- 1 Je n’entre pas ici dans les problèmes de l’excentricité solaire ou terrestre, ni dans l (...)
1Je propose de retracer ici un épisode du débat – des débats – concernant le monde et son organisation, qui prend place dans les années 1640. Il me paraît raisonnable, pour contribuer à la discussion sur les mondes possibles, de commencer par examiner le point suivant : quelle est, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, l’idée dominante que l’on se fait – dans les milieux philosophiques et savants – de ce qu’est un monde ? La réponse ne semble pas hors d’atteinte et même relativement aisée à résumer. Un monde est, pour la majorité des esprits, une enveloppe sphérique dotée d’un centre d’une importance physique particulière, puisqu’il est occupé soit par la Terre, soit par le Soleil1. À ces deux choses on ajoutera les étoiles fixes les unes par rapport aux autres, très nombreuses et situées à la concavité de la sphère supérieure ; on complétera la recension des objets constitutifs du monde avec quelques astres, sept exactement, eux-mêmes incrustés dans des sphères en rotation ou, selon certains, parcourant leur trajectoires sans être solidaires de sphères matérielles.
- 2 « La première et la plus haute de toutes est la sphère des étoiles fixes, qui contient (...)
- 3 Copernic suggère que la concavité de l’enveloppe du monde est bien sphérique et contigu (...)
2La discussion au sujet du centre du monde constitue l’un des facteurs qui va fragiliser cette conception du monde, mais il y en a d’autres, en particulier celle qui concerne la nature ou même l’existence de la sphère supérieure. Les incertitudes qui portent sur le centre, aussi importantes soient-elles, ne suffisent pas – à elles seules – à briser ce concept de monde : depuis le pythagoricien Philolaos, Aristarque, Martianus Capella et, évidemment, Copernic, l’expulsion de la Terre du centre cosmique a été envisagée et soutenue, sans entraîner la destruction du cosmos2. Aussi considérables sont les interrogations et la variété des thèses au sujet de l’enveloppe des fixes. Copernic, par exemple, est amené à soutenir que, si l’étude de la concavité de cette enveloppe relève bel et bien de l’astronomie et plus généralement de la connaissance du monde, sa convexité n’est, au fond, pas connaissable3. Là où les sphères frontalières du monde induisent des problèmes aussi complexes que celui du premier moteur, du lieu du cosmos qui, peut-être, est celui de Dieu, ou encore de l’infinité et de l’existence de l’espace extra-mondain.
3La tradition atomiste est, à l’époque dont il est ici question, plutôt marginale (elle ne le restera pas) ; d’ailleurs, elle invalide par principe la thèse de mondes possibles divers.
4Dès lors qu’elle est circonscrite par le cadre que je viens de rappeler, la question des « mondes possibles » peut avoir deux sens. Dans un premier sens on peut se demander si d’autres mondes du même genre que le nôtre coexistent avec celui-ci, dans un ailleurs proprement extra-mondain. Autrement dit, peut-il y avoir des systèmes sphère, centre, astres à l’extérieur de notre sphère ? Dans un second sens, on peut se demander si le monde aurait pu être différent, exister conformément à d’autres lois de la nature que celles qui régissent le nôtre.
5Ainsi posée, la question des « mondes possibles » est assez claire et en tout cas concevable. Or, à partir de la proposition copernicienne, de ses réformes tychonienne, képlerienne, galiléenne, cartésienne, son sens et sa pertinence vont se trouver brouillés et perdre de leur bien-fondé.
- 4 C’est un des thèmes conducteurs Du monde clos à l’univers infini.
- 5 Notamment Lerner 1997.
- 6 Cf. Lerner 1997, II, 109. Dans son De stella nova, Kepler calcule que la distance Solei (...)
6L’idée générale de ce qu’est un monde se transforme et même se brise ou se dissout dans la seconde moitié du XVIe siècle. Alexandre Koyré a fort bien rendu compte de cette dissolution en développant sa métaphore de la bulle cosmique qui gonfle et grossit jusqu’à l’éclatement4. L’hypothèse de Copernic enfle la sphère à un point tel que certains de ses contemporains les plus perspicaces ne peuvent plus y reconnaître l’enveloppe du monde existant. On pourra, sur ce point, consulter la littérature classique sur les prises de positions de Tycho Brahé5. Lorsqu’il découvre, dans le De revolutionibus, la taille immense du nouveau cosmos héliocentrique, il y trouve un argument supplémentaire qui l’éloigne de la thèse copernicienne. Lui (de loin le meilleur observateur du ciel en son temps) est bien placé pour avancer un puissant argument contre la révolution annuelle de la Terre : aucune parallaxe ne peut être mise en évidence alors que l’énorme circuit de l’orbite terrestre devrait en produire une très sensible… à moins d’admettre une taille si gigantesque à la sphère des fixes que la raison s’y refuse. Indépendamment de la parallaxe, le calcul de Tycho, dérivant du système de Copernic, donne entre la sphère de Saturne et les fixes un « vide » de quelque 8 millions de rayons terrestres (les dimensions admises sont multipliées par un facteur de plusieurs milliers), ce qu’il qualifie d’« absurde »6.
7Il convient de souligner que le problème du centre résonne ici avec celui de la sphère pour ébranler l’édifice traditionnel : c’est, notamment, parce que le centre change d’occupant que le diamètre cosmique est ainsi multiplié (par nécessité parallactique).
