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Discussion

Tocqueville philosophe1

Alain Finkielkraut, Lucien Jaume et Robert Legros
p. 319-339

Texte intégral

  • 1 Retranscription d’une discussion diffusée le 16 juillet 2005 par France Culture dans (...)

Alain Finkielkraut : En France, dans les années 1980 de ce qu’il faut bien se résoudre à nommer le siècle dernier, la philosophie politique est « sortie de Marx » par Tocqueville. C’est la lecture de Tocqueville qui a permis de démystifier la démystification marxiste de l’égalité bourgeoise, et de substituer l’idée de révolution démocratique au modèle robespierriste ou léniniste de la Révolution. Mais il y avait dans l’élan même de cette redécouverte un risque : celui d’enrôler Tocqueville au service d’une cause qui ne pouvait être la sienne, la critique du totalitarisme, et d’oublier tout ce qui, dans sa pensée, inquiète et subtile, ne se laissait pas réduire à cette bataille salutaire.

Le bicentenaire de la naissance de Tocqueville est une bonne occasion de réparer l’oubli, et de rendre justice aux nuances. Pour ce faire, et accéder d’entrée de jeu au niveau où se situe Tocqueville, celui d’une grande histoire de l’âme, je poserai à mes deux invités, Robert Legros, qui a organisé un « Colloque Tocqueville » à Caen et à Paris, et Lucien Jaume, qui a participé au « Colloque Tocqueville » de Cerisy-la-Salle, la question la plus difficile : que signifie, dans le vocabulaire tocquevillien, le mot démocratie ?

 

Robert Legros : Pour faire ressortir l’originalité de Tocqueville, on peut commencer par dire que la démocratie ne se réduit pas pour lui à un mode de gouvernement. Dans la tradition politique libérale, on part généralement d’une situation considérée comme un état de fait : les hommes sont des individus qui naissent égaux, qui sont en principe libres et indépendants les uns des autres, qui visent la satisfaction de leurs propres intérêts ; étant donné cette situation de fait, on considère que le meilleur mode de gouvernement est celui qui dirige au nom du peuple, érigé en une autorité souveraine, et qu’il revient aux pouvoirs qui émanent du peuple de garantir l’exercice des libertés individuelles, d’une part en les limitant afin qu’elles n’empiètent pas les unes sur les autres, d’autre part en se limitant eux-mêmes afin que les individus soient protégés contre l’arbitraire de l’État.

Tocqueville voit les choses de manière plus large et plus profonde. À ses yeux, c’est du sein d’une forme de société, la démocratie moderne, que les hommes en sont peu à peu venus à se percevoir et à se comprendre comme des semblables en tant qu’hommes, et corrélativement ont commencé à se traiter comme des égaux, à conquérir leur autonomie et leur indépendance individuelle. L’avènement de la démocratie est pour Tocqueville une si profonde transformation de la coexistence humaine qu’il affecte tous les registres de l’existence humaine, et non pas simplement la sphère de la vie politique. En ce sens on peut dire que pour Tocqueville la démocratie, de même qu’un régime aristocratique, de même que l’Ancien Régime, est un monde : elle désigne à la fois, indissociablement, une compréhension du monde (une compréhension de la nature, de l’au-delà, du temps, de la vocation humaine, de l’œuvre d’art) et une expérience du monde.

Aucun régime pré-moderne ne repose sur les principes générateurs de la société démocratique. L’idée d’une égalité des hommes est certes aussi ancienne que le monothéisme ; l’idée d’une indépendance des individus et même l’idée d’une autonomie de l’homme ne sont pas étrangères à la philosophie ancienne ; mais aucun régime, aucun mode du vivre-ensemble, n’est fondé sur un principe d’égalité des conditions, sur un principe d’autonomie de l’homme comme tel, sur un principe d’indépendance individuelle.

 

A.F. : Il y a donc quelque chose de paradoxal, puisque pour décrire et comprendre précisément cette situation nouvelle, irréductiblement moderne, Tocqueville emploie un mot légué par les Anciens, d’où une sorte d’ambiguïté : aucune société avant la nôtre n’était démocratique, mais le mot de démocratie (dêmocratia) nous vient des Grecs, qui sont les premiers à l’avoir expérimenté ! Cela, Tocqueville le savait…

 

R.L. : Bien sûr ! La démocratie était déjà grecque, mais la démocratie moderne prend un sens nouveau du fait que l’égalité sur laquelle elle est fondée prend un sens nouveau : chez les Grecs, la démocratie supposait certes l’égalité des citoyens (isonomia), mais celle-ci ne se comprenait nullement comme une égalité des citoyens en tant qu’hommes. Comme Hegel l’avait souligné avant Tocqueville, c’est en tant que citoyens que les citoyens des Cités démocratiques anciennes se reconnaissaient comme des égaux, non en tant qu’hommes. Leur égalité n’était pas une « égalité des conditions », puisque la citoyenneté était un privilège fondé sur une discrimination perçue comme « naturelle » (non conventionnelle).

