La pensée de Heidegger à l’épreuve des œuvres d’art
Résumés
Ce texte offre une lecture de L’origine de l’œuvre d’art de Heidegger afin d’en dégager les articulations principales qui permettent de penser une approche phénoménologique de l’art. Il apparaît que cette approche se fonde avant tout dans une expérience incarnée des œuvres, et qu’elle implique une remise en question des concepts traditionnels sur lesquels s’établissent à la fois l’Esthétique et l’Histoire de l’art. Ainsi mise à l’épreuve des œuvres, la pensée phénoménologique de l’art ouvre la voie à une autre « histoire de l’art », dans laquelle est en jeu l’événement de l’être au monde.
Plan
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1Au retour d’une semaine de conférences en Hollande au mois d’août 1931, Heidegger écrit à son épouse, le 17 :
- 1 M. Heidegger, « Mein liebes Seelchen ! ». Briefe Martin Heideggers an seine Frau Elfride : (...)
J’ai passé toute une matinée auprès des Van Gogh – presque toute l’exposition de l’automne est encore là – où on voit bien l’épanouissement soudain à partir de 1888. Les tableaux m’ont fait une grande impression, en mon for intérieur précisément. J’y suis alors retourné seul une matinée.
Le plus puissant d’entre eux est un champ de blé dans la tempête, surplombé d’un groupe de corbeaux qui volent contre le vent – un jaune à l’éclat d’or, au-dessus un ciel d’un bleu-noir cru et, traversant le champ, en plein milieu d’un chemin d’un brun prononcé couleur terre ainsi que sur les bords de ce dernier, des bandes d’herbe d’un vert éclatant. Malheureusement il n’en existe justement aucune reproduction. À la place je t’envoie les Iris ; mais la carte ne rend qu’approximativement les couleurs.
On ne fait l’épreuve de tout le rayonnement et de toute la vie de ces tableaux que si on les voit après ceux sobres et obstinés de la période brabançonne.
Ce fut pour moi une très grande surprise lorsque dans une des salles je me suis tout à coup retrouvé devant un des Bourgeois de Calais de Rodin – devant celui qui tient la clef serrée dans ses mains.
Les deux matinées passées auprès de ces œuvres ont été pour moi la chose la plus précieuse qui soit et celle qui aura le plus durable effet1.
2« Auprès des Van Gogh », « auprès des œuvres », deux fois Heidegger emploie la préposition bei, qui est celle de la proximité, et c’est dans cette proximité qu’il fait une expérience, ou une épreuve [« erfahren », dit le texte], de tout le rayonnement et de toute la vie des œuvres. J’ai intitulé mon propos « La pensée de Heidegger à l’épreuve des œuvres d’art » afin d’explorer le sens de cette épreuve que nous pouvons faire dans la proximité des œuvres d’art. Dans L’origine de l’œuvre d’art, à la fin du passage un peu trop célèbre sur les souliers de Van Gogh, à un moment où s’annonce le premier virage essentiel du texte, Heidegger écrit :
3La mise en présence de l’œuvre, l’épreuve du tableau est première – Heidegger ne cesse d’y insister, comme dans une lettre à Heinrich Wiegand Petzet, proche ami et critique d’art, qui a fait découvrir au penseur les lettres de Rilke sur Cézanne et les œuvres de Klee de la collection d’Ernst Beyeler à Bâle. Petzet cite cette lettre de 1947 dans son livre Le chemin de l’étoile :
- 3 H. W. Petzet, Le chemin de l’étoile. Rencontres et causeries avec Heidegger, 1929-1 (...)
Réfléchir et parler à propos d’œuvres d’art garde toujours quelque chose de scabreux ; car, que l’expérience immédiate [unmittelbare Erfahrung] reste primordiale – cela ne mérite pas d’être discuté. C’est seulement la capacité de faire une telle expérience qui est brouillée, de même que font défaut aux arts les occasions et l’espace pour se déployer. C’est pourquoi une méditation est nécessaire, qui soit aussi façon de regarder. Il me semble que vous êtes plus à votre affaire dans ce genre de tâches que dans le marché de la science historique3.
4Que l’expérience des œuvres s’affirme comme pierre de touche du rapport à l’art pose deux questions dont nous avons à clarifier le sens et le lien. Que signifie une telle expérience ? Comment entendre une histoire de l’art à partir de cette expérience ?
Faire l’épreuve de l’œuvre en tant qu’œuvre
- 4 C’est le titre du chapitre 19 du livre où est écrit notamment ceci : « À présen (...)
- 5 M. Heidegger, GA 5, 54 ; Chemins…, p. 74.
- 6 M. Heidegger, GA 6.1, 82 ; trad. fr. : Nietzsche I, P. Klossowski (trad.), Paris, Gallima (...)
5Première question : les œuvres d’art nous déplacent et soudain nous transportent ailleurs que là où nous avons nos habitudes issues de notre manière quotidienne d’habiter. La soudaineté de ce déplacement demande en réalité du temps : on entre dans la première salle des Nymphéas du musée de l’Orangerie et on est d’abord hagard, perdu autant qu’émerveillé. Il faut du temps pour s’installer peu à peu dans la proximité de l’œuvre, laquelle proximité est à la fois un regard, une respiration, un corps à corps très physique avec les toiles et une concentration. Tout à coup, soudain, « jäh », dit le texte, se produit en effet un bouleversement où tout se met à virer d’un seul coup, parce que nous sommes entrés dans l’espace que déploie l’œuvre, en l’occurrence, un espace qui n’est pas du tout familier, puisqu’il est, dans sa souple et ondoyante planéité, sans perspective, sans centre, sans haut, sans bas, sans droite, sans gauche, sans principe de direction extérieur à lui-même, donc, mais aussi sans orientation linéaire de succession, et enfin sans cadre – tout cela ne voulant pas dire qu’il est chaotique et désorganisé. La proximité avec les Nymphéas peut nous faire entrer dans un espace mondial d’expansion chromatique qui trouve en lui-même et en lui seul sa dynamique vibratoire et le principe de son organisation qui procède par mise en mouvement de larges zones de couleurs. Dans la lettre à Petzet, Heidegger signale que la capacité de faire une telle expérience est brouillée, de même, dit-il que « font défaut aux arts les occasions et l’espace pour se déployer ». Aujourd’hui, c’est en effet une vraie question philosophique de savoir si la transformation de la salle des Nymphéas en terrain de jeu et d’expérimentation pour la fonction photographique panoramique des IPhone ne brouille pas définitivement tout. « On y voit de moins en moins »4, écrit Daniel Arasse dans Histoires de peintures. De manière générale, il saute aux yeux des gens qui fréquentent les musées et les expositions que pratiquement personne n’entre dans la proximité des œuvres dans laquelle seule elles peuvent se déployer comme œuvres d’art et ainsi nous déplacer. Plus qu’une question de gestion culturelle, c’est une question éthique qui s’adresse à ce que Heidegger nomme Kunstbetrieb [le monde affairé de l’art], une question où est en jeu l’éthos de l’être humain et la possibilité pour lui d’entrer dans l’espace-temps de l’œuvre [sa Weile], afin d’y avoir lui-même son séjour [verweilen5] et de trouver la mesure pour un espace inhabituel d’habitation. « L’art et son œuvre n’ont de nécessité qu’en tant que chemin et séjour [Aufenthalt] de l’être humain […] »6, écrit Heidegger dans le cours sur Nietzsche. Pour que l’art ménage la dimension d’un séjour en lequel l’être humain s’ouvre au monde, pour qu’il œuvre à la manière d’un chemin vers ce séjour qui se dit en grec éthos – rien n’interdit de penser qu’un musée pourrait un jour s’inspirer d’un tel dessein –, il faut prendre le temps d’entrer dans l’espace singulier de présence et d’ouverture que l’œuvre elle-même ouvre, et se laisser en confiance atteindre par ce que Heidegger appelle la « Verrückung », que libère l’œuvre d’art en déployant son ouverture singulière. Sans violence, mais non sans radicalité, l’espace qu’ouvrent les Nymphéas nous fait perdre tous nos repères, nous ne savons plus s’il nous faut marcher, nager, ou planer dans cet espace qui nous ôte tout centre et tout point d’appui. L’é-motion, littéralement, nous meut et nous déplace, non pas seulement dans des « paysages d’eau et de reflet » comme dit encore Monet en 1908, mais dans quelque chose qui n’est plus du tout un paysage, à savoir les « grandes décorations », comme il dira en 1915, date à partir de laquelle ces « très grandes surfaces » exigent la construction d’un nouvel atelier pour que déploie sa mesure leur espace qui tend à devenir – par son mouvement d’expansion chromatique – un cosmos, l’ordonnancement du monde.
6Suivre le mouvement de dé-placement qu’est en elle-même la Verrückung, qui désigne au sens courant le dérangement mental, cela signifie alors, dit le texte :
- 7 M. Heidegger, GA 5, 54 ; Chemins…, p. 74.
Transformer les rapports habituels au monde et à la terre, et dès lors s’en tenir là et couper court à toutes nos manières courantes de faire et d’apprécier quelque chose, de connaître et de regarder, afin d’avoir séjour dans la vérité qui advient dans l’œuvre7.
- 8 M. Heidegger, GA 5, 1-2 ; Chemins…, p. 13-14.
7On comprend mieux, dans ces conditions, le sens de la première page de la conférence dans laquelle Heidegger cherche à faire entendre le mot origine à partir du mot Wesen, non pas l’essence au sens métaphysique, mais le déploiement de l’être, l’advenir et la mouvementation qu’est un tel déploiement. Ainsi, la question du quoi, was ou ti en grec, question de l’essence au sens métaphysique, se déplace en question du wie, question du comment – comment a lieu le déploiement ? –, question où est en jeu le monde et non pas la généralité eidétique d’une permanente identité de soi à soi. Finalement, Heidegger ne demande pas : « Qu’est-ce que l’art ? » ; mais : « Wo und wie gibt es die Kunst ? »8. Même le verbe être a ici significativement disparu (à vrai dire, dès Être et temps, il n’y a pas chez Heidegger de visée ontologique, mais une interrogation sur le déploiement de l’être, c’est-à-dire son sens dit-il en 1927, ou sa vérité à partir de 1930-1931). Ainsi, cette question ne cherche pas à déterminer théoriquement ce qu’est l’art, mais où et comment il se donne et a lieu : « Où et comment y a-t-il de l’art ? ».