8Dernière des sphères à résister à la remise en cause théorique et « observationnelle », la sphère des fixes ne survit pas au premier XVIIe siècle. Kepler tente pourtant une défense en faveur de l’enveloppe du monde et calcule l’épaisseur (on doit plutôt écrire la finesse) du voile stellaire. Il fait jouer l’analogie qu’il estime fondatrice entre le Centre (corps du Soleil), la surface (sphère des fixes) et l’intervalle (espace éthéré) d’une part et le Fils, le Père et l’Esprit Saint d’autre part. Puisqu’il n’existe pas de hiérarchie entre ces trois derniers, il peut transposer cette égale dignité métaphysique en une égalité substantielle entre les trois premiers : il y a, en particulier, la même quantité de matière pour constituer la sphère des fixes que pour le Soleil et, en incluant une considération supplémentaire, de type analogique quant aux densités respectives de ces trois entités, Kepler en déduit l’épaisseur de la sphère : la six millième partie du rayon du Soleil (très fine donc).
Telle est donc cette peau ou tunique, cet orbe cristallin supra céleste, d’une subtilité si grande en raison de son immense expansion que si elle était condensée en une seule masse sphérique, elle aurait un rayon 2 000 fois plus grand que celui du corps du Soleil7.
- 8 « Ne savez-vous pas qu’il est encore indécidé (et je crois que cela le restera toujours (...)
9La controverse sur la nature de cette limite stellaire prend un tour décisif à partir de la découverte galiléenne du nombre immense des étoiles qui la constituent. Dans le vocabulaire d’alors, l’alternative est la suivante : ces étoiles, chacune d’elles, ou nombre d’entres-elles, sont-elles des Soleils semblables au nôtre ou non ? autrement dit, signalent-elles des mondes nouveaux et distincts du nôtre ? Là dessus, on le sait, les avis divergent, et Kepler, Galilée, Descartes, pour ne citer que les ténors, soutiennent des thèses différentes, voire opposées8. Toutefois, quelle que soit la réponse apportée, du point de vue de notre discussion, le mal est fait. Que, à l’instar de Kepler, on estime que tout enrichissement de notre propre « système solaire » apporte un argument de plus qui rend improbable et déraisonnable de doter ces innombrables étoiles de la même complexité, de la même immensité de son environnement propre, alors, il n’y a pas de place dans les cieux pour autant de systèmes. Selon ce point de vue, les étoiles ornent le seul monde possible existant, le nôtre, et il n’y en a pas d’autres.
10Ou alors, on juge que chaque étoile est elle-même le cœur d’un monde possible, distinct de notre système solaire, mais sans doute assez semblable (ce qui implique qu’elles sont disséminées dans des espaces qui ne se laissent pas réduire à une « zone frontalière » sphérique). Alors le monde (celui dont nous sommes) subit une nouvelle et formidable métamorphose : il est un et multiple. Tous ces systèmes stellaires constituent certes des mondes, au sens ancien, mais, bien plus radicalement, entrent comme composantes du monde tel qu’il faut désormais le penser : une immense coexistence de systèmes planétaires. Cet ensemble n’est pas fait de divers mondes, mais il est bien un unique monde qui ne tarde pas, en changeant de concept et d’échelle, à changer de nom pour celui d’Univers.
11Un visionnaire n’avait pas attendu les données d’observation pour annoncer cette possibilité. Giordano Bruno qui n’est pas un vrai astronome et peut se montrer léger dans ses informations et affirmations soutient avec audace et courage devant ses juges :
- 9 Déposition du 2 juin 1592, citée in Lerner 1997, II, 164.
Je tiens qu’il y a un univers infini comme effet de la puissance divine infinie, parce que je considérais comme une chose indigne de la puissance de Dieu que pouvant produire en plus de ce monde un autre monde et d’autres mondes infinis, il eût produit un monde fini. En sorte que j’ai déclaré qu’il y a des mondes infinis particuliers semblables à celui de la terre, que je tiens avec Pythagore pour un astre semblable à la lune, et aux autres planètes et étoiles qui sont infinies, et que tous ces corps sont des mondes sans nombre, qui constituent l’universelle infinité dans un espace infini ; cela s’appelle l’univers infini dans lequel il y a des mondes innombrables […]. Je dis qu’il y a nécessairement dans chaque monde les quatre éléments comme sur la terre, c’est-à-dire des mers, des fleuves, des montagnes, des abîmes, des feux, des animaux et des plantes ; quant au point de savoir s’il s’y trouve aussi des hommes, id est des créatures rationnelles à l’instar des substances corporelles que nous sommes nous-mêmes, je laisse au jugement de chacun de les appeler ainsi s’il le veut, mais on doit croire qu’il y a dans ces mondes des animaux rationnels9.
12Descartes élabore des réponses aussi audacieuses que celles du Nolain et s’il se montre léger sur la question spécifique de l’organisation de notre environnement cosmique, c’est parce qu’il ne s’intéresse pas d’abord à la description de « notre » système solaire. Son arène est bien plus considérable comme le prouvent assez les Principes III, où il élabore une vaste cosmologie :
- 10 Lerner 1997, II, 187-188.
Il fait plus que [Bruno et Galilée], il donne une explication physique de la naissance de ces innombrables étoiles solaires, à partir des tourbillons engendrés dans la matière sous l’effet des lois du mouvement […] quant à la menace qu’un monde illimité ferait peser sur la place privilégiée de l’homme perdu parmi d’autres créatures, Descartes ne lui accorde pas le moindre poids10.