 

Lucien Jaume : Je suis tout à fait d’accord, mais je ferais deux observations complémentaires. Tout d’abord, il faut rappeler que Tocqueville distingue dans la démocratie la question du gouvernement (la question politique) de celle de « l’état social » comme il l’écrit (celle de la société civile). Comprise comme « état social », la démocratie se définit alors comme des mœurs, un mode de l’opinion publique, englobant comme l’a fait remarquer Robert Legros tous les aspects de la vie. Néanmoins, il est important de noter que ce qui l’intéresse dans la démocratie, à la différence d’Aristote, c’est ce qui se passe socialement dans cette société civile, quand des individus comme il le dit de plus en plus « semblables et égaux » sont en interaction, en rapport entre eux.

Ensuite, cette idée de la démocratie moderne, comme fait nouveau et englobant par sa dynamique tous les aspects de la vie sociale n’est pas proprement inventé par Tocqueville, puisque toute l’époque de la Restauration dit, selon la phrase célèbre d’un ministre sous la Restauration, « la démocratie coule à pleins bords », et Royer-Collard reprend cette phrase du ministre de Serre. Tout le monde parle donc de « la démocratie » à ce moment de l’histoire : le génie de Tocqueville est plutôt d’en montrer toutes les complexités.

 

A.F. : D’un autre côté, son grand œuvre, De la Démocratie en Amérique, est bâti sur une sorte d’antithèse, qui pourrait paraître un peu monotone, mais ne l’est jamais cependant : la société démocratique d’un côté, la société aristocratique de l’autre. C’est comme si, écrit-il, il y avait « deux humanités distinctes ». Avant de nous interroger sur la validité de cette phrase, ou de cette coupure, de cette discontinuité radicale qu’il introduit dans ce que j’appelais tout à l’heure une « histoire de l’âme humaine », comment résumer cette opposition entre aristocratie et démocratie chez Tocqueville ?

 

R.L. : On peut commencer par préciser que, dans l’esprit de Tocqueville, mais ce n’est pas directement son thème ou son sujet, on pourrait distinguer parmi les aristocraties : les sociétés étatiques fondées sur un principe hiérarchique diffèrent en effet prodigieusement entre elles. Elles ont néanmoins un point commun, qui du reste ne se laisse cerner que négativement : elles ignorent les principes de la démocratie moderne. Elles ignorent le principe d’égalité des conditions, le principe d’autonomie, le principe d’indépendance individuelle, du moins en tant que principes qui structurent le vivre-ensemble, et en ce sens on peut dire que, si différentes qu’elles soient les unes des autres, elles sont fondées sur un principe hiérarchique, un principe d’hétéronomie et un principe communautaire.

Chaque forme de société correspond à un monde ou, si l’on veut, à une culture. Mais un monde, ou une culture, ce n’est pas une idéologie, car ce qui caractérise celle-ci c’est qu’elle emprisonne ceux qui se rangent sous sa bannière, elle les prive du pouvoir de penser, de réfléchir, elle les enferme dans des processus répétitifs, leur impose des clichés, des stéréotypes. Un monde ou une culture n’est pas une idéologie car un monde, une culture, fait droit à certaines expériences universellement humaines, les laissent émerger sans les déterminer d’emblée par une interprétation particulière. Il y a en en effet une expérience universellement humaine de la pensée, de la parole, de la natalité et de la mortalité, de la sexualité, du temps, une expérience universelle d’autrui comme corps animé ou subjectivité incarnée, une expérience universelle de la distinction entre le sensé et l’absurde, le réel et l’imaginaire. L’appartenance à une culture vivante, à un monde, détermine certes des manières de penser et de se comporter, mais elle n’étouffe pas, elle rend au contraire possible, la réflexion, la formation en commun d’un sens, la création.

 

A.F. : Il n’empêche : les sociétés aristocratiques, comme vous le disiez, sont fondées sur un principe hiérarchique, tandis que les sociétés démocratiques reposent sur un principe d’égalité, qui implique une autre manière d’organiser la société, une autre manière de voir les hommes, de penser, de se mouvoir. Le principe d’égalité engendre des valeurs, sinon incompatibles, du moins très différentes de celles qui sont fondées sur le principe hiérarchique.

 

R.L. : Bien sûr, mais c’est aussi ce qui fait l’historicité de l’être humain. S’il y a historicité irréductible des manières de percevoir et de comprendre, c’est bien parce que les schèmes de compréhension sont différents d’un monde à l’autre, d’une époque à l’autre, d’une culture à l’autre. Or les principes générateurs d’une forme de société, d’un monde, d’une culture, impliquent des schèmes de compréhension. Les principes aristocratiques, par exemple, ne régissent pas seulement les relations que les hommes nouent entre eux, ils incitent à comprendre les choses d’une certaine manière, à déceler des hiérarchies pré-humaines dans l’être, dans le monde, dans les choses. Ainsi la métaphysique ancienne, comme le suggère Tocqueville avant Nietzsche et Heidegger, est-elle fondée sur une hiérarchie originelle et naturelle (non conventionnelle) entre l’Un et le multiple, la forme et la matière, l’intelligible et le sensible, l’universel et le particulier, alors que la métaphysique moderne, qui se déploie dans un monde qui se dédivinise et au sein duquel les hiérarchies se dénaturalisent, continue certes de distinguer entre l’originaire et le dérivé mais elle repose sur un schème de compréhension qui tente d’expliquer ce qui semble supérieur, à savoir une totalité complexe, à partir de ce qui semble inférieur mais constitue en vérité la seule réalité considérée comme effective, à savoir les parties élémentaires.

