujets (le prolétariat, la bourgeoisie…) ; je comprends aussi l’importance qui revient à la déclinaison individuelle des droits. Mais ne faut-il pas se donner les moyens de penser quelque chose comme des droits collectifs sans sujet collectif ? Là aussi, il me semble que l’inscription des droits dans le contexte d’institutions, voire la conception des droits comme des institutions – des « institutions-choses » et non pas des « institutions-personnes », pour reprendre une distinction de Maurice Hauriou – pourrait permettre d’éviter le débat aporétique entre conception individualiste et conception holiste des droits.
- 12 Voir A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1835-1840], Paris, Gallimard, 1961, p. 4 et p (...)
17Une dernière interrogation concerne l’usage même du mot « démocratie ». La grande innovation d’Alexis de Tocqueville a été de substituer au concept classique de la démocratie comme forme de gouvernement celui de la démocratie comme état social d’égalité des conditions12. Cette innovation, qui a conféré au terme une extension inédite et qui a contribué à en faire une sorte de repère normatif universel, est, en raison du positionnement de son auteur, généralement associée à une vision libérale de la société, soucieuse de délimiter l’extension et les pouvoirs du politique et de rappeler à l’État qu’il n’est, en tout état de cause, qu’une superstructure. Ce n’est pas le moindre intérêt de La démocratie sans « demos » que de s’approprier sans le dire cette conception « sociale » et polycentrique (ou plutôt « acentrique ») de la démocratie pour en faire – ce qui n’était certainement pas l’intention de Tocqueville ! – un outil en faveur d’une vision combative des « formes, pour partie encore inchoatives, dans lesquelles la pratique démocratique peut se perpétuer ou se renouveler » (p. 200). De façon conséquente, Colliot-Thélène considère que le but de la politique démocratique des droits ne peut pas être de substituer à l’État national un « ordre normatif affranchi des limites de l’ordre étatique » (ibid.) ; elle considère que les programmes de politique cosmopolitique (on peut penser ici aux travaux de Thomas Pogge, qui seront longuement commentés dans Le commun de la liberté) restent « tributaire[s] de la téléologie historique inspirée par la formation des États nationaux » (p. 201). La critique touche juste, et souligne la difficulté qu’éprouve la philosophie politique à « penser au-delà de l’État ». Mais peut-on faire jusqu’au bout l’économie d’une institutionnalisation des enjeux et des acquis des luttes ? La conquête de nouveaux droits, même si elle ne donne pas naissance à une société civile mondiale qui conserverait les traits de la structure politique qu’elle a vocation à remplacer, appelle d’elle-même la constitution de nouvelles configurations de pouvoir avec lesquelles il s’agira de « composer », donc d’institutions qui, sans être calquées sur le modèle étatique, seront susceptibles de répondre, sans doute provisoirement, à la revendication multilatérale des droits. Bref, la démocratie instituante ne doit-elle pas inventer, quitte à les défaire constamment, des formes inédites de démocratie instituée ?
Le commun de la liberté : le pouvoir libérateur de la propriété
- 13 C. Colliot-Thélène, « Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lut (...)
18Le commun de la liberté est paru onze ans après La démocratie sans « demos » et en constitue le prolongement naturel. Partant de la question des droits subjectifs, qui était l’outil permettant dans le précédent livre de mettre en question les conceptions dominantes de la démocratie et du politique en général, cet ultime opus en déduit une conception élargie, « sociale », si l’on veut, de la propriété, entendue de manière « kantienne-lockienne » comme ce qui constitue le « propre » des individus, et entreprend de fonder une politique de la solidarité exempte de moralisme et de misérabilisme. Ce livre est ainsi l’accomplissement du programme exposé dans un article publié en 2009, « Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique »13.
- 14 Confusion déplorable et génératrice d’erreurs de jugement ; car le libéralisme, en toutes ses varia (...)
- 15 Pour une approche historique solide du néolibéralisme, voir S. Audier, L’invention du néolibéralism (...)
- 16 É. Balibar, « “My self”, “my own” : variations sur Locke », in Citoyen sujet, p. 121-154.
- 17 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit, p. 26.