- 9 M. Heidegger, GA 94, 216.
- 10 M. Heidegger, GA 5, 60 ; Chemins…, p. 81.
- 11 M. Heidegger, « Vom Ursprung des Kunstwerkes : Erste Ausarbeitung », Études heideggerienn (...)
8À la différence de ce que vise une définition métaphysique, il s’agit d’éprouver en quel sens l’art est Weltveranlassung comme on peut lire dans un ensemble de paragraphes intitulés « Concept de monde » dans les « Cahiers » de Heidegger9. Weltveranlassung, où nous reconnaissons Veranlassung, mot typique chez Heidegger pour dire, en dehors de toute efficience causale, comment quelque chose reçoit la possibilité de déployer son être. L’art comme Weltveranlassung, c’est l’art pensé comme occasion qui laisse au monde la possibilité de se déployer comme monde. Ainsi, la réalité effective de l’œuvre d’art [die Wirklichkeit des Werkes], dont est en quête le texte L’origine de l’œuvre d’art, n’est pas une causalité efficiente. Ce que fait l’œuvre, son effet, ne consiste pas dans une efficience, écrit-il dans le texte définitif10, alors que la première version du texte dissipe dès le début la confusion entre origine et cause. L’origine de l’œuvre d’art n’est pas la cause en vertu de laquelle un objet ou un produit comme une œuvre d’art est confectionné. L’origine de l’œuvre d’art invite à une méditation sur la manière dont une œuvre se déploie et ouvre par elle-même une dimension en laquelle l’être humain peut, de manière tout à coup très inhabituelle, faire l’épreuve du monde. Ainsi, comme le dit le premier paragraphe de la première version du texte, l’enjeu de L’origine de l’œuvre d’art est de « contribuer à préparer une transformation dans la manière fondamentale qu’a notre existence de se tenir par rapport à l’art [eine gewandelte Grundstellung unseres Daseins zur Kunst mit vorzubereiten] »11. À travers la question de l’art, c’est donc aussi de l’être humain qu’il s’agit, et de la responsabilité phénoménologique primordiale qui lui incombe quant à la possibilité pour le monde de se déployer comme monde. L’art n’est pas une activité parmi d’autres, qui peut ou non nous concerner. En tant que Dasein, l’homme est un être qui a essentiellement à tenir ouverte l’ouvertude [die Erschlossenheit], à entre-tenir l’être-ouvert [die Offenheit] – c’est-à-dire le Da de Dasein, le là de « être le là ». Pour Heidegger qui pense en amont de la conscience, c’est à partir de ce primordial être-ouvert que l’être humain peut s’ouvrir aux autres, aux choses et à soi. Ainsi, pour autant qu’il a trait au déploiement de l’ouverture, l’art prend sens au cœur de ce qui fait l’être humain humain et l’existence quelque chose qui se tient, c’est-à-dire ek-siste : se tient factivement dans l’espace de jeu – espace de manifestation – qu’est l’ouvert. Dans la première version, on peut lire :
- 12 M. Heidegger, « Vom Ursprung des Kunstwerkes : Erste Ausarbeitung », p. 12.
C’est l’œuvre qui d’abord fonde cet espace de jeu en tant qu’elle l’ouvre. Cet espace de jeu est l’être-ouvert du là, en lequel les choses et les êtres humains viennent se tenir pour y soutenir l’épreuve de l’ouvert12.
- 13 Ibid., p. 6.
- 14 M. Heidegger, GA 5, 11 ; Chemins…, p. 24.
- 15 M. Heidegger, GA 6.1, 78 ; Nietzsche I, p. 78.
9Toute la question est alors de pouvoir « faire à présent l’épreuve de l’être-œuvre de l’œuvre »13, comme dit encore le début de la première version, ce qui suppose, nous venons d’en parler, de pouvoir s’ouvrir à l’ouverture, c’est-à-dire à la vérité pensée comme un ouvert sans retrait, que l’œuvre déploie chaque fois singulièrement pour l’être humain. C’est un événement tellement inhabituel, que cela suppose de s’affranchir des rapports courants que nous entretenons avec les choses, et plus encore, des déterminations philosophiques d’usage qui s’abattent sur [überfallen] les choses et les attaquent depuis le début de notre histoire. Ces déterminations sont au nombre de trois. La première est le couple substance / accident, qui est inséparable de la structure énonciative de la proposition (S est P), et qui ne permet pas de faire la distinction entre ce qui est ou n’est pas une chose. La seconde, à travers laquelle s’illustre ce qui sépare Heidegger de toute phénoménologie de la perception, détermine les choses comme « ce qui est perçu dans la sensation »14. La troisième détermination est à plusieurs égards la plus importante pour ce qui nous occupe, c’est le couple forme / matière hérité de Platon et d’Aristote comme l’explique le cours sur Nietzsche15. Pour quatre raisons que nous allons examiner, cette détermination obstrue la possibilité d’une véritable expérience du déploiement de l’œuvre d’art en tant qu’œuvre.
Sortir du couple matière / forme et de l’art comme maîtrise
10Premièrement, ce couple matière / forme « atteint une prédominance particulière », dit Heidegger, parce qu’il correspond au type d’étants qui nous sont les plus familiers, les produits dont nous avons quotidiennement l’usage. Une table est une matière, un type de bois, qui reçoit une forme précise, ronde ou carrée, par exemple, en fonction de son utilité. Suivant ce fil, l’œuvre d’art est interprétée à partir de l’être-produit, et non pas à partir de l’être-œuvre qui ne s’inscrit quant à lui dans la perspective d’aucune utilité. N’étant créée en vue de rien d’autre qu’elle-même, l’œuvre d’art échappe à l’horizon du en-vue-de-quelque-chose, qui gouverne le produit, le Zeug [le produit ou l’« util »] et, de manière générale, ce que Être et temps appelle l’étant en tant que Zuhandenes, à savoir l’étant tel qu’il se tient sans cesse à portée de la main et dont, par l’usage que nous en faisons, nous pouvons tirer quelque chose (voir Être et temps, § 15). Rien de tel avec une œuvre d’art, dont il n’y a rien à tirer si nous la considérons comme œuvre d’art. Mais en mettant à l’écart le couple matière / forme pour appréhender l’œuvre d’art, Heidegger ne la soustrait pas seulement à l’utilité, il la soustrait plus généralement à l’horizon de la fabrication [Anfertigung] et de la création [das Schaffen].
- 16 Donation Simon Hantaï, Paris, Éditions Xavier Barral, 2013, p. 26.
11Se pose alors la question de savoir comment penser le geste créateur, si la création n’est pas conçue comme confection, c’est-à-dire in-formation d’une matière, mais libération d’un ouvert, d’un espace de manifesteté. C’est ce que fait Heidegger dans les pages de la conférence où il pense le déploiement de l’ouvert de l’être comme « tracé ouvrant », comme Riß, c’est-à-dire à la fois, dit admirablement le dictionnaire des frères Grimm, delineatio [dessin, esquisse], scissura [coupure, division, séparation, ou déchirure], fissura, rima [fente, crevasse]. La scissure du tracé ouvrant ne crée rien, ne délimite pas une forme, ne dessine rien, elle déchire l’espace pour l’ouvrir comme dimension de déploiement. Je me demande si les meilleurs Meuns de Simon Hantaï ne donnent pas quelque chose à voir de ce déploiement en crevasse d’un espace non fabriqué. Regardons celui, brun, de 1968 (no 89 du catalogue de l’exposition Simon Hantaï, Paris, Centre Pompidou, 2013) : à proprement parler, en effet, le peintre ne crée pas, n’imprime pas une idée préalablement conçue dans une matière étendue devant lui, parce que la toile est pliée, donc fermée en quelque sorte, et parce que c’est la toile qui, comme a pu dire Hantaï, « coupe en elle-même »16. En écho au sens premier du verbe reißen, nous pourrions dire que l’espace est entaillé, fendu, plutôt que contourné. C’est avec le dépliage qu’éclate la découpe – à la fois fissuration et configuration – advenant par la seule couleur qui, au gré des plis de la toile que le peintre ne maîtrise pas, opère comme une délinéation, en tout cas une délimitation de quelque chose qui n’est pas une forme, mais qui vibre grâce à la palpitation déchirante du peint et du non-peint.
- 17 M. Heidegger, GA 5, 64 ; Chemins…, p. 86.
- 18 M. Heidegger, « Vom Ursprung des Kunstwerkes : Erste Ausarbeitung », p. 6.
- 19 Ibid.
12Ce qui est sûr, c’est qu’en ne pensant pas l’œuvre d’art à partir de l’être-fabriqué, Heidegger la libère de l’idée de maîtrise, avec toutes les spéculations que cela peut entraîner sur le génie créateur, « la virtuosité géniale d’un sujet souverain »17, dit Heidegger. L’œuvre d’art, Kunstwerk, ne doit pas être comprise comme Kunststück écrit-il dans la première version18, c’est-à-dire littéralement comme pièce d’art ; mais le mot désigne le tour de force et souligne ainsi l’adresse extrême de celui qui par la maîtrise de son art est capable de réaliser une véritable performance. Cette libération de la maîtrise et de la « performance virtuose [gekonnte Leistung dit la première version19] », de la conception de l’art pensé à partir d’un können [un pouvoir, une capacité], s’accompagne d’une désobstruction de la technè grecque pour la désensevelir de la conception artificialiste, voire créationniste, pour ainsi dire, qui s’est imposée au fil des siècles. L’origine de l’œuvre d’art s’appuie sur une redécouverte de la technè non pas comme pouvoir, mais comme savoir, comme mode d’alètheuein ainsi que dit Aristote au livre VI de l’Éthique à Nicomaque (1139b15), comme manière qu’a la psychè, c’est-à-dire l’être-au-monde, de dévoiler l’étant. Cette dé-struction de la technè ainsi repensée à partir du dévoilement de l’alètheia se poursuit à la fin de la conférence sur « La question de la technique », et surtout dans la conférence d’Athènes de 1967 sur « La provenance de l’art et la destination de la pensée » où Heidegger en tire toutes les conséquences pour reprendre entièrement à nouveaux frais la question de la mimèsis entre technè et physis.