 

L.J. : Je crois que la phrase que vous évoquiez, « comme deux humanités distinctes », est une phrase capitale à plusieurs points de vue. Tocqueville ne cesse de dire que l’ordre démocratique moderne crée essentiellement du semblable. Je pense qu’il joue sur ce terme de semblable et qu’il en exhibe une ambiguïté qui court dans son texte parce qu’elle correspond à l’ambiguïté même de la structure démocratique. Soit le semblable est celui qui, devant Dieu, et devant une transcendance, est comme moi enfant de Dieu, et cela peut être aussi dans une lecture lévinassienne, celui par qui m’est imposé le visage de l’Autre, celui par lequel je subis l’appel de la transcendance. Mais aussi et dans le texte tocquevillien, si l’on regarde de près, il s’agit souvent de « ses semblables », « leurs semblables », « nos semblables », parce que nous nous ressemblons de plus en plus au sein de la dynamique démocratique ; il y a là une ambivalence très grave, que Tocqueville maîtrise en partie, mais dont il ne donne pas toutes les clés, et qu’il ne clarifie pas complètement : le risque de la logique démocratique, c’est que nous oubliions la notion de transcendance, par là de respect de l’autre, pour entrer dans une logique de l’identification et du mimétisme. Et on peut montrer, dans tout le texte tocquevillien de De la démocratie en Amérique, que ce processus se répète maintes fois. C’est donc la question de l’altérité : de l’altérité vraie ou bien de l’altérité purement imaginaire, qui fait que, finalement, je ne vois l’Autre qu’à travers mes intérêts, mes passions ou mes opinions ; je fais pression sur lui pour qu’il me ressemble et me convienne ; et la relation est réciproque.

D’autre part, s’agissant de la question de l’aristocratie et de « deux humanités distinctes », il faut bien voir qu’aristocratie et démocratie sont deux termes constamment relatifs l’un à l’autre dans la pensée de Tocqueville. Il applique de façon, si j’ose dire, vertigineuse et parfois surprenante, le mot aristocratie à des situations auxquelles nous n’aurions pas pensé. Par exemple, les légistes, les lawyers, tiennent pour lui la place d’une aristocratie aux États-Unis, pour un certain nombre de raisons et notamment parce qu’ils ont un savoir auquel le peuple n’a pas accès et aussi parce qu’ils savent conduire le peuple sans avoir l’air de le faire. Le chapitre sur les légistes américains est remarquable, or là nous avons une « aristocratie », qui semble une sorte de classe de loisirs, de classe dirigeante peut-être, mais pas tout à fait cependant : le sociologue aurait à analyser ce que Tocqueville veut exactement dire. Ce qui est passionnant, c’est qu’il se sert d’un terme dont on pourrait dire qu’il est assez inadéquat, étant donné les caractères de l’aristocratie façon française (les liens du sang) ou façon anglaise (une classe ouverte à la promotion), mais il s’en sert ! Ce chapitre sur les légistes comme aristocratie est très développé, mais il y a également l’autre chapitre, fort différent, « Comment l’aristocratie pourrait sortir de la démocratie », où il s’agit des propriétaires de manufactures, des « chevaliers d’industrie » dira-t-on de façon appropriée. Tocqueville écrit qu’il s’agit là d’une aristocratie bien plus rapace, bien plus cruelle que la précédente, c’est-à-dire la féodale. La notion est cette fois appliquée à un tout autre type social. L’idée générale est que la dialectique entre hiérarchie et égalité n’a pas disparu, elle se poursuit dans le monde moderne, au sein du système démocratique.

Nous voyons donc que l’expression de « deux humanités distinctes » s’applique à diverses structures et expériences sociales pour la pensée de Tocqueville, par rapport à la démocratie qui, de son côté, risque de créer des phénomènes de masse (tyrannie de la majorité) et d’identification, et où finalement nous ne respectons plus l’autre, où nous cherchons en lui uniquement notre intérêt et notre image. Autre façon de lire le texte : c’est un concept politologique, sociologique, ou ce que vous voulez, avant la lettre, peut-être inadéquat, mais dont Tocqueville a besoin pour dire que, forcément, il y aura une différence, une inégalité entre les gouvernants et les gouvernés. Et pourtant, il conteste le projet Guizot de « créer une nouvelle aristocratie » à travers la classe moyenne.

 

A.F. : Vous abordez là plusieurs problèmes, que nous allons essayer de distinguer pour mieux les traiter. Prenons d’abord la question de la place de la hiérarchie dans les sociétés démocratiques. Dès lors en effet que les hommes se considèrent comme égaux, que chacun voit dans l’autre un semblable et que ce semblable ne peut pas ou ne doit pas lui être supérieur, la démocratie peut-elle faire place à certaines inégalités ? Des hiérarchies sont-elles légitimes ? Et si aucune hiérarchie n’est légitime en démocratie au bout du compte, ou bien si c’est une légitimité toujours mal assurée, alors ne doit-on pas penser, avec ou sans Tocqueville, qu’il y a des menaces pour l’âme humaine dans l’égalitarisme forcené des démocraties ?