13Ce n’est donc évidemment pas parce qu’il est en deçà des hypothèses coperniciennes et galiléennes, dans une sorte d’attitude timorée, qu’il ne les commente pas davantage, mais bien plutôt parce qu’il est très au delà de celles-ci, dans l’imagination et l’exposition de multiples mondes, éventuellement aussi vastes, complexes et habités que ne l’est le nôtre.
- 11 On ne perdra pas de vue que leurs mondes possibles sont voisins de la Terre et simpleme (...)
14Dès lors, les fictions du XVIIe siècle concernant la pluralité des mondes, de Cyrano, Huygens ou plus tard de Fontenelle11, ne réactivent pas une problématique des mondes possibles ; elles enregistrent la fin du concept de monde tel qu’il avait cours et banalisent le changement d’échelle de l’astronomie : en ce monde unique, possible et actuel, peuvent coexister des parties qui ressemblent à ce que, jadis, on prenait pour le monde entier.
- 12 À cet égard, le titre donné par R. Lehoucq à son article infra, « La foire aux univers », constitue (...)
15On admettra volontiers que la question telle qu’elle se pose désormais (dans l’Univers, y a-t-il des systèmes étoiles/planètes distincts possibles ?) ne recouvre pas celle que nous discutons : d’autres mondes sont-ils possibles ? Elle en appelle éventuellement une autre : d’autres univers sont-ils possibles ?, question qui n’a pas de sens à l’âge classique et pourra en recevoir un à la fin du XXe siècle12. Si l’on voulait conserver le sens traditionnel de « monde », il faudrait bien dire que, chez Descartes, il y a des mondes possibles, mais, au même moment que la cosmologie change (avec les tourbillons stabilisés en régions innombrables), les mots pour la chose s’en trouvent aussi modifiés. Le monde nouveau s’identifie à l’ensemble des mondes anciens multiples. Chez Descartes, la construction de l’Univers indéfini des mondes-tourbillons est suffisamment élaborée pour qu’on puisse y trouver les réponses aux principales questions qu’elle ouvre, et concevoir comment ces régions coexistent et communiquent. Mais, on le sait, et la suite de ce propos en développe un exemple, Descartes ne convainc pas la majorité des lecteurs ; et l’idée de multiples régions du monde qui voisineraient en quelque sorte est soit combattue par les tenants de la singularité du Soleil, soit beaucoup plus vague que sa version mécanique tourbillonnaire.
16Prendre la mesure de cette conclusion mène à un constat plutôt radical : cet « ensemble de mondes anciens » ne peut pas – à proprement parler – constituer un concept stabilisé de monde : de la seule réunion de parties et de parties dont on ne peut plus croire au bon fonctionnement, ne résulte pas l’harmonie ou la cohérence d’un nouveau monde. Ainsi faut-il accepter cette conséquence selon laquelle, dans la première moitié du XVIIe siècle, les philosophes et les astronomes ne disposent pas d’un concept stable de monde qui leur soit commun dans ses dimensions principales. Envisageons en effet les quatre indicateurs suivants de la consistance du concept de monde : Le monde a-t-il un centre et si oui, lequel ? Est-il fini ou infini ? Les étoiles sont-elles d’autres soleils ? Quelle force anime ce monde ? Il est difficile d’admettre que, sans accord général sur ces questions, on puisse prétendre disposer d’une idée commune de monde ; or, on l’a vu, les désaccords sont la règle sur ces quatre points et les distributions et combinaisons de désaccords génèrent une arborescence admirablement variée parmi les auteurs concernés. Le premier XVIIe siècle se caractérise donc par un éparpillement de l’idée même de Monde.
- 13 Ainsi note Kepler dans une note marginale des Harmonices mundi : « Ces causes formelles des (...)
17Reste alors l’autre sens de la question des Mondes possibles : les lois de la nature, auxquelles obéissent les phénomènes, peuvent-elles être différentes de ce qu’elles sont ? Or, cet aspect du problème est, à l’âge classique, mis hors sujet, hors de la spéculation de la philosophie naturelle. L’extension du concept de Monde à l’Univers invalide la possibilité que d’autres mondes soient régis par d’autres lois de la nature que celles qui sont, justement, universelles. Cela ne signifie pas, évidemment, la disparition de la question métaphysique des vérités éternelles, que Dieu crée librement ou qu’il respecte souverainement. Au contraire, avec Kepler et Galilée, ou avec Descartes et Newton, nous sommes en présence de thèses opposées quant à la possibilité d’autres mondes (d’autres univers) dans l’entendement divin13. Ces positions sont bien connues et débattues pour ce qui concerne Descartes, Kepler ou Galilée, mais il n’est peut-être pas inutile de citer ce manuscrit newtonien où le philosophe anglais affirme :
- 14 Manuscrit Of natures obvious laws & process in vegetation, 1672 selon Dobbs, cité par P (...)
Le monde aurait pu être différent de ce qu’il est (parce qu’il peut y avoir des mondes différents de celui-ci). Il n’était donc pas nécessaire qu’il fut ainsi, mais [ce fut] pour une détermination volontaire et libre. Et cette détermination volontaire entraîne un Dieu14.
- 15 Lerner 1997, II, 173-174.
18Pierre Michel Lerner attire notre attention sur les discussions que l’on trouve dans le Dialogo de Galilée sur la potentia Dei absoluta et la potentia ordinata, entre « ce qu’Il aurait pu faire » et « ce qu’Il a fait ». Galilée dote Dieu d’une inclinaison (ou d’une nécessité) de créer selon des principes de simplicité et de facilité, abordant ainsi le grand problème de la limitation dans l’acte créateur15.
