- 1 Lewis et Langford 1932.
- 2 Feys 1937.
- 3 Von Wright 1951.
- 4 Sur l’histoire de la sémantique des mondes possibles, cf. Copeland 2002.
- 5 C’est le problème de la « correction » (soundness) ou « consistance par rapport à l (...)
- 6 Respectivement « il est nécessaire que p » et « il est possible que p ».
- 7 Lukasiewicz 1953. Cf. également Prior 1957.
- 8 Kripke 1959 est la première publication de logique modale basée à la fois sur l’idé (...)
- 9 Autrement dit, Lp est vrai dans ce monde-ci (=w0) ssi ∀w tq w0Rw, V (p, w) = 1. Et V(Mp, w0(...)
1Le regain de faveur de la thématique des « mondes possibles » dans la philosophie contemporaine est pour l’essentiel un effet collatéral du développement de la logique modale au long du XXe siècle. C’est en effet initialement pour résoudre le problème soulevé par l’évaluation des systèmes modaux, élaborés entre les années trente et cinquante par des auteurs comme Clarence Lewis1, Richard Feys2 ou Georg von Wright3, qu’une sémantique basée sur la notion de « mondes possibles » a été développée au début des années soixante4. C’est qu’il ne suffit pas d’avoir construit un calcul symbolique pour avoir construit un système de logique. Il faut encore que les formules que le système symbolique permet de calculer puissent être interprétées comme des formules valides5. Or pour déterminer la validité d’une formule, encore faut-il pouvoir l’évaluer ! Le problème est donc venu de ce que des formules contenant des expressions comme Lp ou Mp6 ne pouvaient être évaluées au moyen de la sémantique bien assise du calcul des propositions, car, à la lumière de cette sémantique, de telles expressions ne sont pas vérifonctionnelles. Par exemple, si p est faux, Lp est faux, mais si p est vrai, Lp peut être vrai aussi bien que faux. De même, si p est faux, Mp peut être faux aussi bien que vrai. Jan Lukasiewicz avait cherché à tourner cette difficulté en dotant les systèmes modaux d’une sémantique multi-valente7. Mais la solution qui a rallié les suffrages de la majorité des logiciens a consisté à interpréter les opérateurs modaux comme des quantificateurs ayant pour domaine un ensemble de mondes possibles, reliés entre eux par une relation dont les propriétés formelles (réflexivité, symétrie ou transitivité) pouvaient modifier les conditions de vérité des formules modales et expliquer ainsi l’existence d’une diversité de systèmes modaux8. La valeur de vérité de Lp ou de Mp ne dépendait plus désormais de celle de p tout court, mais de celle de p dans l’ensemble des mondes « accessibles » à partir de celui dans lequel l’évaluation était effectuée9.
- 10 La commodité se mesure ici par la facilité à démontrer des théorèmes de consistance et (...)
- 11 Lewis, 1986.
- 12 C’est ce que Lewis appelle l’ersatzisme (ibid., p. 136). Cf. par exemple Armstrong (...)
2Le recours à cette sémantique des mondes possibles est aujourd’hui dominant en logique modale pour des raisons qui sont donc parfaitement compréhensibles : la sémantique des mondes possibles est l’outil le plus commode dont disposent les logiciens pour interpréter et évaluer leurs calculs modaux10. Ce qui est en revanche beaucoup plus intriguant, c’est que certains philosophes aient pu voir dans la fécondité de cette sémantique logique une raison de croire en « l’existence » de mondes possibles ou, plus radicalement, une raison de débattre de leur mode d’être. Car, d’une certaine façon, que l’on affirme, comme Davis Lewis11, qu’il y a une infinité de mondes qui ne se distinguent du monde dans lequel nous vivons que par le fait qu’ils ne sont pas ce monde, ou que l’on affirme que les mondes possibles ne sont que des « objets abstraits »12, dans les deux cas, on prend au sérieux la manière de parler des logiciens et l’on admet qu’il doit y avoir des mondes possibles dont il appartiendrait simplement au métaphysicien de préciser le mode d’être.
3Or, cette manière de voir serait incontestablement la bonne s’il était entendu que la sémantique des calculs modaux mimait les conditions de vérité de nos assertions modales naturelles. La sémantique des calculs modaux ferait dans ce cas figure de révélateur de la sémantique modale naturelle. Elle permettrait de faire apparaître une notion, celle de mondes possibles, qui ne serait qu’implicite dans notre pensée modale naturelle, mais qui devrait néanmoins nécessairement s’y trouver dès lors que cette pensée prétendrait à la vérité.
4Contre cette manière de voir, on pourrait à première vue être tenté d’opposer le fait qu’en dehors des livres de logique modale et de certains livres philosophiques, nous ne pensons pas à des mondes possibles lorsque nous pensons modalement. Nous pensons par exemple que Jean aurait pu être pilote de ligne et non pas qu’il y a un monde possible dans lequel Jean est pilote de ligne. Mais, ainsi formulée, cette objection est sans valeur parce qu’il n’est pas nécessaire de penser aux conditions de vérité d’une proposition pour que ladite proposition ait bien ces conditions de vérité-là. Les philosophes qui admettent, à la suite de Frege et de Russell, que les nombres naturels ne sont, en dernière analyse, que des classes de classes, ne prétendent pas que lorsque nous pensons à des nombres, nous pensions à des classes de classes. Il se trouve simplement que ce que nous pensons comme un nombre se révèle n’être qu’une classe de classes. Ce qui, dans cette interprétation, joue le rôle de vérifacteur (truthmaker) de nos pensées arithmétiques, ne constitue donc pas, en même temps, l’objet intentionnel de ces pensées, de sorte qu’il ne servirait à rien d’opposer au tenant d’une identification des nombres à des classes de classes que notre pensée arithmétique naturelle ne porte pas sur des classes. La vérité ou la fausseté de nos pensées peut se jouer derrière notre dos.
