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Texte intégral

1Dans une ébauche préparatoire du texte L’art et l’espace, Heidegger écrit en 1969 :

  • 1 M. Heidegger, « Kunst und Raum », in GA 74, 198. Pour tout le numéro, les renvois à (...)

Le destin de l’art et sa détermination dans l’époque présente restent ouverts. Il y a une urgence à y réfléchir1.

2C’est dans l’esprit de cette ouverture qu’a été élaboré le présent numéro des Cahiers de philosophie de l’université de Caen consacré à la pensée heideggerienne de l’art et aux pistes que peut frayer cette phénoménologie de l’œuvre d’art dont l’importance n’a cessé de croître à partir des années 1930, au point que certains aspects de la pensée de Heidegger ne trouveront leur formulation dernière qu’en dialogue avec des œuvres artistiques. Cela est vrai de la question de l’espace en particulier, formulée en dialogue avec la sculpture ; mais on peut dire aussi à l’inverse que la pensée de l’histoire de l’être, c’est-à-dire du déploiement du sens de l’être comme événement d’un dévoilement qui demande à s’abriter dans l’étant, a trouvé dans la conférence sur L’origine de l’œuvre d’art une de ses premières formulations.

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  • 2 M. Heidegger, GA 58, 65.
  • 3 M. Heidegger, GA 16, 688.

3En 1927, dans Être et temps, hormis une allusion importante à la poésie, il n’est pas question d’art, alors que son auteur est personnellement concerné : il lit Hölderlin dès l’adolescence, se passionne pour Rilke, découvre Trakl en 1912 ; plus tard, il lira Keats, Rimbaud, Mallarmé, et surtout Paul Celan. Dans un cours de 1919-1920, il évoque « la salle Rembrandt du musée Kaiser-Friedrich à Berlin »2 ; en 1932, il reçoit d’Elisabeth Blochmann le Testament de Rodin qui aura pour lui une grande résonance, tout comme la « Dame de Nicandré » – sculpture archaïque de Délos – et l’« Athéna pensive » qu’il voit à Athènes où il donne en 1967 la conférence sur « La provenance de l’art et la destination de la pensée ». Il écoute aussi de la musique, Mozart au premier chef, présent dans le cours sur Le principe de raison et dont il évoque le Quintette en ré majeur, K. 593, avec « le magnifique Adagio et sa tonalité mineure » dans l’hommage à Hans Jantzen3, qui est un des historiens d’art que Heidegger comptait parmi ses amis, aux côtés de Kurt Bauch, Wilibald Gurlitt, Jan Aler, Ingeborg Krummer-Schroth, ou encore Heinrich Wiegand Petzet, qui lui fera découvrir après la guerre de nombreuses œuvres (celle de Klee et de Chillida, par exemple). C’est aussi à partir de cette période que se multiplient les rencontres avec les artistes, non seulement autour de la galerie Im Erker à Saint-Gall, mais aussi en France où Heidegger se lie d’amitié avec René Char et Georges Braque, tandis qu’il fait la connaissance d’André Masson en 1956 à Aix-en-Provence où il se rend pour approfondir le dialogue intime de sa pensée avec l’œuvre de Cézanne.

*

4Certaines ouvertures de la pensée phénoménologique de l’œuvre d’art ont déjà été explorées ou pratiquées, en France notamment, à travers les travaux d’Henri Maldiney et on ne peut s’empêcher de penser au dialogue qui s’est esquissé avec Heidegger à la fin de la vie de Merleau-Ponty, sous la plume de qui on trouve dès 1959 des notes de ce genre :

  • 4 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, C. Lefort (éd.), Paris, Gallimard (Tel), 1997, (...)

Le mode perceptif « amorphe » dont je parlais à propos de la peinture, – ressource perpétuelle pour refaire la peinture, – qui ne contient aucun mode d’expression et qui pourtant les appelle et les exige tous et re-suscite avec chaque peintre un nouvel effort d’expression, – ce monde perceptif est au fond l’Être au sens de Heidegger qui est plus que toute peinture, que toute parole, que toute « attitude », et qui, saisi par la philosophie dans son universalité, apparaît comme contenant tout ce qui sera jamais dit, et nous laissant pourtant à le créer (Proust) […]4.