19Mais, quoiqu’il en soit de ces oppositions, le point d’accord est cependant que le triomphe de l’une ou l’autre de ces thèses ne change strictement rien pour nous. En effet, soit Dieu, infiniment parfait crée le monde qui convient à cette perfection, et alors il n’y a que ce Monde à comprendre ou à contempler ; soit Dieu choisit, conformément à l’infinité de sa libre puissance, tel monde à créer et alors, il nous crée aussi tels que ce monde seul puisse être intelligible et contemplé par nous. Dans les deux cas, nous n’avons qu’un seul et unique Monde à soumettre à nos sens et à notre raison. En écho de la fameuse formule scolastique, on ne s’occupera pas de ce que Dieu aurait pu faire, mais de ce qu’Il a fait.
De ces remarques, on doit déduire que l’affaire est en quelque sorte réglée et la discussion close. Au sens « univers » du monde, il n’y en a pas d’autre possiblement existant que celui-ci qui nous inclut.
- 16 On songera ici à l’ouvrage classique de Pierre Duhem, Sauvez les phénomènes. Essai sur la notion de (...)
Corrélativement à cette clôture s’ouvre (ou se rouvre) un autre questionnement qui a quelque rapport avec celui qui s’est éteint : n’y a-t-il pas diverses possibilités de connaître ce monde-univers unique et seul possible ? La question est devenue – ou redevenue – simplement épistémologique et c’est celle-ci qui anime le débat de la philosophie naturelle de l’âge classique. On peut mentionner pour mémoire sa version élémentaire et antique connue comme Théorème d’Hipparque, mais aussi sa version médiévale et théologique de la vérité selon la nature des choses face aux vérités par accident16. Elle devient donc : y a-t-il des possibilités distinctes de connaître, ou de décrire, les lois de la nature qui disent ce monde existant ?
20C’est dans ce cadre assez strictement délimité que je propose d’exposer un épisode précis du conflit épistémologique qui a, à l’âge classique, endossé l’héritage de la question des mondes possibles.
* * *
21Cet épisode voit s’opposer deux auteurs, Descartes et Roberval, et deux conceptions de ce que peut être le programme du physicien : une physique garantie par une métaphysique et qui entend démontrer, non seulement comment peuvent être les choses, mais encore qu’elles ne sauraient être autrement, et une physique (ici une astronomie) qui doit négocier avec une nature trop cachée pour qu’on puisse espérer en connaître les causes ultimes.
22Nous devons nous arrêter à un curieux traité, au statut assez particulier, connu sous le titre l’Aristarque. L’affaire est bien connue : en 1644 paraît à Paris un petit volume de 148 pages intitulé Aristarchi Samii de Mundi Systemate, partibus, & motibus ejusdem, Libellus. Adjectae sunt notae ineundem libellum AE.P. de Roberval… Ce traité se présente comme la traduction anonyme, en latin, d’un texte d’Aristarque de Samos transmis par un manuscrit arabe. Sur instance du P. Mersenne et de Pierre Brûlart, Roberval aurait accepté d’en améliorer le style et de l’annoter pour la placer sous l’éclairage des découvertes astronomiques récentes. D’Aristarque, qui fut l’élève du troisième chef du lycée d’Aristote, Straton, ne nous est parvenue qu’une œuvre, Les Distances de la Lune et du Soleil. Tout Paris sait rapidement que le véritable auteur de l’Aristarque est bien Roberval.
- 17 Bettini 1655, 61. Sur les termes de la polémique, voir Arico 1998, 257-280.
23Le traité n’a pas laissé indifférent et eut un réel impact ; en témoignent la réédition qu’en fait Mersenne en 1647 en l’intégrant au tome III de ses Novarum Observationum, ainsi que les réactions favorables de Frenicle de Bessy, Ménage ou Dunoyer et l’hostilité inévitable de Descartes. Torricelli se montre aimablement sceptique dans une lettre à Mersenne de 1645. L’Aristarque semble avoir été bien connu en Italie, comme l’atteste l’usage à des fins polémiques qu’en fait le jésuite Bettini en 165517. Mersenne, pour sa part, ne ménage pas ses louanges en écrivant perfidement à Descartes :
- 18 Mersenne à Descartes, 22 mars 1646, dans Descartes – AT 1964-1974, IV, 739.
[…] tous lui applaudissent de ce traité comme d’une œuvre héroïque que même les anciens n’eussent pu si bien faire, quand même c’eût été Aristarque Samius ou Archimède. Et vous nous obligeriez tous de nous desiller les yeux en cela ; et même je crois, l’auteur vous en saura gré18.
- 19 Delambre 1821, II, 518.
24Dans son Histoire de l’astronomie moderne, Jean Baptiste Delambre mentionne longuement ce texte. « Ce système, écrit-il, un peu moins extravagant que celui des tourbillons, a fait moins de bruit, peut-être pour cette raison même, ou peut-être encore parce qu’il venait trop tard »19. Je montrerai à quel point ce rapprochement que fait Delambre est pertinent.
25Il est nécessaire de s’arrêter un instant sur le moment de rédaction de cet ouvrage. Depuis le début de l’année 1642, les bruits circulent à propos de la préparation, par Descartes, de ce qui deviendra les Principia. « Mon Monde se fera bientôt voir au Monde » (à Huygens, 31 janvier 1642). La correspondance est remplie d’allusions, ou même de renseignements précis sur l’état d’avancement du travail. En avril 1643, Descartes écrit à Colvius qu’il « en est à la description du ciel et particulièrement des planètes ». Un mois auparavant, on trouve des exposés assez précis des tourbillons dans des lettres à Mersenne et à Huygens.
