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  • 1 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité, Paris, (...)
  • 2 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011.
  • 3 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, P. Bouretz (dir.), 2e partie, L’impérialisme [1951], M. L (...)

1Catherine Colliot-Thélène, philosophe politique disparue en 2022, a livré, dans son dernier ouvrage Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité paru aux Presses universitaires de France cette même année1, une nouvelle étape importante de sa philosophie de la démocratie élaborée une dizaine d’années plus tôt dans la continuité de sa lecture de Max Weber et de ses réflexions de longue date sur la notion de droits subjectifs. Le dossier de ce nº 61 des Cahiers de philosophie de l’université de Caen est l’heureux prolongement de deux colloques, l’un consacré spécifiquement au dernier livre de Catherine Colliot-Thélène, organisé en juin 2023 au centre Marc Bloch de Berlin, l’autre rendant hommage à l’œuvre entière de la philosophe, organisé en décembre 2023 à l’université Paris 1. Comme la plupart des contributeurs au dossier le remarquent, Le commun de la liberté forme un ensemble avec La démocratie sans « demos »2. En un sens, il est la suite directe de ce précédent ouvrage. Il est issu des problèmes que La démocratie sans « demos » avait permis de formuler. L’originalité marquante de ce livre venait de la critique qu’il proposait du principe de l’autolégislation du peuple formulé notamment par Rousseau, qui sous-tend la définition traditionnelle de la démocratie comme gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Cette définition, montrait Colliot-Thélène, conduit à des apories liées à la conception du pouvoir et de la domination dont la démocratie prétend venir à bout, et liées surtout à une définition du peuple qui implique nécessairement de construire des frontières et d’exclure ce qui n’est pas le peuple – apories d’une pensée de la démocratie qui se formule en termes de souveraineté à l’ère du transnational, du global, et de l’érosion de l’État nation. Colliot-Thélène entendait renouveler complètement la définition de la démocratie en repartant de l’idée de droits subjectifs, du « droit d’avoir des droits »3 selon la formule de Hannah Arendt dont elle propose une réinterprétation, mais surtout des droits subjectifs de Weber, qu’elle rapproche des droits subjectifs d’Emmanuel Kant pour sortir de la logique aporétique de l’appartenance et de l’identité. Ainsi, c’est tout naturellement qu’elle a été conduite, dans Le commun de la liberté, à interroger l’un de ces droits, le droit de propriété, et plus généralement le rapport entre propriété et droits sociaux. En ce sens, son dernier ouvrage poursuit la critique des apories de l’inclusion à l’aide de Kant et de Marx cette fois, plutôt que de Kant et Weber. Il promeut une redéfinition de la démocratie qui se situe une nouvelle fois dans cet écart interne à la gauche, en s’attaquant à un élément très sensible dans les pensées d’inspiration marxiste, la propriété, et en l’arrachant à l’alternative entre un libéralisme fondé sur la défense de la propriété privée et un communisme qui la suspecte ou veut l’abolir. Il s’agit pour Colliot-Thélène de repenser l’individualisme pour ne pas l’abandonner aux libéraux.

  • 4 C. Colliot-Thélène, « Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lut (...)
  • 5 C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État. De Hegel à Max Weber, Paris, Minuit, 1992.

2Pour rendre justice à la richesse et à la profondeur de l’ouvrage de Colliot-Thélène, les différentes contributions que nous publions ici se sont donné pour tâche d’en discuter plusieurs aspects, qui sont étroitement articulés entre eux dans Le commun de la liberté, et que l’on peut expliciter ainsi – sans prétendre les épuiser : l’élaboration d’une théorie de la démocratie susceptible de repenser tant l’exclusion que l’hospitalité ; une réflexion sur l’articulation du droit et de la politique et sur ce que Colliot-Thélène appelle depuis 2009 une « politique des droits subjectifs »4 ; une analyse des droits sociaux sur la base d’une reprise de la philosophie politique déployée depuis La démocratie sans « demos », et même depuis l’ouvrage séminal qu’est Le désenchantement de l’État. De Hegel à Max Weber5.

3Dans sa contribution « De La démocratie sans “demos” au Commun de la liberté : portée et limites d’une politique des droits subjectifs », Jean-François Kervégan dégage la « politique des droits subjectifs » que les deux ouvrages proposent en soulignant leur originalité. Il relie leur contribution à une théorie critique de la société, notamment à partir de Marx. Identifiant le motif foucaldien du premier ouvrage selon lequel les rapports de pouvoir, loin de disparaître, demeurent au fondement de toute formation sociale, Kervégan tire toutes les conséquences du geste critique de Colliot-Thélène qui consiste à refuser de subordonner les droits de l’homme et du citoyen à l’appartenance à un collectif, quel qu’il soit, et il pose le problème de l’institutionnalisation des droits. Ce faisant, il met au jour la continuité profonde entre La démocratie sans « demos » et Le commun de la liberté : dans les deux livres, en effet, se déploie une pensée de l’individu, d’un individu qui revendique et conquiert des droits, et qui est à la fois l’agent et le point d’application de toute politique, même si cette politique émancipatoire est toujours collective.