Sortir de l’allégorie : le litige terre / monde
- 20 M. Heidegger, GA 16, 551. Sur les rapports entre la peinture de Cézanne et la pensée de H (...)
13À l’époque de L’origine de l’œuvre d’art, il est vraisemblable que Heidegger ne savait pas encore à quel point il était sur cette question au diapason de la révolution opérée par Cézanne, dont il dira en 1958 à Aix-en-Provence : « J’ai trouvé ici le chemin de Cézanne, auquel, de son début jusqu’à sa fin, mon propre chemin de pensée répond à sa façon »20.
- 21 Donation Simon Hantaï, p. 26.
14L’abandon de l’idée de maîtrise est corrélatif de l’abandon de celle de représentation (« La toile cesse d’être un écran de projection, dit Hantaï, et coupe en elle-même »21), nous y reviendrons, et ouvre la voie à une autre histoire de la peinture, une histoire où la mise en scène le cède explicitement à la question de « la vérité en peinture », comme l’écrit Cézanne à Émile Bernard le 23 octobre 1905 : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai ». La vérité en peinture, c’est la vérité dans et par la peinture et elle seule, sachant que, comme Cézanne le déclare au sujet des tableaux de Véronèse :
- 22 Conversations avec Cézanne, P. M. Doran (éd.), Paris, Macula, 1987, p. 136.
On les aime, si on aime la peinture. On ne les aime pas, si on cherche dans la littérature à côté, si on s’excite sur l’anecdote, le sujet… Un tableau ne représente rien, ne doit rien représenter d’abord que des couleurs… Moi, je déteste ça, toutes ces histoires, cette psychologie, ces pédanteries autour. Parbleu, ça y est dans la toile, les peintres ne sont pas des imbéciles, mais il faut le voir avec les yeux, avec les yeux, vous m’entendez bien22.
15Voir la peinture en sa vérité – la voir avec les yeux –, c’est tout le contraire du symbole et de l’allégorie, ce qui nous amène au deuxième problème que soulève le couple matière / forme.
*
- 23 M. Heidegger, GA 53, 21.
- 24 M. Heidegger, GA 5, 68 ; Chemins…, p. 90.
16En effet, le schéma forme / matière pose la forme comme suprasensible et la matière comme sensible. On est ici au cœur de ce que Heidegger appelle au début du cours sur l’Ister de Hölderlin, « l’essence métaphysique de l’art »23, qui atteint son sommet dans « la méditation la plus vaste – parce que pensée à partir de la métaphysique – que l’Occident possède concernant l’essence de l’art »24, lit-on dans la « Postface » à L’origine de l’œuvre d’art. Il s’agit de l’Esthétique de Hegel dont Heidegger cite dans le cours la phrase suivante :
- 25 M. Heidegger, GA 53, 19.
Le sensible de l’œuvre d’art ne doit avoir d’existence que dans la mesure où il existe pour l’esprit de l’homme, mais pas dans la mesure où il existe lui-même en tant que sensible pour lui-même25.
17Prise dans ce schéma, Heidegger l’explique plus en détail dans la première version de la conférence, l’œuvre d’art est interprétée dans une dialectique du sensible et de l’intelligible qui se résout dans les concepts d’allégorie ou de symbole. Ce que nous voyons sensiblement sur une toile, ce que nous entendons sensiblement par l’oreille, cela renvoie à une réalité spirituelle autre et plus élevée. À cet égard, il ne faut pas s’étonner que la méditation sur l’œuvre d’art, dont on ne trouve aucune trace dans Être et temps, fasse son apparition précisément au moment où la pensée de Heidegger se comprend de plus en plus comme ayant pour tâche le dépassement de la métaphysique (voir Apports à la philosophie, GA 65, § 85).
- 26 M. Heidegger, GA 5, 31 ; Chemins…, p. 48.
- 27 M. Heidegger, GA 5, 30 ; Chemins…, p. 47.
18Dans la conférence, c’est toute la méditation sur l’affrontement ou le litige entre terre et monde, pensé à partir du déploiement de la vérité dans l’œuvre et à travers le jeu de la déclosion et de l’abritement en retrait [Lichtung und Verbergung], qui vise à dépasser, à penser sur un mode tout autre, le synolon de la matière et de la forme conçu quant à lui à partir des produits. Les pages sont difficiles, et Heidegger ne dit les choses en ces termes à peu près que dans ce texte. Essayons de les formuler ainsi : l’œuvre d’art est un étant, qu’on peut traiter comme un produit (par exemple quand on le passe aux rayons X, quand on étudie la qualité chimique des pigments), mais elle n’est proprement œuvre que quand nous faisons l’épreuve de l’espace d’ouverture qu’elle déploie pour que nous-mêmes venions y déployer notre existence. L’œuvre d’art est donc un étant très singulier, puisque, en tant qu’étant, elle abrite le déploiement de l’ouvert et lui ménage, par cet abritement [die Verbergung], la possibilité de se déployer. Prenons un exemple : dans l’atelier d’Anthony Caro, il y avait toutes sortes d’objets en acier, plaques, poutres en double T, vieux outils, fonds de cuve, etc. On peut les regarder, rester auprès d’eux, rien ne se passe. Quand ils étaient en usage, ils disparaissaient dans l’usage, parce qu’un produit [Zeug] qui se fait remarquer quand on s’en sert est un produit qui fonctionne mal (voir Être et temps, § 16). Mais quand ces mêmes pièces d’acier se trouvent agencées (assemblées, donc, et non pas fabriquées) pour devenir une œuvre comme Paul’s Turn (fig. 1), tout autre chose a lieu. Si on les regarde, si on prend le temps de les regarder en tant qu’œuvre, quelque chose se met insensiblement à s’animer, à vibrer, une sorte de rythme se libère, et tout à coup, finalement, si on veut bien endurer la proximité avec l’œuvre, tout l’espace est bouleversé, de sorte que c’est la phénoménalité elle-même qui se déploie, celle que d’ordinaire nous ne voyons jamais, parce que nous sommes absorbés par l’usage que nous faisons de l’étant. C’est cela l’ouvert du monde dont Heidegger dit que l’œuvre le tient ouvert26, c’est cette phénoménalité en elle-même inapparente (« toujours inobjective »27), mais dans l’éclaircie de laquelle nous apparaît toute présence. Pour qui veut bien se mettre à son contact, une œuvre d’art abrite et déploie cette mondiale phénoménalité.
19Or, cette phénoménalité qui n’est pas un espace spirituel opposé à du sensible, mais une dimension de présence, l’œuvre l’abrite non pas dans une matière, mais par ce que Heidegger entreprend de dire avec le mot « terre » qui est en débat avec la physis grecque entendue comme mouvement d’éclosion. Reprenons l’exemple : l’espace d’ouverture et de présence que libère la sculpture en acier d’Anthony Caro, à partir de quoi (et non pas en quoi, question de la hylè) se déploie-t-il ? Il n’est pas lui-même en acier, mais ne pourrait advenir sans l’acier. Dans L’origine de l’œuvre d’art, la terre c’est ici l’acier tel qu’il n’éclôt qu’à la faveur d’un monde qui lui fait face, lequel monde trouve dans la terre son abri en la laissant éclore. Que cet acier en tant que terre pour le monde que déploie la sculpture soit phénoménologiquement autre chose que l’acier en tant que matériau, cela se voit chez Caro au fait que c’est un acier qui n’a plus la moindre pesanteur, un acier qui n’œuvre plus qu’au gré de la logique sculpturale qu’ouvre l’œuvre, avec une grâce et une liberté dont le matériau physique est en lui-même complètement dépourvu. Dans Paul’s Turn, par exemple, on est d’emblée accueilli dans un espace libre et ouvert par la grâce d’une ondulation qui relie la verticalité de la plaque rectangulaire latérale à l’horizontale de la poutre en double T qui se maintient tout naturellement en l’air. Toutefois, c’est surtout grâce aux éléments qui flottent à ras de terre que s’allégit un espace que l’être humain est invité à venir habiter librement, à venir incarner, même, avec ce corps phénoménologique de l’existence qui n’est pas le corps physique soumis au déterminisme abstrait de la pesanteur.
Fig. 1 : Anthony Caro, Paul’s Turn (1971) – Steel, rusted, 99 × 78 × 59″ / 251,5 × 198 × 150 cm

© Courtesy of Barford Sculptures Ltd (cliché J. Goldblatt)
Repenser la forme en sortant de la représentation
20Venons-en à présent au troisième point concernant le couple matière / forme. C’est dans son cadre que s’est développée la conception de l’œuvre d’art comme représentation de quelque chose. En dépassant la métaphysique du couple matière / forme, Heidegger entreprend donc également de dépasser la conception métaphysique de la représentation, die Darstellung von etwas. Or, Heidegger écrit dans la première version :
- 28 M. Heidegger, « Vom Ursprung des Kunstwerkes : Erste Ausarbeitung », p. 14.
L’œuvre ne peut rien représenter, parce qu’au fond elle n’arrive jamais à quelque chose qui se tienne bien là présent et qui se tienne en face comme un objet, à supposer bien sûr que ce soit une œuvre d’art et non pas un produit de contrefaçon fait d’après elle. L’œuvre ne pose jamais rien là-devant [stellt dar], elle n’ex-pose jamais rien en le représentant, tout au contraire, elle pose l’ouvert [stellt auf] – elle installe le monde, et fait venir se poser hors de [stellt her] – elle produit la terre28.
21Un des intérêts de la libération de l’idée de représentation est que cela permet de reposer la question de la forme en des termes entièrement neufs, ce que fait Heidegger après le passage sur le trait ouvrant [Riß], avec le mot de Gestalt, qu’il explicite ainsi :
- 29 M. Heidegger, GA 5, 51 ; Chemins…, p. 71.