26On comprend, à la lecture de ces lettres qu’il y a, parmi les philosophes (notamment parmi les Français), de nombreuses informations, rumeurs, sur l’ensemble de la doctrine à venir :
- 20 Descartes – AT 1964-1974, III, 820.
Tout ceci ne fait que m’agacer l’appétit davantage à voir toute votre physique en corps : sans quoi, nous flottons dans des incertitudes fâcheuses, et ensuite vous attribuons tous les jours des positions qui ne sont rien moins que vôtres, comme vous l’avez déjà trop éprouvé20.
- 21 Descartes – AT 1964-1974, IV, 129.
27Lorsque Descartes arrive à Paris, fin juillet 1644, il n’a pas, comme il l’espérait, ses exemplaires des Principia. Les premiers volumes arriveront en France en septembre. Mersenne a été tenu informé des thèses principales du traité à venir au cours des années 1642 et 1643. On sait par exemple, qu’avant même leur arrivée, les propositions qu’ils contenaient (ou qu’ils étaient supposés contenir) étaient discutées par des notables ou lettrés de provinces (ceux qu’il rencontre à Tours en août 1644 sont explicites21).
28Roberval ne pouvait donc qu’être précisément au fait de cette maturation, et nous avons là un argument extrêmement fort pour associer l’Aristarque aux Principia et pour lire celui-là en fonction de ceux-ci. Or, l’Aristarque est rédigé courant 1643, terminé en juillet, publié début 1644. Les conditions d’une « confrontation » sont bien réunies.
- 22 Cette étude est loin d’être terminée et j’espère avoir bientôt la possibilité de donner (...)
29On peut tirer quatre enseignements de l’étude du pseudo traité d’Aristarque22 :
-
Il développe une argumentation sérieuse et raisonnée en faveur du système copernicien ;
-
Il consiste en une libre variation sur le système du monde (ou sur les systèmes). Tel est précisément le statut que son auteur entend lui donner, sans prétendre à la vérité de la cosmologie qui y est exposée. En ce sens exact, c’est une œuvre anti-cartésienne puisqu’elle ajoute une hypothèse possible au « véritable système du monde » dont elle constitue en quelque sorte un pastiche ;
-
On y trouve convoqués ou élaborés certains des concepts principaux que Roberval emploie par ailleurs dans l’étude des phénomènes physiques que sont les effets barométriques, l’attraction, la lumière et même la composition des mouvements et des forces ;
-
Les trois enseignements précédents font de l’Aristarque un manifeste significatif en faveur d’un certain scepticisme scientifique, ou phénoménisme.
30Je présente ici quelques arguments en faveur de chacun de ces quatre points.
311. L’Aristarque est, en fait, une claire défense de Galilée. Tout lecteur informé sait, en 1644, que se réclamer du samien équivaut à se dire copernicien, et même partisan de Galilée. Celui-ci a bien associé l’ancien héliocentriste à Copernic lorsqu’il a proclamé
- 23 Galilée – Fréreux et De Gandt 1992, 331 (Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, (...)
[son] admiration sans limite face à un Aristarque et à un Copernic chez qui la raison a pu faire une telle violence aux sens jusqu’à devenir, malgré les sens, maîtresse de leur croyance23.
32L’affaire est entendue, chez les partisans comme chez les adversaires du nouveau système : juste après la publication du Dialogue, en 1633, un jésuite Libert Fromont (défenseur du système de Tycho) avait combattu l’héliocentrisme dans un livre intitulé L’Anti-Aristarque. Quoi qu’il en soit, la réplique de Roberval est sans équivoque :
- 24 Dans Préface-dédicatoire à Brûlart.
Voici donc ce petit ouvrage mis en style clair, sinon élégant ; mes notes sont courtes, mais toutes favorables : car je n’ai pu découvrir par moi-même, ni chez les adversaires du système, rien qui fût de nature à l’ébranler. Pour une apologie, vous n’en trouverez point ; nul besoin en effet, ni pour les savants, ni pour le vulgaire, de faire l’apologie d’un livre qu’Archimède, prince des géomètres, l’ayant lu, approuva et adopta au point de conformer son calcul de l’Arénaire à l’opinion de l’auteur ; d’un livre, dis-je, au sujet duquel et à raison de ce système, Aristarque, traîné par Cléanthe devant l’Aéropage sous l’accusation de sacrilège, fut renvoyé absous avec force louanges par ces illustres juges, et l’accusateur, confondu sous les risées24.
33On a beaucoup souligné, avec juste raison, qu’il n’y avait, dans ce traité, ni calculs, ni arrangements savants d’épicycles ou d’équants, mais seulement deux schémas. Pour exacte que soit cette observation, elle appelle deux remarques.
34Premièrement, les Principia de Descartes se placent au même niveau de technicité. Les troisième et quatrième parties décrivent le système cosmologique selon un registre équivalent : organisation générale du système solaire, matière du monde, principes de ses mouvements et de sa stabilité générale, description de la Terre et de ses environs, exhalaisons, comètes. C’est donc un genre parfaitement recevable à l’époque et l’absence d’arguments techniques ne l’invalide en rien. Les points délicats et controversés reçoivent, dans l’Aristarque, des explications générales destinées au public éclairé et non seulement aux astronomes professionnels : phases de Vénus, précession des équinoxes, apogées, trajectoires elliptiques, comètes etc.
- 25 En 1645, grâce à une lunette, il réalisera des mesures nouvelles sur le Soleil ; en 164 (...)