  • 5 M. Proust, Le côté de Guermantes, in À la recherche du temps perdu, J.-Y. Tadié (éd.), (...)
  • 6 M. Proust, Sodome et Gomorrhe, in À la recherche du temps perdu, t. III, 1997, p. 3 (...)

5Il s’agit dans le présent numéro de prendre en considération la voie phénoménologique de Heidegger, où s’exposent mutuellement l’existence humaine et l’œuvre d’art pour faire monde – le monde, « qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu », lit-on dans Le côté de Guermantes5, étant l’événement d’une apparition, au sens où Proust dit d’Elstir dans Sodome et Gomorrhe : « Il avait montré dans cette aquarelle l’apparition des roses qu’il avait vues et que sans lui on n’eût connues jamais […] »6.

  • 7 M. Heidegger, GA 6.1, 82 ; trad. fr. : Nietzsche I, P. Klossowski (trad.), Paris, G (...)

6Ainsi, ce numéro explore et interroge le sens et la portée de l’approche heideggerienne des œuvres d’art, qui n’est ni celle de l’Esthétique ni celle de l’histoire de l’art comme science. L’originalité de cette pensée est d’aller à la rencontre de l’œuvre dans sa phénoménalité propre : quelle apparition nous est l’œuvre d’art ? – telle est la question phénoménologique qui guide Heidegger dans son interrogation sur l’art, qu’il aborde non seulement en dehors de la distinction métaphysique entre le sensible et l’intelligible (l’œuvre n’étant plus ni allégorie, ni symbole ou métaphore), mais aussi en dehors des cadres non moins métaphysiques de l’imitation et de la représentation. À partir de là s’esquisse une autre « histoire de l’art », une histoire dans laquelle l’art fait événement au cœur de l’existence, une histoire qui est une aventure dans laquelle « l’art et son œuvre ne sont nécessaires que comme un chemin et un séjour de l’être humain […] »7.

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Notes

1 M. Heidegger, « Kunst und Raum », in GA 74, 198. Pour tout le numéro, les renvois à l’édition intégrale de Heidegger en cours de publication chez Vittorio Klostermann (M. Heidegger, Gesamtausgabe, Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann) sont abrégés en « GA », mention directement suivie de la tomaison et du numéro de page. Dans l’ensemble du volume également, en l’absence d’un renvoi à une édition française en plus du texte original, les traductions en français sont réalisées par les auteurs.

2 M. Heidegger, GA 58, 65.

3 M. Heidegger, GA 16, 688.

4 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, C. Lefort (éd.), Paris, Gallimard (Tel), 1997, p. 223-224.

5 M. Proust, Le côté de Guermantes, in À la recherche du temps perdu, J.-Y. Tadié (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. II, 1997, p. 623.

6 M. Proust, Sodome et Gomorrhe, in À la recherche du temps perdu, t. III, 1997, p. 334.

7 M. Heidegger, GA 6.1, 82 ; trad. fr. : Nietzsche I, P. Klossowski (trad.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1990, p. 82.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hadrien France-Lanord, « Avant-propos »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 55 | 2018, 7-10.

Référence électronique

Hadrien France-Lanord, « Avant-propos »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 55 | 2018, mis en ligne le 04 décembre 2018, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/281 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.281

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Auteur

Hadrien France-Lanord

Hadrien France-Lanord est professeur agrégé de philosophie en khâgne et membre de l’équipe « Identité et subjectivité » à l’université de Caen Normandie. Il est l’auteur notamment de Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d’un dialogue (Paris, Fayard, 2004), Heidegger, Aristote et Platon. Dialogue à trois voix (Paris, Cerf, 2011). Il a traduit La dévastation et l’attente de Heidegger (Paris, Gallimard, 2006), ainsi que La musique n’est rien de Sergiu Celibidache (Arles, Actes Sud, 2012), codirigé le Dictionnaire Martin Heidegger (Paris, Cerf, 2013) et coédité improvisations et arrangements de Dominique Fourcade (Paris, POL, 2018). Son dernier livre La couleur et la parole. Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger (Paris, Gallimard, 2018) traduit l’orientation de ses travaux, à la croisée des arts et de la philosophie.

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