Ce qui s’appelle ici configuration [Gestalt] est toujours à penser à partir de cette manière de poser [feststellen, bien poser en sa limite, c’est-à-dire établir la vérité] et à partir du rassemblement de ce poser [Ge-stell], en lequel se déploie l’œuvre pour autant qu’elle se pose dans l’ouvert et pose en faisant venir hors de [insofern es sich auf- und her-stellt]29.
- 30 M. Heidegger, GA 5, 13 ; Chemins…, p. 27.
22Dans ces deux derniers passages, j’ai tout traduit avec une espèce de littéralité limite pour faire voir le travail du texte. Il nous faut malheureusement passer trop vite sur ce point difficile auquel Heidegger consacre presque tout le supplément de 1960, mais voici en quelques mots ce dont il s’agit : comment penser la forme, dès lors qu’il n’est plus question de représentation de quelque chose, mais de déploiement de l’ouvert tel qu’il advient dans le conflit du monde et de la terre ? Le mot forme est-il même encore pertinent, dès lors qu’il signifie, dans le cadre du schéma matière / forme : « la répartition spatiale de particules de matières s’ordonnant en un contour [Umriß] déterminé […] »30. La forme d’une chose ou d’un produit est facile à saisir, grâce notamment au contour qui, soit dit en passant, est au cœur de la question de la peinture, à travers la question métaphysique du linéaire et du pictural pour employer les termes de Heinrich Wölfflin dans Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, et dont on trouve déjà une ébauche dans la Poétique (1450b1-3) où Aristote oppose « celui qui verserait sur une surface les plus beaux pigments » et celui qui « dessinerait en blanc une image ». Bref, la couleur des Vénitiens et le dessin des Florentins, si je peux me permettre un tel raccourci.
23C’est cette conception de la forme avec contour que Heidegger entend dépasser avec le terme Gestalt, qui désigne étymologiquement le rassemblement du stellen, verbe qui signifie poser, au sens de placer, installer. Parce qu’elle ne représente rien, die Gestalt, la configuration, ne peut rien circonscrire par un contour. Elle est configuration du déploiement de la vérité. La configuration, donc, ne pose ni n’expose rien, mais, par le tracé ouvrant, elle pose les limites dans lesquelles l’ouvert peut se déployer. Poser les limites pour laisser se déployer, c’est, dans le texte, « feststellen ». Or, le déploiement de la vérité implique doublement que le monde s’ouvre (aufstellen du monde) et que la terre surgisse dans la présence (herstellen de la terre). Voilà pour le détail littéral et technique de la chose. Reste à en comprendre le sens et les implications. Il s’agit de penser la configuration du déploiement de l’ouvert qui a lieu dans l’œuvre ; pour ce faire, le concept de forme comme contour définissant une chose représentée ne peut plus suffire. Ce qui est très stimulant dans cette nouvelle pensée de la configuration, est qu’elle se situe en dehors de la problématique de l’art abstrait, parce qu’elle va en amont de l’alternative entre figuratif et non-figuratif qui pourrait bien n’être pas l’essentiel de la question de la peinture. Chez Cézanne, par exemple, pour qui la forme parvient à sa plénitude par la richesse de la couleur, la peinture reste figurative, mais le contour ne délimite plus une forme. C’est la couleur qui se met en un sens à dessiner, et on voit ainsi se démultiplier, souvent en bleu, plusieurs « contours », qui restent ouverts et qui ne circonscrivent pas un objet. Il y a dans « Le doute de Cézanne » une belle page de Merleau-Ponty sur ce singulier contour qu’il appelle « naissant ».
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- 31 M. Heidegger, GA 5, 12 ; Chemins…, p. 26.
- 32 M. Heidegger, GA 5, 4 ; Chemins…, p. 16.
- 33 M. Heidegger, GA 5, 56 ; Chemins…, p. 77.
- 34 M. Heidegger, GA 74, 203.
24Le quatrième et dernier point à clarifier concernant le couple matière / forme est directement lié à la question de la représentation. « La distinction entre matière et forme, écrit Heidegger est, et ce à vrai dire dans toute sa variété, le schéma conceptuel par excellence pour toute théorie artistique et toute esthétique »31. Toute la théorie de l’art et toute l’histoire scientifique de l’art se meuvent d’une manière ou d’une autre dans la dimension de la représentation et travaillent, dans des perspectives diverses, qui peuvent être aussi intéressantes que multiples, au moyen de cadres de représentation [Rahmenvorstellung32] qui s’enracinent eux-mêmes dans les concepts d’allégorie et de symbole. Avec l’histoire scientifique de l’art, l’œuvre d’art devient un objet d’étude qu’une représentation conceptuelle [Vorstellung] se pose pour elle-même avec ses propres instruments. Or, « représenter l’œuvre en tant qu’objet » et « laisser l’œuvre être une œuvre »33 sont deux choses distinctes, de sorte que Heidegger oppose à l’histoire scientifique de l’art [Kunsthistorie] une tout autre histoire [Kunst-Geschichte], une histoire de l’art avec génitif subjectif, où c’est l’art lui-même qui est histoire pour autant qu’il advient au cœur de notre être-au-monde. Comme le montrent des notes rassemblées à la fin du tome 74, la question de l’histoire de l’art se pose à Heidegger dès l’époque de L’origine de l’œuvre d’art ; en réalité elle ne fait qu’un avec la question du déploiement de l’art : « Qu’est-ce que l’art et quelle histoire a-t-il ? »34 demande-t-il, au sens où il s’agit d’interroger la manière qu’a l’art de faire époque et événement au cœur de l’existence humaine.
- 35 M. Heidegger, GA 95, 47.
25Dans les « Cahiers » de Heidegger de la seconde moitié des années 1930, à une époque où le mot Historie est développé de manière telle qu’il devient en un sens synonyme de technique et désigne la manière dont le sujet humain pose les choses dans une représentation qui les formate au service de sa propre utilité et de la planification de sa sécurité, dans ces « Cahiers », donc, on trouve à plusieurs reprises des considérations parfois très dures sur l’histoire scientifique de l’art, cette question par exemple : « dans quelle mesure l’histoire scientifique de l’art participe encore à la destruction de l’histoire de l’art comme événement [Geschichte der Kunst] ? »35. Mais il existe une lettre du 23 novembre 1947 écrite pour le cinquantième anniversaire de son ami historien d’art Kurt Bauch, dont il a suivi le séminaire sur Giotto lors du semestre d’hiver 1936 et avec qui il a tenu son propre séminaire en 1935-1936 sur « Le dépassement de l’esthétique et la question de l’art », il existe une lettre, donc, dans laquelle le ton est plus serein et où il évoque en confiance « le point où l’histoire scientifique de l’art se met à virer en histoire où l’art fait événement » :
- 36 M. Heidegger, K. Bauch, Briefwechsel 1932-1975, A. Heidegger (éd.), Fribourg – (...)
Ta vie appartient à l’art, à l’histoire que l’art est. Toute sorte de signes et de pressentiments ici et là portent à croire que l’art est en train de libérer des chaînes de la représentation esthétique le déploiement de son être. Mais il ne s’agit là que de la face négative d’un processus à la rencontre duquel doit venir de manière positive une pensée et, en le devançant amplement, une pensée qui, au déploiement intérieur autrement voilé de l’art, prépare l’espace au sein duquel il peut devenir histoire de manière plus originale. Plus originale – cela veut dire à présent : simplement à partir de l’explication de fond avec tout l’ensemble de l’art occidental, en recueillant ce qui a fait loi en son histoire.
Il n’y a que cette pensée qui, au sens strict, peut être pensée de l’histoire de l’art [kunst-geschichtliche]. Elle deviendra ce qu’elle doit être, non pas simplement en abandonnant, mais en dépassant de manière véritable l’histoire de l’art [Kunsthistorie] qui a été voulue comme science.
C’est à ce point où l’histoire scientifique de l’art se met à virer en histoire où l’art advient [der Wendungspunkt von der Kunsthistorie zur Kunst-Geschichte], que tu es posté en tant que gardien36.
26La possibilité d’un tel virage, on la trouve dans le passage consacré au tableau de Van Gogh dans L’origine de l’œuvre d’art.
Pour une histoire phénoménologique de l’art
27Mais avant de l’aborder, j’aimerais ouvrir une parenthèse sur la question de l’histoire de l’art, en des termes qui ne sont pas tout à fait ceux de Heidegger, mais qui ne sont pas sans écho avec les questions que nous adresse un texte comme L’origine de l’œuvre d’art. Dans Détruire la peinture, Louis Marin cite un texte de Michael Fried qui dit ceci :
- 37 L. Marin, Détruire la peinture, Paris, Flammarion (Champs), 1997, p. 129-130.
L’inadéquation, l’impertinence de presque toute la critique d’art contemporaine n’est certes pas surprenante. Cependant la situation critique est incontestablement pleine d’ironie : car les arts visuels, en particulier la peinture n’ont jamais été plus explicitement auto-critiques, que durant les vingt dernières années.
S’il en est ainsi, en substance, c’est que cette peinture « moderniste » selon l’expression de Greenberg, s’intéresse moins à représenter la réalité qu’à poser picturalement, avec des exigences toujours plus aiguës les problèmes fondamentaux inhérents à la peinture elle-même. Dès lors, il n’est pas surprenant effectivement, qu’une histoire et une critique d’art qui visent essentiellement à s’interroger sur la détermination des sujets et des thèmes du tableau, sur son contenu informatif, sur les codes d’identification et de reconnaissance toujours plus complexes des éléments représentés connaissent et dans son langage et dans ses procédés et ses méthodes, un constant décalage par rapport à ce dont elles ont pour tâche de parler37.
- 38 M. Heidegger, GA 5, 56 ; Chemins…, p. 76.