 

R.L. : Pour tenter de répondre à cette question, je repartirai de ce qu’a dit Lucien Jaume à propos de l’expérience du semblable. Il est vrai qu’aux yeux de Tocqueville l’expérience du semblable est ambiguë. Pour comprendre le sens démocratique de cette expérience, il faut d’abord la distinguer de l’expérience universellement humaine du semblable, et ensuite de l’expérience aristocratique du semblable. Car il y a une expérience de la similitude qui est sans doute aussi ancienne que l’humanité, comme je le suggérais tout à l’heure en parlant d’une expérience universelle d’autrui comme subjectivité incarnée ou comme corps animé. Les hommes se sont toujours sentis, en quelque façon, semblables les uns aux autres, mais ils n’ont pas toujours eu le concept qui permettait de rendre compte de cette similitude tacitement ressentie : certaines sociétés archaïques, en effet, n’ont aucun mot qui corresponde à la signification « homme ». D’autre part il y a une idée de la similitude des hommes que les Anciens connaissaient fort bien, à savoir l’idée de la similitude des hommes en tant que membres de la même espèce animale, l’espèce humaine. Aristote le soulignait clairement : tous les hommes appartiennent à la même espèce vivante, or tous les membres d’une même espèce vivante sont semblables en tant que membres de la même espèce : « le semblable engendre le semblable ». Ce qui fait la nouveauté de l’idée démocratique du semblable, ce n’est donc pas qu’elle renvoie à une ressemblance empirique, puisque cette ressemblance empirique était bien connue des Anciens. Ce qui fait la nouveauté de l’expérience démocratique du semblable, ce n’est pas le fait que les hommes des démocraties se percevraient les uns les autres en dirigeant leurs regards vers les traits qui leur sont empiriquement communs, à savoir les traits qui témoignent d’une commune appartenance à l’espèce humaine, et seraient dès lors arrivés à se voir en tant qu’hommes en contournant ce qui les différencie les uns des autres, en ne remarquant plus ce qui est désormais tenu pour accidentel et contingent, à savoir ce qui les distingue les uns des autres, ce qui les particularise. Car dès lors que le concept d’espèce humaine était familier aux Anciens, ils pouvaient eux aussi se percevoir d’emblée en tant que membres de la même espèce, comme ils pouvaient constater d’emblée la similitude des chevaux en tant que chevaux. Ce qui fait la nouveauté de l’expérience démocratique du semblable, c’est qu’elle est l’expérience d’une égale liberté, d’une égale dignité de tous les êtres humains. Ce qui signifie qu’il y a au fondement de l’expérience démocratique du semblable une sorte de hiérarchie entre, d’une part, l’existence humaine comme douée de liberté, et qui comme telle a une dignité intrinsèque, n’a pas de prix, et, d’autre part, l’existence comme existence d’un être naturel, biologique. L’expérience démocratique du semblable est l’expérience d’une hiérarchie entre l’homme comme libre en tant qu’homme et le vivant, et du même coup l’expérience d’une transcendance, car l’expérience de l’autre comme libre en tant qu’homme est une expérience d’un au-delà de l’homme empirique en l’homme.

Toutes les aristocraties n’ont certes pas ignoré l’idée de dignité humaine, mais toutes suggéraient l’idée d’une dignité inégalement répartie. La dignité était sans doute comprise à partir de l’idée d’un au-delà de l’homme empirique en l’homme, mais cet au-delà de l’humain était interprété, de prime abord et le plus souvent, comme le signe d’une participation de l’homme au divin, au surnaturel. Or, dans la mesure où l’autorité incarnait une médiation entre l’au-delà et l’ici-bas, entre les dieux et les hommes, elle était considérée comme plus proche du divin que ceux qui lui devaient obéissance. La présence de l’au-delà de l’homme en l’homme, c’est-à-dire la présence du divin ou du surnaturel en l’homme, était donc fonction de la place occupée au sein des hiérarchies. La dignité humaine était censée ne se révéler pleinement que dans les classes supérieures, au point que dans toutes les sociétés aristocratiques on confondait généralement « agir dignement » et « agir avec noblesse », « agir de manière indigne » et « agir avec bassesse » ou « de manière vile ». L’idée d’une noblesse de la condition humaine était dès lors occultée. Elle pouvait certes être enseignée, puisque le monothéisme affirmait l’idée d’une supériorité de l’homme sur toutes les autres créatures, mais elle ne pouvait pénétrer dans les mœurs, régir les attitudes, animer la sensibilité collective. L’expérience démocratique du semblable, c’est fondamentalement, d’après Tocqueville, l’expérience d’une égale dignité ou d’une égale liberté en tous les hommes. Je crois qu’il est tout à fait capital de mettre ce point en évidence parce qu’il montre bien que Tocqueville peut faire, à l’égard de la liberté au sens libéral ou individualiste du terme, une critique très radicale, qui n’est pas une critique réactionnaire ou qui serait fondée sur des valeurs aristocratiques, mais qui est une critique fondée sur l’idée démocratique de la liberté.

