Texte intégral
1La question des mondes possibles, quel que soit ce que le syntagme recouvre, est assurément une sorte de non-lieu cartésien. En conséquence, notre propos voudrait surtout contribuer, en faisant apparaître les motifs profonds qui amènent Descartes à refuser jusqu’aux termes d’une problématique qui lui est pourtant largement contemporaine, à élucider les conditions théoriques qui, à l’inverse, semblent requises pour que la notion retrouve sa consistance conceptuelle, et sa fécondité.
- 1 Voir Descartes – AT 1964-1974, I, 151-152 (à Mersenne, 27 mai 1630).
- 2 C’est précisément dans le contexte de la formulation du libre établissement par Dieu (...)
- 3 Nous parlerons donc de « mondes possibles » en un sens plus précisément épistémologiq (...)
2C’est au printemps 1630 que Descartes formule, comme on sait, pour la première fois, dans trois célèbres lettres au Père Mersenne, sa thèse dite de la « création » des vérités éternelles. C’est par un même acte et selon une causalité identique, la causalité efficiente1, que Dieu crée les existants, mais aussi les essences et les vérités que la tradition scolastique, issue du Moyen Âge, s’accordait à considérer comme éternelles, ou plutôt coéternelles à l’essence divine elle-même. De cette doctrine aux implications immenses, se dégage l’image d’un Dieu dont le nom le plus propre et l’attribut le plus essentiel, peut-on dire, réside en sa puissance incompréhensible2. Or c’est en un sens la conjonction de ces deux mots, et la qualification de l’attribut traditionnel de toute-puissance par l’incompréhensibilité, qui livrent, nous semble-t-il, la clé de ce que Descartes a dit, ou plutôt de ce qu’il n’a pas pu dire, touchant notre question et ce que nous appellerons l’impossibilité cartésienne des mondes possibles. Précisons que nous entendrons alors par « mondes possibles », l’hypothèse de mondes différents du nôtre, régis par des lois de la nature elles aussi différentes, dans lesquels les événements (voire les individus eux-mêmes) présenteraient un ordre distinct, et irréductible à celui qui prévaut dans notre univers3. Avant de revenir sur les enjeux de cette conjonction, et de cette détermination de la puissance par l’incompréhensibilité, prenons acte du fait : Dieu peut tout, et cette toute-puissance, précisément, nous ne pouvons la comprendre. Dès la première des trois lettres, celle du 15 avril, nous lisons ces lignes célèbres :
- 4 Descartes – AT 1964-1974, I, 146, 4-10 (à Mersenne, 15 avril 1630).
Sa puissance est incompréhensible ; et généralement nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu’il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas comprendre ; car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d’étendue que sa puissance4.
- 5 « La possibilité des choses pour Dieu » écrit Martial Gueroult, « ne se réduit pas ch (...)
3Il ne convient pas ici de lire ce texte en un sens affaibli, selon lequel on ne peut se représenter l’efficience créatrice, ce qu’on accorderait volontiers à Descartes. Celui-ci va en effet beaucoup plus loin, en affirmant que ne pas comprendre la puissance, revient précisément à s’interdire de déterminer ce qu’elle peut ou ne peut pas. Dès maintenant, on entrevoit que l’entendement humain n’est pas la mesure du possible, surtout si on le définit comme l’objet de cette puissance incompréhensible5.
- 6 On retrouve une semblable désignation dans les Primae Responsiones qui parlent notamment de (...)
- 7 Sur cette rupture, on consultera notamment Marion 1991, Ire partie.
- 8 Descartes – AT 1964-1974, I, 150, 21-22.
- 9 « Attendenti ad Dei immensitatem, manifestum est nihil omnino esse posse, quod ab ips (...)
- 10 « C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou Saturne, et l’assujettir au Sty (...)
- 11 C’est notamment dans le contexte du développement des spéculations sur l’omnipotence (...)
- 12 « Nam si quæ ratio boni ejus præordinationem antecessisset, illa ipsum determinasset (...)
- 13 Descartes – AT 1964-1974, I, 146, 8-10 (à Mersenne, 15 avril 1630). On remarquera qu’ (...)
- 14 Ibid., 150, 18-22.
- 15 La puissance est tout aussi bien immense, entendons qu’elle déroge à l’ordre et à la (...)
4Il est à peine besoin de rappeler que cette désignation de Dieu comme puissance incompréhensible est une constante du corpus cartésien6. Or rien, en Dieu ni hors de Dieu naturellement, ne semble devoir entraver l’exercice absolument libre d’une telle puissance. Sur le fond d’une rupture très nette avec la tradition issue du thomisme7, Descartes proclame que les lois de la nature, et surtout les vérités éternelles, sont elles-mêmes soumises à ce pouvoir absolument inconditionné, qu’elles sont sujettes à cette puissance incompréhensible, selon l’expression de la lettre du 6 mai8. Ainsi, souverainement maître des lois de la nature au même sens qu’il l’est des principes de la raison (les vérités mathématiques et morales), il semble que Dieu peut tout faire, du moins au regard d’une rationalité qui procède elle-même de sa toute-puissance. Même s’il ne lui est plus loisible de modifier les vérités et le contenu des lois de la nature, rien, en droit, ne semble devoir l’en empêcher si tant est qu’une telle distinction, selon le cours du temps, ait un sens au regard de l’éternité divine9. Dans cette perspective, notre monde actuel constitue donc l’une des options que Dieu pouvait élire, il n’est que l’un des mondes possibles, en nombre infini, qu’il pouvait produire. En libérant la toute-puissance divine de tout principe interne de contrainte, en termes cartésiens du Styx et des destinées10, Descartes se donne apparemment les moyens de penser une liberté infinie, pouvant choisir par conséquent n’importe quel monde, en lui donnant n’importe quelles lois11. Les sixièmes Réponses sont tout à fait nettes sur ce point, et soulignent que cette productivité de Dieu n’est nullement déterminée par une représentation antécédente et normative du bien ou du vrai, puisqu’à l’inverse, leur bonté ne tient ultimement qu’à leur création elle-même12. L’imagination peut dès lors se perdre à loisir et se divertir en se représentant des mondes où le principe de contradiction ne serait pas observé, où Dieu aurait pu instituer d’autres lois physiques, commander aux hommes de le haïr, etc. Mais c’est alors que l’imagination se perd précisément, et fonctionne, pour ainsi dire, à vide. Descartes nous avertit : pour bien parler de la puissance, il faut précisément renoncer à l’imaginer. Plus exactement, penser la puissance, c’est reconnaître qu’on ne la peut penser en elle-même, mais seulement la connaître à partir des effets qu’elle produit. Penser la puissance en vérité, c’est d’abord disqualifier l’imagination : « ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d’étendue que sa puissance »13. Faculté finie, dont l’exercice est fondamentalement lié au corps, l’imagination s’avère ainsi absolument disproportionnée pour penser l’infini quel qu’il soit. Mais l’entendement ne paraît pas davantage en mesure de penser adéquatement cette toute-puissance. La lettre du 6 mai 1630 précise en effet que « Dieu est une cause dont la puissance surpasse les bornes de l’entendement humain, et que la nécessité de ces vérités n’excède point notre connaissance, qu’elles sont quelque chose de moindre, et de sujet à cette puissance incompréhensible »14. L’enjeu est désormais parfaitement clair : puisque les vérités éternelles constituent l’armature et l’horizon de notre rationalité, la puissance qui la fonde, mais la dépasse aussi en la fondant, est incompréhensible, autrement dit impensable au moyen des vérités qui en sont les effets. Penser en vérité la puissance, c’est donc reconnaître qu’on ne la peut comprendre. L’incompréhensibilité n’est donc pas un attribut de la puissance parmi d’autres, mais en exprime très exactement l’essence15.