5Ce que nous voudrions donc montrer ici, c’est qu’une telle solution ne peut être adoptée dans le cas des pensées modales, ou au moins d’une partie notable d’entre elles : non seulement nous ne pensons pas à des mondes possibles, mais il est tout simplement impossible que de tels mondes soient les vérifacteurs « nouménaux » de nos pensées modales parce que les conditions de vérité de certaines au moins de nos pensées modales naturelles ne peuvent être adéquatement mimées par une sémantique basée sur la notion de mondes possibles.
- 13 Par exemple « il est possible que Jean soit dans la pièce à côté ». Le mot « possib (...)
6Pour mettre ce point en évidence dans les limites de cet article, nous allons nous concentrer sur un certain type de pensées modales, celles dans lesquelles nous pensons d’un objet singulier qu’il aurait pu être autre qu’il n’est, par exemple « Jean aurait pu être pilote de ligne ». De telles pensées n’ont évidemment rien de marginal ou d’exceptionnel. Au contraire. Elles constituent l’ordinaire de nos pensées en terme de possibilités réelles, par opposition aux possibilités simplement épistémiques13, mais aussi, nous allons y revenir, aux possibilités logiques ou grammaticales. C’est par le truchement de ce genre de pensées que nous prenons conscience de ce qu’il y a de contingent dans le réel. Si l’on peut donc montrer que des pensées de ce genre ne peuvent être interprétées selon les principes de la « sémantique des mondes possibles », on aura au moins jeté un soupçon sur le caractère obligatoire ou au moins inévitable d’une réflexion sur le mode d’être des mondes possibles.
- 14 C’est un théorème du système modal T. Cf. Hugues et Cresswell 1996, 42.
7Supposons donc que nous ayons un ami qui s’appelle « Jean » et que, parlant de lui, nous affirmions : « Jean aurait pu être pilote de ligne ». Nous admettrons bien sûr que Jean n’est pas pilote de ligne car, en dépit du fait que les logiciens prétendent que p ⇒ Mp14, il ne nous viendrait pas à l’idée de dire d’une personne qui est pilote de ligne et dont nous savons qu’elle est pilote de ligne qu’elle aurait pu être pilote de ligne.
- 15 Cette double question relève de ce qu’on peut appeler l’épistémologie modale. Sur cette (...)
8Oublions pour l’instant la sémantique des mondes possibles et demandons-nous simplement comment nous nous y prendrions pour établir la vérité de cette assertion modale ou bien comment nous nous y prendrions si, à l’inverse, nous voulions réfuter cette assertion modale15.
- 16 En réalité, les choses sont un peu plus compliquées parce que notre pensée modale (...)
- 17 Il y a des principes plus généraux, notamment ce que Peacocke 1999 appelle le « principe (...)
9La première chose à noter est que, dans les deux cas de figure, nous serions disposés à admettre que cette assertion peut être vraie et nous partirions donc en quête de certains indices propres à corroborer cette vérité présumée ou à l’infirmer. Ce point mérite d’être noté parce que notre attitude serait différente si l’assertion considérée était, par exemple, « Jean aurait pu pondre des œufs ». Cette dernière assertion n’a évidemment rien de ce que les philosophes ont appelé une « contradiction », puisque, pour qu’il y ait contradiction, il faudrait que le même prédicat soit à la fois affirmé et nié du même sujet. Néanmoins, nous savons a priori que cette assertion ne pourrait pas être vraie pour la raison que Jean ne fait pas partie de la sorte de choses qui peuvent pondre des œufs. Pour qu’une assertion modale de la forme « a aurait pu être G » puisse être vraie, il faut au minimum que a fasse partie de la sorte de choses qui peuvent être G16. Nous pourrions appeler principe de possibilité sortale cet important principe, qui, bien plus que le principe de non-contradiction, gouverne notre pensée modale17. Du fait qu’un objet est d’une certaine sorte, nous savons qu’il y a une gamme plus ou moins vaste de propriétés dont il pourrait être porteur. Ce savoir est évidemment en bonne partie empirique. Nous observons qu’un objet b, de la sorte F, est porteur d’une propriété G. Nous finissons par comprendre que c’est parce que cet objet est de la sorte F qu’il peut posséder la propriété G et nous en concluons que tout objet de la sorte F pourrait, en principe, être porteur de cette propriété G. Ce « en principe » exprime le champ d’application du principe de possibilité sortale.
10Il est clair toutefois que le principe de possibilité sortale ne suffit pas à déterminer la vérité ou la fausseté d’une assertion modale. Il est vrai que Jean fait partie de la sorte de choses qui peuvent être pilote de ligne, ce qui ne serait pas le cas si Jean était un lapin. Mais il est manifeste qu’il ne suffit pas de cela pour qu’il soit vrai que Jean ait pu être pilote de ligne. Certaines qualités intellectuelles et morales sont par exemple requises pour être pilote de ligne. Pour déterminer si Jean aurait pu être pilote de ligne, nous serons donc amenés à prendre en compte certaines dispositions présentes de Jean, mais aussi par exemple la manière dont il vivait à l’âge où l’on peut devenir pilote de ligne, etc.