 

A.F. : Quelle est cette critique ?

 

R.L. : C’est celle que Tocqueville adresse à l’individualisme, et qui porte sur le libéralisme lui-même dans la mesure où celui-ci est animé par une conception individualiste. L’individualisme se répand quand, sous l’effet des principes démocratiques eux-mêmes, sous l’effet de la décomposition des hiérarchies et des communautés, chacun se laisse gagner par le sentiment d’être devenu un sujet en principe souverain. Délivré des liens de dépendance, de la foi en des autorités naturelles, chaque individu est incité à croire qu’il peut trouver en lui-même la source de ses pensées, de ses jugements, de ses actions ; qu’il est son propre maître ; qu’il peut tout faire pourvu qu’il ne nuise pas à autrui ; qu’il ne doit rien à personne, si ce n’est en raison d’un contrat ou d’une loi positive. Or, pour Tocqueville, contrairement à la plupart des libéraux, la liberté humaine n’est pas réductible à cette liberté qui se confond avec l’arbitraire des individus et qui accrédite l’illusion d’une antériorité des individus par rapport à la société. Du reste Tocqueville s’applique à montrer que les individus qui se prennent pour des individus souverains parce qu’ils sont délivrés de toute autorité naturelle ou surnaturelle sont bientôt conduits à de nouvelles formes de servitude : soumission au processus vital en raison d’une réduction de toutes leurs aspirations à la recherche exclusive du bien-être, assujettissement à l’opinion commune, soumission à un État enclin à tout réglementer. Mais si Tocqueville estime que la démocratie peut rester vivante, qu’elle peut surmonter les formes de servitude dont elle est à l’origine, c’est précisément dans la mesure où il se fait une idée non individualiste de la liberté, de l’égalité, de l’autonomie et de l’indépendance individuelle. La menace cependant ne cesse de peser sur toutes les sociétés démocratiques, irrémédiablement, et peut-être aujourd’hui de manière plus visible qu’à l’époque de Tocqueville. Car l’expérience démocratique du semblable comme expérience de la dignité de l’homme en tant que libre en tant qu’homme ne peut se confirmer empiriquement, peut toujours se dégrader en une expérience empirique de la similitude, et dès lors la liberté démocratique en vient à se confondre avec l’arbitraire de l’individu. Or des individus arbitraires ne peuvent que perdre le sens de la liberté, préoccupés qu’ils sont de jouir tranquillement de leur vie privée sous la protection d’un État qui prend en charge les affaires communes, convaincus qu’ils sont de trouver dans leur bien-être le sens ultime de leur existence.

 

A.F. : C’est effectivement la vision très noire de la fin de De la démocratie en Amérique, qu’on a tort de voir comme une annonce du pouvoir totalitaire. C’est bien plutôt ce qui menace, selon Tocqueville, une société purement libérale, au sens étroit que vous avez souligné, c’est-à-dire une société où chacun ne cherche rien d’autre que la poursuite de son bonheur dans l’abondance, l’accroissement de son bien être.

 

L.J. : Je suis assez en désaccord parce qu’il y a une forte tension chez Tocqueville lui-même et dans son texte de Démocratie en Amérique entre l’égale dignité de tout être, à laquelle il est personnellement très attaché, et, par ailleurs, son éloge de la « doctrine de l’intérêt bien entendu ». Dans le deuxième volume de Démocratie en Amérique, il explique « Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu », et « Comment les Américains appliquent la doctrine de l’intérêt bien entendu en matière de religion ». De plus, dans sa correspondance avec Kergorlay, il montre qu’il faut trouver un juste milieu, qui sera l’intérêt bien entendu, entre Saint Jérôme et Héliogabale, pour reprendre sa formule. Si bien que nous arrivons au paradoxe suivant : Alexis de Tocqueville, chrétien de formation, non croyant mais profondément façonné par sa lecture de Pascal, de La Rochefoucauld, des Jansénistes, ne partage pas cette morale démocratique de l’intérêt bien entendu, il la réprouve personnellement en tant que rejeton de l’aristocratie éduqué dans un certain jansénisme par l’abbé Lesueur, mais il estime qu’il n’y a pourtant pas d’autre voie, pour la démocratie moderne, que l’intérêt bien entendu. D’un côté, l’intérêt bien entendu peut respecter la dignité d’autrui : s’inspirant de Hume, Tocqueville songe à des mesures législatives habiles, à des formes de vie sociale, et une éducation telle que « ce qui était calcul devient instinct, et, à force de travailler au bien de ses concitoyens, on prend enfin l’habitude et le goût de les servir ». Mais l’esprit utilitariste peut également soumettre autrui aux logiques d’opinion, d’ambition et d’orgueil, que Tocqueville connaît fort bien (c’est « l’amour-propre » chez les moralistes du XVIIe siècle), mais qu’il évite de souligner dans le cas américain. Lorsque l’ambition est encouragée, on place certes son intérêt dans le service des autres, mais on assimile du coup son ambition personnelle à l’intérêt de la collectivité. Là est la source des ambiguïtés. Je faisais remarquer, dans un article, il y a quelques années, en discutant Tocqueville, que nous avons vu des personnalités qui croyaient mettre leur intérêt au service de la collectivité, détourner assez vite les chemins de l’intérêt général vers leur intérêt privé : nous avons découvert l’importance de la corruption dans cette nouvelle phase de la Ve République. Et il me semblait, alors, que la doctrine de l’intérêt bien entendu, lorsqu’elle est prônée officiellement, peut être dangereuse. Tocqueville, qui marque par ailleurs son attachement à l’honneur aristocratique, fait un choix, problématique d’un côté et difficile à assumer pour lui-même, car il ne croit pas que le désintéressement puisse avoir en démocratie beaucoup de force. Il me semble qu’il faut aussi rendre compte de ces ambiguïtés ou de ces tensions, nobles d’ailleurs, dans son œuvre.