4Dans son article « Droits, propriété et exclusion. Une discussion avec Catherine Colliot-Thélène », Isabelle Aubert s’intéresse tout particulièrement au traitement des thèmes de la propriété et de l’exclusion dans Le commun de la liberté. Elle analyse les enjeux de l’usage paradoxal que fait Colliot-Thélène des théories de Kant et de Marx pour appréhender la propriété. Aubert montre alors comment la spécificité de cette analyse de la propriété ouvre sur une approche originale de l’exclusion qui comprend cette dernière à partir de la dépossession ou de l’absence de propriété. L’exclusion constitue le défi majeur posé aux principes universalistes des démocraties contemporaines. Aubert entend prolonger cette approche de l’exclusion en l’articulant à des analyses sociologiques et ethnologiques.

5Dans « Rights beyond the Unencumbered Self : Property-Freedom and Federation against Property-Theft and Centralisation », Agustín José Menéndez propose une lecture du Commun de la liberté qui consiste à interpréter cet ouvrage comme une contribution majeure à la philosophie politique des « Lumières radicales ». Resituant l’ouvrage dans ce projet politico-philosophique et rappelant la redéfinition de la démocratie amorcée dans La démocratie sans « demos » sur la base d’un individualisme méthodologique des droits arraché à toute perspective néolibérale, l’article étudie la manière dont les démocraties existantes sont mises à l’épreuve de deux figures symptomatiques, le pauvre et le réfugié. Il discute dans un deuxième temps les conceptions de la propriété, de la citoyenneté et des statuts personnels, ainsi que la théorie des droits qui sous-tendent l’entreprise audacieuse de Colliot-Thélène dans Le commun de la liberté.

6Dans la même perspective d’examen critique de la philosophie politique de Colliot-Thélène, et avec l’ambition de prolonger sa pensée au point de butée que constituent les droits sociaux, plusieurs contributions s’attachent particulièrement à l’analyse du droit social que la philosophe a ouverte par son approche spécifique de la propriété. Céline Jouin propose une contribution intitulée « Le droit aux droits acquis. Droit social, droit subjectif et critique du néolibéralisme », qui examine le traitement que Colliot-Thélène réserve au droit social dans ses derniers écrits, formulant l’hypothèse selon laquelle le thème du droit social constitue un point d’inconfort tant pour la philosophe kantienne que pour la philosophe marxienne qu’elle est. L’article interroge en particulier le geste consistant à refonder la démocratie et la citoyenneté sur la base des droits subjectifs, et les enjeux de la refondation, depuis Le commun de la liberté, du droit social lui-même sur cette base. Il se demande alors ce qui reste du droit social une fois effectuée la dé-statutorisation des droits assumée par Colliot-Thélène.

7Vincent Bourdeau, dans « Commun de la liberté ou constitution du droit social ? Catherine Colliot-Thélène et la défense des droits subjectifs », retrace le retour à Kant effectué par Le commun de la liberté et examine les implications d’un geste qui assimile la propriété privée à un droit fondamental universel. Il montre comment cette approche vient renforcer la définition du sujet de droit comme sujet politique défendue dans La démocratie sans « demos » et suggère qu’elle rejoint une voie décrite – et écartée – dans le néo-républicanisme de Philip Pettit, celle de la réciprocité des pouvoirs. L’ambition de Bourdeau est alors de prolonger le propos de Colliot-Thélène à partir de l’un des auteurs qui nourrit la philosophe depuis longtemps, en particulier dans Le désenchantement de l’État : il se demande si un retour à Hegel n’offre pas une meilleure stratégie pour la défense des droits subjectifs, car il permet d’adosser ces derniers à l’antécédence d’un ordre social juste. Ceci suppose selon lui de prendre pleinement au sérieux un droit social au sens strict.

8Élodie Djordjevic, dans sa contribution « Le commun sans la communauté : remarques sur la conception politique des droits de Catherine Colliot-Thélène », interroge le concept de commun qui est élaboré par Colliot-Thélène dans son dernier ouvrage et la conception de la politique sur laquelle il repose. Elle reconstruit le sens de la « politique des droits » de Colliot-Thélène puis en examine les enjeux à partir de l’analyse des droits sociaux et des droits des migrants. S’ensuit une discussion de cette « politique des droits » : si penser le commun politique sans l’autolégislation paraît périlleux, les risques d’hétéronomie que l’approche de Colliot-Thélène vise à conjurer appellent à s’interroger sur ce que peut être une domination – un gouvernement – démocratique. Djordjevic se demande ce qu’il en est de la domination dans la démocratie.

