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Résumés

Après la mort de Paul Celan, fut découverte parmi ses manuscrits une phrase destinée à Martin Heidegger consistant à interpréter son « attitude » comme une cause d’affaiblissement du poétique et du pensif. Même si les circonstances d’écriture n’en sont pas connues, ce texte doit être lu comme un acte de résistance. Sa lecture conduit à réfléchir au risque de fermeture sur soi auquel s’expose Heidegger à partir de 1935 en déterminant la relation entre l’art et la vérité de façon circulaire. Ce mode de fondation semble échapper à la perspective métaphysique parce qu’il ne se réduit pas à la position principielle d’un étant. Mais en considérant ce double conditionnement comme la source unique de l’histoire, Heidegger tend à reproduire le geste métaphysique jusque dans la pensée de l’Ereignis. Cette tendance pourrait contribuer à expliquer son aveuglement devant la réalité du nazisme et la persistance de son déni politique et moral après la guerre. Il est d’autant plus paradoxal qu’il se soit appuyé sur la parole de Hölderlin que celui-ci avait mis en garde contre toute interprétation hégémonique de la relation.

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Texte intégral

Denn nimmer duldet
Die Gefangenschaft das himmlische Feuer.

  • 1 F. Hölderlin, Die Titanen, in Sämtliche Werke, F. Beissner (éd.), Stuttgart, J. G. Cotta –  (...)

Car jamais il ne tolère
La captivité, le feu céleste.

Friedrich Hölderlin, Die Titanen1

1La question de « l’origine de l’œuvre d’art » telle qu’elle fut posée par Martin Heidegger en 1935 est aujourd’hui presque inintelligible. Le lecteur de 2018 se trouve immédiatement confronté à un trilemme où toute appropriation paraît vouée à l’échec.

2En partant de notre propre situation, il semble impossible de rejoindre ce que Heidegger voyait en écrivant les conférences intitulées Der Ursprung des Kunstwerkes. Notre urgence n’est plus à parler d’origine, ni d’œuvre, ni même d’art, mais plutôt à affronter la destruction des conditions de vie sur la Terre. Tandis que l’activité et la passivité, la conscience et le déni, se répartissent diversement selon les groupes, les individus, les instants de notre vie, une responsabilité nous advient en commun à l’égard de tout être, tout vivant, tout humain – aucun n’étant plus à l’abri de notre excès de puissance. Quelques artistes perçoivent une résistance des choses à travers cette faiblesse et contribuent par leurs œuvres à ce qu’elles persistent. Mais leur action ne suffit pas à réfréner nos forces.

3En partant de l’une des trois versions de L’origine de l’œuvre d’art, il semble impossible de rejoindre notre situation. Étant donné que Heidegger fut membre de la NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) entre 1933 et 1945, ces conférences doivent être contestées d’un point de vue politique. Même si elles sont postérieures à la période où Heidegger exerçait la fonction de recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau, elles correspondent encore à une prise de parole publique dont le lexique et les thèses ne sont pas entièrement dissociés de l’idéologie nazie. Au moment où il les prononce, Heidegger a recours, au moins dans ses carnets personnels et sa correspondance, à des représentations antisémites qui font peser un grave soupçon sur sa pensée. Comme l’ensemble de ses écrits, ses textes sur l’art méritent d’être discutés d’un point de vue philosophique et historique, mais ils paraissent incapables d’éclairer l’expérience artistique contemporaine.

4En les lisant, le lecteur d’aujourd’hui reste cependant frappé par une forme d’actualité, sans que la raison en soit claire pour autant. La façon dont ces conférences considèrent les œuvres d’art, non pas comme des objets produisant un plaisir esthétique, mais comme la manifestation d’un rapport avec la vérité, continue de nous concerner au plus haut point. Heidegger y élabore les notions et le mode de pensée qui le conduiront, après la guerre, à interpréter la parole poétique comme le lieu d’une autre relation avec l’être que celle dictée par l’« essence de la technique », ou le « dispositif [Gestell] », qui nous pousse à regarder toutes choses comme des ressources à exploiter. Cette autre relation semble pouvoir redonner une dignité et une persistance à la vie sur la Terre. Mais aussitôt la compromission de Heidegger avec le nazisme revient suspendre le jugement.

5Si la tension entre ces trois pôles ne peut pas être dépassée, elle-même doit devenir la fin et le moyen du questionnement. Rompre avec la position de Heidegger serait regarder l’art en partant d’un autre point de vue que celui qu’il a élaboré à travers le terme Ereignis. Mais tout se passe comme si nous savions aujourd’hui que nous devions critiquer cette manière de voir sans pouvoir justifier entièrement notre critique. Non pas que la prise de responsabilité de Heidegger dans le régime hitlérien ne soit pas une raison suffisante pour le mettre à distance. Mais cette compromission n’empêche pas ses pensées les plus déterminantes de garder une nécessité jusqu’à notre époque. Le problème devient alors de savoir ce qui, dans la pensée de l’Ereignis elle-même, demeure légitime mais insuffisant pour décrire les phénomènes de destruction auxquels nous assistons, et si cette insuffisance ne peut pas contribuer à expliquer l’engagement de Heidegger dans le parti nazi.

  • 2 M. Heidegger, GA 5, 63 ; trad. fr. : Chemins qui ne mènent nulle part, W. Brokmeier (trad.) (...)

6Pour répondre, il faut suivre l’indication constamment répétée par Heidegger selon laquelle sa pensée recevrait son orientation fondamentale de la poésie de Friedrich Hölderlin. Cette piste est d’autant plus prometteuse qu’elle commence à être tracée en 1934, dans les cours que Heidegger consacre aux hymnes Germanien et Der Rhein, après sa démission du rectorat, et qu’elle se poursuit jusqu’à sa mort en 1976. Elle reste marquée par la période nazie, mais paraît irréductible à une position idéologique. Elle atteint un stade essentiel dès les conférences sur l’art, où l’interprétation de la « poésie [Dichtung] » comme « instauration de la vérité [Stiftung der Wahrheit] »2 prolonge les derniers mots de l’hymne Andenken :

Was bleibet aber, stiften die Dichter.

  • 3 F. Hölderlin, GStA 2.1, 189 ; Pléiade, 876.

Mais ce qui reste, le fondent les poètes3.

7Avec les premiers vers de Patmos, les vers centraux de l’hymne Der Rhein, la septième strophe de l’élégie Brod und Wein, la première de l’hymne In lieblicher Bläue, ce vers final du poème Andenken compte parmi les paroles de Hölderlin les plus souvent citées par Heidegger et par de nombreux commentateurs après lui. Notre rapport avec celles-ci ne peut plus être entièrement désenfoui de ces lectures successives, dont les strates les plus profondes se sont sédimentées pendant les années du nazisme.

  • 4 P. Celan, Die Niemandsrose, Tübingen, Suhrkamp, 1996, p. 105 ; trad. fr. : La rose (...)

8Déterminer ce qui rend insuffisante la façon dont Heidegger a interprété Hölderlin est un des principaux moyens pour élucider en quoi la pensée de l’Ereignis ne peut pas, comme telle, suffire à penser les phénomènes de destruction auxquels nous sommes confrontés. Cependant, pour avancer dans le sens d’une telle détermination, une des conditions est de sortir de la dualité constituée par Heidegger et Hölderlin et de prêter attention à la parole du poète Paul Celan, dont l’œuvre porte la reconnaissance de « ce qui s’est passé [was geschah] »4 au cœur de la langue allemande. Sa poésie nous concerne avant tout par elle-même, en raison de ce qu’elle parvient à maintenir en vie après la Shoah, sur les plans poétique et spirituel. Mais, justement parce qu’elle devient un des foyers de vie les plus actifs après la Seconde Guerre mondiale, elle nous concerne aussi en raison de la modification qu’elle impose aux rapports susceptibles d’être entretenus avec les œuvres de Hölderlin et de Heidegger.

9Entre 1948 et 1970, la parole de Paul Celan se réfléchit dans le miroir des autres langues européennes, à travers la traduction de très nombreux poèmes, comme dans le miroir des traditions philosophiques, religieuses et scientifiques occidentales. Celan y cherche non seulement des matériaux pour ses propres poèmes, c’est-à-dire des mots, mais aussi la profondeur historique dont le présent doit pouvoir répondre. Plusieurs signes attestent que Paul Celan a pris en charge de façon tout à fait consciente la relation entre la poésie et la pensée telle que l’a déterminée Martin Heidegger, pour la transformer de manière essentielle. L’examen de cette transformation est une des conditions pour sortir du trilemme auquel nous confronte l’interprétation heideggerienne de l’art en général et de la poésie hölderlinienne en particulier.