28En d’autres termes, ce que Heidegger appelle histoire scientifique de l’art, du fait qu’elle repose essentiellement sur la représentation, est en inadéquation avec l’art moderniste qui n’est précisément plus, depuis au moins Manet et assurément Cézanne, un art de représentation. C’est donc l’art moderniste qui fait ouvertement éclater l’idée de représentation et qui met dans l’embarras l’histoire scientifique de l’art traditionnelle. Mais si tout art, si le déploiement de toute œuvre d’art doit être pensé en dehors de la représentation, s’ouvre alors un champ de travail et d’écriture à explorer, qui a non seulement à penser les « problèmes inhérents à la peinture elle-même » comme dit Fried, mais qui ne doit pas s’arrêter à une étude formelle au sens courant (« ne faire que goûter le côté formel de l’œuvre [das Formalen am Werk] »38 est un risque que signale Heidegger dans la conférence).
- 39 M. Heidegger, GA 5, 59 ; Chemins…, p. 81. Signalons qu’Henri Maldiney s’est déjà interrog (...)
29Autrement dit, il faut découvrir une histoire de l’épreuve, existentiale autant que mondiale, qu’est le déploiement de l’ouvert qui advient dans la proximité des œuvres d’art. En un sens, donc, une histoire de cette histoire qu’est en elle-même l’œuvre en tant qu’œuvre, si nous parlons la langue de Heidegger chez qui le mot histoire au sens de Geschichte désigne, à partir de 1931-1932, l’advenir de la vérité en tant qu’ouvert qui se déclôt en s’abritant dans l’étant. Ainsi, il faudrait penser une histoire des œuvres d’art en tant qu’elles laissent être le monde et engagent l’ouverture de notre propre existence dans ce déploiement. Peut-être pourrions-nous tout simplement dire : une histoire poétique de l’art, au sens large et très ample que le mot poésie [Dichtung] reçoit à la fin de L’origine de l’œuvre d’art, de « laisser avoir lieu l’advenue de la vérité de l’étant en tant que tel »39. – Une histoire phénoménologique de l’art pour apprendre à voir et à entendre comment des sons, des mots, des couleurs tout à coup deviennent l’événement en œuvre d’un monde qui nous met en résonance et nous requiert.
- 40 D. Arasse, Histoires de peintures, p. 253-254.
- 41 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, D. Fourcade (éd.), Paris, Hermann, 1972, (...)
30Quand un artiste regarde les œuvres d’un autre artiste, se produit en général une chose de cet ordre, et il y a à mon sens tout lieu de se laisser inspirer par un tel regard. À la fin de son chapitre « De Manet à Titien » dans Histoires de peintures, Daniel Arasse remarque à propos de ce que le regard de Manet nous apprend de Titien : « Cet angle de réflexion du point de vue des artistes est, pour l’historien de l’art, une bonne manière de s’interroger sur les limites de sa propre discipline. Les artistes nous apprennent à voir »40. À voir avec les yeux, comme dit Cézanne, pour regarder la peinture en tant que peinture, et non pas au moyen de cadres représentatifs objectivants. « Une œuvre, écrit Henri Matisse, doit porter en elle-même sa signification entière et l’imposer au spectateur avant même qu’il en connaisse le sujet. Quand je vois les fresques de Giotto à Padoue, je ne m’inquiète pas de savoir quelle scène de la vie du Christ j’ai devant les yeux, mais de suite, je comprends le sentiment qui s’en dégage, car il est dans les lignes, dans la composition, dans la couleur, et le titre ne fera que confirmer mon impression »41.
31Enfin, cette histoire ne serait pas simplement une histoire de l’art moderne, c’est-à-dire une histoire de l’expérience des œuvres où la représentation a effectivement disparu, elle est plutôt une histoire moderne de l’art, c’est-à-dire libérée, pour toute œuvre, de l’idée de représentation. À toutes les époques, dans toute grande peinture et tout grand art, qu’on songe, sans être exhaustif, à Piero della Francesca, à Titien, à Poussin, à Rembrandt, la question de la représentation est essentiellement articulée par celle de la peinture elle-même et de la manière dont la peinture fait monde. Ainsi, même aux époques où les formes de représentation sont régies par des questions religieuses et politiques, dans tout grand art, pourtant, la représentation ne s’expose que par une réinvention du matériau lui-même et à travers le monde que déploie l’œuvre. Une cathédrale gothique n’est pas seulement une mise en architecture très précise de la pensée scolastique (voir Panofsky, Architecture et pensée scolastique), c’est aussi (d’abord ?) un poème qui déploie un espace de présence dans lequel tout être humain peut entrer. Ainsi, une telle histoire ne serait pas linéaire, et encore moins génétique, mais faite de dialogues, voire de contemporanéités poétiques essentielles, entre ces espaces ouverts que sont par exemple Rothko et Paestum, Saint-John Perse et Pindare, Anton Webern et Jean-Sébastien Bach, voire Rembrandt et Lascaux.
Répondre de l’expérience de l’œuvre comme phénomène
- 42 M. Heidegger, GA 5, 65-66 ; Chemins…, p. 88.
32Revenons, pour finir, à L’origine de l’œuvre d’art, au sens où l’œuvre est à l’origine du surgissement [entspringen] de l’ouvert qu’est la vérité42.
33L’enjeu du passage sur le tableau de Van Gogh est de faire faire l’épreuve de l’art comme histoire de ce surgissement de l’ouvert. Heidegger écrit :
- 43 M. Heidegger, GA 5, 27 ; Chemins…, p. 43.
Où donc l’œuvre est-elle chez elle ? En tant qu’œuvre, l’œuvre est uniquement chez elle dans l’espace de proximité [Bereich] qu’elle ouvre elle-même par sa présence. Car l’être-œuvre de l’œuvre se déploie et ne déploie son être que dans le mouvement inaugural d’une telle ouverture [Eröffnung]. Nous avons dit que, dans l’œuvre, c’est la mouvementation en laquelle advient la vérité [Geschehnis der Wahrheit] qui est à l’œuvre. L’indication lancée en direction du tableau de Van Gogh a essayé de nommer la mouvementation de cet avènement43.
34Geschehnis, distinct du verbe Geschehen par son suffixe, ce n’est pas seulement l’avènement, mais le mouvement par lequel advient l’avènement de la vérité, en l’occurrence, la mouvementation jamais fixée qui se joue dans l’affrontement de la terre et du monde, qui ne doit quant à lui surtout pas être reçu comme un système immuable d’interprétation des œuvres.
- 44 On peut aussi remarquer avec Jacqueline Lichtenstein ce qui suit : « Quelles que soient l (...)
- 45 J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion (Champs), 1990, p. 420.
- 46 V. Van Gogh, Brieven aan zijn broeder, J. Van Gogh-Bonger (éd.), Amsterdam, Maatschappij (...)
35On a parfois vu les lignes sur Van Gogh comme un éloge du monde paysan, de la part d’un penseur, qui, cela est vrai, se sentait appartenir à ce monde qu’il a vu disparaître44. Il est vraisemblable aussi que, dans l’étroite intimité que Heidegger a entretenue avec l’œuvre de Van Gogh, le fait que Van Gogh se soit pensé comme « peintre de paysans », ainsi qu’il l’écrit à son frère (dans une lettre que cite à juste titre Jacques Derrida dans La vérité en peinture45), n’est pas sans jouer un rôle important. « […] et vraiment c’est dommage qu’il n’y ait pas davantage de tableaux en sabots à Paris », écrit aussi Van Gogh à Théo début août 1888 (520 F)46. Tout cela est vrai, mais reste anecdotique ; il n’y a pas à s’exciter sur l’anecdote, dit Cézanne. Ce que cherche à montrer Heidegger avec le tableau de Van Gogh, il serait passionnant de tenter de le faire voir avec Broadway Boogie Woogie de Mondrian.
- 47 M. Heidegger, GA 5, 29 ; Chemins…, p. 45.
36Il est vrai que le choix de Heidegger n’est pas le meilleur ; son propos est d’ailleurs plus lisible avec le temple grec, parce que précisément « le temple n’est à l’image de rien » dit le texte : « Es ist kein Abbild »47. Avec la page sur le tableau de Van Gogh, qui ne figure pas dans la première version de la conférence, il y a un risque de rabattre l’œuvre d’art sur la représentation et de comprendre la terre au sens de la glèbe que foule la paysanne, alors que le texte dira plus loin sans ambiguïté :
- 48 M. Heidegger, GA 5, 28 ; Chemins…, p. 45.
De ce que ce mot [terre] dit ici, il faut écarter aussi bien l’image d’une masse matérielle déposée en couches que celle, purement astronomique, d’une planète48.
- 49 M. Heidegger, GA 5, 22 ; Chemins…, p. 38.
- 50 M. Heidegger, GA 5, 19 ; Chemins…, p. 34.
37Quoi qu’il en soit, l’essentiel ne se joue pas dans ce que représente le tableau dont Heidegger laisse la référence indéterminée, mais dans la différence entre les deux passages consacrés au tableau de Van Gogh, parce que la chose se déroule en deux temps. Il y a d’abord une description [Beschreibung] censée faire voir l’être-produit grâce à une « illustration [Veranschaulichung] » rendue possible par une « représentation imagée [bildliche Darstellung] » qui sous-entend le tableau comme Abbild (image copiée de la réalité49). C’est l’échec d’une pareille description au moyen du tableau considéré dans sa seule fonction représentative qui amène Heidegger à tout autre chose, où il ne s’agit plus de la représentation imagée de souliers, mais de tenter de dire ce qui se déploie quand on fait l’expérience des souliers im Bilde50, c’est-à-dire des souliers en « image » ou en figure, mot dont il ne développe pas ici le sens, mais qui n’a plus rien à voir avec une quelconque illustration et qui se trouve ainsi libéré de tout modèle et du même coup affranchi de la métaphysique de la mimèsis.