 

A.F. : Restons-en à la question de l’intérêt bien entendu, nous en viendrons à la question de l’honneur et de la dignité dans un deuxième temps. Je crois que la critique que fait Tocqueville d’un certain libéralisme n’est pas nécessairement une critique aristocratique, parce qu’il s’appuie à plusieurs reprises, que ce soit dans De la démocratie en Amérique ou dans L’Ancien Régime et la Révolution, sur une certaine idée de la liberté politique qui est républicaine : il s’appuie sur l’émotion de 1789, et quand il parle justement des hommes que le despotisme mure dans la vie privée. La liberté seule, au contraire, dit-il, peut combattre efficacement les vices qui leur sont naturels, et il n’y a qu’elle en effet « qui puisse retirer les citoyens de l’isolement dans lequel l’indépendance même de leur condition les fait vivre, pour les contraindre à se rapprocher les uns des autres, qui les réchauffe et les réunisse chaque jour, par la nécessité de s’entendre, de se persuader, de se complaire mutuellement dans la pratique d’affaires communes. Seule elle est capable de les arracher au culte de l’argent et aux petits tracas journaliers de leurs affaires particulières pour les faire apercevoir et sentir à tout moment la Patrie au-dessus et à côté d’eux. Seule elle substitue de temps à autre l’amour du bien-être, les passions plus énergiques et plus hautes, fournit à l’ambition des objets plus grands que l’acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes ». Et ce qui est remarquable, c’est qu’il emploie ici le mot liberté sans adjectif. Si donc on compare ce texte à la célèbre conférence de Benjamin Constant sur la liberté des Anciens et celle des Modernes, on a le sentiment que pour Tocqueville il n’y a qu’une seule liberté. Bien entendu, ce n’est pas tout à fait le cas, mais pour lui la liberté des Anciens peut être, dans certains cas, la liberté tout court. Liberté des Anciens qu’il a vu ressurgir en 1789, et Tocqueville reste particulièrement sensible à ce moment-là. Il y a donc quand même chez lui une idée très rare, sinon exceptionnelle pour les libéraux, celle selon laquelle le premier bienfait de la liberté est d’affranchir l’être qui persévère dans son être du souci exclusif de son être : tout se passe comme si la liberté nous libérait de nous-même et nous engageait pour le coup à de la responsabilité.

 

L.J. : C’est pourtant une idée de Constant lui-même, qui à la fin de sa conférence de 1819, écrit qu’il ne veut pas choisir : « Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces de libertés dont je vous ai parlé, il faut, je l’ai démontré, apprendre à les combiner l’une avec l’autre ». C’est à une tâche toute nouvelle qu’il appelle : combiner les deux types d’idéal. Il oppose certes, auparavant, dans le texte, les deux types de liberté, mais Isaiah Berlin ne cite pas les deux pages de la fin du texte de Constant, à qui il faut tout de même rendre cette justice élémentaire ! Tout un courant de pensée a pris la suite et c’est un véritable déni de la pensée de Constant qui est opéré : mais c’est pourtant lui qui écrit, dans le même texte, « Il faut que les institutions achèvent l’éducation morale des citoyens. […] Elles doivent consacrer leur influence sur la chose publique, […] leur garantir un droit de contrôle et de surveillance ». Cette opération idéologique qui fait de Constant une cible commode veut oublier qu’il est un lecteur de Condorcet.

 

A.F. : Reste que la liberté des Anciens est une liberté qui est à l’étroit même dans le concept de droits de l’homme, précisément parce qu’elle ne se vit pas comme droit, mais comme obligation, responsabilité partagée pour le monde, c’est-à-dire souci de la chose publique.

Un dernier mot sur la corruption : il faudrait s’interroger, mais c’est une parenthèse ici, sur l’obsession actuelle de la corruption politique, et j’ai le sentiment, avec les dernières mésaventures du ministre de l’économie, que les hommes politiques deviennent les boucs émissaires d’une société qui se décharge sur eux de ses propres turpitudes : les magouilles sont partout, mais ce sont les hommes politiques qui payent… Mais revenons à la question de la liberté…

 

R.L. : On voit chez Tocqueville que la liberté que Constant appelle la « liberté des Modernes » est une liberté qui menace la démocratie. C’est cela son originalité : les dangers qui guettent la démocratie ne viennent pas seulement des ennemis de la démocratie, mais de l’intérieur même de cette démocratie, et ce sont peut-être les amis mêmes de la démocratie qui peuvent être les plus dangereux pour elle, parce qu’ils ne se rendent pas compte que l’indépendance individuelle qu’ils prônent peut conduire vers la négation du sens profond de la démocratie.