L’affaiblissement du poétique et du pensif

10Paul Celan et Martin Heidegger se sont rencontrés trois fois entre 1967 et 1970. Les poèmes, les lettres, les annotations liés à leur relation ont déjà fait l’objet de nombreux commentaires. Le texte resté le plus énigmatique est le manuscrit retrouvé sur le bureau de Paul Celan après sa mort, au milieu de nombreux poèmes inédits. Il compte moins que les autres traces, infiniment moins que la poésie de Celan, mais, dans sa ténuité même, exige une interprétation :

Heidegger… daß Sie durch Ihre Haltung das Dichterische und, so wage ich zu vermuten, das Denkerische, in beider ernstem Verantwortungswillen, entscheidend schwächen.

  • 5 Cf. P. Celan, G. Celan-Lestrange, Correspondance, B. Badiou (éd.), Paris, Seuil, 2001, t. (...)

Heidegger… que par votre attitude vous affaiblissez de façon décisive le poétique et, j’ose le supposer, le pensif, dans la sérieuse volonté de responsabilité des deux5.

11La date à laquelle Celan écrivit ces mots pour Heidegger n’est pas connue. Comment viennent-ils s’inscrire dans l’histoire de leurs échanges ? Font-ils suite à la dernière rencontre entre les deux hommes datée du 26 mars 1970, à l’occasion de la lecture que Celan donna à Fribourg-en-Brisgau, chez le professeur de littérature allemande Gerhart Baumann, où Heidegger était présent ? Sont-ils les derniers que le poète aurait voulu adresser au philosophe, ou bien sont-ils l’esquisse abandonnée d’une lettre plus ancienne, qu’aurait encore suivie leur ultime rencontre ? Aucun élément matériel ne permettant de trancher, ces questions doivent rester suspendues.

  • 6 B. Böschenstein, « Autour d’une rencontre entre Paul Celan et André du Bouchet », Europe, (...)

12La présence du poète à Fribourg-en-Brisgau le 26 mars s’explique en partie par le fait qu’il venait de passer quelques jours dans le Bade-Württemberg et en Alsace, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Friedrich Hölderlin. Le président de la Hölderlin-Gesellschaft, Bernhard Böschenstein, pour qui Paul Celan était « le plus grand poète vivant de langue allemande de ce temps »6, avait invité celui-ci à dire publiquement ses poèmes à Stuttgart le 21 mars.

13La lecture chez Gerhart Baumann le 26 mars, jour de la dernière rencontre avec Martin Heidegger, fut à la fois intense et pénible pour Paul Celan. Dans deux lettres à ses proches, il exprime son regret de ne pas avoir été suffisamment écouté par certains membres de l’assistance au moment où il lisait. Mais, d’une façon d’abord difficile à expliquer, Heidegger ne semble pas appartenir au même groupe selon les deux lettres. À Franz Wurm, Celan précise le 27 mars que Heidegger faisait partie de ceux qui l’avaient bien écouté :

  • 7 P. Celan, F. Wurm, Briefwechsel, B. Wiedemann (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 200 (...)

Madame Baumann et une jeune étudiante ont vraiment écouté, l’autre assistant aussi (ainsi que sa femme), le professeur Baumann aussi, Heidegger aussi.
J’ai gagné ici, ici aussi, beaucoup d’expérience, beaucoup d’intuition7.

14Mais, concernant Heidegger, la lettre à Ilana Shmueli du 6 avril semble affirmer précisément le contraire :

  • 8 P. Celan, I. Shmueli, Briefwechsel, I. Shmueli, T. Sparr (éd.), Francfort-sur-le-Main, Su (...)

Mes poèmes – à Stuttgart j’avais pu sentir une résistance chez les auditeurs, à Fribourg, où j’ai lu deux fois dans un cercle étroit puis très étroit chez le professeur Baumann, ils ont eu pour effet, pas chez toutes les personnes présentes, pas non plus chez Martin Heidegger qui était parmi les auditeurs, une écoute et une compréhension extrêmes – mes poèmes me procurent par instants, justement quand je les lis, une possibilité d’être là, debout8.

15Pour rendre compatibles les deux lettres, il faut supposer que Heidegger a vraiment écouté, mais qu’il n’a pas atteint le même degré de compréhension que d’autres auditeurs. Le témoignage direct de Gerhart Baumann pourrait confirmer les deux éléments de l’hypothèse :

  • 9 G. Baumann, Erinnerungen an Paul Celan, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2002, (...)

Heidegger était un auditeur attentif, créatif, doué d’une grande force imaginative. La première écoute suffisait à ce qu’il puisse accueillir des poèmes. Cette capacité se confirma de façon impressionnante ce jeudi saint 1970 où Celan lut devant un petit cercle la série Lichtzwang encore inédite. À peine Celan eut-il fini que Heidegger répéta quelques vers littéralement ; malgré cela, le poète l’accusa peu après d’inattention – un reproche sans fondement dans lequel se faisaient jour les résistances du poète comme sa mauvaise humeur9.

16Pour signifier son attention, Heidegger avait répété quelques mots des poèmes. Celan a-t-il pris ombrage parce que Heidegger se serait trompé en répétant ? Cette répétition n’était-elle pas encore une attention assez précise ?

17La question paraît des plus dérisoires au regard des œuvres dont nous parlons. La phrase retrouvée après la mort de Celan oblige cependant à dépasser cette apparence dans la mesure où elle évoque justement le comportement de Heidegger. Les mots « durch Ihre Haltung » se rapportent-ils à cet incident ? Sont-ils relatifs à un autre contexte ? Font-ils allusion à la visite de Celan à Todtnauberg le 25 juillet 1967 ? Ont-ils une portée plus générale ? Étant donné l’ignorance des circonstances de leur écriture, il est nécessaire de s’en tenir d’abord aux seuls mots de ce manuscrit.

18Immédiatement après le nom de son destinataire, la phrase est interrompue par trois points de suspension et se limite à une subordonnée. Qu’aurait dit la proposition principale ? Aurait-elle modifié le sens ou le ton de la subordonnée ? Fallait-il nécessairement une principale ?

19En affirmant que le « poétique » et le « pensif » intègrent tous deux une « volonté de responsabilité », à condition d’être les fruits d’une poésie et d’une pensée pratiquées avec « sérieux », et non ceux d’un jeu esthétique ou d’une construction conceptuelle, Paul Celan rejoint d’abord la position de Heidegger – avec sérieux et peut-être avec jeu. En s’appropriant en particulier le mot « das Denkerische » – par lequel Heidegger caractérise ce vers quoi s’oriente sa pensée, en rupture avec la philosophie –, Paul Celan s’avance sur le terrain de son interlocuteur. Il « ose » s’avancer. Ce seul verbe prouve que chaque mot de la phrase a été soigneusement pesé. Celle-ci n’est pas un mouvement d’humeur, mais l’expression d’une pensée, notée dès son surgissement, dans des termes généraux mais extrêmement précis. Cette pensée consiste à regretter les effets de la « Haltung » de Heidegger.

20Pourtant le reproche n’est pas une condamnation absolue. Réduite à ces quelques mots, la phrase ne précise pas quel comportement est inadéquat, ni pour quelle raison, ni dans quelle mesure. Le verbe par lequel elle s’achève est celui qui la porte entièrement : « schwächen ». Heidegger n’a pas détruit le poétique et le pensif, ni même son propre rapport avec ce dont peuvent répondre le poétique et le pensif – ou bien Celan ne prendrait pas la peine de s’adresser à lui. Heidegger a seulement et très exactement « affaibli » le poétique et le pensif. Il les a affaiblis par son comportement alors même qu’il a fortement contribué à les instituer par sa pensée. C’est pourquoi il les a affaiblis « de façon décisive ».

21Quelle réalité Celan voyait-il en parlant d’un tel affaiblissement ? Dans l’incapacité de déterminer avec certitude à quoi renvoie le mot « Haltung », le lecteur ne peut pas répondre à cette interrogation sans risquer de prêter à Paul Celan des propos qu’il n’aurait pas tenus. À supposer que celui-ci ait eu la connaissance que nous avons aujourd’hui des actes et des écrits de Heidegger, aurait-il seulement parlé d’affaiblissement ? Aurait-il accepté d’entretenir la moindre relation avec le philosophe ? Même si elle doit rester sans réponse, la question doit être posée, puis assumée par chacun personnellement. Chaque lecteur doit réfléchir pour lui-même aux multiples aspects du « comportement » de Heidegger et se demander quel affaiblissement ceux-ci ont pu causer à la « volonté de responsabilité » du « poétique » et du « pensif ».

22Même si Paul Celan ne mettait pas directement en cause le comportement politique de Heidegger à travers le terme de « Haltung », ce texte entretient un rapport avec la Shoah, au moins d’un point de vue rétrospectif, du seul fait qu’il soit écrit par Paul Celan et destiné à Martin Heidegger. Mais ce rapport n’est pas immédiat : partiellement indéterminé en lui-même, il s’agit d’une règle, d’un instrument pour la réflexion de quiconque se sent concerné par un tel questionnement.