- 18 C’est l’idée centrale de Kripke 1982.
- 19 qui suggèrent qu’un nom propre de l’espèce ordinaire (par opposition à une expr (...)
11Supposons dès lors qu’en creusant un peu l’histoire et les capacités de Jean on en vienne à conclure que Jean n’aurait manifestement pas pu être pilote de ligne, parce que, par exemple, cela suppose des capacités dont Jean ne dispose pas : en quel sens aurait-on établi que l’assertion « Jean aurait pu être pilote de ligne » est fausse ? Si la question se pose, c’est que l’on peut évidemment toujours imaginer des scénarios dans lesquels Jean n’aurait pas eu l’histoire qu’il a eu ou n’aurait pas eu les capacités qu’il possède. Si l’on admet que « Jean » est un nom propre, alors il est possible de faire varier en pensée les caractéristiques de Jean sans le perdre de vue18. Il y a certes certaines limites19 : Jean n’aurait pas pu être d’une autre sorte (être un lapin par exemple) ou bien avoir une autre origine biologique. Mais tout en respectant ces limites, un grand nombre de caractéristiques actuelles de Jean peuvent, en pensée, être modifiées. Jean aurait pu être plus intelligent qu’il n’est ou bien plus courageux, etc. Il est alors évidemment possible de doter Jean des caractéristiques qui auraient fait qu’il aurait pu être pilote de ligne.
12Pourtant cela n’implique pas que l’on ne puisse chercher à déterminer la valeur de vérité d’une assertion modale ou, si l’on préfère, cela n’implique pas que toute assertion modale respectant le principe de possibilité sortale soit vraie. Il y a un sens à nier que Jean ait pu être pilote de ligne, même si Jean fait partie de la sorte de choses qui peuvent être pilote de ligne. Ce qui est vrai, c’est qu’une même assertion modale : « Jean aurait pu être pilote de ligne » peut exprimer des propositions modales différentes et, par conséquent avoir une valeur de vérité différente, selon que le locuteur et son interlocuteur prélèvent, en pensée, une fraction plus ou moins étendue de l’être actuel de Jean : Jean tel qu’il est aujourd’hui aurait-il pu être pilote de ligne ? Jean tel qu’il était lorsqu’il avait vingt ans ? Jean tel qu’il aurait été si il avait vécu dans tel milieu ? etc. Si les informations de ce type n’étaient pas pertinentes pour évaluer une assertion modale, il s’ensuivrait alors que toute assertion modale serait vraie ou fausse a priori. Il suffirait en particulier qu’une assertion modale respecte le principe de possibilité sortale pour être vraie. Mais il est manifeste que nous sommes capables de nier que des objets aient réellement pu posséder des propriétés qui font pourtant partie de la gamme des propriétés qui leur sont sortalement accessibles : l’auteur de ces lignes ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’on nie qu’il ait pu être Président de la République française, même si, évidemment, on peut imaginer un scénario dans lequel il le serait devenu.
13La conclusion que l’on peut tirer à ce point est donc qu’une assertion de la forme « a aurait pu être G » peut certes jouer le rôle de simple vérité logique ou grammaticale et elle sera alors vraie a priori dès lors qu’elle se conformera au principe de possibilité sortale. Mais il n’y aurait aucun sens à nier qu’un objet a ait pu être G, lors même que G fait partie de la gamme des propriétés qui lui sont sortalement accessibles, si une assertion de la forme « a aurait pu être G » ne pouvait aussi exprimer une proposition empirique, une proposition dont la vérité dépend de ce que l’objet est ou a été. Or il y a évidemment un sens à nier que Jules César ait pu être pilote de ligne ou à nier qu’une personne attachée sur une chaise depuis quatre jours ait pu hier se promener dans la forêt. Il y a clairement des vérités modales, portant sur des possibilités ou des impossibilités, qui sont a posteriori ou empiriques.
14Essayons maintenant d’être un peu plus précis s’agissant de la manière dont nous déterminons la valeur de vérité d’une assertion modale empirique de la forme « a aurait pu être G ».
- 20 Prior 2003, 85. Dans ce passage, Prior vise des assertions comme « César aurait pu avoir (...)
15Pour évaluer une assertion modale portant sur un objet singulier, nous appliquons certes d’abord et a priori le principe de possibilité sortale, mais, pour l’essentiel, nous l’avons dit, nous regardons ce que cet objet est ou a été. C’est ce que Jean est ou ce que Jean a été qui nous fait connaître la valeur de vérité de l’assertion « Jean aurait pu être pilote de ligne ». Nous mobilisons évidemment, dans ce cas, notre savoir général relatif à la propriété considérée, en l’occurrence ce qui est usuellement requis pour devenir pilote de ligne, mais, à un moment donné, nous devons faire appel à un savoir empirique concernant l’objet lui-même. Or mobiliser un tel savoir empirique revient nécessairement à répondre, au moins implicitement, à la question : « Quand a-t-il été possible que Jean soit pilote de ligne ? ». Comme l’écrit Arthur Prior, dans un contexte il est vrai un peu différent, « c’est toujours un exercice utile (et l’un de ceux qui est insuffisamment pratiqué par les philosophes) de se demander, lorsqu’on nous dit que quelque chose était possible ou aurait pu arriver : “Quand cela a-t-il été possible ?”, “Quand cela aurait-il pu arriver ?” »20. On peut certes ne pas fixer le moment où Jean aurait pu être pilote de ligne. Mais il s’ensuit alors que le jugement que nous formons, étant purement a priori, se réduit à un pur jugement de possibilité sortale. Dire, dans ce cas, « Jean aurait pu être pilote de ligne », c’est dire : « Jean n’étant pas un lapin, il appartient à cette sorte de choses qui peuvent être pilote de ligne, mais aussi bien bottier ou philosophe ». Et, bien évidemment, une assertion de ce genre, étant purement a priori, ne nous donne aucune information sur le monde. Elle est donc logique ou grammaticale. Mais si nous pouvons chercher à savoir si Jean aurait pu être pilote de ligne, si nous pouvons discuter sur ce point, c’est que le « possible » qui nous intéresse n’est pas un possible logique ou grammatical, mais un possible réel : est-ce que oui ou non être pilote de ligne fait partie du genre de choses que Jean pourrait regretter de ne pas avoir été ? Y a-t-il un moment où il était possible que Jean soit pilote de ligne, un moment qui est aujourd’hui passé et qui fait que la possibilité s’est refermée ?