5Or les conséquences de cette thèse sont capitales pour notre propos ; il convient en effet d’inverser radicalement la perspective qui semble se dessiner lorsqu’on cherche à imaginer la puissance, ou d’ailleurs, ce qui revient ici au même, à la comprendre. Je voudrais montrer que la thèse cartésienne du libre établissement des vérités éternelles, qui semblait nous approcher au plus près d’une spéculation authentique sur les mondes possibles, constitue précisément l’affirmation qui nous en éloigne le plus radicalement. Pour donner à cette hypothèse son tour le plus paradoxal, disons que ce n’est pas parce que Dieu est tout-puissant qu’il nous est permis de spéculer sur d’autres mondes, mais c’est précisément parce qu’il est vraiment tout-puissant, qu’une telle spéculation nous est interdite, et perd tout sens assignable.
- 16 Certains textes, en tous cas, le laissent entendre, ainsi la lettre à Morus du 5 févr (...)
6La doctrine du libre établissement des vérités par une puissance qui se trouve alors au-delà du vrai qu’elle produit et surpasse, implique en premier lieu une redéfinition de la possibilité elle-même. Le surpassement de l’entendement fini par la puissance infinie frappe du même coup d’impertinence la question de savoir ce que Dieu peut ou ne peut pas. Une connaissance a priori, entendons d’un a priori qui vaudrait pour Dieu lui-même, une connaissance a priori de ce qui fonde la possibilité des possibles nous est donc absolument refusée. Il ne suffit plus de définir le possible comme ce qui est simplement non contradictoire. Le principe de contradiction en effet, principe suprême pour nous, n’a cependant qu’une valeur relative, puisque ce principe peut lui-même apparaître comme l’une de ces vérités librement décrétées par Dieu16. Les critères de la possibilité, voire le concept de possible lui-même, restent ainsi marqués de la radicale insuffisance qui frappe de finitude tout ce qui est effet de cette puissance. Dire que tout est possible à Dieu revient d’une certaine manière à ôter tout sens au concept de possibilité, en le privant de l’horizon d’impossibilité qui en trace la limite. Ainsi une contradiction quelconque, une impossibilité logique, n’est effective que dans l’horizon de notre pensée, ou selon les idées qui sont les nôtres :
- 17 Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 119 ; « Omnis enim implicantia sive impossibilitas in solo (...)
Car toute impossibilité, ou, s’il m’est permis de me servir ici du mot de l’École, toute implicance consiste seulement en notre concept ou pensée, qui ne peut conjoindre les idées qui se contrarient les unes les autres17.
- 18 Descartes – AT 1964-1974, I, 145, 18-19.
7Or ces idées, nées avec nous, et les lois qu’elles expriment, sont implantées en notre esprit, mentibus nostris ingenitae, selon l’expression de la lettre du 15 avril 163018. Elles ont par conséquent une valeur de vérité nécessaire pour nous, mais cependant relative, et nullement contraignante en elle-même ou pour Dieu.
8En résumé, il semble donc qu’il nous soit impossible de spéculer sur ce que Dieu aurait pu faire, mais n’a pas fait. L’impossible, comme le possible, deviennent ainsi des concepts relatifs, et le possible ne s’entend lui-même que dans l’horizon d’une rationalité créée :
- 19 Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 236 = Descartes – AT 1964-1974, VII, 436, 12-15 (Sext (...)
Il est aussi inutile de demander comment Dieu eût pu faire de toute éternité que deux fois 4 n’eussent pas été 8, etc., car j’avoue bien que nous ne pouvons pas comprendre cela19.
9Ainsi la doctrine exposée dans les trois lettres de 1630 semble rendre impraticable, plus encore qu’inutile, toute tentative pour spéculer sur des possibles dont la teneur nous est à tout jamais impensable.
- 20 L’analyse du fonctionnement de l’imagination dans Le Monde montrerait que cette faculté n’ouvre (...)
10Mais pourtant, objectera-t-on, Descartes a parlé à plusieurs reprises, dans ses textes cosmologiques notamment, de « nouveau monde », ou « d’autre monde », usant d’autant d’expressions qui semblent, de prime abord, alimenter une éventuelle spéculation sur ce qu’aurait pu être un autre monde. Il a en outre soutenu que Dieu était absolument libre, c’est là l’essence même des affirmations de 1630. Je voudrais néanmoins suggérer que ces syntagmes cosmologiques, tout comme les affirmations métaphysiques relatives à la toute-puissance, ne sauraient fonder la légitimité d’une interrogation sur la possibilité d’autres mondes, puisque, bien plutôt, ils en consomment le refus ou la fin de non recevoir20. Il s’agit donc de vérifier notre hypothèse en montrant comment la proposition métaphysique exposée en 1630 se trouve largement reprise et confirmée dans les textes ultérieurs, notamment lorsque Descartes aborde, en physique, la question de la nature du monde et des lois de la nature. Ceci nous amènera à comprendre comment le refus des mondes possibles ne compromet pas pour autant l’affirmation de la liberté divine, et pas davantage la fécondité de la fable du traité du Monde ou les hypothèses des Principia. Ce premier ensemble de remarques nous mène alors à une seconde question : peut-on continuer de penser la contingence du monde actuel, bien que d’autres mondes possibles ne soient pas pensables pour nous ? Il faut en effet parvenir à penser la contingence d’un monde qui ne se fonde pas sur la multiplicité d’autres mondes voisins, également possibles. Autrement demandé : y a t-il encore un sens à parler de contingence, alors même que le critère habituel de celle-ci, le fait que le contraire d’une proposition n’implique pas contradiction, semble perdre tout sens assignable, ou, pour le moins, toute opérativité en physique ?
- 21 La bibliographie cartésienne se fait, si on peut dire, l’écho de ce silence. La récen (...)
11Commençons par prendre acte d’un fait lexical : sauf erreur, Descartes n’use jamais, dans sa correspondance ou dans ses œuvres publiées, du syntagme « mondes possibles », ni au singulier (un autre monde possible), ni au pluriel (d’autres mondes possibles). Ajoutons que le vocabulaire de la possibilité reste chez lui assez pauvre, et que le mot possible ne fait que très rarement l’objet d’un emploi substantivé (le possible, les possibles), en français tout comme en latin21. Tout juste Descartes parle-t-il d’un autre monde tout nouveau, mais pour lui conférer immédiatement le statut épistémique et euristique d’une fiction méthodologique. Nous y reviendrons. Serait-ce alors à dire que le monde actuel est le seul possible, jusqu’à exténuer le sens même du syntagme qui disparaît faute de désigner un objet ? Autrement dit : Dieu ne peut-il, d’un point de vue cartésien, produire un autre monde, au point que la notion de monde possible devienne contradictoire ou absurde ?
12Si l’exclusion des mondes possibles se prononce, comme on l’a vu, en métaphysique, on peut cependant montrer comment l’inanité cartésienne de la notion se confirme en physique, pour des motifs qui tiennent à la fois à l’essence même de la cosmologie cartésienne, et à la permanence opératoire de la méthode et de la mathesis dans les textes cosmologiques.
13Il est à peine besoin de rappeler combien, aux yeux de Descartes lui-même, la doctrine exposée à Mersenne en 1630 concerne la physique. C’est bien en effet comme une thèse métaphysique qui importe en physique que Descartes introduit, dans la lettre du 15 avril, la thèse de l’établissement des vérités :
- 22 Descartes – AT 1964-1974, I, 145, 5-10 ; un peu plus bas, il dit son espoir d’« écrir (...)
Mais je ne laisserai pas de toucher en ma Physique plusieurs questions métaphysiques, et particulièrement celle-ci : Que les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures22.
14Et de fait, le Monde fera une allusion explicite à ces vérités éternelles, en un texte capital du chapitre VII, après la formulation des trois lois du mouvement, en affirmant explicitement que l’énoncé des règles ou lois de la nature se fonde immédiatement sur les vérités éternelles :
- 23 Descartes – AT 1964-1974, XI, 47, 9-14.
Mais je me contenterai de vous avertir, qu’outre les trois lois que j’ai expliquées, je n’en veux point supposer d’autres, que celles qui suivent infailliblement de ces vérités éternelles, sur qui les mathématiciens ont accoutumé d’appuyer leurs plus certaines et plus évidentes démonstrations23.
- 24 Descartes – AT 1964-1974, I, 145, 14-16.