19J’aimerais d’abord relever l’aptitude peu commune qu’avait Colliot-Thélène à prendre à contrepied, sans avoir l’air d’y toucher, les opinions reçues, y compris dans son propre camp, si j’ose employer ce vocabulaire guerrier. Alors que toutes celles et ceux qui revendiquent une forme ou une autre de pensée politique critique fustigent le libéralisme, souvent confondu avec le capitalisme14, et plus encore le « néolibéralisme »15, identifié au mal absolu (ce qui interdit toute critique rigoureuse), Colliot-Thélène n’hésite pas à se réclamer de « l’individualisme libéral », en soulignant à bon droit qu’il importe de distinguer le libéralisme juridique et politique, dont la pensée de Kant, plus que celles de Benjamin Constant ou de Tocqueville, offre à ses yeux le paradigme, et le libéralisme économique, en tant qu’idéologie d’accompagnement et de justification d’une organisation de la production et de la société adaptée aux besoins du système de production capitaliste. Sans hésiter, elle prend donc la défense des droits individuels et de la propriété privée, jadis objets de suspicion de la part des différents courants de la pensée progressiste ou révolutionnaire, tout en soulignant la nécessité de repenser ce concept de propriété, dont elle rappelle, à la suite notamment d’Étienne Balibar16 (j’ajoute : et de Hegel, déjà ! – mais elle était d’accord avec cela), qu’avant de désigner l’appropriation des choses et des êtres, la notion de propriété permet de nommer le travail d’appropriation de soi grâce auquel chacun, sous certaines conditions, peut constituer son « propre », accéder à son identité non pas seulement psychologique, mais aussi juridique (celle de la personne), puis politique (celle du citoyen). Cette constitution du propre est à ses yeux l’enjeu profond de l’approche révolutionnaire des droits consignée dans la Déclaration de 1789, qui se fonde sur le principe de l’égale liberté des sujets de droit (des personnes), dont Kant fait « le seul et unique droit inné »17, en tant qu’il est la condition génératrice de l’ensemble des autres droits, « naturels » ou positifs, des individus. De cette manière, on peut considérer que l’introduction de la Doctrine du droit, avec la distinction qui y est faite, parmi les natürlichen Rechte, entre le droit inné (l’égale liberté) et les droits « acquis », forme une sorte de commentaire spéculatif des deux premiers articles de la Déclaration de 1789 ; j’y reviens tout à l’heure. Il convient, dans cette perspective, de souligner le potentiel émancipateur d’un libéralisme des droits bien différent de la vision bourgeoise (c’est-à-dire privative et excluante) des droits de l’homme stigmatisée par Marx dans La question juive.
- 18 Voir parmi d’autres exemples le livre de P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au (...)
- 19 Catherine Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité, (...)
- 20 K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », J.-P. Lefebvre (dir.), G. Badia, É. Balibar, (...)
- 21 K. Marx, Le capital : critique de l’économie politique, livre I [1867], J.-P. Lefebvre (dir.), É. B (...)