23À Franz Wurm, Paul Celan écrit le 27 mars 1970 qu’il vient de gagner encore « beaucoup d’expérience », « beaucoup d’intuition » lors de sa lecture à Fribourg. À Ilana Shmueli, il précise le 6 avril que cette profération lui a procuré une « possibilité d’être là, debout ». Il lui avait écrit à elle aussi le 27 mars :

  • 10 P. Celan, I. Shmueli, Briefwechsel, p. 128 ; Correspondance 1965-1970, p. 158.

C’est un combat, Ilana, je le mènerai jusqu’au bout, tu sais que c’est un combat juif. Je suis debout.
Beaucoup de choses se confirment pour moi, je gagne des intuitions, portant souvent sur le plus inattendu, j’apprends, aussi à partir des déceptions10.

24Y a-t-il un lien direct à établir entre ce que Paul Celan a eu le sentiment d’apprendre au cours de cette lecture, ses déceptions, ses intuitions, sa fidélité au judaïsme, l’emportement dont témoigne Gerhart Baumann et le manuscrit adressé à Martin Heidegger ?

25À cette lettre, Ilana Shmueli répond immédiatement le 3 avril :

  • 11 P. Celan, I. Shmueli, Briefwechsel, p. 133 ; Correspondance 1965-1970, p. 162.

Parce qu’une chose, cependant, pourrait peut-être devenir plus supportable, si toi, si moi aussi peut-être avec toi, regardions ensemble et pouvions voir où il pourrait te conduire ton combat, ton combat juif. Ton combat infini.
Quelles sont-elles aujourd’hui les intuitions, les déceptions – tout ce poids impossible à porter auquel tu fais allusion –, nomme-les précisément, nomme-les avec leurs justes noms.
Et puis y a-t-il encore autre chose, au-delà de ça, cherche-le, trouve-le – dis-le.
Quel est-il ton combat aujourd’hui – comment le livres-tu – Écris, écris-moi je t’en prie où tu es, comment tu es – je suis là aussi tout près de ton combat, ne l’oublie pas11.

Le 6 avril, Paul Celan lui écrit à son tour, en réponse à une lettre antérieure :

  • 12 Ibid., p. 135-136 ; p. 164-165.

Ne me harcèle pas : je vis avec ce que tu dis, je ressens, lorsque tu écris, que tu es proche, cependant – pardonne-moi –, j’abandonne le lieu où cela se produit, les choses, même les plus fortes et les plus fortifiantes qu’ils puissent y avoir, se retirent, il reste : l’être-seul. Je crois qu’il ne pourra jamais plus en être autrement ; probablement me faut-il compter avec du plus extrême.
Le professeur Baumann m’a proposé un poste de lecteur au séminaire de langues romanes – je ne suis pas dans l’état de l’accepter, ne serait-ce qu’à cause de ma mauvaise mémoire. Mais ce n’est pas, tu le comprends, la seule raison : permets-moi de ne pas être plus précis12.

26Le refus d’enseigner à Fribourg est-il lié en quelque façon à Martin Heidegger ? L’absence de précision, et la volonté explicite de ne pas donner de détails à ce sujet interdisent toute extrapolation.

  • 13 Voir A. du Bouchet, « Tübingen, le 22 mai 1986 », in Désaccordée comme par de la neige –  (...)

27Le manuscrit relatif à la Haltung de Heidegger témoigne en tout cas d’une tension particulière, qui participe à un effort plus général de résistance. Celan désigne un point faible où l’homme Heidegger et son œuvre ne peuvent pas être séparés. Ce sont les mots d’un poète qui se destinait avant la guerre à devenir médecin, dont tous les poèmes sont peut-être déjà écrits à cette heure de sa vie. Le diagnostic qu’il se risque à formuler rejoint ce qu’il déclare à André du Bouchet, peut-être à quelques jours d’intervalle, le 22 mars 1970 : « Il y a quelque chose de pourri dans la poésie de Hölderlin »13.

28En critiquant l’effet du comportement de Martin Heidegger sur le poétique et le pensif, Paul Celan ne prédit pas que ceux-ci finiront par succomber à leur affaiblissement. Comme à travers toute son œuvre, Celan vise uniquement à les renforcer. Mais, pas plus qu’il ne disqualifie la poésie de Hölderlin, il ne discrédite pas totalement la pensée de Heidegger. Il reconnaît les forces qui leur appartiennent et commence à leur apporter celles qui leur manquent. Il les entraîne dans la guérison que sa parole a mise en œuvre.

29En dépit de son caractère accidentel, ce manuscrit fait donc signe en direction d’un événement essentiel. Cet événement est la transformation de la poésie et de la philosophie européennes par la parole et par les actes de Paul Celan. Comme le prouvent les annotations de ses livres et le discours du Méridien, Celan a reconnu ce qu’il y avait d’essentiel dans l’œuvre de Heidegger. Mais l’inverse n’est pas vrai : Heidegger n’a pas su ce qu’il y avait d’essentiel dans l’œuvre de Celan, quoiqu’il l’ait manifestement pressenti.

30La parole de Paul Celan ouvre ainsi un questionnement portant d’une part sur ce qui garde une force, et d’autre part sur ce qui cause une faiblesse dans la façon dont Martin Heidegger a déterminé la relation entre le poétique et le pensif, selon leur double volonté de responsabilité.

Le conditionnement réciproque de l’art et de la vérité

31L’acte décisif de Martin Heidegger est d’avoir convoqué la tradition métaphysique dans son entièreté à reconnaître, à partir d’une écoute de la poésie, que le réel et la parole avaient à répondre l’un de l’autre. À partir de 1935, ce lien de réciprocité reste le trait le plus constant de sa pensée. Les trois versions de L’origine de l’œuvre d’art caractérisent ce lien comme une relation de dépendance mutuelle entre l’art et la vérité. L’artiste fait exister la vérité, mais celle-ci ne procède pas entièrement de celui-là. C’est la vérité elle-même qui rend l’art nécessaire, et l’art qui rend la vérité réelle. Ce conditionnement réciproque devient particulièrement explicite dans la version définitive :

  • 14 M. Heidegger, GA 5, 59 ; Chemins…, p. 80-81.

Dans l’œuvre, c’est l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre et justement à la façon d’une œuvre. C’est pourquoi l’essence de l’art a été d’emblée déterminée comme le mettre-en-œuvre de la vérité. Pourtant cette détermination est consciemment ambiguë [bewußt zweideutig]. Elle dit d’abord : l’art est le s’établir de la vérité qui s’aménage dans la figure. Cela advient dans le créer, comme ce que réalise le décèlement de l’étant. Mais mettre en œuvre signifie en même temps : conduire l’être-œuvre à son processus et à son avènement. Cela advient par la protection. L’art est donc : la protection qui crée la vérité dans l’œuvre. L’art est alors un devenir et un advenir de la vérité14.

32L’ambiguïté dont est conscient Heidegger tient à ce que la vérité soit à la fois ce qui détermine l’art et ce qui est déterminé par lui. Ce double conditionnement est d’autant plus difficile à penser qu’il semble défier la logique, la causalité, la temporalité. Heidegger y revient à la fin de la conférence, mais comme pour insister sur la difficulté :

  • 15 M. Heidegger, GA 5, 65 ; Chemins…, p. 87-88.

L’art est le mettre-en-œuvre de la vérité. Dans cette phrase se cache une ambiguïté essentielle, qui tient proprement au fait que la vérité est à la fois sujet et objet de la mise en œuvre. Mais « sujet » et « objet » sont ici des noms inappropriés. Ils empêchent précisément de penser cette essence ambiguë – tâche qui n’appartient plus à la présente considération15.

33Même s’ils en sont proches, et justement parce qu’ils en sont proches, les concepts métaphysiques de sujet et d’objet empêchent d’accéder à la circularité fondatrice. C’est pourquoi Heidegger revient à cette ambiguïté dans le supplément qu’il apporte à la conférence en 1956 :

  • 16 M. Heidegger, GA 5, 74 ; Chemins…, p. 97-98.

Si c’est la vérité qui est le « sujet », alors la détermination « mettre-en-œuvre de la vérité » veut dire : « se-mettre-en-œuvre de la vérité ». L’art est donc pensé à partir de l’événement [Ereignis]. Mais l’être est exhortation à l’humain et n’est pas sans celui-ci. C’est pourquoi l’art est en même temps déterminé comme mettre-en-œuvre de la vérité, où la vérité est maintenant « objet » et l’art l’acte humain de créer et de protéger16.