- 25 Ibid., 145, 18-19.
15Or, on l’a vu, les vérités éternelles constituent l’horizon a priori de notre rationalité ; c’est ainsi que la lettre du 15 avril peut déclarer les lois de la nature établies de Dieu selon l’analogie du roi législateur24, et néanmoins mentibus nostris ingenitae25 : c’est dire que si les lois de la nature sont appuyées sur les vérités éternelles dont elles « suivent infailliblement », d’autres vérités éternelles auraient pu fonder ou permettre de déduire d’autres lois ; mais c’est dire aussi (et par là même) que les vérités éternelles qui constituent le fond de notre actuelle rationalité, ne permettent pas d’en formuler ou même d’en imaginer d’autres. Il y a plus ; il convient en effet de rester attentif au contexte du chapitre VII du Monde. N’oublions pas en effet que la formulation des lois de la nature se fait ici sous le régime de la fable. Les lois de la nature dont il est question sont celles qui prévalent dans le nouveau monde, ce qui n’empêche nullement que leur contenu ne s’appuie sur les vérités éternelles qui sont les nôtres. Les vérités viennent donc ici fixer une limite indépassable aux fictions, que ces dernières aient, comme ici, un statut méthodologique ou non.
16Vérités éternelles et lois de la nature entretiennent donc un rapport de dépendance, dans la mesure où les lois de la nature constituent les modalités selon lesquelles nous pensons la nature, selon une rationalité établie par Dieu, et précisément fondée sur ces vérités éternelles. La lettre à Mersenne du 27 mai 1638 confirmera que nos vérités sont si on peut dire faites pour penser notre monde, et peut-être pas un autre, parce qu’elles lui sont rigoureusement contemporaines. À la question de savoir s’il y aurait un espace réel si Dieu n’avait rien créé, Descartes répond en effet :
- 26 Descartes – AT 1964-1974, II, 138, 10-15.
non seulement qu’il n’y aurait point d’espace, mais même que ces vérités qu’on nomme éternelles, comme que totum est majus sua parte, etc., ne seraient point vérités, si Dieu ne l’avait ainsi établi, ce que je crois vous avoir déjà autrefois écrit26.
17Autrefois, c’est bien entendu en 1630. À la question de savoir si Dieu aurait pu fixer à la nature d’autres lois, et produire ainsi un autre monde, il convient d’apporter une double réponse.
18Ex parte Dei, rien n’interdit de penser que Dieu pouvait établir un autre système de vérités, et donc des lois différentes, sans qu’on puisse cependant jamais accéder à leur possibilité ou à leur contenu intrinsèque, à partir de notre actuelle rationalité.
19De notre point de vue en revanche, les vérités établies nous assurent que les lois qui en sont déduites sont, en cette perspective, les seules possibles. Avant de montrer comment cette thèse se vérifie concrètement dans la cosmologie cartésienne, on peut compléter l’apport des lettres de 1630 par la lettre au Père Mesland du 2 mai 1644. La double considération de la puissance sans borne et de la finitude de notre entendement permet de faire émerger, en ce texte, le statut ambigu de ce qu’il faut entendre sous l’expression, d’ailleurs fort peu cartésienne, de « contingence des lois de la nature ». Nous lisons ainsi :
- 27 Descartes – AT 1964-1974, IV, 118, 6-25.
Pour la difficulté de concevoir, comment il a été libre et indifférent à Dieu de faire qu’il ne fût pas vrai, que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, ou généralement que les contradictoires ne peuvent être ensemble, on la peut aisément ôter, en considérant que la puissance de Dieu ne peut avoir aucunes bornes ; puis aussi, en considérant que notre esprit est fini, et créé de telle nature, qu’il peut concevoir comme possibles les choses que Dieu a voulu être véritablement possibles, mais non pas de telle, qu’il puisse aussi concevoir comme possibles celles que Dieu aurait pu rendre possibles, mais qu’il a toutefois voulu rendre impossibles. Car la première considération nous fait connaître que Dieu ne peut avoir été déterminé à faire qu’il fût vrai, que les contradictoires ne peuvent être ensemble, et que, par conséquent, il a pu faire le contraire ; puis l’autre nous assure que, bien que cela soit vrai, nous ne devons point tâcher de le comprendre, pour ce que notre nature n’en est pas capable27.
20Les fondements d’une improbable théorisation des mondes possibles font ici l’objet d’une double exclusion, par excès et par défaut ; par excès de la puissance divine sur les possibilités que mesure notre entendement, et donc aussi par défaut de notre entendement devant l’incompréhensible grandeur. La question du père Mesland (comment concevoir ou se représenter une liberté si absolue qu’elle est indifférente aux vérités géométriques ou même affranchie du principe de contradiction) appelle deux considérations.
21La première, touchant la toute-puissance, peut nous conduire à penser que Dieu aurait pu faire le contraire de ce qu’il a fait, et qu’il a en ce sens choisi parmi des options également possibles, parce que sa puissance est sans borne.
- 28 Beyssade 1979, 104-105.
22Mais précisément, cette puissance n’est bornée par rien, donc pas même par le possible. Les possibles ne dessinent pas le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel la puissance viendrait se déployer. Mais importe aussi une autre considération, cette fois relative à la finitude de notre entendement ; sa limitation nous interdit de nous représenter ce que peut être cette détermination de la volonté divine face à des contraires, puisque nous ne pouvons précisément nous représenter ce système de contraires entre lesquelles Dieu choisirait : « bien que cela soit vrai, nous ne devons point tâcher de le comprendre, parce que notre nature n’en est pas capable. » Spéculer sur d’autres mondes possibles, ici sur ce que Dieu aurait pu faire et n’a pas fait, c’est prétendre à l’insolence de la commune mesure, selon la belle expression de Jean-Marie Beyssade28. Or une telle mesure commune de la possibilité, tel est précisément ce que nous refuse la puissance incompréhensible, puisque la possibilité elle-même se comprend désormais comme son effet, et non comme son objet. Ainsi les vérités
sunt tantum veræ aut possibiles, quia Deus illas veras aut possibiles cognoscit, non autem contra veras a Deo cognosci quasi independenter ab illo sint veræ
- 29 Descartes – AT 1964-1974, I, 149, 21-24.
selon la formule de la lettre du 6 mai 163029. Cette inversion radicale du rapport de priorité logique entre la puissance et ses possibles conduit à penser les seconds comme les effets de la première, et non plus comme des objets préalablement connus ou offerts à élection et son effectuation. Le possible lui-même relève ainsi de l’ordre du créé, comme le suggère un texte des Deuxièmes Réponses :
- 30 Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 131 = Descartes – AT 1964-1974, VII, 169, 14-17 : « E (...)
Or est-il que nous avons en nous l’idée d’une puissance si grande, que, par celui-là seul en qui elle se retrouve, non seulement le ciel et la terre, etc., doivent avoir été créés, mais aussi toutes les autres choses que nous connaissons comme possibles30.
23L’établissement des vérités nous condamnent donc à ne connaître que le réel, entendons le créé, et à ignorer à tout jamais l’éventuellement créable :
- 31 Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 236 = Descartes – AT 1964-1974, VII, 436, 15-19 (Sext (...)
Mais, d’un autre côté je comprends fort bien que rien ne peut exister, en quelque genre d’être que ce soit, qui ne dépende de Dieu, et qu’il lui a été très facile d’ordonner tellement certaines choses que les hommes ne pussent pas comprendre qu’elles eussent pu être autrement qu’elles sont31.
24Du point de vue de Dieu donc, l’affirmation d’une contingence des vérités ou des lois n’a pas de sens assignable, ou pour le moins, cette affirmation demeure sans aucune portée théorique puisque nous n’avons aucun moyen de nous représenter ce qu’auraient pu être des lois différentes. La lettre du 2 mai 1644 y insiste : il convient de bien distinguer entre ce qui est « véritablement possible », (on notera cette expression significative), et ce qui n’est que théoriquement possible, mais a été constitué comme impossible par Dieu.