- 21 En réalité, une assertion portant sur un objet singulier suppose l’existence de cet objet (...)
- 22 Et ce, en dépit du fait que la forme « a aurait pu être G » est au passé. Le passé signif (...)
16C’est évidemment une question philosophique fondamentale que celle de la distinction entre possibilités logiques et possibilités réelles. Ce que nous venons de dire suggère, sinon une définition, du moins un critère de distinction : une possibilité réelle est une possibilité qui est sensible au passage du Temps. Nous pouvons en effet remarquer que ce qui est logiquement possible est a-temporellement possible21. Si l’assertion « Jean aurait pu être pilote de ligne » est formulée de façon à exprimer une (pseudo-) proposition grammaticale, alors la proposition en question est a-temporellement vraie. Elle est vraie au même sens où il est vrai qu’un triangle peut être isocèle22. Mais, nous l’avons remarqué, il n’y aurait aucun sens à discuter pour savoir si Jean aurait effectivement pu être pilote de ligne, si la possibilité en question était purement logique ou, ici, sortale. Si la discussion est ouverte, c’est précisément parce qu’il est (logiquement) possible que cela n’ait pas été réellement possible. Écarter cette première possibilité, c’est donc déterminer quand la seconde était effectivement ouverte ou, à l’inverse, quand elle s’est trouvé fermée. L’assertion « Jean aurait pu être pilote de ligne » exprime donc une possibilité réelle s’il y a un moment dans la vie de Jean, un moment qui peut évidemment avoir une certaine étendue, où cette possibilité était ouverte : soit immédiatement ouverte, au sens où il aurait suffit que Jean le veuille pour le devenir, soit ouverte au sens où rien n’empêchait qu’elle ne fût réalisée. À l’inverse, il n’aura jamais été réellement possible que Jean soit pilote de ligne si, à tout moment de la vie de Jean, l’une au moins des conditions que l’on juge nécessaire pour devenir pilote de ligne, faisait défaut.
- 23 On objectera peut-être que, d’après ce critère, il ne pourrait exister de possibilité rée (...)
17Sans doute objectera-t-on que l’on peut toujours ramifier les scénarios, de sorte que si, par exemple, une condition donnée était absente, on peut avancer qu’elle aurait pu être présente. Mais nous ne prétendons pas qu’un jugement de possibilité réelle est susceptible d’une démonstration apodictique. Il est possible que nos jugements en termes de possibilités ou d’impossibilités réelles ne puissent prétendre à mieux qu’à une probabilité de vérité. Ce qui est fondamental, en revanche, c’est que ce que nous visons, à savoir une possibilité ou une impossibilité réelle, est quelque chose qui est sensible au passage du Temps. Certaines choses étaient possibles qui ne le sont plus. D’autres ne sont pas possibles, mais le deviendront ou pourront le devenir. Le critère que l’assertion « Jean aurait pu être pilote de ligne » exprime une possibilité réelle, et non une pure possibilité logique, c’est donc que l’on peut dire quand cette possibilité, désormais fermée, était ouverte à Jean23. Jean aurait réellement pu être pilote de ligne parce qu’il y a un moment dans la vie de Jean où cette possibilité, qui est désormais fermée pour lui, était ouverte.
18De tout ceci il résulte donc que pour connaître la valeur de vérité d’une assertion modale portant sur un objet singulier, lorsque cette assertion vise une possibilité réelle, ce que nous avons à faire, c’est de regarder ce qui se passe ou s’est passé dans le monde. Pour déterminer si Jean aurait (réellement) pu être pilote de ligne, c’est la vie et la personne de Jean que nous devons considérer.
19On ne saurait toutefois conclure de là que la notion de mondes possibles ne possède aucune pertinence s’agissant de cette sorte d’assertions modales. Il est vrai que c’est dans ce monde que nous regardons pour juger de ce qui est ou était possible. Mais rien n’empêche que regarder dans ce monde ne soit un moyen pour connaître ce qui se passe dans d’autres mondes. Pour connaître qu’il y a le feu là-bas, il peut suffire de connaître qu’une importante fumée noire s’élève au loin, mais cela n’implique pas que la fumée que l’on voit est le feu et que notre assertion « Il y a le feu là-bas » porte sur la fumée. Il pourrait donc se faire que l’inspection de ce qui se passe ou s’est passé dans ce monde soit un moyen de connaître ce qui a lieu dans d’autres mondes possibles. Nous allons donc maintenant tenter de montrer que cette explication ne peut pas convenir, au moins dans le cas des assertions de la forme « a aurait pu être G » lorsque celles-ci expriment une possibilité et donc une contingence réelles.