34Au lieu de voir la vérité comme un sujet, il faut la penser comme un soi qui se met en œuvre, sans être immédiatement autonome. Ce soi nécessite un instrument pour être soi-même. L’œuvre d’art est cet instrument. À travers l’œuvre, l’art répond au besoin qu’il y a de lui. Il entre dans le possible comme dans un matériau. Vu sous cet angle, l’art est « pensé à partir de l’Ereignis ». C’est la précision essentielle du supplément. La difficulté est dès lors de penser une instance qui n’est ni un étant sensible, ni un principe causal, mais qui est néanmoins susceptible de produire ce qu’il lui faut.

35Cette difficulté est à la fois dépassée et redoublée du fait de l’existence de la deuxième branche. À partir du moment où il se manifeste, l’art commence à faire exister la vérité dont il répond. C’est pourquoi Heidegger souligne le jetzt lorsque la vérité est rendue effective. L’humain projette en dehors de lui l’instance dont dépend sa propre action. Si la vérité ou l’Ereignis ne sont pas des principes métaphysiques, c’est justement parce qu’ils ont besoin de ce qu’ils rendent possible.

36L’« ambiguïté » du conditionnement réciproque de l’art et de la vérité est si « essentielle » qu’elle ne cessera plus jamais d’occuper Heidegger. Jusqu’à sa mort, cette circularité restera le modèle de toute interprétation de l’être et de l’Ereignis – tout acte humain étant ensuite à l’Ereignis ce que l’art fut à la vérité en 1935 : un moyen de faire exister ce qui cependant précède. Si la pensée de Heidegger possède à la fois des forces et des faiblesses, une partie d’entre elles provient des forces et des faiblesses de cette circularité.

37L’énigme d’une telle structure ne peut pas être dépassée sur le plan causal. La pensée s’y trouve aussitôt paralysée par le besoin d’identifier la cause. L’art en revanche n’est pas sujet à la paralysie, parce qu’il ne cherche justement pas à élucider l’énigme. Sans lui être identique, l’art met en œuvre la vérité : la relation entre les deux pôles s’impose comme un fait, sans cause première. Elle s’installe comme réciprocité. Dans chaque œuvre, par chaque œuvre, pour peu que celle-ci soit une œuvre d’art, une vérité advient.

38Si l’art est nécessaire à un tel avènement, c’est parce que la vérité est essentiellement conflictuelle. Le conflit qui l’affecte immédiatement est la coexistence en elle de l’apparent et du non-apparent. La nécessité que cette coexistence conflictuelle se manifeste dans l’apparence, tout en y demeurant cachée, est l’origine de l’œuvre d’art. Sans l’œuvre, l’un ou l’autre, l’apparent ou le caché, finirait par l’emporter. L’œuvre au contraire maintient leur équilibre, garantit la persistance de leur conflit, en projetant le caché dans ce qui apparaît, mais sans le divulguer.

39Cette action projective est l’essence de la poésie. La fondation qu’elle rend possible n’a rien de statique : le rapport intime avec l’extérieur qu’elle institue dans la durée est celui d’un conflit. Son inquiétude est la condition de sa vie.

  • 17 M. Heidegger, GA 5, 65 ; Chemins…, p. 88.

40Tandis que la vigueur du rapport entre l’art et la vérité fait toute la force de la pensée de Heidegger, sa faiblesse tient à la manière dont ce rapport est d’emblée déterminé politiquement. La conférence de 1935 ne définit pas l’art indépendamment du temps ou des événements politiques, mais au contraire : « L’art est histoire dans le sens essentiel où il fonde l’histoire »17.

41De même que l’art et la vérité adviennent ensemble, de même l’art et l’histoire se produisent en même temps sur la scène du réel. À condition que ce qui advient soit ce qui est exigé, sans être pour autant quoi que ce soit de prévisible, l’avènement de la vérité est l’histoire. Le double conditionnement joue à tous les niveaux. L’exigence de l’avènement porte sur le peuple et se réalise grâce à lui. L’art fonde l’histoire. L’histoire ouvre le peuple à lui-même. Mais l’art est l’art d’un peuple :

  • 18 M. Heidegger, GA 5, 65 ; Chemins…, p. 87.

Toujours lorsque de l’art advient, c’est-à-dire lorsqu’il y a commencement, un choc arrive dans l’histoire, l’histoire peut dès lors commencer ou recommencer. L’histoire ne signifie pas ici la succession d’accidents quelconques dans le temps, ceux-ci seraient-ils même plus importants. L’histoire est le ravissement d’un peuple dans la tâche qui lui est assignée comme incorporation dans ce qui lui a été confié [Geschichte ist die Entrückung eines Volkes in sein Aufgegebenes als Einrückung in sein Mitgegebenes]18.

42Le peuple qui devient historique à partir du choc que l’œuvre produit sur lui était en fait, avant même que l’œuvre n’advienne, déjà un peuple historique, comme destiné à cet avènement. La conflictualité de l’apparaître et du caché, du monde et de la terre, tend dès lors à s’articuler autour de peuples déterminés, à s’ancrer dans la géographie, à se nationaliser :

  • 19 M. Heidegger, GA 5, 63 ; Chemins…, p. 85.

Le projet qui compose de façon véritablement poétique est l’ouverture du lieu où l’existence est déjà jetée comme historique. Ce lieu est la terre et, pour un peuple historique, sa terre, le fondement qui se ferme, sur lequel il pèse avec tout ce qu’il est déjà, lui-même restant caché. Mais c’est son monde qui, à partir du rapport de l’existence, règne sur le décèlement de l’être. C’est pourquoi tout ce qui est donné à l’humain doit être hissé jusqu’au projet à partir du fondement fermé et proprement être posé sur celui-ci. Ainsi n’est-il fondé qu’en tant que fondement qui porte19.

43« L’ambiguïté essentielle » de toutes les déterminations a pour conséquence que le rapport de toutes les notions avec la réalité non réalisée devient ambigu. Aucun peuple visible et actif n’étant encore le peuple qu’il est appelé à devenir, son monde n’est pas encore son monde, sa terre n’est pas encore sa terre. Tout le donné dépend déjà de son éventuel accomplissement. Mais, dans ces conditions paradoxales, à quel peuple Heidegger s’adresse-t-il ? Dans quelle direction peut-il l’emmener ?

44Après une version préparatoire, probablement jamais prononcée, la première conférence se tient à la Société pour les sciences de l’art de Fribourg-en-Brisgau le 13 novembre 1935. La version la plus aboutie est prononcée en trois parties les 17 et 24 novembre, puis 4 décembre 1936, à Francfort-sur-le-Main. Les auditeurs y sont encouragés à accomplir leur tâche, mais celle-ci peut sembler compatible – voire identique pour qui reste en surface – avec celle que leur assigne le régime hitlérien. Or, depuis le 15 septembre 1935, les lois de Nuremberg ont redéfini la citoyenneté allemande en excluant les Juifs, dans le but de protéger le « sang et l’honneur allemands ». À aucun moment, Heidegger ne tient compte du fait qu’aucune unité du peuple n’est plus pensable sous de telles lois.

45Dans son discours d’investiture au poste de recteur prononcé le 27 mai 1933, Heidegger définit la mission de l’université comme éducation spirituelle. Certains des termes qu’il emploie pour haranguer son auditoire en se démarquant du marxisme sont propres à l’idéologie nazie :

  • 20 M. Heidegger, GA 16, 112 ; trad. fr. : Écrits politiques, 1933-1966, F. Fédier (...)

Et le monde spirituel d’un peuple n’est pas la superstructure d’une culture, pas plus que l’arsenal de connaissances et de valeurs utilisables, mais il est la puissance de la protection la plus profonde des forces de sa terre et de son sang [seiner erd- und bluthaften Kräfte] comme puissance de l’excitation la plus intime et de l’ébranlement le plus étendu de son existence [als Macht der innersten Erregung und weitesten Erschütterung seines Daseins]20.

46Cette conception du Dasein doit certes être rapportée à Sein und Zeit. Une forme de conditionnement réciproque étant déjà à l’œuvre, il ne serait pas non plus légitime de réduire cet emploi des termes de « peuple », de « sang » ou de « terre » à l’acception qu’en donneraient d’autres membres du parti nazi. Ce sang, cette terre sont ceux des individus susceptibles de se reconnaître appelés par Heidegger à interroger leur existence, à se réaliser spirituellement.

47L’ambiguïté du régime fondationnel, condition du dépassement de la métaphysique, finit par déréaliser le rapport à toute chose. Heidegger s’adresse à une foule qui n’est pas devant lui. Le peuple allemand devenu historique est celui qui aura la mémoire de la première période philosophique, qui aura cessé d’oublier l’être. Son destin sera défini dans les Beiträge comme celui d’ouvrir un « autre commencement ». Or le pivot de ce renversement de la pensée sera, non seulement Heidegger, mais Heidegger dans son rapport avec Hölderlin.