25Ces quelques analyses nous amènent donc à tenir pour acquis que les lois qui régissent actuellement la nature sont, pour ainsi dire, les seules humainement possibles. Autrement dit, nous sommes de telle nature qu’il ne nous est pas même permis de nous demander si d’autres lois de la nature eussent été possibles. Subsistent néanmoins deux questions :
-
Les lois de la nature effectivement instituées par Dieu pouvaient-elles cependant aboutir à former un autre monde ?
-
La mobilisation des fables ou des hypothèses volontairement fictives libère-t-elle la possibilité d’un univers différent du nôtre ?
- 32 On consultera sur ce point les analyses de Jean-Pierre Cavaillé (Cavaillé 1991, plus (...)
26Ces deux interrogations sont évidemment liées, au point, en un sens, de n’en faire qu’une. Il conviendra dans les deux cas d’apporter une réponse négative, en montrant comment la cosmologie vérifie l’exclusion métaphysique des mondes possibles32. Cette élimination prend la forme d’une thèse qui, du Monde aux Principia, se donne comme une constante de la physique cartésienne : les lois actuelles de la nature ne valent pas pour une pluralité d’univers possibles, mais à l’inverse, leur mise en œuvre ne pouvait qu’aboutir à la configuration actuelle de notre monde. Il nous faut donc comprendre comment la célèbre fable mobilisée dans le traité du Monde, et reprise dans la cinquième partie du Discours de la méthode, ainsi que l’hypothèse exposée dans la troisième partie des Principia (articles 46 et 47), quelle que soit d’ailleurs l’apparente divergence des points de départ que se donnent ces textes, n’ont pas pour fonction d’ouvrir à la considération d’autres mondes éventuellement possibles, mais bien plutôt de nous permettre la description du seul monde effectivement créé.
27Nous considérerons successivement les chapitres VI et VII du Monde, puis, plus brièvement, l’article 47 de la troisième partie des Principia.
28Revenons tout d’abord sur le statut de la fable. Avant même de la mettre en œuvre dans le chapitre VI du Monde, Descartes, à la fin du chapitre V, nous a indiqué les motifs qui l’ont conduit à exposer les trois principales lois du mouvement, dans le cadre d’un nouveau monde entièrement fictif. Relisons l’annonce de la fable :
- 33 Descartes – AT 1964-1974, XI, 31, 13-21.
Il me reste ici encore beaucoup d’autres choses à expliquer […]. Mais afin que la longueur de ce discours vous soit moins ennuyeuse, j’en veux envelopper une partie dans l’invention d’une fable, au travers de laquelle j’espère que la vérité ne laissera pas de paraître suffisamment, et qu’elle ne sera pas moins agréable à voir, que si je l’exposais toute nue33.
- 34 « La feinte est l’usinage ingénieux, la construction progressive et méthodique, à par (...)
- 35 Descartes – AT 1964-1974, XI, 34 ; voir aussi ibid., 37 (ch. VII).
29La fable qui va suivre n’a donc pas pour but de nous détourner du monde actuel (seul objet digne d’une physique), mais, paradoxalement, de nous y reconduire34. Cette brève introduction doit donc se lire comme l’énoncé du principe directeur de l’interprétation de la fable : celle-ci garde pour fonction essentielle de faire apparaître la vérité, entendons de mettre en évidence la nature des lois qui prévalent dans notre monde. On remarquera d’ailleurs que la fable se déploie dans le cadre d’un monde déjà créé35, ce qui suppose que la matière imaginée le soit selon les vérités éternelles, dont on a vu qu’elles sont strictement conjointes à notre espace réel. Ainsi la matière du chaos ne présente-t-elle rien qui ne soit parfaitement imaginable, autrement dit, en termes cartésiens quand il s’agit de l’étendue, parfaitement connaissable.
- 36 Descartes – AT 1964-1974, XI, 34, 5-17.
Mais avant que j’explique ceci plus au long, arrêtez-vous encore un peu à considérer ce chaos, et remarquez qu’il ne contient aucune chose, qui ne vous soit si parfaitement connue, que vous ne sauriez pas même feindre de l’ignorer. Car, pour les qualités que j’y ai mises, si vous avez pris garde, je les ai seulement supposées telles que vous les pouviez imaginer. Et pour la matière dont je l’ai composé, il n’y a rien de plus simple, ni de plus facile à connaître dans les créatures inanimées ; et son idée est tellement comprise en toutes celles que notre imagination peut former, qu’il faut nécessairement que vous la conceviez, ou que vous n’imaginiez jamais aucune chose36.
- 37 « La feinte, en résumé, permet d’échapper à l’emprise de la représentation immédiate (...)
30La matière, notons-le, est ce qu’il y a de plus facile et de plus simple à connaître, c’est-à-dire qu’elle est le premier objet connu, et le plus aisément connaissable, selon les critères de la mise en ordre méthodique dégagés depuis les Regulae ad directionem ingenii. La fable n’a donc pas pour mission de nous faire imaginer la création d’un autre, mais bien de décrire la genèse du même, selon les exigences d’une mise en ordre conformes aux requêtes fixées par la mathesis universalis37. Dès avant la formulation positive des lois de la nature au chapitre VII, Descartes énonce une thèse capitale, qui permet de fixer le statut épistémologique de la fable : quel que soit le point de départ qu’on se donne, le jeu des lois du mouvement amène les parties de la matière à prendre progressivement les configurations qui constituent la structure de notre monde actuel.
- 38 Descartes – AT 1964-1974, XI, 34, 19-35, 4.
Car Dieu a si merveilleusement établi ces lois, qu’encore que nous supposions, qu’il ne crée rien de plus que ce que j’ai dit, et même qu’il ne mette en ceci aucun ordre ni proportion, mais qu’il en compose un chaos, le plus confus et le plus embrouillé que les poètes puissent décrire : elles sont suffisantes pour faire que les parties de ce chaos se démêlent d’elles-mêmes, et se disposent en si bon ordre, qu’elles auront la forme d’un monde très parfait, et dans lequel on pourra voir non seulement de la lumière, mais aussi toutes les autres choses, tant générales que particulières, qui paraissent dans ce vrai monde38.
- 39 « car il est bien plus vraisemblable que, dès le commencement, Dieu l’a rendu tel qu’ (...)
31C’est dire que la diversité des points de départ possible ou des hypothèses imaginables quant à l’origine de l’univers, doit néanmoins nous reconduire invariablement à notre monde. Notons que la cinquième partie du Discours de la méthode reprendra cette thèse, en la fondant sur l’immutabilité de l’action et de la conservation divine39.
32On peut faire, sur ce texte du Monde, trois brèves remarques.
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On constate en premier lieu que, même en régime de fiction ou de fable, Dieu « établit ses lois » en la nature ; autrement dit, on retrouve ici le vocabulaire même qui servait, en 1630 déjà, à dire le rapport de Dieu aux lois de la nature. Ce rapport est donc à l’évidence identique, qu’il s’agisse du vrai monde, ou du monde de la fable comme il en va ici. La fiction de la fable ne transgresse donc nullement l’horizon de rationalité que détermine le contenu actuel des vérités éternelles.
-
Quel que soit le caractère originairement désordonné de la matière, les lois du mouvement président à une mise en ordre, à une disposition selon le bon ordre. Or, là encore, la disposition selon l’ordre conditionne, depuis la règle VI des Regulae, l’obtention de la connaissance vraie. Le jeu des lois de la nature détermine donc simultanément le cheminement de la matière vers l’apparence que nous lui connaissons, et la possibilité pour nous de connaître le monde en vérité, c’est-à-dire selon l’ordre qu’elles nous permettent de penser. L’exclusion des mondes possibles est rendue d’autant plus patente que la soumission de la physique cartésienne à l’ordre, ordre non naturel mais méthodique, exclut les spéculations sur l’histoire naturelle du devenir, pour ne prendre en considération qu’un devenir fictif, mais essentiellement intelligible. Mais surtout, le passage du chaos au monde actuel n’impose nullement ce qu’on pourrait appeler un réalisme des possibles. La mise en bon ordre n’implique pas la sélection d’un état parmi une multiplicité de possibles que représenterait l’état originairement chaotique de la matière. Le chaos justement, comme plus tard l’hypothèse de l’égalité parfaite de toutes les parties de la matière dans les Principia, en raison de l’absolue indifférence de la matière et de ses états, exclut toute représentation de la cosmogonie comme un processus de sélection de l’actuel à partir d’une pluralité indéfinie de possibles intrinsèquement et préalablement déterminés.