38Il s’agit donc de distinguer deux ordres de choses, que je peux essayer de résumer ainsi : quand on est face à Iris dans un vase de Van Gogh, on peut regarder le bouquet peint en examinant avec quelle fidélité il restitue les iris qui poussent dans les jardins ; on peut aussi constater que ces fleurs subissent des torsions, qui traduisent allégoriquement l’état mental tourmenté du peintre résidant alors à l’asile de Saint-Rémy ; on peut encore considérer la date du tableau, 1890, étudier les différences entre les versions, celle de New York et celle d’Amsterdam, plus verticale, où Van Gogh pousse le contraste entre le jaune et le bleu de Prusse, alors que le tableau du Metropolitan Museum of Art, d’un coloris apparemment plus doux, est cependant plus écartelé, moins ascensionnel pour ainsi dire. Une telle étude est souvent du plus grand intérêt, et elle est aujourd’hui merveilleusement facilitée par les images et les catalogues raisonnés en ligne sur Internet. Pour cette étude, en effet, la présence de l’œuvre n’est pas absolument nécessaire. Mais on peut également entrer dans la proximité ni des fleurs ni du tableau comme objet d’étude, mais de l’œuvre, de l’événement qu’est en image, c’est-à-dire picturalement, une telle œuvre. On peut alors éprouver, dans le tableau du Metropolitan, comment le vase qui n’est pas un vase, mais la source même de la couleur, du blanc écru posé au contact du vert et du blanc rosé, par son recueillement mat, impénétrable et silencieux, démultiplie l’intensité de l’ouverture multidirectionnelle de l’espace que libère le bouquet ; comment cet espace pictural écartelé au maximum, de part en part de la toile, et dans un risque que rien ne retient, laisse jaillir une surabondance aussi libre que bouleversante, celle de l’inépuisable don d’être-au-monde poussé jusqu’à une ivresse expressive dont la pression finit par crever la toile, et ce d’une manière d’autant plus saisissante que la planéité de la toile est accentuée par le double à-plat de couleur que constitue le fond, qui n’en est plus un ; comment et à quelle intensité est poussée l’intensité lyrique de l’être-au-monde par l’irradiation implacable de lumière acidulée dans ce tableau sans ombre. Nous pourrions continuer : quand on se met à l’épreuve des œuvres d’art, quand on se met à habiter l’espace ouvert par un tableau, un ballet, un morceau de musique, une sculpture, un film ou un poème, se produit un choc, « ein Stoß » dit Heidegger, dont les répercussions ne se laissent pas éteindre. À vrai dire, l’épreuve d’une œuvre d’art engage chaque fois l’être-au-monde de manière si radicale qu’on ne peut guère s’étonner que dans les pages de la conférence se traduise aussi quelque chose de Heidegger lui-même, son affinité anecdotique avec le monde paysan, certes, mais surtout le rapport essentiel qu’il entretient avec le dépaysement qu’est une peinture de Van Gogh et l’effraction de présence, le choc, qu’est une telle effraction. Malgré le choix paradoxal de Heidegger, ce qui compte n’est pas la paysanne dans son champ, mais, comme on le voit mieux avec le temple grec, c’est de rompre avec tout rapport représentatif renvoyant hors de l’œuvre, afin que le choc, der Stoß, soit An-stoß, un choc qui vient nous toucher et nous mettre en branle. « Du mußt dein Leben ändern [Tu dois changer ta vie] », écrit Rilke au terme d’un poème qui dit l’épreuve qu’il a faite d’un torse archaïque d’Apollon.
- 51 M. Heidegger, GA 5, 53 ; Chemins…, p. 73.
39Or, précise Heidegger : « C’est justement là où les artistes, le processus et les circonstances de la genèse demeurent inconnus que ce choc, ce fait d’être de l’être créé, ressort de l’œuvre de la manière la plus pure »51. Et plus loin, dans le même sens :
- 52 M. Heidegger, GA 5, 56 ; Chemins…, p. 77.
[…] dès que le choc qui nous bouscule dans l’in-quiétante infamiliarité [der Stoß ins Un-geheure] est amorti dans le domaine de l’habituel et de l’érudition a déjà commencé l’affairement du monde de l’art autour des œuvres52.
- 53 M. Heidegger, GA 5, 53 ; Chemins…, p. 73.
- 54 M. Heidegger, GA 5, 50 ; Chemins…, p. 69-70.
40Si nous suivons le mouvement non anecdotique du texte, le passage sur Van Gogh et sur le temple aboutissent au passage proprement dépaysant qu’est la phénoménologie de l’étonnement devant l’effraction chaque fois singulière et inhabituelle qu’est la présence d’une œuvre d’art (cette effraction est ce que Heidegger appelle ici « das Ereignishafte » : ce qui ressortit à l’événement53). Cette singularité, cette essentielle unicité [Einzigkeit], vient du fait qu’elle ne peut être reconduite à rien d’extérieur à elle (ni allégoriquement, ni symboliquement, ni par aucune espèce de représentation), parce que, dit Heidegger dans une des phrases les plus importantes de la conférence : « c’est précisément ce qui est à produire qui seul déclôt l’ouverture de l’ouvert dans lequel il entre en présence »54. Autrement dit, chaque œuvre trouve en elle-même la loi de sa propre ouverture, et la déploie de manière chaque fois singulière. Avec les très grandes œuvres d’un même artiste, on peut même voir comment, en dépit de la permanence d’un certain style reconnaissable, chaque œuvre est chaque fois une redécouverte. Qu’on songe par exemple aux cinq derniers quatuors de Beethoven, qui réinventent chacun, de manière unique dans l’infamiliarité, l’espace musical comme tel.
- 55 Cf. M. Heidegger, GA 5, 3 et 76 ; Chemins…, p. 16 et 100.
- 56 Cf. M. Heidegger, GA 5, 55 ; Chemins…, p. 76.
41Quant à nous qui recevons ce choc, il faut bien comprendre qu’il n’a rien de sensationnel ; il est d’autant plus réel qu’il est plus silencieux et inapparent [« still » et « unscheinbar », écrit Heidegger], parce que la réalité de l’œuvre d’art, nous l’avons dit, ne se mesure pas à son efficacité, à son « impact » comme on entend dire aujourd’hui à propos d’œuvres-objets qui ne sont rien d’autre qu’un impact sur le marché du business de l’art. Le choc qui nous ébranle a lieu à partir de l’épreuve, de l’expérience, die Erfahrung, qui n’est pas das Erlebnis, au sens que ce mot a chez Heidegger, à savoir le vécu sensationnel, en l’occurrence esthétique55, grâce à l’addictive intensité duquel une subjectivité se sent vivre. L’Erfahrung, l’épreuve, n’est pas une expérience sensible qui isole des sujets dans leur jouissance, tout au contraire ; c’est un rapport à l’ouvert de l’être, que les êtres humains, à partir de l’être le là en eux [das Da-sein im Menschen], peuvent universellement partager. Ainsi, le déploiement de l’œuvre en tant qu’œuvre ménage pour les hommes la possibilité d’un très inhabituel être-ensemble dans lequel ils partagent poétiquement l’ouverture même du monde56. Lors d’un concert, par exemple, quand a bel et bien lieu de la musique, il est beau de voir comment des êtres humains, chacun à partir de son plus intime (qui n’est pas l’idiotique), chacun en son être-au-monde (qui n’est pas l’individualité subjective et forclose), partagent ensemble et en silence l’ouverture poétique du monde qu’est par exemple l’espace Fantaisie en ut mineur (K 475) de Mozart.
- 57 M. Heidegger, GA 5, 56 ; Chemins…, p. 77.
- 58 Voir M. Heidegger, GA 5, 16 ; Chemins…, p. 31.
- 59 M. Heidegger, GA 5, 54 ; Chemins…, p. 74.
- 60 M. Heidegger, GA 5, 58 ; Chemins…, p. 80.
42L’Erfahrung n’est pas simple réception, elle engage l’existence pour autant que cette dernière a à se tenir ouverte, à être le là, à nu, au cœur du déploiement inhabituel de l’ouvert – au cœur de l’histoire donc – qu’est une œuvre en tant qu’œuvre. Cette épreuve n’est pas passive, elle a tout à faire pour laisser l’œuvre être œuvre, « sein-lassen », comme dit Heidegger57, avec ce verbe lassen essentiel dans sa pensée, qui veut dire en allemand aussi bien faire que laisser, et qui désigne toujours chez lui le rapport factif mais non volontariste au déploiement de l’être58. Lorsqu’il aborde le dernier moment de la conférence, celui, dit-il, où s’accomplit « la démarche vers laquelle tend tout ce qui a été dit jusqu’ici »59, Heidegger nomme ce laisser-être : « die Bewahrung [la garde] ». La garde n’est pas la conservation des œuvres au sens culturel du terme ; comme le donne à entendre le mot, elle est en rapport avec die Wahrheit, elle est tout entière proximité avec la vérité de l’œuvre – elle est proprement le re-gard. Sans une telle prise en garde des œuvres par ceux qui les côtoient, l’ouvert de l’œuvre ne trouve aucun espace pour se déployer, de sorte que, dit Heidegger, « à l’être-créé de l’œuvre appartiennent, de manière tout aussi essentielle que ceux qui la créent, ceux qui la prennent en garde »60. C’est dans cette entre-appartenance entre ceux qui créent et ceux qui re-gardent que s’achève la dé-struction phénoménologique de l’œuvre d’art. Ainsi, quand elle n’est plus conçue à partir de l’étant, mais pensée phénoménologiquement, c’est-à-dire dans le surgissement de sa phénoménalité (son origine), il apparaît que l’œuvre d’art n’est pas un produit [poïèma] dont la production [poïèsis] est le résultat de la maîtrise [technè] d’un artiste créateur. « La poésie doit être faite par tous. Non par un », écrit Lautréamont dans Poésies II. Pour autant qu’elle est de la poésie, au sens large, c’est-à-dire pour autant qu’elle déploie un ouvert, une œuvre d’art libère un espace d’entre-appartenance et d’égalité aussi bien poétique que politique, où ceux qui créent et ceux qui re-gardent répondent ensemble de la manifestation du monde comme monde.
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- 61 M. Heidegger, GA 5, 58-59 ; Chemins…, p. 80.
43Telle est l’épreuve, engageante entre toutes, de l’ouvert que déploie l’œuvre d’art en sa vérité d’œuvre. Telle est l’histoire de l’art, qui advient lorsque, tout à coup, a lieu « l’essentielle entre-appartenance à même l’œuvre entre ceux qui la créent et ceux qui la re-gardent »61. Cette histoire engage les êtres humains en leur primordiale et phénoménologique responsabilité, elle les engage poétiquement, c’est-à-dire à même l’ouvert qu’ils déploient en habitant le monde :
- 62 M. Heidegger, GA 5, 62 ; Chemins…, p. 84.