 

A.F. : … Sans se rendre compte en effet que l’individualisme représente la mort de l’individu ! En effet, dès lors que l’individu se retire de la « grande société », ce n’est pas pour autant qu’il devient réellement indépendant, puisqu’il devient la proie de ce que Tocqueville appelle le « pouvoir social ». Plus les hommes se séparent, plus ils s’atomisent, et plus règne la « tyrannie de la majorité », plus se répand ce conformisme dont parlait aussi Castoriadis, sur ce point et à son insu assez tocquevillien…

Mais je voudrais vous poser une question à tous deux, précisément sur ce rapport, chez Tocqueville, de l’honneur et de la dignité. On peut dire en effet que si l’honneur est une vertu aristocratique, la dignité est une valeur démocratique. Je peux alors en quelque sorte diviser ma question en deux. Au XXe siècle, l’honneur a été en cause à plusieurs reprises : à commencer par le déshonneur de Munich, dont parlait Churchill ; à quoi l’on peut ajouter que les deux grandes figures de la résistance que furent Churchill et De Gaulle n’étaient ni l’une ni l’autre la figure d’un pur démocrate, que chacun était ancré aussi dans l’ancien monde : or il n’y avait pas pour eux « deux humanités distinctes ». Du coup, jusqu’où faut-il pousser cette distinction ; l’ancien n’est-il pas nécessaire aussi au nouveau ?

Deuxième question : l’idée d’égale dignité ne conduit-elle pas à un usage intempérant du concept d’humiliation ? Ce qu’on voit par exemple à l’école : il est aujourd’hui monnaie courante de parler, comme si cela allait de soi, des notes qui « humilient » les élèves, et même des chefs-d’œuvre qui les « humilient » par leur grandeur… On se réjouit parfois à trop bon compte, dans quelques livres récents sur ce que devrait être la « bonne école », que l’enseignement du français et des lettres change de support grâce à l’informatique, ce qui, dit-on, « participera, grâce à la perte de prestige du texte faisant autorité et humiliant le sujet par la perfection de son modèle, à l’exercice en acte du sens critique et historique sur les articles les paroles et les textes »…

Or, le fait même qu’il y ait des hiérarchies, qu’il y ait des paroles rares et des paroles banales, des paroles idiotes et des paroles qui inhibent précisément parce qu’elles sont particulièrement brillantes, cela doit-il nécessairement être vécu comme une insulte à la dignité ? Ne faut-il pas du coup modérer l’usage du concept d’égale dignité, dans la mesure où il peut mettre en péril l’idée même de la culture, qui précisément suppose des hiérarchies fortes, et qui est tout, quoi qu’on dise ou fasse, sauf démocratique, sauf en effet à renier la nécessaire dimension de verticalité entre l’élève et le professeur, entre l’élève et les œuvres sans laquelle il n’y a pas d’instruction possible ?

 

L.J. : Sans doute faut-il revenir aux Humanistes de la Renaissance, qui ont parlé du savoir comme du travail sur une matière où l’âme se travaille elle-même. La dignité du savoir et celle de l’homme, c’est-à-dire de l’âme, vont ensemble, par exemple chez Pic de la Mirandole (De la dignité de l’homme). Ceux qui ne comprennent pas que savoir et apprendre relèvent d’une auto-formation n’ont rien compris : il ne faut donc pas, Alain Finkielkraut, céder sur la notion d’égale dignité, mais demander : « De quoi parle-t-on précisément ? » Revenons en effet à l’Humanisme, souvent assimilé, à tort, de nos jours, à la pure érudition.

 

A.F. : Je ne dis pas du tout qu’il faille céder, mais Tocqueville ne voyait-il pas à l’œuvre, justement, dans cette espèce d’emballement possible de l’égalité un processus dangereux ? Voilà pourquoi il emploie le mot de « terreur » devant ce mouvement-là… Jusqu’où doit-on aller dans la logique horizontale d’une égalité des conditions ? La démocratie n’est-elle pas conduite par sa propre dynamique à s’emballer ?

 

L.J. : La démocratie n’a en effet pas un avenir tracé d’avance ; pour Tocqueville, elle peut en réalité permettre des idées de grandeur, de dépassement de soi, bien qu’elle ne les encourage pas spontanément ; elle peut aussi, et au contraire, enfermer dans l’identification au collectif et au conformisme et cela est sa pente naturelle. C’est bien pourquoi, au début de son ouvrage, dans l’introduction, Tocqueville parle d’« instruire la démocratie », « purifier ses mœurs », « régler ses mouvements » : il faut dit-il, en pédagogue, une « science politique nouvelle ».