-
Le jeu des lois du mouvement reconduit donc à l’effectivité de notre seul monde, le monde feint par la fable, puisqu’en ce dernier, nous finirons par observer toutes les mêmes choses générales et particulières qui s’observent dans le nôtre. La cosmogonie de la fable est donc bien fictive dans sa manière de représenter, mais non évidemment dans ce qu’elle cherche à penser. Le Discours confirmera :
- 40 Descartes – AT 1964-1974, VI, 43, 28-44, 1.
en sorte que je pensais en dire assez, pour faire connaître qu’il ne se remarque rien en ceux de ce monde, qui ne dût, ou du moins qui ne pût, paraître tout semblable en ceux du monde que je décrivais40.
33Cette convergence des apparences nous reconduit finalement au seul monde possible, à savoir celui qu’il nous est actuellement donné de connaître. La fable se présente alors en sa fonction véritable, elle a, pour reprendre l’expression du Discours de la méthode, pour but de rendre « plus aisé à concevoir », et correspond à une sorte de mise en ordre, au sens cartésien, de l’origine et du devenir du monde.
34Cette réinscription du récit fictif au service de la connaissance de notre monde est elle-même rendue possible par l’affirmation, au chapitre VII du Monde, de l’identité des lois de la nature dans le nouveau comme dans l’ancien monde. Après avoir formulé les deux premières lois du mouvement, Descartes note en effet :
- 41 Descartes – AT 1964-1974, XI, 42, 16-22.
Or, encore qu’en la plupart des mouvements que nous voyons dans le vrai Monde, nous ne puissions pas apercevoir que les corps qui commencent ou cessent de se mouvoir, soient poussés ou arrêtés par quelques autres : nous n’avons pas pour cela occasion de juger, que ces deux Règles n’y soient pas exactement observées41.
- 42 Ibid., 38, 1-3.
- 43 « […] la raison qui me les a enseignées, me semble si forte, que je ne laisserais pas (...)
- 44 La thèse de l’unité de la matière impose, avec l’indéfinité du monde matériel, l’idée (...)
35La postulation de l’identité des lois du nouveau et de l’ancien monde semble reposer directement sur l’affirmation « métaphysique » de l’immutabilité divine, dont le principe est rappelé immédiatement avant l’exposé de la première règle42, mais dont l’importance se trouve largement confirmée après l’exposé de la seconde43. Tout se passe ici comme si la nature du monde et donc les lois observées dans tout monde possible devaient être les mêmes, parce qu’elles expriment au mieux la perfection de leur auteur. C’est là du moins une contrainte absolument inamissible de notre pensée. C’est ainsi que la cosmologie cartésienne refuse non seulement l’hypothèse d’un autre monde possible, mais aussi, et pour le même motif de fond, l’affirmation d’une pluralité de mondes actuellement créés, ce que confirmera plus tard l’article 22 de la seconde partie des Principia44.
36La conclusion du chapitre VII du Monde peut alors revenir sur la question des vérités éternelles, et noter qu’elles seraient identiquement vraies dans des mondes différents, (y compris si plusieurs mondes avaient été créés). Descartes parle ainsi des vérités dont
- 45 Descartes – AT 1964-1974, XI, 47, 17-28 ; voir le texte parallèle du Discours, Descar (...)
la connaissance est si naturelle à nos âmes, que nous ne saurions ne les pas juger infaillibles, lorsque nous les concevons distinctement ; ni douter que, si Dieu avait créé plusieurs mondes, elles ne fussent en tout aussi véritables qu’en celui-ci. De sorte que ceux qui sauront suffisamment examiner les conséquences de ces vérités et de nos règles, pourront connaître les effets par leurs causes ; et, pour m’expliquer en termes de l’École, pourront avoir des démonstrations a priori, de tout ce qui peut être produit en ce nouveau Monde45.
37On note en outre que l’inscription de la spéculation dans l’horizon des vérités actuellement instituées permet une connaissance a priori de tous les mondes créables, lesquels reviennent précisément au seul monde actuel. Le possible se trouve ainsi ravalé au rang d’une simple variable du réel. La notion de pluralité des mondes ne pourrait dès lors s’envisager que comme une démultiplication (purement numérique) d’un monde identique, et non pas comme une configuration cosmologique différente, irréductible à notre univers. On pourra connaître les effets par les causes ; or, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’y a plus de sens à penser que les mêmes vérités éternelles ou lois de nature pourraient engendrer des univers différents du nôtre.
- 46 Descartes – AT 1964-1974, VI, 45, 5-6.
38En un mot, les différentes versions de la fable n’ont pas pour fonction d’introduire à la nature d’un autre monde, mais de décrire autrement la nature et l’origine de notre univers, selon l’expression du Discours, qui précise que la fable ne cherche pas à établir que « ce monde ait été créé en la façon que je proposais »46.
- 47 Descartes – AT 1964-1974, VIII-1, 102, 5 = AT IX-2, 126.
- 48 Descartes – AT 1964-1974, VIII-1, 103, 3-9 (Principia, III, art. 47).
- 49 « idcirco hic suppono omnes materiæ particulas initio fuisse, tam in magnitudine quam (...)
- 50 « Atque omnino parum refert, quid hoc pacto supponatur, quia postea juxta leges natur (...)
39On pourrait cependant objecter que, même si les lois de la nature demeurent ce qu’elles sont, la matière serait susceptible de revêtir d’autres formes, pour reprendre le concept convoqué dans les Principia, s’organiser selon d’autres configurations et par conséquent, engendrer un univers différent à partir des mêmes éléments. Il semble que Descartes ait répondu comme par avance à ce type d’objection dans les articles 46 et 47 de la troisième partie des Principia. En apparence, ces deux articles reprennent un procédé d’exposition assez similaire à celui du Monde et du Discours, auquel l’article 47 fait d’ailleurs une brève allusion47. Il s’agit donc de faire des suppositions, ou de produire une cosmogonie hypothétique, dont les éléments constituants et l’ordre qui les régit seront les plus simples (simplicior) et les plus faciles à connaître (cognitu facilior)48. Cette exigence épistémique implique la substitution, dans l’article 47, de l’hypothèse de l’égalité parfaite de toutes les parties de la matière divisible, à la fiction du chaos49. Mais de même que, dans le Monde, Descartes a montré comment, à partir de n’importe quel état chaotique de la matière, on devra nécessairement en revenir au monde actuel, de même ici, il affirme l’équivalence de toutes les hypothèses, le chaos ou l’égalité parfaite d’une matière mue, déjà divisée, et parfaitement intelligible. Quelle que soit la supposition de départ donc, le devenir de la matière mue selon ses lois lui fait prendre enfin la forme de notre monde50. Mais c’est plus précisément la justification métaphysique de cette affirmation qui nous retiendra un instant. Après avoir énoncé le terme nécessaire de l’agitation des parties de la matière, Descartes indique la raison pour laquelle la variabilité des états initiaux et des hypothèses cosmogoniques doit néanmoins aboutir à un résultat invariable :
- 51 Descartes – AT 1964-1974, IX-2, 126 = VIII-1, 103, 15-19 : « cum enim illarum ope mat (...)
car ces lois étant cause que la matière doit prendre successivement toutes les formes dont elle est capable, si on considère par ordre toutes ces formes, on pourra enfin parvenir à celle qui se trouve à présent en ce monde51.
Contentons-nous ici de deux brèves remarques :
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- 52 Voir aussi les derniers mots de l’article 47 : « adeo ut hic nihil erroris ex falsa (...)