35En outre, Roberval montrera, peu après la publication de l’Aristarque, qu’il est un professionnel et un technicien compétent dans le relevé et l’exploitation des données d’observations et des calculs astronomiques25. On connaît au total treize manuscrits de Roberval concernant ce genre d’observations et de mesures. La « légèreté » et la nature « qualitative » de l’Aristarque sont donc le choix d’un savant au fait des aspects quantitatifs et observationnels les plus récents et les plus controversés ; son style ne décrédibilise pas le traité, mais contribue à lui donner une large audience.
- 26 On peut mentionner les premières éditions de la Spherae mundi de Jean de Hollywood, le Trésor de l’ (...)
36En conséquence, il convient d’écarter cet argument complètement sans valeur qui vise à discréditer a priori l’Aristarque. Dans l’histoire de l’astronomie, à côté de quelques rares et indispensables ouvrages de haute technicité mathématique (l’Almageste, le De revolutionibus, l’Astronomia nova, les Principia de Newton par exemple) il existe un bon nombre d’œuvres de grande importance qui ne présentent que les lignes générales ou conclusives des théories, accessibles à un public non mathématicien et qui n’en a pas d’usage pratique26.
372. Roberval s’engage dans la description du fonctionnement et de la genèse du système tout entier. Le premier mot du traité, « Intelligatur », donne le ton à tout l’ouvrage. « Prenons comme hypothèse », « admettons » ou « supposons » : cette expression est véritablement scandée au fil des cent quarante-huit pages. De vastes hypothèses, nous déduisons des effets dont l’exactitude valide la possibilité, la légitimité et non, bien sûr, leur vérité.
- 27 « Intelligatur Sol potenter calidus, vel certe potenti virtute calefaciendi praeditus. (...)
Supposons que le Soleil soit conçu comme puissamment chaud, ou du moins comme pourvu d’une puissante capacité de chauffer, et que la matière dont le monde est composé (à part la Terre, les astres et quelques corps qui sont tout proches de ces derniers) soit conçue comme fluide, liquide, perméable, diaphane et susceptible d’être rendue plus rare ou plus dense par une force de chaleur plus forte ou plus petite27.
38La matière du monde est par la suite, à plusieurs reprises, qualifiée de liquida et permeabilis (p. 38). La matière des cieux, extérieure à l’atmosphère supérieure des sous-systèmes planétaires est appelée « partie éthérée » et dans l’Épilogue (p. 141), les environs du Soleil sont nommés materiam aetheram.
39Une remarque supplémentaire est valable pour tout le traité : aucun principe spirituel originel n’est invoqué, aucun Dieu créateur dont les attributs fonderaient la genèse et l’organisation du monde. En lieu et place, il y a un corps d’hypothèses possibles. Un passage, au moins, écarte ce recours au créateur. L’auteur décrit les effets du Soleil sur la Terre, « comme si les deux corps ou l’un des deux seulement commençait à exister ou bien était juste produit » (p. 45), avec le choix délibéré de productum au moment où l’on attendrait creatum… C’est le choix délibéré d’un vocabulaire métaphysiquement prudent, selon lequel il n’y a pas de recours à une création divine, mais un état hypothétique originel. La cause de l’organisation et des mécanismes cosmologiques, c’est le temps :
[…] cela posé, tout ce dont on démontrera par la raison l’existence dans le temps, cela, il sera bien clair que c’est arrivé à cause (propter) du temps écoulé (p. 45).
40Il n’est pas possible de décrire les systèmes et l’enchaînement des phénomènes tels qu’ils sont passés en revue. Je me borne à mentionner les sous-titres du traité : Du mouvement du Soleil, Du mouvement périodique des planètes, Du mouvement diurne, De la déclinaison de la lune, Des apogées et périgées, De la précession des équinoxes, Des comètes, à quoi il convient d’ajouter une série de notes concernant les phénomènes qu’Aristarque ne pouvait pas connaître comme les satellites de Jupiter ou la forme elliptique des orbites.
41Roberval se sépare radicalement des principes explicatifs cartésiens (et aussi de ceux de l’École) lorsqu’il avance quelques principes généraux d’organisation du monde. On pourrait parler de lois de la nature en soulignant cependant que ces principes généraux ne font aucun usage du mécanisme.
- 28 On trouve plusieurs références à l’Æolipile chez Descartes, à propos des vapeurs : Desc (...)
42Premier principe d’organisation du monde : le Soleil, gigantesque système qui attire la matière environnante, la chauffe et l’expulse violemment par des sortes de canaux ou tuyères. Une sorte de respiration immense et violente s’exprime par ces tuyères, qui jouent alors le rôle de réacteurs faisant tourner l’astre sur lui-même. Roberval compare le Soleil à l’éolipile, chaudière sphérique inventée par Héron d’Alexandrie, pouvant tourner autour d’un axe28. Le système solaire peut d’ailleurs être transporté dans les espaces infinis si la résultante des réacteurs a un moment non nul.
43Second principe : la matière du monde est d’autant plus raréfiée qu’elle est chauffée. Le rôle central de la raréfaction-dilatation est d’ores et déjà présent (on la retrouvera dans les discussions sur le vide). On a ainsi des densités variables et les corps de densité égale se réunissent naturellement (comme dans la flottaison ; le système s’appuie fortement sur des considérations d’hydrostatique). Les différences de densités de la matière fluide du monde viennent de ce que le Soleil chauffe inégalement les parties.
- 29 « Praetere a toti illi materiae mundanae & omnibus atque singulis ejus partibus, insit (...)