Écouter Hölderlin

48Friedrich Hölderlin ayant inauguré, au cœur de la période classique de la philosophie allemande, une compréhension non métaphysique de l’être, l’horizon que se donne Heidegger à partir de 1934, et dont il ne déviera plus jusqu’à sa mort, est de rendre la pensée capable d’entendre cette parole poétique :

  • 21 M. Heidegger, GA 65, 421-422 ; trad. fr. : Apports à la philosophie. De l’avena (...)

Par suite, ce que la philosophie est maintenant, c’est d’abord la préparation de la philosophie à ce que sa manière devienne l’édification des prochaines avant-cours dans l’espace complexe desquelles la parole de Hölderlin sera audible, aura reçu une réponse de la part de l’être-là et, dans une telle réponse, aura conduit à son fondement la langue des humains à venir21.

49Le conditionnement réciproque de l’art et de la vérité implique dès lors directement Hölderlin et Heidegger. L’écoute susceptible de s’établir, à travers eux, entre le poétique et le philosophique, serait en mesure de réformer l’humanité entière.

50À condition de passer outre l’image pesante des « avant-cours » dont la parole hölderlinienne aurait besoin pour résonner, pouvons-nous encore accorder la moindre force à ce programme ?

51La condition sine qua non pour lui reconnaître un sens reste de nous affranchir de la manière dont Heidegger l’a déterminé politiquement.

  • 22 Voir G. Kurz, « Hölderlin 1943 », in Hölderlin und Nürtingen, P. Härtling, G. K (...)
  • 23 M. Heidegger, GA 16, 664 ; Écrits politiques, 1933-1966, p. 253.
  • 24 M. Heidegger, GA 16, 380 ; Écrits politiques, 1933-1966, p. 224.
  • 25 M. Heidegger, GA 9, 341 ; trad. fr. : Questions III et IV, Paris, Gallimard (Tel), 1993, (...)

52Cependant, le problème politique que pose cette détermination ne tient pas à ce qu’elle dériverait de l’appropriation de l’œuvre du poète que fit de son côté le régime hitlérien (en particulier à travers les cérémonies et publications commémorant les cent ans de la mort de Hölderlin en 194322). Comme il l’exprime après la guerre, Heidegger a au contraire sans cesse approfondi son rapport avec Hölderlin pour se libérer de l’emprise qu’avait initialement exercée sur lui la tentation d’infléchir spirituellement le destin du Reich. Son « explication [Auseinandersetzung] »23 avec le national-socialisme a consisté à rompre intérieurement avec le régime, à exprimer pendant ses cours quelques sous-entendus critiques relatifs aux nazis, à réfléchir à l’essence de l’hitlérisme dans ses carnets personnels, mais surtout à continuer de chercher le sol de pensée sur lequel une exigence spirituelle pourrait encore être établie. Après la guerre, il met en question des notions comme le « combat »24 ou le « nationalisme »25, il s’oriente progressivement vers une pensée de la « sérénité [Gelassenheit] », refusant toute collusion avec la politique des États. Le conflit qui oppose la terre et le monde dans les conférences sur l’art et dans les Beiträge cède la place, à l’intérieur du « cadre [Geviert] », à une relation entre la terre et le ciel, plus apaisée. Hölderlin continue à jouer un rôle central, mais comme exemple d’un homme ayant su « habiter en poète sur la Terre » plutôt que comme fondateur du peuple.

  • 26 M. Heidegger, GA 4, 153 ; trad. fr. : Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, (...)

53Après s’être comme protégé dans la parole hölderlinienne pendant les douze ans du Reich, Heidegger y trouve finalement les ressources pour accéder à une question politique universelle. Le 14 juillet 1959, avant de prononcer la conférence Terre et ciel de Hölderlin, Heidegger demande aux auditeurs de la Liederhalle de Stuttgart : « Sommes-nous, au présent âge du monde, capables d’appartenir au poème de Hölderlin en nous rassemblant sur son écoute ? »26. Puis il précise d’emblée : « Appartenir au poème de Hölderlin », « de cela seulement notre méditation est en quête ». En disant « notre méditation », Heidegger ne désigne pas seulement la conférence qui s’ouvre, mais l’effort de toute son œuvre :

  • 27 Ibid.

Elle est un essai pour convertir notre représentation habituelle en une expérience inhabituelle, parce que simple, pensante. (La conversion en expérience pensante du milieu du rapport infini – : à partir du dis-positif comme événement du cadre, se dissimulant lui-même)27.

  • 28 F. Hölderlin, GStA 2.1, 253 ; Pléiade, 915.
  • 29 F. Hölderlin, GStA 4.1, 277 ; Pléiade, 646.
  • 30 M. Heidegger, GA 14, 62-63 ; Questions III et IV, p. 264 et p. 454.

54L’expression « milieu du rapport infini » rapproche deux passages où Hölderlin emploie le terme « Verhältniß » (dans l’hymne Der Vatikan28 et dans l’essai Über Religion29). En parlant de « rapport », Hölderlin désigne en effet la relation qui réunit toutes choses entre elles et donc l’humain avec toute chose. La tâche que s’assigne Heidegger consiste à « convertir en expérience pensante » ce qu’il suppose essentiellement poétique chez Hölderlin. La force de son interprétation se manifeste dans le fait qu’il parvient à établir un lien entre le statut de toute finitude aux yeux de Hölderlin et le visage de « Janus »30 du dis-positif : considéré à partir du poète, le Ge-Stell pourrait apparaître comme un « événement du cadre [Ereignis des Gevierts] », au lieu d’y être seulement dissimulé.

55La finitude est en effet au cœur de la pensée hölderlinienne. Toute chose s’y voit affectée par une négation, qui détermine à la fois son identité et sa limitation. Aussi longtemps qu’elle est, la chose court le risque d’être abandonnée à son défaut. Elle ne résiste qu’en se liant avec les autres choses qui compenseront momentanément sa propre faiblesse. Lorsqu’elle disparaît, c’est parce qu’elle est écrasée par le système de liens où elle ne peut plus se tenir. Cette conception de l’équilibre relationnel, qui conditionne toute la poétique hölderlinienne, s’explicite notamment à travers la relation de l’art et de la nature dans l’essai Grund zum Empedokles :

  • 31 F. Hölderlin, GStA 4.1, 152 ; Pléiade, 659.

[…] si chacun est tout ce qu’il peut être et si l’un se lie avec l’autre, supplée au défaut de l’autre, défaut que celui-ci doit nécessairement avoir pour être tout ce qu’il peut être en tant que déterminé, alors voilà l’accomplissement, et le divin est au milieu des deux31.

56L’éclairage que la parole hölderlinienne est susceptible d’apporter à l’essence de la technique tient au fait que, si chaque chose est affectée par un défaut, elle est aussi une chose exploitable. Toute chose finie est susceptible d’être utilisée par une autre, qui se lie avec elle pour suppléer son propre manque. Mais l’utilisation peut se produire sans que l’utilisateur n’apporte à ce qu’il utilise une compensation réciproque. La qualité de la relation est déterminée par la finalité de l’utilisateur. La provocation à exploiter toute chose [Gestell] est dès lors susceptible de devenir un se-cacher de la relation d’appartenance [Geviert]. Au comble du paradoxe, c’est le dispositif qui appelle le plus fortement à reconnaître la coappartenance de toute chose aux mortels, aux divins, à la terre et au ciel – mais cet appel n’est pas encore perçu.

  • 32 M. Heidegger, GA 16, 671 ; Écrits politiques, 1933-1966, p. 260.

57La condition pour que la relation reste un accomplissement serait que nous entendions l’appel : que nous laissions les choses être, en reconnaissant notre égale finitude. L’avènement de cet autre rapport serait la manifestation du divin au sens de Hölderlin. Quand Heidegger affirme dans l’entretien accordé au Spiegel que « seul un dieu peut encore nous sauver »32, il faut d’abord entendre que nous serions sauvés si nous reconnaissions, à partir des choses mêmes, la nécessité de nouer avec elles cette autre relation.

  • 33 M. Heidegger, GA 9, 358 ; Questions III et IV, p. 119-120.

58À partir de 1935, la force de la pensée heideggerienne tient au conditionnement réciproque qu’elle institue entre le réel et la parole. Sa faiblesse vient de l’ambiguïté dont reste affecté le double conditionnement vis-à-vis de toute réalité politique. Après la guerre, sa force est de se détacher d’une vision nationaliste de l’histoire et de poser un problème politique universel. Mais sa faiblesse reste de ne pas permettre de trancher les problèmes de responsabilité individuelle, de ne pas prendre la mesure des crimes nazis, tout en prétendant instituer « l’éthique originaire »33. Le problème que soulève la position de Heidegger n’est pas de déterminer réciproquement le réel et la parole, mais il était avant la guerre et il reste après la guerre que la façon dont il conçoit cette double détermination soit exposée au risque de l’irresponsabilité historique et morale.