9L’une des dimensions fondamentales de l’ouvrage de Colliot-Thélène et plus généralement de toute sa philosophie est sa capacité à entrer en dialogue avec d’autres disciplines (le droit, l’histoire, la sociologie) et à susciter des discussions en leur sein. Le type de philosophie politique qu’elle a toujours pratiquée dans ses écrits a la double qualité d’être extrêmement rigoureuse dans la discussion des philosophies de Kant, Hegel ou Marx, et d’être en outre toujours articulée aux sciences sociales afin de produire un diagnostic du temps présent le plus juste possible. Le commun de la liberté s’inscrit dans les débats actuels des sciences sociales sur la pauvreté, les migrations et le traitement de l’étranger dans les démocraties contemporaines. C’est ce que nous montre la contribution d’Olivier Giraud et Nikola Tietze. Leur article « Le droit inné dans l’action publique en France et en Allemagne : la mise en œuvre de dispositifs d’accès aux droits » amorce une discussion de l’ouvrage du point de vue de la sociologie. Giraud et Tietze analysent l’action publique et les usages des droits sociaux en France et en Allemagne à la lumière de la conception philosophique des droits subjectifs théorisée par Colliot-Thélène. Examinant dans un premier temps les rapports entre le « droit inné » et la conception solidariste de la citoyenneté sociale qui s’institutionnalise dans le cadre de la « société salariale » en France et en Allemagne, ils mettent en lumière, dans un deuxième temps, les différences et les transformations des deux régimes de la citoyenneté sociale et des politiques d’accès aux droits : les droits sociaux tendent à être repensés comme des droits fondamentaux, selon une conception renouvelée de la citoyenneté. Ils étudient enfin la mise en œuvre des dispositifs d’accès aux droits à Berlin, à Paris et dans la région parisienne, principalement dans le cas des « migrants pauvres ».

10Ce 61e numéro des Cahiers de philosophie de l’université de Caen accueille en outre dans ses Varia un article de Dimitri Garncarzyk qui propose d’interpréter la théorie du goût de Charles Batteux (1713-1780) en repartant de la théorie contemporaine des vertus esthétiques.

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Notes

1 C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté. Du droit de propriété au devoir d’hospitalité, Paris, Presses universitaires de France, 2022.

2 C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », Paris, Presses universitaires de France, 2011.

3 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, P. Bouretz (dir.), 2e partie, L’impérialisme [1951], M. Leiris (trad.), Paris, Gallimard (Quarto), 2002, p. 599.

4 C. Colliot-Thélène, « Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique », L’année sociologique, nº 59, 2009, p. 231-258.

5 C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’État. De Hegel à Max Weber, Paris, Minuit, 1992.

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Pour citer cet article

Référence papier

Katia Genel et Céline Jouin, « Introduction »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 61 | 2024, 7-11.

Référence électronique

Katia Genel et Céline Jouin, « Introduction »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 21 juin 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/3370 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11vsb

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Auteurs

Katia Genel

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Katia Genel est maîtresse de conférences en philosophie allemande à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a été directrice adjointe du centre Marc Bloch de Berlin (2019-2022). Ses recherches portent sur la théorie critique de l’école de Francfort, ses sources et ses développements contemporains, mais aussi sur Hannah Arendt, et plus récemment sur la philosophie du travail. Elle a publié Autorité et émancipation. Horkheimer et la théorie critique (Paris, Payot, 2013) et Hannah Arendt. L’expérience de la liberté (Paris, Belin, 2016).

Céline Jouin

Université de Caen Normandie

Céline Jouin est maîtresse de conférences en philosophie à l’université de Caen Normandie et membre de l’unité de recherche Identité et Subjectivité (UR 2129) depuis 2011. Elle est l’autrice de Le retour de la guerre juste. Droit international, épistémologie et idéologie chez Carl Schmitt (Paris, J. Vrin – EHESS, 2013). Elle a coordonné l’ouvrage collectif La constitution matérielle de l’Europe (Paris, Pédone, 2019). Elle a publié une édition critique de l’ouvrage d’Otto von Gierke, Althusius et le développement des théories politiques du droit naturel, qu’elle a traduit (Paris, Classiques Garnier, 2021). Ses recherches actuelles portent sur les fondements théoriques du droit social et les aspects juridiques du néolibéralisme.

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