En tant que mise-en-œuvre de la vérité, l’art est Poème [Dichtung]. Non seulement créer ressortit au poème, mais, à sa manière propre, prendre l’œuvre en garde ressortit tout autant au poème ; car une œuvre n’est réelle en tant qu’œuvre que si nous nous déplaçons hors de nos habitudes et que nous nous plaçons au cœur de ce que l’œuvre a inauguralement ouvert, afin d’amener le déploiement de notre propre être à se tenir dans la vérité de l’étant62.
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44C’est une des originalités de Heidegger d’avoir mis sa pensée à l’épreuve des œuvres d’art, sans entreprendre de les expliquer ou de les théoriser à partir d’un surplomb métaphysique, mais en tentant de nommer phénoménologiquement ce qui a lieu quand on entre dans leur proximité. Parce qu’il pense l’œuvre d’art comme un des modes qu’a la vérité de s’instituer, il la met sur le même plan que, dit la conférence, « le questionnement des penseurs ». « Les musées sont des maisons qui abritent seulement des pensées », écrit quant à lui Proust au seuil de son grand texte sur Rembrandt. S’ouvre ainsi un espace de dialogue entre l’œuvre d’art et le questionnement philosophique, la possibilité d’un voisinage comme dira Heidegger, entre poésie et pensée, qui semblaient depuis Platon ne pas pouvoir sortir du différend, comme dit la République, qui de longue date règne entre philosophia et poiètikè (607b5-6). Dans un « Cahier » qui date de 1938, Heidegger note :
- 63 M. Heidegger, GA 94, 518.
Même si l’art est en son déploiement essentiellement différent de la philosophie, l’artiste qui passe peut-être pour complètement « non-philosophe » peut pourtant saisir le plus facilement quelque chose de la parole pensante et de la manière qu’elle a de donner assise à <la vérité>63.
45Il n’est pas sûr que l’inverse soit complètement vrai et que ce soit la chose la plus facile pour les philosophes d’entendre, à l’épreuve des œuvres, la manière unique en leur genre qu’elles ont de donner à penser. Je laisse la question ouverte en terminant mon propos avec deux témoignages.
46Le premier est de Hartmut Buchner, rapportant ceci :
- 64 Erinnerung an Martin Heidegger, G. Neske (dir.), Pfullingen, G. Neske, 1977, p. 47.
Tandis que Heidegger racontait un séjour en Provence, parlant du paysage et des tableaux de Cézanne, il dit : « Ces journées passées dans le pays de Cézanne valent autant qu’une bibliothèque tout entière de livres de philosophie. Si seulement quelqu’un était capable de penser comme Cézanne peignait, avec une telle immédiateté ! »64.
47Le second est de Georg Picht, dont l’épouse était la pianiste Edith Picht-Axenfeld, élève de Rudolf Serkin et d’Albert Schweitzer. C’est un soir de décembre 1944, Heidegger, sa belle-fille et son assistante fuient les bombardements de Fribourg et trouvent refuge chez les Picht avant de repartir le lendemain pour Meßkirch :
- 65 Ibid., p. 205.
À la demande de Heidegger, ma femme a joué la Sonate posthume de Schubert en si bémol majeur. Lorsque la musique eut fini de résonner, il me regarda : « Voilà ce que nous ne pouvons pas faire avec la philosophie »65.
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Appendice sur les souliers de Van Gogh
- 66 J. Lichtenstein, Les raisons de l’art…, p. 171.
48Le passage autour du tableau des souliers de Van Gogh dans L’origine de l’œuvre d’art a été l’objet d’une discussion entre Meyer Schapiro et Heidegger. Dans La vérité en peinture, Jacques Derrida a débrouillé nombre des malentendus qui pouvaient résider dans les remarques de l’historien d’art, puis a orienté son propos dans une direction qui lui revient, mais qui s’écarte des problématiques propres du texte de Heidegger. Dans le chapitre 5 de son ouvrage Les raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Jacqueline Lichtenstein revient sur cet échange et cette incompréhension entre le philosophe et l’historien d’art, et pose de manière générale plusieurs questions très pertinentes au sujet de ce rapport entre philosophie et histoire de l’art, en invitant à la fin du chapitre le philosophe à « cesser de philosopher sur l’art pour accepter d’être philosophiquement travaillé, inquiété, interrogé, bousculé, voire brutalisé par l’art. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre l’art pour mieux penser mais d’apprendre de l’art comment cette activité demande à être pensée »66. On ne saurait mieux dire. Mais s’agissant du propos de Heidegger dans le passage sur les souliers de Van Gogh, il me semble que persiste dans le livre de Jacqueline Lichtenstein (p. 157-158) un malentendu, notamment sur le statut de la « description » du tableau. Il est vrai que le texte prête lui-même à malentendu. Essayons de clarifier à nouveau les choses, qui se passent, on l’a vu, en deux temps.
49Le point de départ est dans le texte la question de savoir comment faire l’épreuve et apprendre [erfahren] ce qu’est un produit [Zeug] en vérité ? Pour y répondre, Heidegger se propose de décrire [Beschreiben] tout simplement un produit, sans théorie philosophique. À ce moment-là du texte, il laisse croire au lecteur qu’il va suffire de recourir à une « description directe », telle qu’on en trouve par exemple dans un tableau de Van Gogh, pour avoir une vision sensible [Veranschaulichung] de la vérité du produit. Le tableau sert donc dans un premier temps d’illustration ou de représentation imagée [bildliche Darstellung]. Mais, si on se contente de regarder [ansehen] ainsi une paire de souliers dans un tableau dont Heidegger souligne lui-même qu’il est assez vague, on ne parvient à rien que nous ne sachions déjà dit-il : l’être du produit réside dans son utilité. Autrement dit : le tableau utilisé simplement comme illustration et description, le tableau appréhendé de manière purement mimétique, ne nous apprend rien. Heidegger fait lui-même aboutir cette perspective à une impasse ; peu importe, ici, de quel tableau il s’agit précisément (sans doute Une paire de chaussures, F255, que Heidegger a vu à Amsterdam en 1930), ce qu’il faut comprendre, c’est que la conception naïve et mimétique de l’image picturale comme description est insuffisante. C’est ici que le texte reprend, d’une manière qui n’est à présent plus du tout descriptive. Et il est essentiel que le texte ne soit plus descriptif comme il l’était quelques lignes plus haut dans le passage qui décrit les chaussures (qui ne sont pas des sabots ni des chaussures en filasse, avec une semelle de cuir, etc.).
50Heidegger opère ici un renversement phénoménologique où le texte passe de la description d’une chose à l’expérience d’une rupture d’ordre : à présent c’est la phénoménalité du tableau elle-même que Heidegger cherche à laisser parler, sans référent extérieur. Dans le paragraphe qui commence par « Dans l’obscure intimité du creux […] », Heidegger ne décrit délibérément plus le tableau, il entreprend de dire à sa façon l’événement phénoménologique qu’est le déploiement d’un monde afin de faire apparaître que même la plus modique paire de souliers ne se limite pas à la seule utilité que laissait voir la description. L’expérience phénoménologique du tableau permet de voir que même une paire de souliers est riche de monde. Le produit, dit Heidegger, vient de bien plus loin (que ce que la description laisse paraître). Grâce à la peinture, la vérité des souliers n’apparaît plus comme simple utilité, mais comme « solidité [Verläßlichkeit] » qui dit ce sur quoi on peut compter parce que c’est laissé à reposer en sa consistance propre. Ainsi, grâce au tableau et à l’expérience de l’apparaître qui a lieu dans le tableau seul, les souliers apparaissent comme déploiement d’un monde, c’est-à-dire tout un ordonnancement de sens et de rapports qu’expose le texte : des tonalités (joie, angoisse), un enchevêtrement de temporalités (matin / soir, saisons, vie / mort), un rapport aux éléments (terre, vent), etc. La solidité n’est pas l’utilité, elle se charge de toute la plénitude mondiale dont est riche la moindre chose. Voilà ce que permet de voir le tableau à condition d’en faire l’épreuve comme dévoilement phénoménologique pictural. Ainsi, le renversement phénoménologique consiste ici dans le fait qu’il ne s’agit plus de voir les souliers dans le tableau pris comme description, mais de laisser apparaître, grâce à la phénoménalité propre du tableau, les choses comme déploiement de monde.
- 67 C. Greenberg et al., La critique américaine. 1- Le modernisme, Paris, Artpress (...)
51On peut reprocher à Heidegger une complaisance avec une certaine vision du monde paysan, ainsi qu’un certain pathos. C’est de toute évidence un monde auquel il se sent appartenir, et qu’il retrouve chez Van Gogh. La maladresse de ce passage vient de ce que se mêlent deux choses en réalité distinctes : le pathos paysan et le pathein de l’œuvre. Autrement dit, dans l’expression « le monde paysan », l’essentiel n’en reste pas moins le déploiement de la notion phénoménologique de monde, que Heidegger a élaborée depuis Être et temps et qu’il développe ici à partir de la structure du conflit terre / monde dont l’intuition lui vient de sa lecture de Hölderlin et des Grecs. On peut également reprocher à Heidegger d’imposer une structure conceptuelle (notamment le conflit terre / monde) étrangère aux œuvres que nous avons sous les yeux ; ce sera le sens de certaines objections dans Eine Wissenschaftslehre der Kusntgeschichte de Kurt Badt, l’historien d’art grand spécialiste de Cézanne, notamment, avec qui Heidegger échangea quelques lettres. Il est certain que les textes de Heidegger restent à distance de telle ou telle œuvre particulière, mais leur propos s’appuie toujours sur l’expérience phénoménale des œuvres considérées précisément en tant qu’œuvres, et non pas comme descriptions, symboles, allégories ou représentations. À condition d’entendre l’expérience en un sens phénoménologique et non pas esthétique, Heidegger serait d’accord avec Greenberg déclarant : « Je n’ai jamais cru qu’il y avait d’autre approche de l’art que celle de l’expérience […] »67. De ce point de vue, les textes qu’il consacre à l’art ne doivent pas être lus dogmatiquement ni reçus comme conceptualité explicative, mais interrogés phénoménologiquement comme chemin pour s’ouvrir à l’apparaître qui a lieu dans l’œuvre d’art dont chacun a à faire et à refaire pour lui-même l’expérience incarnée.