20Deuxième originalité du propos, que je tiens à souligner (il y en aurait bien d’autres) : alors que la thématique des communs est devenue une sorte de passage obligé des théories critiques de la société18, notamment parce qu’elle ouvre la voie à un recoupement des interrogations socio-politiques et des questions écologiques, Colliot-Thélène, en se fondant notamment sur les Grundrisse de Marx et sur certaines conceptions de la solidarité sociale qu’on trouve chez Léon Duguit, dans le solidarisme et chez les théoriciens du « socialisme juridique » (comme Emmanuel Lévy), propose une interprétation qui prend le contrepied de l’orientation anti-individualiste qu’a en général la mobilisation de la thématique des communs. Elle récuse ainsi l’opposition entre individu et communauté, ou entre droits individuels et droits collectifs, et cherche à penser « un commun sans communauté »19, en endossant l’exigence intransigeante de l’effectivité des droits de chacun, y compris de celles et ceux qui ne font partie d’aucune communauté locale ou globale, des exclus de toute sorte ; ce qui est une manière originale de prendre en charge la question, aujourd’hui très discutée, de « l’accès » aux droits. Le commun, c’est d’abord, conclut-elle de sa passionnante et décapante lecture de Marx, « l’appropriation par les individus des conditions objectives de leur vie » (p. 129). Dans cette perspective, il faut voir en Marx un défenseur, à l’encontre du mouvement de l’accumulation capitaliste, des droits de la propriété privée (entendue comme ensemble des « rapports [de la communauté] à ses conditions naturelles de production en tant qu’elles sont les siennes »20). En effet, ce mouvement conduit à une désappropriation, à un « renversement inévitable des lois de la propriété privée en lois de l’appropriation capitaliste » (p. 136) et donc, selon les propres termes de Marx, à un « divorce entre propriété et travail » qui est « la conséquence directe d’une loi qui procédait en apparence de leur identité »21. D’où cette conclusion très originale : la cible de Marx, dans les Grundrisse et Le capital, n’est pas la propriété privée (que Marx souhaiterait en un sens restaurer), mais la dépossession, la perte du « propre » (p. 138). C’est donc au nom du droit de chacun à la propriété privée (entendons : au « propre »), et non pas contre lui, que Marx condamnerait l’exploitation capitaliste ! On est loin, bien entendu, de la compréhension usuelle (sans doute depuis Friedrich Engels) de la critique marxiste des droits « formels » au nom des « droits réels » ; cette critique ordinaire est fondée sur le seul texte de La question juive, généralement mal compris par ailleurs (rappelons qu’aucun texte de Marx, publié ou non, ne développe expressis verbis cette opposition), et Colliot-Thélène rappelle à bon droit que ce « lieu commun » ne saurait être tenu pour le dernier mot de Marx sur la question des droits, bien au contraire (p. 123). Il faut mesurer et apprécier l’audace de ce renversement de l’opinion dominante ; il se fonde en particulier sur un passage situé à la fin du livre I du Capital, dans lequel Marx présente l’abolition du capitalisme comme une restauration de la propriété individuelle, distinguée à cette occasion de la propriété privée, telle qu’elle a été elle-même abolie (aufgehoben) par le capitalisme lui-même. Je cite ce texte étonnant :
- 22 K. Marx, Le capital…, livre I, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 735-736 (ou Paris, Presses univer (...)
Le mode d’appropriation capitaliste issu du mode de production capitaliste, la propriété privée capitaliste donc, est la négation première de la propriété privée individuelle, fondée sur le travail fait par l’individu. Mais la production capitaliste engendre à son tour, avec l’inéluctabilité d’un processus naturel, sa propre négation. C’est la négation de la négation. Celle-ci ne rétablit pas la propriété privée mais, en tout état de cause, [elle rétablit] la propriété individuelle fondée sur les conquêtes mêmes de l’ère capitaliste : sur la coopération et la propriété commune de la terre et des moyens de production produits par le travail lui-même.
La transformation de la propriété privée morcelée, fondée sur le travail propre des individus, en propriété privée capitaliste est naturellement un processus incomparablement plus long, plus rude, plus difficile que la transformation de la propriété privée capitaliste, qui de fait repose déjà sur un système de production social, en propriété sociale. Dans le premier cas, il s’agissait de l’expropriation de la masse du peuple par un petit nombre d’usurpateurs ; ici, il s’agit de l’expropriation d’un petit nombre d’usurpateurs par la masse du peuple22.
- 23 Je propose cette traduction du verbe betätigen, dont il est fait un usage massif dans les Manuscrit (...)