- 24 Et que nous omettrons la plupart du temps ci-dessous.
- 25 Pour autant qu’il y ait un sens à dire qu’il en fait partie. C’est la question des propri (...)
20Admettons, par manière de première hypothèse, que l’assertion « Jean aurait pu être pilote de ligne » est vraie s’il y a un monde, sortalement identique à celui-ci, dans lequel l’assertion « Jean est pilote de ligne » est vraie. La condition que nous introduisons24 : « un monde sortalement identique à celui-ci », vise simplement à spécifier la relation d’accessibilité. Comme nous l’avons suggéré un peu plus haut, on pourrait, à un certain point de vue, envisager des « mondes » dans lesquels, par exemple, les humains pondent des œufs. Mais ce qui se passe dans ces mondes et, spécialement, ce qui arrive à Jean dans ces mondes25, n’est pas pertinent pour juger si Jean aurait pu être pilote de ligne. La relation d’accessibilité peut donc être interprétée comme une formalisation de cette notion d’alternatives pertinentes.
- 26 En deux mots, il semble que « Jean pourrait être G » signifie, par contraste avec « Jean (...)
21Pour bien voir la difficulté, nous allons distinguer maintenant l’assertion « Jean aurait pu être pilote de ligne » d’une assertion voisine, mais différente : « Jean pourrait être pilote de ligne ». La différence entre ces deux assertions tient essentiellement en ceci que la première énonce que Jean a eu la possibilité d’être pilote de ligne, mais qu’il ne l’a plus, tandis que la seconde énonce que Jean, tel qu’il est aujourd’hui, pourrait (encore) être pilote de ligne. Si l’on fait abstraction de la nuance de sens véhiculée par l’usage du conditionnel26, la différence entre ces deux assertions peut donc être exprimée par la différence entre les deux propositions suivantes : « Jean pouvait être pilote de ligne, mais ne le peut plus » et « Jean peut toujours être pilote de ligne ». Or il y a évidemment une différence profonde entre « Jean pouvait être pilote de ligne mais ne le peut plus » et « Jean peut encore être pilote de ligne ». Il y a une différence entre une possibilité passée ou enfouie et une possibilité présente ou ouverte. Si l’on admet, comme nous l’avons précédemment avancé, qu’une part importante de nos pensées portant sur le possible est sensible au passage du Temps, on peut admettre que cette différence entre une possibilité passée ou enfouie et une possibilité ouverte est un ingrédient essentiel de notre pensée du possible réel. Le problème est donc de savoir si cette différence peut être reflétée ou mimée par la sémantique des mondes possibles.
- 27 Pp signifie « il a été le cas que p ». PMp signifie donc : « il a été possible (...)
22À un premier niveau d’analyse, la réponse est clairement négative. Les deux propositions précédentes ont, aux yeux de cette sémantique, les mêmes conditions de vérité. La condition de vérité de « Jean aurait pu être pilote de ligne » est, nous l’avons dit, qu’il y a un monde possible, sortalement identique à celui-ci, dans lequel Jean est pilote de ligne. Mais la condition de vérité de « Jean pourrait être de pilote de ligne » n’est guère différente : elle est aussi qu’il y a un monde possible, sortalement identique à celui-ci, dans lequel Jean est pilote de ligne. On peut donc déjà conclure à ce point que les conditions de vérité de nos pensées portant sur des possibilités réelles ne peuvent être adéquatement représentées par une sémantique des mondes possibles que si, d’une manière ou d’une autre, on introduit des marqueurs temporels dans cette sémantique. Si l’on s’en tient en effet à la seule définition a-temporelle de Mp comme « il existe un monde w dans lequel p », on ne peut exprimer la différence entre ce que nous pourrions noter PMp et Mp27. Or il est tout à fait manifeste que les conditions de vérité de « Jean aurait pu être pilote de ligne » et de « Jean pourrait être pilote de ligne », interprétées comme précédemment, ne peuvent pas être identiques, pas plus que ne le sont les conditions de vérité de « J’ai marché » et de « Je marche ». Le problème est donc de savoir si l’on peut « temporaliser » quelque peu la sémantique a-temporelle des mondes possibles, de façon à pouvoir refléter la différence intuitive entre une possibilité fermée et une possibilité ouverte.
23On peut, nous semble-t-il, concevoir deux solutions possibles à ce problème qui reposent, l’une et l’autre, sur une même idée. Cette idée est que la différence entre ce qui était possible, mais ne l’est plus, et ce qui est (encore) possible peut être reflétée par ce qu’on pourrait appeler la vieillesse et la jeunesse relatives des états de choses compris dans chaque monde. Que la vérité soit que Jean aurait pu être pilote de ligne ou qu’elle soit que Jean pourrait être pilote de ligne, dans les deux cas, la conséquence inévitable, si l’on raisonne en termes de mondes possibles, est qu’il y a un monde possible dans lequel Jean est pilote de ligne. Si en effet, dans un monde, Jean est devenu pilote à vingt ans et, dans l’autre, à quarante ans, dans les deux mondes, il est pilote de ligne. Mais, justement, on peut néanmoins distinguer, ou, du moins, on peut imaginer de distinguer, parmi ces mondes dans lesquels Jean est pilote de ligne, ceux dans lesquels il l’est depuis longtemps et ceux dans lesquels il l’est depuis moins longtemps et l’on peut ordonner ces mondes selon la plus ou moins grande ancienneté de l’état de choses considéré. Si par exemple on dit que Jean aurait pu être pilote de ligne parce que, à treize ans, il était un élève prometteur, fort en maths et passionné d’aéronautique, on peut imaginer que cela veuille dire qu’il y a un monde possible dans lequel, à l’âge de treize ans, Jean suit le chemin qui le mène à la profession de pilote de ligne. Et on peut imaginer de distinguer un tel monde d’un monde dans lequel Jean est également pilote de ligne, mais, par exemple, depuis trois minutes.