44Troisième principe : il existe, dans toute la matière du monde, une certaine propriété par la force de laquelle toute cette matière se réunit en un seul corps continu dont les parties se portent les unes vers les autres dans un effort permanent pour se joindre étroitement. La tendance générale est donc à la constitution d’une forme sphérique dont le Soleil occupe le centre. Cette hypothèse d’attraction universelle et mutuelle des corps est explicitement opposée à la conception d’un centre du monde vers lequel les corps se dirigeraient – « ce que croient quelques ignorants »29 :
45L’action de ces principes généraux produit un mouvement général des parties du monde dont résulte la formation de sous-systèmes à peu près stables, de densité et de chaleur moyennes semblables. La distance au Soleil des sous-systèmes planétaires évolue jusqu’à ce qu’ils trouvent une région de densité moyenne égale à la leur. Un des principes explicatifs mobilisé pour la mise en rotation des sous-systèmes est celui de la composition des mouvements.
- 30 Voir, sur ce point, Auger 1957.
46La Terre et ses environs sont organisés selon cette attraction et le poids des corps en est un effet particulier. Roberval y considère trois éléments : la terre, puis l’eau qui la recouvre en partie et comble les cavités, enfin l’air beaucoup plus raréfié que les deux autres, et qui non seulement couvre et entoure la terre et l’eau, mais forme avec ces deux corps un certain système30.
47Les accidents du système terrestres sont présentés sous l’hypothèse de l’existence d’exhalaisons et de vapeurs auxquelles sont consacrés de longs développements. Les vapeurs et les exhalaisons aristarco-robervaliennes s’échappent continuellement du globe terrestre : elles sont à la fois sèches, grasses ou visqueuses, parfaitement agglutinées et capables de brûler. Les exhalaisons et vapeurs issues de la terre subissent un réchauffement qui les dilate, fait pression sur les inégalités de la Terre (montagnes) et la mettent en mouvement. Les accidents du système terrestre sont ce qu’ils sont « compte tenu de l’humidité et de la sécheresse, de la chaleur et du froid » (p. 106). Cet hommage rendu à la physique aristotélicienne est repris au moins une autre fois au cours du traité (p. 112).
48Il faut encore constater que ce système ne laisse pas de place au vide complet. Les allusions qu’y fait Roberval tendent plutôt à réfuter sa possibilité. En effet, l’attraction pousse la matière fluide à remplir les espaces libérés et Roberval évoque les forces colossales qu’il faudrait pour combler des espaces devenus vides.
493. Le troisième enseignement que je tire de cette lecture concerne des notions qui seront mises en œuvre dans des spéculations plus « régionales » et plus sujettes à controverses expérimentales. Un concept central de la cosmologie de l’Aristarque est la raréfaction de la matière. Le monde de Roberval est un monde sans vide absolu : des régions peuvent être très peu denses, très pauvres en matière, mais pas vides. Ceci peu paraître surprenant puisque l’on trouvera Roberval du côté de Pascal dans les débats sur les expériences réalisées à partir de celle de Torricelli. Bien au contraire, il semble qu’il y ait une profonde continuité entre le Roberval de l’Aristarque et celui des deux Narrations sur le vide. Il en va exactement de même au sujet de l’attraction. La thèse que Roberval défendra au cours de la discussion sur la pesanteur est attractioniste. Un des principes explicatifs mobilisé pour la mise en rotation des sous-systèmes est celui de la composition des mouvements et il est assez piquant de lire, « sous la plume d’Aristarque », « que les choses soient ainsi est manifeste à celui qui est informé de la doctrine de la composition des mouvements » (p. 34), doctrine plutôt anachronique pour un auteur alexandrin. J’observe là encore, qu’au sein de son vaste pastiche cosmologique, Roberval introduit un des concepts principaux de sa propre physique rationnelle. Ainsi il mobilise, dans l’Aristarque certaines hypothèses qu’il croit probables ou en tout cas puissamment représentatives des phénomènes.
504. En définitive, si Roberval ne croit pas davantage à la vérité de son grand système qu’à tout autre que l’on pourrait concevoir, il se réserve le droit d’y faire jouer certaines hypothèses qui, par ailleurs, et dans des conditions où elles peuvent être mises à l’épreuve, lui paraissent les plus aptes à « sauver les phénomènes ».
* * *
- 31 Descartes – AT 1964-1974, IV, 392-393 (Lettre à Mersenne du 20 février 1646).
51Descartes a violemment réagi contre l’Aristarque31. Ses trois arguments principaux sont que Roberval est a priori un incapable prétentieux, que son concept d’attraction est ridicule et qu’il suppose un monde animé.
52Un bref commentaire du troisième argument n’est pas inutile. Roberval joue habilement de l’hypothèse d’une âme (ou de diverses âmes) du monde. En tant qu’il s’agit du texte d’Aristarque lui-même, il entre dans cette hypothèse et expose comment les divers corps animés contribuent à l’organisation du système ; puis, revêtant son identité d’éditeur moderne, il s’en dissocie en remarquant que les principes généraux (chauffage, raréfaction et attraction) suffisent à rendre compte des effets atteints, même si c’est avec une moindre précision. J’ajoute que des correspondants de Descartes aussi « respectables », qu’Henri More (ou d’illustres prédécesseurs comme Kepler, voire Tycho) approuvent cette animation des objets cosmiques.