21Cette utilisation à contre-emploi de Marx comme défenseur de la propriété privée en surprendra plus d’un ; elle m’a moi-même conduit à réviser un ensemble de croyances héritées d’une culture marxiste assimilée de façon insuffisamment critique ; il faudra reprendre en détail les textes (principalement ceux des Grundrisse et du Capital, mais aussi déjà de L’idéologie allemande) pour examiner jusqu’à quel point elle mérite d’être nuancée. Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître un immense mérite à cette lecture de Marx : elle nous contraint à mettre à distance l’interprétation (les interprétations) marxiste(s) habituelle(s), ce qui est extrêmement difficile, tant elles ont modelé la façon commune de lire ses écrits de la part des partisans aussi bien que des adversaires. Lire Marx à partir de l’anthropologie des Grundrisse et du chapitre du Capital sur la « prétendue accumulation initiale », c’est une façon de s’extirper des débats sur l’humanisme ou l’antihumanisme, sur la continuité ou la coupure, débats qui ont, qu’on le veuille ou non, formaté depuis une bonne cinquantaine d’années notre intelligence de son œuvre, singulièrement en France. Cette remise en chantier de la conception marxienne de la propriété et de son Aufhebung (un vocable hégélien que Marx s’approprie sans modération) est aussi, par-delà les critiques et les célébrations de sa pensée, une incitation à rendre à Marx la place d’un authentique défenseur des droits de l’individu désocialisé, séparé par le capitalisme de lui-même autant que de la nature, et défini par un manque : « l’absence de propriété » (p. 142), l’absence de propre, le défaut d’une identité susceptible d’être « activée »23.
- 24 E. Kant, Doctrine du droit, § 8-9, p. 48-51, et § 15-16, p. 60-65.
- 25 Voir la n. 29, p. 381, de sa traduction de la Métaphysique des mœurs : « […] c’est le droit public (...)
- 26 E. Kant, Doctrine du droit, § 15, p. 61 : « […] cette acquisition provisoire est […] une véritable (...)
- 27 E. Kant, Nachlass, in Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Be (...)
- 28 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, P. Bouretz (dir.), 2e partie, L’impérialisme [1951], M. L (...)
- 29 W. Kersting, Kant über Recht, Paderborn, Mentis, 2004 ; W. Kersting, Wohlgeordnete Freiheit, 2e éd. (...)
- 30 Voir en ce sens J.-F. Kervégan, « Les droits de l’homme », in Notions de philosophie, D. Kambouchne (...)
22Je vais pour finir évoquer la première partie du livre, en grande partie consacrée à Kant et à la partie la moins fréquentée, car souvent jugée désuète, de sa Doctrine du droit : la théorie du droit privé. Cette partie développe et précise la position originale déjà défendue dans La démocratie sans « demos », avec laquelle je suis en très large accord : la théorie kantienne du droit privé est avant tout une théorie des droits subjectifs qui tire avec beaucoup de conséquence la leçon philosophique du changement de perspective sur le droit et les droits opéré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (voir p. 83 sq.). Il faut souligner l’originalité de ce type de lecture : la littérature consacrée à la Doctrine du droit (il y en a assez peu en langue française, d’ailleurs) se concentre en général sur le « droit public » et le « droit cosmopolitique », et enjambe, en quelque sorte, le droit privé. À l’appui de cela, on a produit une interprétation fautive de la distinction que fait Kant, dans sa doctrine du droit privé, entre « droit provisoire » et « droit péremptoire »24 ; cette interprétation, soutenue par exemple par Alain Renaut25, fait du droit public la condition de possibilité du droit privé, parce que lui seul rend péremptoires les droits provisoires des individus dans cet état de droit privé qu’est l’état de nature. Or Kant soutient au contraire que les droits subjectifs naturels (die natürlichen Rechte) que le droit privé rationnel (das Naturrecht) confère aux individus indépendamment de l’existence d’un pouvoir commun capable de sanctionner leur violation, sont pleinement des droits, bien qu’ils soient « provisoires », il faut comprendre : précaires26 ; ce qui leur fait défaut, c’est la garantie d’effectivité que leur offre le droit public rationnel, autrement dit la puissance de l’État, en sanctionnant leur non-respect. De fait, la déduction des droits subjectifs, au premier rang desquels se situe le droit de chacun à être propriétaire de quelque chose, et avant tout de soi-même, se fonde entièrement sur ce qu’un brouillon de Kant que Colliot-Thélène exhume du Nachlass nomme le « droit de l’humanité en notre propre personne »27 : ce droit est en quelque sorte