24Tentons donc maintenant d’exploiter cette idée pour différencier, au sein d’une sémantique formulée en termes de mondes possibles, les conditions de vérité de propositions exprimant des possibilités fermées ou enfouies et celles de propositions exprimant des possibilités ouvertes. Ce qu’il s’agit donc d’obtenir, c’est de corréler l’expression d’une possibilité passée avec un état de choses possible ancien et l’expression d’une possibilité ouverte avec un état de choses possible récent ou nouveau.
25Pour ce faire, et pour rester sur notre exemple, on peut tout d’abord imaginer de recourir à des dates ou, dans le cas présent, à des âges. On ne se contentera plus de dire : « Il existe un monde dans lequel Jean est pilote de ligne ». On spécifiera depuis quelle date ou depuis quel âge il est pilote de ligne dans ce monde. Essayons de développer quelque peu cette suggestion : comment, en particulier, le fait de spécifier depuis quel âge Jean est pilote de ligne dans le monde pertinent permettra-t-il de refléter la différence entre ce qui était (et n’est plus) possible et ce qui est (encore) possible ? La réponse est qu’il faudra d’abord spécifier l’âge actuel de Jean. Mais comment ? Supposons que l’on dise : « Jean aurait pu être pilote de ligne » est vrai s’il existe un monde dans lequel Jean, qui a actuellement quarante ans, est pilote de ligne depuis un âge inférieur à quarante ans. Cette formulation serait équivoque. Car veut-on dire que Jean a quarante ans dans ce monde possible ou bien dans le monde actuel ? Or ce qui nous importe, c’est l’âge actuel de Jean, l’âge de Jean dans le monde actuel. Pour lever l’équivoque, il semble donc qu’on devra faire passer la mention de l’âge actuel de Jean du côté de l’explanandum : on ne pourra pas, dans un système basé sur les âges, donner les conditions de vérité de « Jean aurait pu être pilote de ligne », mais seulement de « Jean, qui a actuellement quarante ans, aurait pu être pilote de ligne » et cette assertion sera donc vraie s’il existe un monde dans lequel Jean est pilote de ligne depuis un âge inférieur à quarante ans. Mais, ce faisant, on n’aura pas encore reflété la notion d’une possibilité passée. Pour cela, il faudra encore ajouter à la condition de vérité précédente, qu’il n’existe pas de mondes dans lequel Jean, qui a actuellement quarante ans, devient pilote de ligne à quarante ans ou plus. On dira, par exemple : « Pour tout monde dans lequel Jean existe, si Jean n’y est pas pilote de ligne depuis un âge inférieur à quarante ans, Jean n’y est pas pilote de ligne. ». On obtiendra donc, comme expression générale des conditions de vérité de l’assertion initiale : « Jean, qui a actuellement quarante ans, aurait pu être pilote de ligne » est vrai s’il existe un monde dans lequel Jean est pilote de ligne depuis un âge inférieur à quarante ans et, pour tout monde dans lequel Jean existe, si Jean n’y est pas pilote de ligne depuis un âge inférieur à quarante ans, il n’y est pas pilote de ligne. Que seront, par contraste, les conditions de vérité de « Jean pourrait être pilote de ligne » ? Puisqu’il s’agit cette fois d’insister sur le fait que la possibilité est ouverte, la formulation pourra être plus brève, mais elle devra elle aussi, pour refléter la sensibilité au Temps de la proposition initiale, reformuler cette proposition. On obtiendra : « Jean qui a actuellement quarante ans pourrait être pilote de ligne » est vrai s’il existe un monde dans lequel Jean est pilote de ligne à quarante ans et ne l’a pas été avant. Le fait qu’il y ait des mondes dans lesquels Jean est pilote de ligne depuis plus longtemps n’invalide pas cette proposition, mais l’information critique qu’elle véhicule, à savoir que la possibilité pour Jean d’être pilote de ligne s’applique toujours à Jean tel qu’il est actuellement à quarante ans, suppose qu’il y ait au moins un monde dans lequel Jean est pilote de ligne à partir de l’âge de quarante ans.