59Heidegger a reconnu plusieurs fois que sa pensée impliquait nécessairement une erreur – mais sans pouvoir, par définition, dire lui-même en quoi elle consistait. Y a-t-il une cause profonde qui puisse contribuer à expliquer à la fois l’engagement de Heidegger en 1933, son hébétude devant la Shoah, son incapacité à entendre les poèmes de Celan ? Y a-t-il une cécité intérieure dont les différents aspects du comportement de Heidegger seraient la manifestation extérieure ? Quelle est la racine du mal à laquelle Heidegger a été exposé sans parvenir à la penser autant qu’elle l’exigeait ?

Diviser l’origine

60Si Heidegger a raison, la réponse à de telles questions doit pouvoir être cherchée en se tournant vers Hölderlin.

Wurzel alles Übels
Einig zu seyn, ist göttlich und gut ; woher ist die Sucht denn
Unter den Menschen, daß nur Einer und Eines nur sei ?

  • 34 F. Hölderlin, GStA 1.1, 305.

Racine de tout mal
Être uni est divin et bon ; dès lors, d’où vient le désir,
Parmi les humains, qu’il n’y ait qu’un seul individu et qu’une seule chose34 ?

61En choisissant la forme du distique, Hölderlin fait plaisamment écho à la contradiction du désir, qui aspire à ce qu’il n’y ait qu’une seule chose et qui se partage pourtant immédiatement en deux, comme le désir lui-même vis-à-vis de son objet, entre Einer et Eines. Cette contradiction est salutaire, car elle répond au mal : le maintien de la dualité laisse la possibilité que l’humain renoue avec la chose et que leur union trahie se refasse. Le divin et la bonté auront survécu à leurs négations.

62Si Hölderlin a raison, le mal qui affecte Heidegger a un rapport, comme tout mal, avec cette tension vers l’unicité. Mais alors même que le titre annonce une « racine », le poème pose la question : « d’où vient le désir ? » – sans répondre. La seule racine du mal est ce désir lui-même.

63Parmi les philosophes, Heidegger paraît le moins exposé au mal de tout réduire à un principe unique, dans la mesure où c’est précisément le défaut qu’il a dénoncé en caractérisant la tradition métaphysique comme un oubli de l’être. À la différence de toute philosophie identifiant le principe avec un étant, sa pensée demeure essentiellement relationnelle, c’est-à-dire articulée entre l’être et l’humain. L’Ereignis n’est pas quelque chose qui est, mais le nom de leur conditionnement réciproque.

64En pointant le comportement de Heidegger comme une cause d’affaiblissement du poétique et du pensif vis-à-vis de ce dont ils doivent respectivement répondre, Celan atteste une incohérence entre cette pensée du double conditionnement d’une part, et la pensée de l’action ou les actions réelles de Heidegger d’autre part. Il n’est pas cohérent de mettre en œuvre une pensée relationnelle et de se comporter de façon non relationnelle. Indépendamment des causes inconscientes qui jouent nécessairement un rôle essentiel, une cause de cette incohérence tient aussi à la façon dont Heidegger conçoit la relation.

65Heidegger s’affronte aux traditions métaphysiques et religieuses parce qu’elles sont supposées oublier l’être en se focalisant sur un étant. Sa pensée prétend ouvrir un autre commencement en se souvenant de l’être, en répondant à son appel, en l’instituant de façon circulaire. Mais en se polarisant à ce point sur la relation, Heidegger en est venu à faire de la relation elle-même un pôle hégémonique. La reconduction du geste métaphysique pouvait passer d’autant plus inaperçue que celui-ci était constamment dénigré. Heidegger s’est exposé d’autant plus violemment au mal hégémonique que sa pensée semblait s’être définie contre lui et en être par conséquent indemne.

66Toute pensée relationnelle s’expose à ce péril à partir du moment où elle se focalise sur la puissance fondatrice de la relation. Transformée en un pôle souverain, la relation est niée, mais à l’insu de la pensée. La négation de soi n’est pas reconnue comme la condition même de toute relation.

67Dans la mesure où il relie essentiellement Ereignis et Enteignis, ou Lichtung et Verbergung, Heidegger n’est pas resté étranger à la négation qui sous-tend toute relation. Sa conception hégémonique de la relation est donc moins un fait qu’une tendance. Les couples fondamentaux tendent à occuper dans sa pensée une position originaire, jusqu’à exclure les autres perspectives philosophiques ou religieuses, jusqu’à déposséder le pôle humain de son initiative, jusqu’à nier les faits. Les conflits primordiaux de la phénoménalité tendent à obstruer tout accès aux autres conflits, pourtant aussi profonds, entre le bien et le mal, l’amour et la haine, la vie et la mort.

68S’il considère également la relation comme principielle, Hölderlin cherche en revanche à la penser d’un point de vue non hégémonique :

  • 35 F. Hölderlin, lettre à Sinclair du 24 décembre 1798, in GStA 6.1, 300 ; Pléiade, (...)

Il est bon, et c’est même la condition première de toute vie et de toute organisation, qu’il n’y ait aucune force monarchique au ciel et sur la terre. La monarchie absolue se supprime partout elle-même, car elle est sans objet ; au sens strict il n’y a d’ailleurs jamais eu rien de tel35.

69De même que la « racine de tout mal » était la tension vers l’unicité, où le désir annule sa raison d’être, la monarchie absolue finit par se supprimer. Ayant tout dominé, elle ne commande plus à rien. Mais « au sens strict » précise Hölderlin, « il n’y a jamais eu rien de tel » : aucune monarchie n’a été assez forte pour être rigoureusement absolue. La vie et l’organisation n’y auraient pas survécu, puisqu’elles sont l’une et l’autre une manifestation d’indépendance, de pouvoir relatif. La condition même du vivant est cette négation de toute souveraineté unique. « Einig zu seyn, ist göttlich und gut [Être uni est divin et bon] ». L’« accomplissement » est le « milieu » entre l’art et la nature, entre une chose et une autre.

  • 36 F. Hölderlin, GStA 3, 81 ; Pléiade, 203.

70Tout principe de pensée doit dès lors être prêt à se nier lui-même, à entretenir une relation avec une autre expression principielle, à se traduire dans les autres langues, les autres temps, pour rester un principe de vie. Cette nécessité est reconnue par Hölderlin dès Hyperion à travers la notion empruntée à Héraclite de « l’un différencié en soi-même »36, qui reste la clé de voûte de toute sa poésie au moins jusqu’en 1804.

  • 37 F. Hölderlin, GStA 5, 272 ; Pléiade, 966.

71Il n’y a « jamais eu » de monarchie absolue, dans la mesure où le pouvoir suprême se nie dès l’origine. Une nécessité d’équilibrer tous les pouvoirs traverse l’unité, à commencer par le pouvoir de ce qui fonde et le pouvoir de ce qui est fondé. Le principe nécessite ce qu’il rend possible pour être vivant. Avant Heidegger, Hölderlin donne une portée générale à cette conception dès lors qu’il harmonise, dans sa position théorique, ce qui revient à l’idéal et ce qui revient au réel. Il en donne une manifestation à travers le moindre de ses poèmes, où les tons se répartissent alternativement entre naïf, héroïque et idéal. Il lui donne un horizon politique en valorisant – notamment lorsqu’il commente Antigone – la « forme républicaine »37 de la cité, où les pouvoirs s’équilibrent à condition d’être répartis.

72Cependant, ce n’est pas parce qu’il n’y a jamais eu de pouvoir absolu qu’il n’est pas nécessaire d’instituer la forme républicaine. Car tout pouvoir tend à devenir hégémonique. Tout désir exclusif prend racine à l’intérieur d’un système relationnel et menace de l’anéantir. Si Hölderlin cherche à promouvoir une vision non absolutiste de l’origine, c’est parce qu’il se sait exposé à la tendance hégémonique, à l’extérieur de lui (à travers la domination politique des monarchistes, la domination religieuse des dogmatiques, la domination métaphysique des idéalistes), mais surtout à l’intérieur de lui-même.

73La circularité hölderlinienne annonce par conséquent celle de Heidegger, mais elle lui objecte aussi par avance. Parce qu’il était immédiatement conscient qu’elle le menaçait intérieurement, Hölderlin est resté plus vigilant que Heidegger devant la tension excessive qui l’attirait vers l’unité. Il n’a cessé de la contredire par une attention à la consistance du monde, à la matière des mots. Pour ne pas rester illusoire, la présentation du principe relationnel doit se partager entre amis, se confronter avec l’histoire, se vérifier à travers les actes. La circularité du double conditionnement ne conjure le risque de tourner à vide qu’à condition d’être constamment rompue et relancée par le contact avec les choses et les personnes réelles.