le principe générateur des droits subjectifs et des obligations corrélatives d’autrui, bref, le « droit d’avoir des droits », selon l’expression que popularisera Hannah Arendt dans un passage fameux des Origines du totalitarisme28. Colliot-Thélène est donc entièrement fondée à dire que « le “droit de l’humanité” consacre l’universalité du “droit à avoir des droits” » (p. 67) et qu’il est « le fondement normatif ultime de tout droit » (p. 85). Lorsque Kant, dans l’introduction de la Doctrine du droit, proclame que la liberté, ou plutôt l’égale liberté (l’égaliberté, comme dirait Balibar), est « l’unique droit inné », il ne veut pas dire que les autres droits subjectifs, parce qu’ils sont acquis, seraient de pures créations du droit positif institué par l’État, avec ce que cela comporterait de contingent et d’arbitraire. Ces droits, tout en étant naturels (autrement dit, répondant à une pure exigence rationnelle, entérinée ou non par le droit positif), dérivent logiquement de ce droit fondamental (et fondateur) qu’est le droit de chacun à être une personne juridique, ce qui veut dire un être doté de capacités, et non pas la chose d’un autre ; il est sui juris. Cette hiérarchie introduite par Kant à l’intérieur même des droits naturels ne rend pas les droits acquis facultatifs, comme le voudraient certaines interprétations libérales (ou « libéristes ») de Kant, comme celle de Wolfgang Kersting29, que Colliot-Thélène prend pour cible en raison même de la qualité incontestable de son argumentation. Au contraire, Kant fait de ces droits subjectifs dérivés (« acquis ») la déclinaison ou l’exercice nécessaire du droit fondamental d’avoir des droits (qui n’est peut-être pas à proprement parler un droit, mais plutôt une position statutaire). Une observation à ce propos : on peut voir dans la distinction kantienne entre droit inné et droits acquis une explicitation de celle qui est faite implicitement dans la Déclaration française des droits entre l’égale liberté (article 1) et les différents droits subjectifs fondamentaux (liberté, propriété, sûreté, résistance à l’oppression) énoncés à l’article 230 ? L’enjeu de la discussion est loin d’être purement théorique : il concerne le statut de certains droits fondamentaux, qu’on peut considérer soit comme des facultés ouvertes à ceux qui savent s’en saisir (interprétation libériste du droit de propriété, du droit au travail, etc.), soit comme des conséquences nécessaires de la qualité même des sujets de droit (interprétation libérale, mais non libériste, de Colliot-Thélène) : ces droits fondamentaux formulent les « conditions nécessaires » de « l’auto-affirmation de l’individu comme personne » (p. 95), la première de ces conditions étant le droit d’« avoir sur terre un lieu pour vivre » (p. 91). C’est sur ce point que peut s’opérer la connexion entre les considérations sur Kant (première partie) et les réflexions plus politiques sur les formes de l’exclusion affectant les pauvres et les migrants (troisième partie).
- 31 A. Honneth, Droit de la liberté : esquisse d’une ethnicité démocratique, F. Joly, P. Rush (trad.), (...)
23Un mot encore sur la deuxième partie. J’ai déjà évoqué le chapitre sur Marx, qui développe des vues très originales sur la conception marxienne de la propriété : selon Colliot-Thélène, au-delà de la critique bien connue, dans La question juive, de l’idéologie des droits de l’homme (mais pas forcément de ces droits eux-mêmes, s’ils sont adéquatement compris), il y a dans les Grundrisse et Le capital une théorie positive des droits, y compris du droit de propriété, fondée sur l’idée suivant laquelle « ce n’est pas la propriété qui a besoin d’une explication, […] mais bien plutôt son absence » (p. 109). D’où résulterait – mais sur ce point l’argumentation ne peut que souffrir du manque d’appuis textuels consistants, comme toujours chez Marx lorsqu’il s’agit de ce qui viendrait « après » le capitalisme – une conception « communiste » de la propriété privée, fondée sur l’élucidation des « conditions matérielles de l’être-sujet » (p. 147) ; une idée qui, à partir de tout autres prémisses, a aussi été développée dans une version plus offensive par Toni Negri. Mesurées à cette aune, les conceptions de la solidarité sociale examinées au chapitre IV, y compris celles qui sont de provenance francfortoise (je pense au Droit de la liberté d’Axel Honneth31) apparaissent timides. Ce n’est pas le moindre mérite des considérations de Colliot-Thélène sur Marx que de nous rappeler la composante utopique (le terme étant pris, comme chez Ernst Bloch, peut-être aussi chez Cornelius Castoriadis, en un sens positif) de sa pensée.