26Nous ne nous prononcerons pas pour l’instant sur la cohérence globale de cette solution. Nous noterons simplement qu’elle a le défaut évident de nous obliger à remplacer l’assertion initiale « Jean aurait pu être pilote de ligne » par une assertion assez artificielle : « Jean, qui a quarante ans, aurait pu être pilote de ligne ». Pour éviter cette réécriture, on peut donc être tenté de se passer des âges ou des dates. On dira alors que « Jean aurait pu être pilote de ligne » est vrai s’il y a un monde, sortalement identique à celui-ci, dans lequel Jean est pilote de ligne depuis un certain temps. Cette formulation permettra de ne pas avoir à reformuler la proposition dont les conditions de vérité doivent être explicitées. Nous n’aurons pas à remplacer une pensée ancrée dans le temps par une proposition datée. Mais comment exprimera-t-on le fait que la possibilité en question est une possibilité passée ? En elle-même, l’idée que Jean est pilote de ligne depuis un certain temps indique, au mieux, une réalité « possible » ancienne ou vieille, mais pas une réalité « possible » enfouie. Pour exprimer cette idée, il faudra donc à nouveau quantifier sur le reste des mondes. Il faudra écarter les mondes dans lesquels Jean est en train de devenir pilote de ligne ou l’est depuis peu de temps. On dira donc, sur le modèle précédent, qu’en tout monde où Jean existe et n’est pas pilote de ligne depuis un certain temps, il n’est pas pilote de ligne. On obtiendra alors, comme expression complète des conditions de vérité de la phrase initiale : « Jean aurait pu être pilote de ligne » est vrai s’il existe un monde dans lequel Jean est pilote de ligne depuis un certain temps et, pour tout monde dans lequel Jean existe et n’est pas pilote de ligne depuis un certain temps, Jean n’est pas pilote de ligne. De la même manière, les conditions de vérité de « Jean pourrait être pilote de ligne » seront qu’il existe un monde dans lequel Jean est en train de devenir pilote de ligne, même si, à nouveau, l’existence de mondes dans lesquels Jean est pilote de ligne depuis un certain temps n’invalide pas cette proposition.
27Nous pourrions sans doute raffiner quelque peu chacune de ces deux méthodes d’explicitation des conditions de vérité des assertions portant sur des possibilités temporelles. Mais ce que nous avons indiqué nous paraît suffire pour montrer maintenant pourquoi ces deux méthodes sont, en dépit des apparences, incohérentes.
28Regardons en effet plus attentivement comment la sémantique des mondes possibles a dû être aménagée pour accueillir les conditions de vérité de propositions de la forme « a aurait pu être G » ou « a pourrait être G ». Dans l’une et l’autre solutions précédentes, l’enfouissement d’une possibilité, le fait qu’il s’agisse d’une possibilité passée, est reflété à la fois par l’ancienneté de l’état de choses correspondant et par l’absence d’états de choses jeunes correspondants. Ce qui a été possible, mais ne l’est plus, c’est ce qui est réalisé dans un monde depuis longtemps et n’est réalisé dans aucun depuis peu de temps. En revanche, ce qui est encore possible, c’est ce qui est réalisé depuis peu dans un monde ou est en train de s’y réaliser. Le point fondamental est donc que tous les mondes ou, au moins, tous les mondes accessibles lorsqu’une assertion modale temporelle est en jeu, sont situés dans un même cadre temporel, que ce cadre soit centré sur le présent vivant ou qu’il soit centré sur un présent daté.
29Le cas le plus net est celui qui correspond à la seconde méthode, celle qui se passe des dates ou des âges. Simplifions la situation en considérant une possibilité qui était ouverte hier et fermée aujourd’hui. On dira : il est aujourd’hui vrai que Jean pouvait hier être pilote de ligne si, dans un monde, Jean est pilote de ligne depuis hier. Mais le « hier » appliqué au monde dans lequel Jean est pilote de ligne est évidemment notre hier. Le « monde » dont nous parlons n’a pas son propre temps, mais le nôtre. De même que l’on peut dire, depuis Paris : « Il a plu hier en Tanzanie », de même, depuis « notre monde », nous accédons à ce qui s’est passé hier dans un autre monde.
- 28 On aura compris que nos deux « méthodes » cherchaient à explorer les deux repré (...)
- 29 Le cas serait encore plus clair avec des dates.
30Le recours aux âges dans la seconde méthode peut, en revanche, donner le sentiment que l’on s’est libéré de toute forme de « chronocentrisme »28. On dira en effet cette fois : il est vrai (le jour des 40 ans de Jean) que celui-ci pouvait il y a vingt ans être pilote de ligne, si, dans un monde, Jean est pilote de ligne depuis l’âge de vingt ans. Or être pilote de ligne dans un monde depuis l’âge de 20 ans est un état de choses interne à ce monde, car Jean a bien eu vingt ans dans ce monde. Toutefois, si l’on y regarde bien, on n’échappe pas vraiment au chronocentrisme. Supposons en effet qu’il y ait un monde dans lequel Jean est pilote de ligne à l’âge de vingt ans. Mais supposons que, dans ce monde, Jean a vingt ans. Ce qui a lieu dans ce monde pourra-t-il constituer le fondement de vérité de « Jean pouvait à vingt ans être pilote de ligne » ? Non, car ce sera au mieux le fondement de vérité de « Jean pourrait être pilote de ligne » prononcé il y a vingt ans. Il faut donc supposer que le rythme des mondes est contemporain du nôtre, que vingt ans se sont écoulés dans le monde où Jean est pilote de ligne, de même que vingt ans se sont écoulés dans le nôtre depuis que Jean a fêté ses vingt ans sans être pilote de ligne. Le recours aux âges29 ne fait donc que dissimuler le rôle axial du temps de notre monde : Jean doit avoir le même âge dans tous les mondes pour qu’il y ait, dans ces mondes, de l’ancien et du nouveau qui soit à l’image du temps de notre monde.
31La conséquence de tout ceci est dès lors, nous semble-t-il, immédiate. Les « mondes » auxquels on ferait référence en énonçant des assertions modales temporelles ne sont pas des mondes, parce qu’ils sont dans « notre » temps. Quelque chose en effet ne peut être un monde s’il est dans le temps d’un autre. Il n’est donc pas possible que ce qui se passe dans des mondes possibles soit le vérifacteur nouménal de nos assertions modales temporelles, parce qu’il n’est pas possible que quelque chose soit à la fois dans un autre monde et dans le temps du nôtre.