53Si donc le traité est emprunt d’une sorte d’animisme longuement repris dans l’Épilogue (il peut y avoir une âme du monde, et même de chaque sous-système), je ne crois pas que cette position corresponde à une conviction profonde chez Roberval. Qu’une activité spirituelle transcendante puisse offrir des explications causales conformes au système du monde, voilà ce qu’admet Roberval et voilà pourquoi il peut prêter à Aristarque une telle explication (peut-être suppose-t-il qu’elle avait la faveur des Anciens ou de certains d’entre eux ?). Cependant ce qui lui importe surtout est de montrer que l’on peut se dispenser d’une telle hypothèse animiste, qu’elle peut s’effacer sans dommage, les phénomènes s’expliquant tout aussi bien sans recourir à une âme ; tel est le rôle que jouent ses notes additionnelles. Cette position constitue l’essentiel de l’Épilogue de l’Aristarque. Les Dieux ne sont pas utiles et peuvent donc être congédiés de la spéculation astronomique.
54Voici donc un vaste système du monde tout entier fondé sur des hypothèses incertaines et non expérimentables. Systématiquement, Roberval recourt à un style hypothétique, à un subjonctif conditionnel, à des alternatives équivalentes quant à leurs effets. Son système du monde dérive en fait d’un corps d’hypothèses non démontrées mobilisant une certaine conception a priori de la matière, des éléments, des principes des mouvements des corps célestes, des exhalaisons, etc. La fonction de cette construction me semble être la suivante : ennemi de l’ancienne physique, Roberval ne veut pas pour autant se ranger sous la bannière de la nouvelle philosophie cartésienne, qu’il perçoit (et il n’est pas le seul) comme un nouveau dogmatisme. La doctrine cartésienne du Monde ne lui semble pas bien fondée puisqu’elle est métaphysique et a priori, ce qui témoigne d’une lecture ou d’une perception faussée du programme cartésien, perception faussée dont on doit bien reconnaître qu’elle s’imposera comme dominante, peut-être précisément et paradoxalement du fait que les parties plus particulières du traité du Monde ou des Principes de la philosophie seront moins lues et étudiées que les chapitres et parties plus véritablement a priori. Voici donc qu’il réplique par une autre fable, ni mieux ni moins bien fondée. C’est une manière de manifester le crédit qu’il convient d’accorder aux tourbillons cartésiens qui, eux aussi, ne peuvent être reçus qu’à titre d’hypothèses. Descartes propose une hypothèse globale et explicative, en voici une autre, concurrente possible, « moins extravagante » dira Delambre…
- 32 De stellis fixis quid censendum sit difficilius est statuere (Roberval 1644, 20).
- 33 « Ex meo ra conjectura pendet, nullaque rationa ut experientia confirmatur sic uti nequ (...)
- 34 « Et ceci est la première des deux manières par laquelle […] pouvait être expliqué un m (...)
55J’ai insisté sur la multiplication des « mises sous hypothèse » des explications avancées. Je veux ajouter qu’en de multiples occasions, souvent importantes, Roberval ouvre des alternatives en soulignant bien l’impossibilité et même l’inutilité qu’il y aurait à prétendre affirmer quelle est la bonne solution : « Il est difficile de décider quant à ce que l’on doit estimer à propos des étoiles fixes »32. L’hypothèse selon laquelle elles sont des soleils au centre d’autres grands systèmes, ne dépend que de pures conjectures et n’est confirmée ni par la raison, ni par l’expérience, pas plus qu’elle n’est contredite par celles-ci33. On a d’autres exemples de cette manière de raisonner ; ainsi par exemple lorsqu’il évoque des hypothèses alternatives possibles qui rendent compte de l’action du Soleil34. Il s’agit, dans tous les cas, de montrer que les causes premières sont inaccessibles, sauf à demeurer parfaitement hypothétiques.
56La prise de position robervalienne au sujet du système du monde est cohérente avec ce qu’il a toujours défendu pour l’examen des sujets relevant de la philosophie naturelle (à quoi il réduisait en fait la philosophie). Avec l’Aristarque, on a un modèle du système du monde qui illustre un possible de type nouveau dans les sciences de la nature, à savoir la possibilité sans la certitude. Il pourrait paraître abusif et exagéré de revendiquer ici la nouveauté. On pourrait valablement objecter, par exemple et pour ne pas aller chercher bien loin ni dans le temps, ni dans le sujet traité, certaines interprétations du copernicianisme (celles qui furent inspirées par la préface anonyme ajoutée au De revolutionibus par Osiander). Cependant, l’exposé, en astronomie, de modèles « seulement possibles » était auparavant dépourvu de statut physique ; il s’agissait plutôt de présentations géométriques – non physiques – ayant pour fonction (quelque peu mystérieuse, car fondamentalement contradictoire avec la vérité selon la nature des choses) de représenter les phénomènes. Ici, il y a davantage : c’est la réalité même des phénomènes qui relève de la possibilité découplée de la certitude. Ce sont bien les phénomènes que l’on vise, et que l’on atteint, sans les élucider.
57Une dernière remarque s’impose. Dans leur polémique anti-cartésienne, Roberval et sans doute pas mal de ses contemporains, interprètent de façon caricaturale les thèses du philosophe. Comme si elles étaient toutes placées sous le même régime épistémologique, comme si la doctrine des tourbillons, du mouvement des planètes avait la même dépendance envers la métaphysique que les lois de la nature. Ils semblent ne pas prendre suffisamment au sérieux les arguments cartésiens en vertu desquels la description des phénomènes étudiés dans les parties III et IV des Principia, si elle est garantie par une métaphysique absolument certaine est, en vérité, placée sous un autre régime qui laisse une place éminente à la validation par les effets.