24Il y a une continuité profonde, et revendiquée, entre La démocratie sans « demos » et Le commun de la liberté. Pour la caractériser brièvement, elle tient à la conviction que l’individu est à la fois l’agent et le point d’application de toute politique, en particulier de toute politique d’émancipation. D’où la critique de ce qu’on peut appeler les mythèmes démocratiques (souveraineté, nation, etc.) dans le premier livre et, dans le deuxième, la revendication d’un individualisme libéral repensé. Bien sûr, il n’est d’émancipation (politique, en tout cas) que collective ; mais la conviction de Colliot-Thélène, appuyée sur une évaluation lucide des apories de la pensée « de gauche », est que cette émancipation ne peut aboutir que si elle permet aux individus, à tous les individus, quelles que soient les propriétés qui contribuent à leur identité, de constituer cette identité en conquérant des droits. Nous devons conserver en mémoire cette leçon.
Notes
1 Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 195. Dans cette partie, les indications de pages entre parenthèses renvoient à cet ouvrage.
2 Il faut bien entendu distinguer l’apparition de l’expression elle-même, à la toute fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle (vers 1830, John Austin s’étonne dans ses Lectures on Jurisprudence de son utilisation par les juristes allemands, qui lui paraît incongrue), et celle de l’idée de droits subjectifs et de sujet de droit, dont certains (Michel Villey) font remonter les origines au nominalisme occamien. Elle trouve ses premières expressions contournées et ambiguës chez Francisco Suarez et chez Hugo Grotius, et sa première définition claire au chapitre XIV du Léviathan, avec la distinction, ou l’opposition entre jus et lex, c’est-à-dire entre droit subjectif et droit objectif.
3 Voir à ce sujet É. Balibar, Citoyen sujet, Paris, Presses universitaires de France, 2011 ; É. Balibar, La proposition de l’égaliberté, Paris, Presses universitaires de France, 2010, première partie.
4 S’il faut traduire ainsi le mot allemand Herrschaft, qui peut aussi correspondre à « pouvoir », puisque herrschen signifie aussi bien régner ou exercer un pouvoir que dominer. Le français « dominer » a, me semble-t-il, des connotations bien plus négatives que le terme allemand. La Herrschaft, comme le montre la fameuse théorie wébérienne des types de légitimité, comporte toujours une revendication de légitimité, alors qu’un soupçon d’illégitimité prima facie pèse sur la domination.
5 Voir C. Schmitt, Théorie de la Constitution [1928], L. Deroche (trad.), Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 361 : « la démocratie est une forme d’État (Staatsform) répondant au principe de l’identité (celle du peuple concrètement existant avec lui-même) » (traduction modifiée).
6 Voir ibid., p. 371.
7 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit [1797], in Métaphysique des mœurs, t. II, A. Renaut (éd. et trad.), Paris, Flammarion (GF), 1994.
8 Catherine Colliot-Thélène critique à juste titre les interprétations de Simone Goyard-Fabre et d’Alain Renaut, qui mécomprennent l’un et l’autre la position du droit privé dans l’économie de la Doctrine du droit.
9 Voir en particulier C. Menke, Kritik der Rechte, Berlin, Suhrkamp, 2015, et plus récemment Theorie der Befreiung, Berlin, Suhrkamp, 2022.
10 N. Luhmann, « De la fonction des “droits subjectifs” » [1970], O. Mannoni (trad.), Trivium, nº 3, 2009, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trivium.3265. Voir aussi N. Luhmann, Ausdifferenzierung des Rechts, Francfort, Suhrkamp, 1987, p. 360 sq. ; N. Luhmann, Das Recht der Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 1993, p. 151 sq. ; N. Luhmann, « Das Paradox der Menschenrechte », in Soziologische Aufklärung, Opladen, Westdeutscher Verlag, vol. VI, 1995, p. 229-236. Sur cette question, voir J.-F. Kervégan, « Position de la question des droits chez Luhmann », in Niklas Luhmann. Une théorie générale de la société, I. Aubert, E. Debray (dir.), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2023, p. 123-135.