32Cette conclusion tranchante pourra être jugée trop facilement acquise. Nous allons donc tenter, pour finir, de la justifier sous un autre angle.
- 30 Lewis 1973, 85-86.
- 31 Ce que nous disons s’applique aux cas où la relation d’accessibilité est une relation (...)
33Nous le ferons en remarquant que tous les calculs modaux, pour lesquels la sémantique des mondes possibles a été élaborée, sont constitués de formules a-temporelles. Des formules comme Lp⇒Mp ou comme LLp⇒Lp se « lisent » ou « s’ébruitent » sous la forme : « S’il est nécessaire que p, alors il est possible que p » ou « S’il est nécessaire qu’il soit nécessaire que p, alors il est nécessaire que p » et le « est » qui apparaît à diverses reprises dans ces formulations ne doit pas être entendu dans un sens temporel. Dire que Lp est vrai si p est vrai dans tous les mondes possibles ou que Mp est vrai si p est vrai dans au moins un monde possible n’offre donc pas de difficultés. Les « mondes possibles » ne se distinguent pas, formellement, de simples « ensembles » ou, plus rigoureusement, de « modèles » ou de « structures d’interprétation ». L’ensemble des mondes possibles est un ensemble d’ensembles et, comme le dit David Lewis30, ce monde, le « monde actuel », ne se distingue des autres que par le fait que nous y sommes. Mais, le fait que nous y soyons ne joue aucun rôle dans le type de pensées que nous y formons31. La pensée que Lp pourrait être pensée identiquement en tout monde et ses conditions de vérité seraient exactement les mêmes quel que soit le monde dans lequel elle serait formulée. Mais cela vaut aussi pour Mp, dès lors, comme nous l’avons rappelé, qu’on admet que p ⇒ Mp. La pensée que Mp, au même titre que la pensée que Lp, est, si l’on peut dire, a-cosmique : elle enregistre simplement le fait que, en quelque monde, p est vrai et ce fait peut être enregistré de la même manière quel que soit le monde dans lequel on se trouve et même si ce monde est celui dans lequel p est vrai. Ainsi l’a-temporalité des formules modales présentes dans les calculs modaux a pour corollaire l’a-cosmicité de la pensée impliquée par ces formules.
- 32 Cf. Kripke 1982, 113-114.
34Mais, objectera-t-on, lorsque les philosophes s’emparent de la sémantique des mondes possibles et la tiennent pour un cadre propre à interpréter toute pensée modale, ils ne songent pas seulement aux « formules » ou aux « schémas » des calculs modaux, mais ils songent aussi à des assertions modales concrètes, comme « Jean aurait pu être pilote de ligne ». D’où vient alors que le problème posé par l’inscription des possibles dans le temps du monde n’ait pas conduit ces philosophes à s’interroger sur l’universelle applicabilité de la sémantique des mondes possibles ? La réponse, croyons-nous, tient dans le fait que, sous l’influence sans doute de la logique modale, les philosophes qui accordent une valeur à la sémantique des mondes possibles et débattent du statut de ces mondes considèrent tous les possibles comme des possibles logiques et sous-évaluent le rôle joué par l’expérience dans la connaissance modale. Il est vrai qu’un auteur comme Kripke a insisté sur le fait qu’une vérité nécessaire n’était pas toujours une vérité connaissable a priori32. Mais il n’en reste pas moins que pour décider du nécessaire, de l’impossible et du possible, c’est à la logique que l’on se confie. Dire qu’il est possible que a soit G, c’est dire qu’il n’est pas nécessaire que a soit non-G et, pour juger de ce qui est nécessaire et non-nécessaire, on s’interroge sur ce qu’il est nécessaire que a soit pour que le terme « a » puisse référer à l’objet a en tout monde possible. De ce point de vue, il est donc simplement logiquement vrai que Jean aurait pu être pilote de ligne, dès lors qu’il n’est pas requis que Jean ne soit pas pilote de ligne pour que « Jean » fasse référence à Jean.
35Or le fait est qu’en pensant que Jean aurait pu être pilote de ligne, nous ne cherchons pas toujours, et cherchons même rarement à déterminer si Jean est nécessairement non-pilote de ligne. Nous voulons plutôt savoir si Jean a raison de regretter de ne pas l’être, voire de s’accuser de ne pas l’être devenu. Et dans ce cas, ce qui nous intéresse, ce n’est pas de savoir si Jean avait la possibilité logique d’être pilote de ligne, mais si, à un moment de sa vie, cette possibilité fut réellement ouverte pour lui.
36Les pensées modales qui supposent que le locuteur soit situé dans le temps et qui prennent leur valeur de vérité en fonction de l’inscription du locuteur dans le temps ne peuvent donc jouir de l’a-cosmicité qui est requise pour contempler l’ensemble des mondes possibles comme le Dieu de Leibniz aurait pu le faire. Les mondes possibles sont faits pour les possibles logiques, pas pour les possibles réels. Toutefois, les possibles réels ne sont pas sans monde. Parce qu’ils sont affectés par le passage du temps du monde, ils sont nécessairement solidaires de ce monde. Mais comment existent-ils dans ce monde ? Comment y sont-ils réels ? C’est sans doute en étant plus attentifs à la manière dont nous les connaissons que nous parviendrons à déterminer ce qu’il faut qu’ils soient pour que l’on puisse les connaître comme nous le faisons.