L’assertion touchant l’unicité du monde repose ici sur un argument nouveau, au regard du Monde et de la cinquième partie du Discours : la matière prenant successivement toutes les formes, entendons toutes les configurations engendrées par les mouvements qui se produisent selon les lois de la nature, en viendra enfin à prendre la forme que nous lui connaissons. C’est pourquoi la pluralité des hypothèses sur l’origine, ou ce que l’article 46 appelle, quelques lignes plus haut, la fausseté des suppositions, n’empêche nullement qu’on en tire des conséquences véritables, pourvu qu’elles soient conformes à l’expérience52. Autrement dit, la pluralité des fictions ou des hypothèses également possibles reste sans conséquence sur le résultat visé, à savoir la mise au jour de l’ordre qui est actuellement dans le monde.
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- 53 Sur cette thèse des Principia, voir Carraud 2000.
La proposition selon laquelle la matière assume successivement toutes les formes confirme la réduction tangentielle du possible au réel53. Elle suggère en tous cas que l’univers épuise, au cours du temps, l’ensemble des états ou configurations possibles de ses éléments constitutifs. On sait le sort (peut-être injuste mais cependant significatif) que la postérité a réservé à cette thèse cartésienne, en l’interprétant comme la négation d’une véritable liberté de choix en Dieu. Nous pouvons, avant de conclure, illustrer cette réception par trois exemples, empruntés à des traditions pour le moins divergentes, dont le consensus sur ce point n’en paraîtra dès lors que plus frappant.
40Leibniz a, comme on sait, donné de cette formule cartésienne une interprétation fort nette ; pour lui, cette proposition, en réduisant le possible à un état futur (ou passé) du réel, contribue à rapprocher Descartes de Spinoza, dans la mesure où elle annihile toute véritable liberté dans l’initiative créatrice :
- 54 Voir Leibniz – Gerhardt 1978, II, 562 et IV, 283 (lettre de Leibniz à Philipp, janvie (...)
Quoique je veuille bien croire que cet auteur [Descartes] a été sincère dans la profession de sa religion, néanmoins les principes qu’il a posés renferment des conséquences étranges auxquelles on ne prend pas assez garde. Après avoir détourné les philosophes de la recherche des causes finales, […] il en fait entrevoir la raison dans un endroit de ses Principes, où voulant s’excuser de ce qu’il semble avoir attribué à la matière certaines figures et certains mouvements, il dit qu’il a eu droit de le faire, parce que la matière prend successivement toutes les formes possibles, et qu’ainsi il a fallu qu’elle soit enfin venue à celles qu’il a supposées. Mais si ce qu’il dit est vrai, si tout possible doit arriver et s’il n’y a point de fiction possible (quelque absurde et indigne qu’elle soit) qui n’arrive en quelque temps et en quelque lieu de l’univers, il s’ensuit qu’il n’y a ni choix ni providence, que ce qui n’arrive point est impossible, et que ce qui arrive est nécessaire, justement comme Hobbes et Spinoza le disent en termes plus clairs. Aussi peut-on dire que Spinoza n’a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Descartes54.
- 55 « Il dit en quelques endroits que la matière passe successivement par toutes les form (...)
- 56 Leibniz a commenté la réponse au huitième scrupule (Leibniz – Gerhardt 1978, IV, 284) (...)
41Or, pour injuste et éventuellement impertinente que soit la réception leibnizienne de la formule des Principia, la lecture qu’en donne Leibniz n’en reste pas moins révélatrice, en ce qu’elle couple en une commune dénonciation la thèse selon laquelle tous les possibles se réalisent nécessairement puisque la matière prend toutes les formes55, l’expulsion de la recherche des causes finales en physique, et finalement, la doctrine de l’établissement des vérités éternelles, telle qu’elle se formule dans les sixièmes Réponses56.
42Or Leibniz ne fut ni le seul (ni même peut-être le premier) à diagnostiquer dans la physique cartésienne une tendance à refuser la pluralité des mondes actuels, tout comme la consistance de l’hypothèse d’autres mondes possibles. Ainsi en témoigne, en terrain scolastique cette fois, le très progressiste dominicain bordelais Jacques-Casimir Guerinois qui, au tournant du siècle, attaque dans ses questions de physique l’opinion cartésienne :
- 57 « E contra vero Cartesius ita asseruit unicum esse mundum, ut negaverit plures esse p (...)
Et au contraire, Descartes a si fermement soutenu que le monde est unique, qu’il a dû nier qu’il y avait plusieurs mondes possibles. Il se fonde sur le fait que, selon lui, notre monde est sans limite (immense) et infiniment étendu, au point d’occuper la totalité des espaces qu’on appelle vulgairement imaginaires, ce qui implique qu’il n’y ait pas de lieu pour un autre monde57.
43Une semblable interprétation de la physique cartésienne se retrouve enfin, en un contexte radicalement différent, sous la plume du curé matérialiste Jean Meslier, qui écrit au cours du second quart du XVIIIe siècle. Insistant sur l’universelle fécondité des lois du mouvement pour rendre compte de la genèse du monde visible, Meslier enrôle la proposition cartésienne au service de la liquidation de l’hypothèse providentialiste. Il va en effet reprendre à son compte l’idée selon laquelle, quel qu’ait été l’état originel de la matière, les lois qui régissent les mouvements qui l’animent déterminent nécessairement la production du monde tel qu’il nous apparaît aujourd’hui :
- 58 Meslier – Deprun 1970-1972, II, 461 (Mémoire, § 83). Le possible rapprochement avec l (...)
et il ne faut pas s’étonner non plus que tous ces ouvrages se soient placés, et rangés d’eux mêmes dans l’ordre, et dans la situation où ils sont, puisque les lois mêmes du mouvement, toutes aveugles qu’elles sont, obligent chaque chose de se ranger, et de se placer aux endroits qui leur conviennent, suivant la disposition, et la constitution de leur nature58.
44D’un même mouvement, Meslier peut alors s’autoriser explicitement de la physique de Descartes pour soutenir la nécessaire unicité du monde, et le déni corrélatif d’une intelligence créatrice :
Suivant la doctrine […] qui est celle de tous les cartésiens, qui sont les plus sensés, et les plus judicieux d’entre tous les philosophes de l’École, il est clair et évident que la formation de tout cet univers et que la production de tous les ouvrages de la nature, et même leur ordre, leur arrangement, leur situation et tout ce qu’il y a de plus beau, et de plus parfait en eux a pu se faire, comme j’ai dit, par les seules forces de la nature, c’est à dire par la seule force mouvante des parties mêmes de la matière diversement configurées, diversement combinées, diversement mues, et diversement modifiées, et liées ou attachées […]. Car ces philosophes […] ne voient pas qu’il soit nécessaire d’aucune autre cause que cela, ni par conséquent d’aucune intelligence pour produire tous les effets dont je viens de parler, puisqu’ils disent expressément que Dieu a formé tout d’un coup toutes choses, comme elles se seraient formées et rangées avec le temps, selon les voies les plus simples, et qu’il les conserve aussi par les mêmes lois naturelles […]. Et non seulement ils disent qu’elles se seraient rangées ainsi avec le temps, par la force et par les lois du mouvement, mais ils disent encore formellement, que si Dieu les avait mises dans un ordre différent de celui où elles se fussent mises par ces lois du mouvement, que toutes choses se renverseraient et se mettraient par la force de ces lois dans l’ordre où nous les voyons présentement59.
45Concluons. Ces quelques remarques permettent donc d’évoquer une ignorance cartésienne de la question même des mondes possibles. Ce refus de la question et des problématiques qui peuvent y mener relève de motifs métaphysiques et physiques très profonds. Toutefois, le refus cartésien n’en reste pas moins significatif, et révélateur, pour tenter de comprendre ce qui semble requis pour qu’apparaisse a contrario la question. Pour penser des mondes possibles, à l’âge classique du moins, il convient précisément de n’être pas cartésien, et de chercher à s’ouvrir l’accès d’une rationalité supramondaine. Il faut tenir ce que Descartes a précisément rejeté comme indigne de Dieu, à savoir ce que l’histoire de la philosophie a désigné sous le nom d’univocité des vérités et des essences. Le lien à la fois historique et conceptuel entre le refus des mondes possibles et la « création » des vérités se laisse ressaisir sous la figure d’un chiasme : à Descartes qui refuse la consistance de ceux-là au titre du statut créaturel de celles-ci, s’opposent les philosophes qui conjoignent l’affirmation que d’autres mondes sont possibles, et donc pensables, à partir d’une commune mesure de la raison et de l’univocité des vérités rationnelles. Malebranche et Leibniz en sont deux bons exemples, qui tous les deux refusent nettement la thèse d’une création des vérités, et maintiennent évidemment que d’autres mondes sont possibles, ne serait-ce que pour sauvegarder la liberté divine.