11 M. Abélès, Penser au-delà de l’État, Paris, Belin, 2014.
12 Voir A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1835-1840], Paris, Gallimard, 1961, p. 4 et passim.
13 C. Colliot-Thélène, « Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique », L’année sociologique, nº 59, 2009, p. 231-258, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/anso.091.0231. Voir également C. Colliot-Thélène, « L’interprétation des droits de l’homme : enjeux politiques et théoriques au prisme du débat français », Trivium, nº 3, 2009, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trivium.3290.
14 Confusion déplorable et génératrice d’erreurs de jugement ; car le libéralisme, en toutes ses variantes, est une doctrine ou une idéologie, alors que le capitalisme est une forme d’organisation économico-sociale. Il n’y a pas plus de sens à parler d’économie libérale que de pensée capitaliste.
15 Pour une approche historique solide du néolibéralisme, voir S. Audier, L’invention du néolibéralisme : histoire, concepts, controverses, vol. I, Devant la crise du libéralisme. Du colloque Lippmann à la société du Mont Pèlerin, Lormont, Le Bord de l’eau, 2022.
16 É. Balibar, « “My self”, “my own” : variations sur Locke », in Citoyen sujet, p. 121-154.
17 E. Kant, « Introduction », in Doctrine du droit, p. 26.
18 Voir parmi d’autres exemples le livre de P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014 ; M. Hardt, A. Negri, Commonwealth [2012], E. Boyer (trad.), Paris, Gallimard (Folio. Essais), 2013.
19 Catherine Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité, Paris, Presses universitaires de France, 2022, p. 273. Dans cette partie, les indications de pages entre parenthèses renvoient à cet ouvrage.
20 K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », J.-P. Lefebvre (dir.), G. Badia, É. Balibar, J. Bidet et al. (trad.), Paris, Éditions sociales, 2011, p. 450.
21 K. Marx, Le capital : critique de l’économie politique, livre I [1867], J.-P. Lefebvre (dir.), É. Balibar, G. Cornillet, G. Espagne et al. (trad.), Paris, Éditions sociales, 2016, p. 567 (autre édition : J.-P. Lefebvre (dir.), J. Roy (trad.), Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 654).
22 K. Marx, Le capital…, livre I, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 735-736 (ou Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 856-857). Le texte est cité et commenté dans Le commun de la liberté, p. 136 sq.
23 Je propose cette traduction du verbe betätigen, dont il est fait un usage massif dans les Manuscrits de 1844 et L’idéologie allemande.
24 E. Kant, Doctrine du droit, § 8-9, p. 48-51, et § 15-16, p. 60-65.
25 Voir la n. 29, p. 381, de sa traduction de la Métaphysique des mœurs : « […] c’est le droit public qui fonde le droit privé ».
26 E. Kant, Doctrine du droit, § 15, p. 61 : « […] cette acquisition provisoire est […] une véritable acquisition ».
27 E. Kant, Nachlass, in Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des sciences de Prusse, Berlin – Leipzig, W. de Gruyter, 1934, t. XIX, p. 297, cité in C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté…, p. 66.
28 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, P. Bouretz (dir.), 2e partie, L’impérialisme [1951], M. Leiris (trad.), Paris, Gallimard (Quarto), 2002, p. 599.
29 W. Kersting, Kant über Recht, Paderborn, Mentis, 2004 ; W. Kersting, Wohlgeordnete Freiheit, 2e éd., Paderborn, Mentis, 2007.
30 Voir en ce sens J.-F. Kervégan, « Les droits de l’homme », in Notions de philosophie, D. Kambouchner (dir.), Paris, Gallimard (Folio), 1995, t. II, p. 637-696.
31 A. Honneth, Droit de la liberté : esquisse d’une ethnicité démocratique, F. Joly, P. Rush (trad.), Paris, Gallimard, 2015.
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Référence papier
Jean-François Kervégan, « De La démocratie sans « demos » au Commun de la liberté : portée et limites d’une politique des droits subjectifs », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 61 | 2024, 13-29.
Référence électronique
Jean-François Kervégan, « De La démocratie sans « demos » au Commun de la liberté : portée et limites d’une politique des droits subjectifs », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 21 juin 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/3375 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vsc
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