74Le paradoxe auquel se confronte Hölderlin est cependant que de telles différenciations, de telles ruptures, manifestent l’unité d’une façon toujours plus vivante. Leur mise en œuvre devient d’autant plus oppressante qu’elles restaurent l’unité dans sa force. Le poème réussit à mettre à distance l’origine, mais dans la mesure même où il relativise son pouvoir, il la diversifie et la rend plus puissante. Ce qui devait servir de rempart contre l’exaltation devient une raison de s’exalter.

75Ainsi s’esquisserait un rapport entre le processus qui a conduit Hölderlin à la folie et celui qui a conduit Heidegger à se comporter d’une façon dont il n’a pas pu entièrement répondre. Leur moteur commun est la puissance paradoxale du double conditionnement, à la fois réalisante et déréalisante.

Il y a quelque chose de pourri dans la poésie de Hölderlin.

76En risquant cette parole blasphématoire, analogue à celle d’Antigone osant se comparer à Niobé devant le chœur de Thèbes, Paul Celan n’a pas prétendu que sa propre poésie était prémunie contre une telle déliquescence. Il a veillé à préserver ce qui, dans la poésie de Hölderlin, n’était pas pourri. Il a comme enseveli le corps de son frère. Il a signalé à André du Bouchet que celui-ci gagnerait à devenir attentif au danger intrinsèque au double conditionnement. Il a averti que lui-même était exposé à ce danger.

77Moins d’un mois plus tard, avant de se donner la mort, Paul Celan allait souligner ostensiblement, dans la biographie de Hölderlin par Wilhelm Michel, cette parole de Clemens Brentano, où s’exprimerait une fois encore la menace que peut devenir le double conditionnement :

Manchmal wird dieser Genius dunkel und versinkt in den bitteren Brunnen seines Herzens.

  • 38 Voir P. Celan et G. Celan-Lestrange, Correspondance, t. 2, p. 597.

Parfois ce génie devient obscur et il sombre dans le puits amer de son cœur38.

78La force instituante des paroles de Hölderlin et de Celan vient du fait qu’ils ont subi l’un et l’autre une menace extrême, et qu’ils ont utilisé leur œuvre comme une arme de défense, pour rester en vie.

79Le besoin vital que nous avons de telles œuvres, la force politique à laquelle elles donnent aujourd’hui accès, tient au fait que toutes les choses apparaissent à leur tour sous une menace extrême, immédiatement exposées à notre excès de puissance. Adopter sur elles le point de vue de Hölderlin transforme en effet le regard que nous portons sur cette menace. La faiblesse des choses, dans cette perspective, les protège, et leur fait manifester elles-mêmes la plus grande force. Car il n’y a aucune autre possibilité que d’être faible lorsqu’on est fini, ni aucune possibilité pour la toute-puissance d’exister en dehors du fini. La force, l’origine, la source n’ont pas de présence en tant que telles. La toute-puissance n’est pas, n’est rien.

  • 39 F. Hölderlin, GStA 4.1, 274 ; Pléiade, 644.

Car tout originaire, dans la mesure où tout pouvoir est justement et également partagé, apparaît, non pas dans sa force originaire, mais proprement dans sa faiblesse, de sorte que la lumière de la vie et l’apparition appartiennent en fait à la faiblesse de chaque ensemble39.

80L’affaiblissement du poétique et du pensif n’est pas à mettre au crédit de Heidegger. Mais par cet affaiblissement, à la fois grâce à Heidegger et à son insu, à travers la relation que Celan aura maintenue avec lui, une force originaire aura pu ressortir. Le défaut qui affectait la pensée de l’Ereignis aura commencé à être suppléé.

81La condition de ce ressourcement était de passer par une reconnaissance de la dignité de la faiblesse et par une critique de toute exaltation de l’origine. L’origine n’existe pas comme origine, mais seulement à travers les noms qui lui sont donnés par les philosophies et par les religions, à travers les multiples images qu’elle produit en dehors d’elle-même. L’origine se nie et s’imagine pour exister. Le conflit entre caché et non caché est une face, un rythme, d’un processus de division dont le conflit entre juste et injuste est un autre rythme, comme celui entre mort et vivant. Il n’y a qu’une pluralité d’origines, issues, comme revenant en arrière, des myriades de paroles qui en procèdent.

  • 40 F. Hölderlin, GStA 4.1, 272 ; Pléiade, 638.
  • 41 F. Hölderlin, GStA 4.1, 269 ; Pléiade, 635.
  • 42 F. Hölderlin, GStA 5, 269 ; Pléiade, 963.

82La seule souveraineté serait dès lors celle du pouvoir se partageant, auquel Hölderlin donne les noms d’« originairement séparant »40 ou d’« arbitraire de Zeus »41. Contre la démesure humaine, l’action du dieu consiste à ramener « vers la Terre »42 toute vision exaltée. Cette volonté de Zeus doit se comprendre à deux niveaux de nécessité. Elle est nécessaire au sens où elle ne peut pas ne pas se produire au niveau de la totalité. Mais, dans la mesure où le partage n’advient pas mécaniquement au niveau particulier, la nécessité devient une exigence. Lorsqu’un pouvoir local tend à la domination, il devient impératif pour qui veut vivre d’effectuer la division. Dans le temps de notre existence, cette lutte contre l’hégémonie devient notre responsabilité. Elle nécessite notre action, notre organisation, notre révolte.

83Pendant la période qui s’étend approximativement entre 1800 et 1970, l’art s’est situé à l’avant-garde d’un tel combat. L’œuvre d’art a conféré à l’origine son statut originaire, en l’affranchissant des dogmes politiques, métaphysiques et religieux, en la libérant des dominations exercées par la perspective, la visibilité, la représentation, l’occidental, le masculin, en contestant successivement chaque forme, chaque médium, en se montrant chaque fois doublement conditionnée, divisée entre sa propre force constitutive et celle du monde dont elle dépend. L’œuvre d’art a fait advenir la vérité en révélant la souveraineté du partage contre l’hégémonie de toute origine. La division fut l’outil de l’art pour faire vivre l’unité. L’art fut l’outil de la division pour que l’unité accède à la scission.

84Mais qu’en est-il finalement advenu ? Une fois l’origine critiquée, la division est comme partout régnante. Nous reconnaissons aujourd’hui les crimes commis par les différentes positions hégémoniques. Mais nous écrasons toute réalité sous le poids humain. Nous reconnaissons l’incontestabilité de la finitude. Mais cette limitation nous angoisse à tel point que nous cherchons un autre asile après l’idéalisation de l’origine. Nous redoublons le monde à travers les formes de captation visuelle, sonore, numérique, que rendent possibles les instruments techniques, comme pour sauver la finitude contre elle-même. Mais nous n’y trouvons qu’une illusion de refuge et souffrons de rester directement exposés à ce qui nous terrifie. La finitude humaine tend à devenir hégémonique.

85Nous ne sommes pas responsables de la finitude. Elle est le trait le plus essentiel de l’être. L’heure où les choses se révèlent manifestement finies est aussi celle où s’exerce le plus dangereusement notre puissance. Car la conscience qu’une destruction indépendante de nous sera fatale à toute chose relativise la part de destruction qui dépend plus directement de nous. Le sentiment de ne pas être responsables de la destruction absolue nous exonère et cause notre inertie. Nous ne sentons plus nos forces. Nous ne voyons aucune raison de les limiter. Pourtant, même si nous ne sommes pas responsables du fait que les choses soient finies, nous avons une responsabilité devant leur finitude : nous sommes responsables du fait que la division ne soit pas seule à régner.

  • 43 F. Kafka, cité par P. Celan, I. Shmueli, Briefwechsel, p. 140 ; Correspondance  (...)

86Une fois libéré de l’entente étroitement idéaliste ou religieuse de l’infini, notre bonheur – selon le mot de Kafka que Celan cite dans sa toute dernière lettre – exige encore que nous parvenions, aussi faiblement que possible, à « élever le monde dans le pur, le vrai et l’immuable »43. Nous ne laisserons les choses à leur finitude qu’en parvenant à réinstituer leur relation avec l’infinité.

87Dès avant 1800 et au-delà de 1970, un des pouvoirs de l’art fut de fonder cette persistance paradoxale. La Stiftung de toute œuvre poétique consiste à nier la finitude par un bleiben, le divisible par une unité, la durée par une éternité. Mais le mode de négation poétique n’est instituant que s’il n’est pas un déni. Il ne projette les choses hors du temps que s’il reste, pour une part, temporel.