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Notes
Voir Descartes – AT 1964-1974, I, 151-152 (à Mersenne, 27 mai 1630).
C’est précisément dans le contexte de la formulation du libre établissement par Dieu des vérités éternelles que le syntagme fait d’ailleurs son apparition, pour situer des vérités qui « sont quelque chose de moindre, et de sujet à cette puissance incompréhensible », Descartes – AT 1964-1974, I, 150, 21-22 (à Mersenne, 6 mai 1630). Voir cependant déjà la lettre du 15 avril, et la note suivante.
Nous parlerons donc de « mondes possibles » en un sens plus précisément épistémologique ; voir les bonnes mises au point de Jacob Schmutz, au début de son étude dans le présent volume. Se trouvent ainsi exclus de la problématique les mondes possibles comme fiction littéraire ou romanesque, tels que les évoque le Discours de la méthode (Descartes – AT 1964-1974, VI, 7).
Descartes – AT 1964-1974, I, 146, 4-10 (à Mersenne, 15 avril 1630).
« La possibilité des choses pour Dieu » écrit Martial Gueroult, « ne se réduit pas chez Descartes, comme chez Malebranche, à la possibilité conçue par mon entendement, c’est-à-dire à la possibilité des choses pour moi. » (Gueroult 1953, II, 25). On sait qu’à l’encontre de la thèse dite de la création des vérités éternelles, Malebranche rétablira une sorte de commune mesure du possible, en faisant de l’idée divine la règle de la création autant que l’objet de notre connaissance. Le rétablissement d’une univocité minimale du possible aura pour conséquence d’autoriser, en droit au moins, la spéculation sur la nature d’autres mondes.
On retrouve une semblable désignation dans les Primae Responsiones qui parlent notamment de « l’immense et incompréhensible puissance qui est contenue dans son idée. » (Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 87-88, traduisant Descartes – AT 1964-1974, VII, 110, 26-27). Voir aussi les Quintae Responsiones, qui font de l’incompréhensibilité la raison formelle de l’infini, entendons naturellement de Dieu lui-même (Descartes – AT 1964-1974, VII, 368, 3-4).
Sur cette rupture, on consultera notamment Marion 1991, Ire partie.
Descartes – AT 1964-1974, I, 150, 21-22.
« Attendenti ad Dei immensitatem, manifestum est nihil omnino esse posse, quod ab ipso non pendeat : non modo nihil subsistens, sed etiam nullum ordinem, nullam legem, nullamve rationem veri et boni. » (Descartes – AT 1964-1974, VII, 435, 22-26 = Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 235 (Sextae Responsiones)).
« C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou Saturne, et l’assujettir au Styx et aux Destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui », Descartes – AT 1964-1974, I, 145, 10-13 (à Mersenne, 15 avril 1630).
C’est notamment dans le contexte du développement des spéculations sur l’omnipotence divine que se sont formées, comme on sait, les hypothèses relatives à d’autres mondes possibles éventuellement créables.
« Nam si quæ ratio boni ejus præordinationem antecessisset, illa ipsum determinasset ad id quod optimum est faciendum ; sed contra, quia se determinavit ad ea quæ jam sunt facienda, idcirco, ut habetur in Genesi, sunt valde bona, hoc est, ratio eorum bonitatis ex eo pendet, quod voluerit ipsa sic facere », Descartes – AT 1964-1974, VII 435, 28-436, 3 = AT, IX-1, 235.
Descartes – AT 1964-1974, I, 146, 8-10 (à Mersenne, 15 avril 1630). On remarquera qu’un libre pouvoir purement fictionnel de l’imagination (tel qu’il pourrait précisément se donner carrière dans la fiction de mondes possibles) n’ouvre nullement l’accès à la véritable étendue de la puissance.
Ibid., 150, 18-22.
La puissance est tout aussi bien immense, entendons qu’elle déroge à l’ordre et à la mesure, et par là, à la mathesis elle-même. La Meditatio IV reprend explicitement la thèse d’un surpassement de l’entendement fini par une puissance reconnue indissolublement comme immense, incompréhensible et infinie (Descartes – AT 1964-1974, VII, 55, 14-22).
Certains textes, en tous cas, le laissent entendre, ainsi la lettre à Morus du 5 février 1649 : « Quapropter audacter affirmo Deum posse id omne, quod possibile esse percipio ; non autem e contra audacter nego illum posse id, quod conceptui meo repugnat, sed dico tantum implicare contradictionem », Descartes – AT 1964-1974, V, 272, 21-25.
Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 119 ; « Omnis enim implicantia sive impossibilitas in solo nostro conceptu, ideas sibi mutuo adversantes male conjungente, consistit », AT VII, 152, 12-14 (Secundae Responsiones). La suite du passage renvoie de manière significative la détermination de la possibilité à la simple position extramentale des choses qui, du fait même qu’elles existent, ne sont pas contradictoires, et s’avèrent évidemment possibles, ibid., 14-17. Voir encore la lettre à Arnauld du 29 juillet 1648 : « Pour moi, il me semble qu’on ne doit jamais dire d’aucune chose qu’elle est impossible à Dieu ; car tout ce qui est vrai et bon étant dépendant de sa toute-puissance, je n’ose pas même dire que Dieu ne peut faire une montagne sans vallée, ou qu’un et deux ne fassent pas trois ; mais je dis seulement qu’il m’a donné un esprit de telle nature, que je ne saurois concevoir une montagne sans vallée, ou que l’agrégé d’un et de deux ne fasse pas trois, etc. Et je dis seulement que telles choses impliquent contradiction en ma conception », Descartes – Lewis 1953, 113 (= Descartes – AT 1964-1974, V, 223-224).
Descartes – AT 1964-1974, I, 145, 18-19.
Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 236 = Descartes – AT 1964-1974, VII, 436, 12-15 (Sextae Responsiones). La volonté divine est ainsi dite « causa possibilium », Descartes – AT 1964-1974, V, 160, 2-3 (Entretien avec Burman).
L’analyse du fonctionnement de l’imagination dans Le Monde montrerait que cette faculté n’ouvre nullement à la considération d’autres mondes, mais se trouve toute entière au service de la fiction destinée à nous faire appréhender scientifiquement notre seul monde actuel.
La bibliographie cartésienne se fait, si on peut dire, l’écho de ce silence. La récente Bibliografia cartesiana II ne compte qu’un seul item à l’entrée « mondes possibles », et encore ne s’agit-il que d’un bref article qui ne fait pas même référence à Descartes dans son titre ! Voir Putnam 1983.
Descartes – AT 1964-1974, I, 145, 5-10 ; un peu plus bas, il dit son espoir d’« écrire ceci, même avant qu’il soit 15 jours, dans sa physique. », ibid., 146, 10-11.
Descartes – AT 1964-1974, XI, 47, 9-14.
Descartes – AT 1964-1974, I, 145, 14-16.
Ibid., 145, 18-19.
Descartes – AT 1964-1974, II, 138, 10-15.
Descartes – AT 1964-1974, IV, 118, 6-25.
Beyssade 1979, 104-105.
Descartes – AT 1964-1974, I, 149, 21-24.
Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 131 = Descartes – AT 1964-1974, VII, 169, 14-17 : « Est autem in nobis idea tantæ alicujus potentiæ, ut ab illo solo, in quo ipsa est, cœlum et terra, etc. creata sint, et alia etiam omnia, quæ a me ut possibilia intelliguntur, ab eodem fieri possint. »
Descartes – AT 1964-1974, IX-1, 236 = Descartes – AT 1964-1974, VII, 436, 15-19 (Sextae Responsiones).