Notes
1 M. Heidegger, « Mein liebes Seelchen ! ». Briefe Martin Heideggers an seine Frau Elfride : 1915-1970, G. Heidegger (éd.), Munich, Deutsche Verlags-Anstalt (DVA), 2005, p. 170 ; trad. fr. : « Ma chère petite âme ». Lettres de Martin Heidegger à sa femme Elfride, 1915-1970, G. Heidegger (éd.), M.-A. Maillet (trad.), Paris, Seuil, 2007, p. 229.
2 M. Heidegger, GA 5, 21 ; trad. fr. : Chemins qui ne mènent nulle part, W. Brokmeier (trad.), Paris, Gallimard (Tel), 1994, p. 36.
3 H. W. Petzet, Le chemin de l’étoile. Rencontres et causeries avec Heidegger, 1929-1976, C.-N. Grimbert, P. Arjakovsky (trad.), Paris, Éditions du Grand Est, 2014, p. 167.
4 C’est le titre du chapitre 19 du livre où est écrit notamment ceci : « À présent […] on passe d’une valeur d’exposition à une valeur d’invisibilité qui est le culte de l’exposition elle-même, et dans le fond, de la culture. On ne va plus rendre hommage à la peinture, qu’on ne voit plus – c’est devenu une image mise dans une boîte en verre aseptisée pour protéger le sacro-saint objet qu’il ne faut pas toucher parce qu’on pourrait lui inoculer des bacilles quelconques – mais plutôt à la mise en scène de la culture » (D. Arasse, Histoires de peintures, Paris, Gallimard (Folio essais), 2011, p. 266).
5 M. Heidegger, GA 5, 54 ; Chemins…, p. 74.
6 M. Heidegger, GA 6.1, 82 ; trad. fr. : Nietzsche I, P. Klossowski (trad.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1990, p. 82.
7 M. Heidegger, GA 5, 54 ; Chemins…, p. 74.
8 M. Heidegger, GA 5, 1-2 ; Chemins…, p. 13-14.
9 M. Heidegger, GA 94, 216.
10 M. Heidegger, GA 5, 60 ; Chemins…, p. 81.
11 M. Heidegger, « Vom Ursprung des Kunstwerkes : Erste Ausarbeitung », Études heideggeriennes, vol. 5, 1989, p. 5 ; trad. fr. : De l’origine de l’œuvre d’art. Première version, C. Layet (trad.), Paris, Payot & Rivages, 2014, p. 47.
12 M. Heidegger, « Vom Ursprung des Kunstwerkes : Erste Ausarbeitung », p. 12.
13 Ibid., p. 6.
14 M. Heidegger, GA 5, 11 ; Chemins…, p. 24.
15 M. Heidegger, GA 6.1, 78 ; Nietzsche I, p. 78.
16 Donation Simon Hantaï, Paris, Éditions Xavier Barral, 2013, p. 26.
17 M. Heidegger, GA 5, 64 ; Chemins…, p. 86.
18 M. Heidegger, « Vom Ursprung des Kunstwerkes : Erste Ausarbeitung », p. 6.
19 Ibid.
20 M. Heidegger, GA 16, 551. Sur les rapports entre la peinture de Cézanne et la pensée de Heidegger, voir mon ouvrage La couleur et la parole. Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger, Paris, Gallimard (L’infini), 2018, et en particulier le chapitre « Absence d’art et être en chemin » sur la fin de la pensée métaphysique de l’art comme maîtrise.
21 Donation Simon Hantaï, p. 26.
22 Conversations avec Cézanne, P. M. Doran (éd.), Paris, Macula, 1987, p. 136.
23 M. Heidegger, GA 53, 21.
24 M. Heidegger, GA 5, 68 ; Chemins…, p. 90.
25 M. Heidegger, GA 53, 19.
26 M. Heidegger, GA 5, 31 ; Chemins…, p. 48.
27 M. Heidegger, GA 5, 30 ; Chemins…, p. 47.
28 M. Heidegger, « Vom Ursprung des Kunstwerkes : Erste Ausarbeitung », p. 14.
29 M. Heidegger, GA 5, 51 ; Chemins…, p. 71.
30 M. Heidegger, GA 5, 13 ; Chemins…, p. 27.
31 M. Heidegger, GA 5, 12 ; Chemins…, p. 26.
32 M. Heidegger, GA 5, 4 ; Chemins…, p. 16.
33 M. Heidegger, GA 5, 56 ; Chemins…, p. 77.
34 M. Heidegger, GA 74, 203.
35 M. Heidegger, GA 95, 47.
36 M. Heidegger, K. Bauch, Briefwechsel 1932-1975, A. Heidegger (éd.), Fribourg – Munich, K. Alber, 2010, p. 111.
37 L. Marin, Détruire la peinture, Paris, Flammarion (Champs), 1997, p. 129-130.
38 M. Heidegger, GA 5, 56 ; Chemins…, p. 76.
39 M. Heidegger, GA 5, 59 ; Chemins…, p. 81. Signalons qu’Henri Maldiney s’est déjà interrogé sur le sens d’une histoire phénoménologique de l’art, dont il formule à sa manière les enjeux dans le chapitre « Vers quelle phénoménologie de l’art ? » : « Ni l’histoire, ni la sociologie, ni même l’ethnologie ne peuvent éclairer une expérience présente dans laquelle, co-naissant avec une œuvre d’art, quelles qu’en soient la date et le lieu, nous sommes, en ce présent induit par sa présence, contemporains de notre origine. L’art ne se lève que dans ses œuvres. En lui nous avons ouverture à elles, comme en elles ouverture à lui. Il s’agit de reconnaître en elles les dimensions suivant lesquelles elles sont, identiquement, leur propre voie et celle par où elles viennent à notre rencontre » (L’art, l’éclair de l’être : traversées, Chambéry, Éditions Comp’Act, 2003, p. 222).
40 D. Arasse, Histoires de peintures, p. 253-254.
41 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, D. Fourcade (éd.), Paris, Hermann, 1972, p. 49.
42 M. Heidegger, GA 5, 65-66 ; Chemins…, p. 88.
43 M. Heidegger, GA 5, 27 ; Chemins…, p. 43.
44 On peut aussi remarquer avec Jacqueline Lichtenstein ce qui suit : « Quelles que soient les réserves que l’on peut avoir à l’égard de l’analyse heideggerienne, force est de reconnaître l’importance de ce texte eu égard au contexte politique et artistique. Faire cette conférence sur Van Gogh en 1935, l’année même où est organisée à Nuremberg une exposition sur l’art dégénéré et deux ans avant la grande exposition Entartete Kunst à Munich, c’est récuser toutes les interprétations qui font de la peinture moderne l’expression d’un état pathologique, d’une maladie des yeux ou du système nerveux, et prendre clairement position en faveur d’une modernité artistique condamnée par Hitler » (Les raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Paris, Gallimard, 2014, p. 201).
45 J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion (Champs), 1990, p. 420.
46 V. Van Gogh, Brieven aan zijn broeder, J. Van Gogh-Bonger (éd.), Amsterdam, Maatschappij voor goede en goedkoope lectuur, partie 3, 1914 ; édition reproduite par la Digitale Bibliotheek voor de Nederlandse letteren (DBNL) au format PDF à l’adresse suivante (voir p. 133) : http://www.dbnl.org/tekst/gogh006brie03_01/gogh006brie03_01.pdf.
47 M. Heidegger, GA 5, 29 ; Chemins…, p. 45.
48 M. Heidegger, GA 5, 28 ; Chemins…, p. 45.
49 M. Heidegger, GA 5, 22 ; Chemins…, p. 38.
50 M. Heidegger, GA 5, 19 ; Chemins…, p. 34.
51 M. Heidegger, GA 5, 53 ; Chemins…, p. 73.
52 M. Heidegger, GA 5, 56 ; Chemins…, p. 77.
53 M. Heidegger, GA 5, 53 ; Chemins…, p. 73.
54 M. Heidegger, GA 5, 50 ; Chemins…, p. 69-70.
55 Cf. M. Heidegger, GA 5, 3 et 76 ; Chemins…, p. 16 et 100.
56 Cf. M. Heidegger, GA 5, 55 ; Chemins…, p. 76.
57 M. Heidegger, GA 5, 56 ; Chemins…, p. 77.
58 Voir M. Heidegger, GA 5, 16 ; Chemins…, p. 31.
59 M. Heidegger, GA 5, 54 ; Chemins…, p. 74.
60 M. Heidegger, GA 5, 58 ; Chemins…, p. 80.
61 M. Heidegger, GA 5, 58-59 ; Chemins…, p. 80.
62 M. Heidegger, GA 5, 62 ; Chemins…, p. 84.
63 M. Heidegger, GA 94, 518.
64 Erinnerung an Martin Heidegger, G. Neske (dir.), Pfullingen, G. Neske, 1977, p. 47.
65 Ibid., p. 205.
66 J. Lichtenstein, Les raisons de l’art…, p. 171.
67 C. Greenberg et al., La critique américaine. 1- Le modernisme, Paris, Artpress (Les grands entretiens d’Artpress), 2016, p. 25.
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Titre | Fig. 1 : Anthony Caro, Paul’s Turn (1971) – Steel, rusted, 99 × 78 × 59″ / 251,5 × 198 × 150 cm |
Crédits | © Courtesy of Barford Sculptures Ltd (cliché J. Goldblatt) |
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Pour citer cet article
Référence papier
Hadrien France-Lanord, « La pensée de Heidegger à l’épreuve des œuvres d’art », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 55 | 2018, 21-48.
Référence électronique
Hadrien France-Lanord, « La pensée de Heidegger à l’épreuve des œuvres d’art », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 55 | 2018, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/292 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.292
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