88Ainsi Hölderlin termine-t-il l’hymne In lieblicher Bläue par les mots :

Leben ist Tod, und Tod ist auch ein Leben.

  • 44 F. Hölderlin, GStA 2.1, 374 ; Pléiade, 941.

Vie est mort, et la mort aussi est une vie44.

  • 45 Voir A. du Bouchet, « La mort est à mettre au monde », Conséquence, no 2, 2017, p. 11-20.

89André du Bouchet dira lui-même, comme en écho à l’hymne qu’il avait traduit : « La mort est à mettre au monde »45.

90Avant que nous ne reconnaissions les victimes du mal et les choses finies comme une dette, la parole poétique aura incarné cette exigence et fait venir cette possibilité. Aussi Paul Celan écrit-il dans la série Lichtzwang, dont il aura lu quelques poèmes à Stuttgart puis à Fribourg au printemps 1970 :

Abglanzbeladen, bei den
Himmelskäfern,
im Berg.

Den Tod,
den du mir schuldig bliebst, ich
trag ihn
aus.
 

  • 46 P. Celan, Lichtzwang, Tübingen, Suhrkamp, 2001, p. 25. Nous citons la traduction qu’en do (...)

Chargé de reflet, chez les
scarabées du ciel,
dans la montagne.

La mort,
dont tu m’es resté(e) redevable, je
la porte jusqu’à sa maturité46.

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Notes

1 F. Hölderlin, Die Titanen, in Sämtliche Werke, F. Beissner (éd.), Stuttgart, J. G. Cotta – W. Kohlhammer (Grosse Stuttgarter Hölderlin-Ausgabe), 1943-1985, vol. 2.1, 1951, p. 218. Nous renvoyons désormais à cette édition au moyen de l’abréviation « GStA » pour « Große Stuttgarter Ausgabe », directement suivie du volume et de la pagination. Nous faisons référence aux éditions françaises, mais retraduisons toutes les citations de l’allemand, sans signaler les modifications. Ici, trad. fr. : Œuvres, P. Jaccottet (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1967, p. 893 [édition ci-dessous abrégée en « Pléiade », abréviation directement suivie de la pagination].

2 M. Heidegger, GA 5, 63 ; trad. fr. : Chemins qui ne mènent nulle part, W. Brokmeier (trad.), Paris, Gallimard (Tel), 1986, p. 86.

3 F. Hölderlin, GStA 2.1, 189 ; Pléiade, 876.

4 P. Celan, Die Niemandsrose, Tübingen, Suhrkamp, 1996, p. 105 ; trad. fr. : La rose de personne, M. Broda (trad.), Paris, Le nouveau commerce, 1979, p. 111.

5 Cf. P. Celan, G. Celan-Lestrange, Correspondance, B. Badiou (éd.), Paris, Seuil, 2001, t. 2, p. 598.

6 B. Böschenstein, « Autour d’une rencontre entre Paul Celan et André du Bouchet », Europe, no 986-987, 2011, p. 189.

7 P. Celan, F. Wurm, Briefwechsel, B. Wiedemann (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2003, p. 240.

8 P. Celan, I. Shmueli, Briefwechsel, I. Shmueli, T. Sparr (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2004, p. 135 ; trad. fr. : Correspondance 1965-1970, B. Badiou (trad.), Paris, Seuil, 2006, p. 164.

9 G. Baumann, Erinnerungen an Paul Celan, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2002, p. 79.

10 P. Celan, I. Shmueli, Briefwechsel, p. 128 ; Correspondance 1965-1970, p. 158.

11 P. Celan, I. Shmueli, Briefwechsel, p. 133 ; Correspondance 1965-1970, p. 162.

12 Ibid., p. 135-136 ; p. 164-165.

13 Voir A. du Bouchet, « Tübingen, le 22 mai 1986 », in Désaccordée comme par de la neige – Tübingen, le 22 mai 1986, Paris, Mercure de France, 1989, p. 75.

14 M. Heidegger, GA 5, 59 ; Chemins…, p. 80-81.

15 M. Heidegger, GA 5, 65 ; Chemins…, p. 87-88.

16 M. Heidegger, GA 5, 74 ; Chemins…, p. 97-98.

17 M. Heidegger, GA 5, 65 ; Chemins…, p. 88.

18 M. Heidegger, GA 5, 65 ; Chemins…, p. 87.

19 M. Heidegger, GA 5, 63 ; Chemins…, p. 85.

20 M. Heidegger, GA 16, 112 ; trad. fr. : Écrits politiques, 1933-1966, F. Fédier (éd. et trad.), Paris, Gallimard, 1995, p. 104.

21 M. Heidegger, GA 65, 421-422 ; trad. fr. : Apports à la philosophie. De l’avenance, F. Fédier (trad.), Paris, Gallimard, 2013, p. 480.

22 Voir G. Kurz, « Hölderlin 1943 », in Hölderlin und Nürtingen, P. Härtling, G. Kurz (éd.), Stuttgart – Weimar, J. B. Metzler, 1994, p. 103-128. Voir aussi T. Ertl, « …wie Gefallne dir jauchzen, Held ! Die Feierlichkeiten 1943 zum 100. Todestag Friedrich Hölderlins », in Götzendämmerung / Crépuscule des idoles / Fall of the Idols. Réactions littéraires, artistiques et intellectuelles à la Seconde Guerre mondiale, P. Lefort, G. Seybert (dir.), Francfort-sur-le-Main – Zurich, P. Lang, 2017, p. 15-36.

23 M. Heidegger, GA 16, 664 ; Écrits politiques, 1933-1966, p. 253.

24 M. Heidegger, GA 16, 380 ; Écrits politiques, 1933-1966, p. 224.

25 M. Heidegger, GA 9, 341 ; trad. fr. : Questions III et IV, Paris, Gallimard (Tel), 1993, p. 101.

26 M. Heidegger, GA 4, 153 ; trad. fr. : Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p. 198.

27 Ibid.

28 F. Hölderlin, GStA 2.1, 253 ; Pléiade, 915.

29 F. Hölderlin, GStA 4.1, 277 ; Pléiade, 646.

30 M. Heidegger, GA 14, 62-63 ; Questions III et IV, p. 264 et p. 454.

31 F. Hölderlin, GStA 4.1, 152 ; Pléiade, 659.

32 M. Heidegger, GA 16, 671 ; Écrits politiques, 1933-1966, p. 260.

33 M. Heidegger, GA 9, 358 ; Questions III et IV, p. 119-120.

34 F. Hölderlin, GStA 1.1, 305.

35 F. Hölderlin, lettre à Sinclair du 24 décembre 1798, in GStA 6.1, 300 ; Pléiade, 686.

36 F. Hölderlin, GStA 3, 81 ; Pléiade, 203.

37 F. Hölderlin, GStA 5, 272 ; Pléiade, 966.

38 Voir P. Celan et G. Celan-Lestrange, Correspondance, t. 2, p. 597.

39 F. Hölderlin, GStA 4.1, 274 ; Pléiade, 644.

40 F. Hölderlin, GStA 4.1, 272 ; Pléiade, 638.

41 F. Hölderlin, GStA 4.1, 269 ; Pléiade, 635.

42 F. Hölderlin, GStA 5, 269 ; Pléiade, 963.

43 F. Kafka, cité par P. Celan, I. Shmueli, Briefwechsel, p. 140 ; Correspondance 1965-1970, p. 169.

44 F. Hölderlin, GStA 2.1, 374 ; Pléiade, 941.

45 Voir A. du Bouchet, « La mort est à mettre au monde », Conséquence, no 2, 2017, p. 11-20.

46 P. Celan, Lichtzwang, Tübingen, Suhrkamp, 2001, p. 25. Nous citons la traduction qu’en donne l’auteur dans une lettre à son épouse, Correspondance, t. 1, p. 621.

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Pour citer cet article

Référence papier

Clément Layet, « L’outil de la division »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 55 | 2018, 117-140.

Référence électronique

Clément Layet, « L’outil de la division »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 55 | 2018, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/298 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.298

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Auteur

Clément Layet

Clément Layet est agrégé et docteur en philosophie. Il a consacré sa thèse à la notion d’image dans l’œuvre poétique et théorique de Friedrich Hölderlin. En 2011, il a réuni aux éditions Le bruit du temps les essais sur la poésie qu’André du Bouchet avait publiés au cours des années 1950, les travaux que celui-ci avait poursuivis dans la section philosophie du CNRS, ainsi qu’un choix d’annotations de ses carnets. En 2014, il a traduit et présenté aux éditions Payot & Rivages la première version de la conférence de Martin Heidegger, De l’origine de l’œuvre d’art. En 2016, il a contribué au numéro de la revue Europe consacré à Paul Celan.

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Droits d’auteur

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