On consultera sur ce point les analyses de Jean-Pierre Cavaillé (Cavaillé 1991, plus spécialement 220 sq.).
Descartes – AT 1964-1974, XI, 31, 13-21.
« La feinte est l’usinage ingénieux, la construction progressive et méthodique, à partir de l’imaginable pur […] d’un monde complet, semblable au monde visible, mais entièrement soumis à la rationalité géométrique. », Cavaillé 1991, 231. La fiction d’un monde « fein[t] à plaisir » (Descartes – AT 1964-1974, XI 36, 11), n’a donc rien d’une fiction qui viserait à produire un écart irrémédiable (de type artistique par exemple) d’avec le monde réel.
Descartes – AT 1964-1974, XI, 34 ; voir aussi ibid., 37 (ch. VII).
Descartes – AT 1964-1974, XI, 34, 5-17.
« La feinte, en résumé, permet d’échapper à l’emprise de la représentation immédiate et communément admise du monde, pour atteindre les principes innés de la connaissance que nous pouvons avoir de la réalité matérielle », Cavaillé 1991, 232. On voit ainsi ce qui sépare la fable du monde, (qui décrit un monde possible en tant que rationnel et non contradictoire), mais qui n’a finalement d’autre ambition que de produire la science du seul monde actuel, et une fiction délibérément oublieuse de notre monde.
Descartes – AT 1964-1974, XI, 34, 19-35, 4.
« car il est bien plus vraisemblable que, dès le commencement, Dieu l’a rendu tel qu’il devait être. Mais il est certain, et c’est une opinion communément reçue entre les théologiens, que l’action, par laquelle maintenant il le conserve, est toute la même que celle par laquelle il l’a créé ; de façon qu’encore qu’il ne lui aurait point donné, au commencement, d’autre forme que celle du chaos, pourvu qu’ayant établi les lois de la nature, il lui prêtât son concours, pour agir ainsi qu’elle a de coutume, on peut croire, sans faire tort au miracle de la création, que par cela seul toutes les choses qui sont purement matérielles auraient pu, avec le temps, s’y rendre telles que nous les voyons à présent. Et leur nature est bien plus aisée à concevoir, lorsqu’on les voit naître peu à peu en cette sorte, que lorsqu’on ne les considère que toutes faites », Descartes – AT 1964-1974, VI, 45, 8-22.
Descartes – AT 1964-1974, VI, 43, 28-44, 1.
Descartes – AT 1964-1974, XI, 42, 16-22.
Ibid., 38, 1-3.
« […] la raison qui me les a enseignées, me semble si forte, que je ne laisserais pas de croire être obligé de les supposer dans le nouveau [monde] que je vous décris. », Descartes – AT 1964-1974, XI, 43, 3-6 ; cf. ibid., 6-10. La suite affirme nettement le lien entre l’immutabilité divine et les règles qui se fondent sur elle, ibid., 43, 11-25.
La thèse de l’unité de la matière impose, avec l’indéfinité du monde matériel, l’idée d’une unité nécessaire de celui-ci ; l’unité matérielle interdit par ailleurs tout travail de l’imagination, puisqu’une seule et même matière remplit tous les espaces imaginables ; voir Descartes – AT 1964-1974, 1964-1974, IX-2, 75 = Descartes – AT 1964-1974, VIII-1, 52.
Descartes – AT 1964-1974, XI, 47, 17-28 ; voir le texte parallèle du Discours, Descartes – AT 1964-1974, VI, 43, 9-12.
Descartes – AT 1964-1974, VI, 45, 5-6.
Descartes – AT 1964-1974, VIII-1, 102, 5 = AT IX-2, 126.
Descartes – AT 1964-1974, VIII-1, 103, 3-9 (Principia, III, art. 47).
« idcirco hic suppono omnes materiæ particulas initio fuisse, tam in magnitudine quam in motu, inter se æquales, et nullam in universo inæqualitatem relinquo, præter illam quæ est in situ Fixarum, et quæ unicuique cœlum noctu intuenti tam clare apparet, ut negari plane non possit », ibid., 6-11.
« Atque omnino parum refert, quid hoc pacto supponatur, quia postea juxta leges naturæ est mutandum. Et vix aliquid supponi potest, ex quo non idem effectus (quanquam fortasse operosius) per easdem naturæ leges deduci possit », ibid., 11-15. De notre point de vue, la version française est encore plus explicite : « Au reste, il importe fort peu de quelle façon je suppose ici que la matière ait été disposée au commencement, puisque sa disposition doit par après être changée suivant les lois de la nature, et qu’à peine en saurait-on imaginer aucune, de laquelle on ne puisse prouver que, par ces lois, elle doit continuellement se changer, jusqu’à ce qu’enfin elle compose un monde entièrement semblable à celui-ci (bien que peut-être cela serait plus long a déduire d’une supposition que d’une autre) » (IX-2, 126, nous soulignons).
Descartes – AT 1964-1974, IX-2, 126 = VIII-1, 103, 15-19 : « cum enim illarum ope materia formas omnes quarum est capax, successive assumat, si formas istas ordine consideremus, tandem ad illam quæ est hujus mundi poterimus devenire. »
Voir aussi les derniers mots de l’article 47 : « adeo ut hic nihil erroris ex falsa suppositione sit timendum », ibid., 19-20.
Sur cette thèse des Principia, voir Carraud 2000.
Voir Leibniz – Gerhardt 1978, II, 562 et IV, 283 (lettre de Leibniz à Philipp, janvier 1680) : « Ce sont aussi les sentiments de M. Hobbes qui soutient que tout ce qui est possible, est passé ou présent ou futur, et il n’y aura pas lieu de se rien promettre de la providence, si Dieu produit tout et ne fait point de choix parmy les êtres possibles » ; ibid., 289 ; voir encore Leibniz – Gerhardt 1978, IV, 340 (Réponse aux réflexions qui se trouvent dans le 23e Journal des Sçavants de cette année, touchant les conséquences de quelques endroits de la philosophie de Descartes) ; Leibniz – Grua 1948, I, 325 (Origo veritatum contingentium), texte traduit par Michel Fichant dans Leibniz – Rauzy 1998, 338 ; Leibniz – Grua 1948, II, 478 (Conversation sur la liberté et le destin).
« Il dit en quelques endroits que la matière passe successivement par toutes les formes possibles, c’est à dire que son Dieu fait tout ce qui est faisable et passe, suivant un ordre nécessaire et fatal, par toutes les combinaisons possibles », Leibniz – Gerhardt 1978, IV, 299. Le même texte revient, pour la dénoncer, sur l’expulsion cartésienne des causes finales en physique.
Leibniz a commenté la réponse au huitième scrupule (Leibniz – Gerhardt 1978, IV, 284). Voir aussi, naturellement, Leibniz – Gerhardt 1978, IV, 427-428 (Discours de métaphysique, II).
« E contra vero Cartesius ita asseruit unicum esse mundum, ut negaverit plures esse possibiles. Hoc innixus fundamento, quod putet mundum istum esse immense et infinite extensum et occupare ea omnia spatia, quae imaginaria vulgo dicuntur, adeo ut non sit alteri mundi locis », Guerinois 1729, IV, 80-81 (pars secunda : physica, q. 1, a. 5). La suite rapproche cette opinion cartésienne des positions défendues au Moyen Âge par Abélard, puis Wicliff. À cette réduction arbitraire de la productivité de la puissance divine, l’auteur oppose la possibilité qu’a une puissance infinie de produire une infinité de mondes, plus parfaits les uns que les autres. Je remercie Jacob Schmutz de m’avoir aimablement communiqué cette référence.
Meslier – Deprun 1970-1972, II, 461 (Mémoire, § 83). Le possible rapprochement avec l’article 47 de la troisième partie des Principia est mentionné par les éditeurs, (note 1, p. 445) ; voir aussi note 1, p. 471. On consultera aussi Deprun 1963, plus spécialement les p. 446-447, qui relèvent l’écho cartésien de ces passages du Mémoire.
Ibid., 471-472.
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