 

R.L. : Je poursuivrai sur cette idée en disant que lorsque Tocqueville compare la poésie ancienne à celle de son temps, il explique que les poètes d’autrefois chantaient les dieux, glorifiaient des êtres surnaturels, ressources qui ne s’offrent plus à la poésie des Modernes : ce monde enchanté dont le poète pouvait nous parler, en étant en quelque sorte le médiateur entre l’au-delà et l’ici-bas, a disparu. Mais ajoute Tocqueville, le poète moderne n’est pas privé de toute ressource en dépit de cette disparition du surnaturel car il lui reste désormais l’homme, et cela lui suffit, précisément parce que l’homme est une telle énigme qu’il peut être matière à poésie. Autrement dit, quand l’homme apparaît dans sa dignité en tant qu’homme, il se révèle comme une énigme. L’éducation doit donc en effet refuser la logique de l’horizontalité, viser une élévation de l’enfant.

 

A.F. : Sur cette autre question de l’honneur et de la dignité, qui est la question des « humanités distinctes », d’autres y ont réfléchi, à partir d’autres thèmes, comme par exemple le capitalisme, qui n’est certes pas la même chose que la démocratie. Mais la société capitaliste impose aussi ses propres valeurs, et François Perroux, cité par Jacques Julliard, dans son livre Le génie de la liberté, dit ceci, qui rappelle d’ailleurs certaines phrases de Schumpeter : « un esprit antérieur et étranger au capitalisme soutient pendant une durée variable les cadres dans lesquels l’économie capitaliste fonctionne. Le capitalisme use et corrompt, il est un énorme consommateur de sève, dont il ne commande pas la montée », et Julliard ajoute qu’effectivement « la société libérale exploite un gisement fossile de valeurs telles que l’honneur, le dévouement, le sens artistique, le goût de la vérité, qui par nature échappent à l’obsession du profit ».

Ne peut-on pas généraliser le propos, et dire aussi qu’il y a un parasitisme démocratique d’un certain nombre de valeurs aristocratiques dont la disparition serait dangereuse précisément pour la survie même des démocraties ? Ou bien faut-il pousser jusqu’à son terme l’idée de « deux humanités distinctes » ?

 

R.L. : Faut-il que la démocratie, pour sa propre survie, pour maintenir son idéal de dignité humaine, son sens de la moralité, fasse droit à la notion aristocratique d’honneur, ou doit-elle, pour préserver ses propres valeurs, y renoncer ? Plutôt que d’un parasitisme, ne faudrait-il pas plutôt parler d’une sorte de sécularisation : reprise de l’idée d’honneur qui est d’origine aristocratique, mais en lui conférant une connotation nouvelle, un sens nouveau, une signification par laquelle elle se détache de son cadre aristocratique. Dans le régime aristocratique, l’honneur d’un noble n’est pas le même que celui du vulgaire. En démocratie, l’honneur s’interprète plutôt comme une fidélité à la dignité d’homme. L’honneur aristocratique peut se transposer dans un contexte démocratique précisément dans la mesure où la démocratie fait droit, par le biais de la notion de dignité de l’homme, à l’idée d’une noblesse de la condition humaine. En régime démocratique, l’honneur se confond avec le sens de l’obligation morale, avec le sens de ce que Kant a appelé l’impératif catégorique. L’honneur démocratique, c’est la capacité d’entendre un « tu dois » liée à une condition noble, comme l’honneur aristocratique, sauf que la condition noble est devenue la condition humaine. Du coup l’honneur est sécularisé en ce sens qu’il n’est plus fondé comme en aristocratie sur la religion mais sur la moralité.

 

A.F. : Oui, mais il y a aussi un concept qui relève de ces deux humanités, aristocratique et démocratique, et historiquement c’est la Nation. Et c’est pour cela que l’on peut penser à De Gaulle, à Churchill ou encore à Péguy pendant l’Affaire Dreyfus.

 

L.J. : Vous avez d’autant plus raison que la devise de la France libre c’était « honneur et patrie », qui était d’ailleurs une devise de l’Ancien Régime reprise par de Gaulle, ce qui n’est d’ailleurs pas un hasard !…

 

A.F. : Il y a un chevauchement malgré tout, me semble-t-il, presque inévitable. Et Péguy justement expliquant son propre dreyfusisme cite Corneille, « tu rendras ton sang pur comme tu l’as reçu » : c’est-à-dire que je déshonorerais la France et mes ancêtres, si précisément je me rendais coupable d’une telle forfaiture : je leur dois cela ! Alors en effet, il y a une démocratisation de cet honneur national, déjà contenu peut-être dans l’idée de nation, qui elle-même est à cheval entre les deux grands moments analysés par Tocqueville. C’est donc là que l’on peut s’interroger sur le caractère opératoire d’une distinction trop grande : ne doit-on pas aussi penser malgré tout la continuité historique ?

 

L.J. : Tocqueville pose explicitement la question de savoir s’il peut y avoir un « honneur démocratique », le chapitre est très long, et il conclut, mi-figue, mi-raisin, en disant qu’il faut qu’il y ait le sens de l’altérité pour que l’honneur soit fort, et, dans le cas démocratique, il faudrait qu’il y ait autre chose que le sens du semblable pour que l’honneur soit vivace. Je suis quand même assez d’accord avec Robert Legros sur ce qu’il a dit, et notamment sur le rapprochement avec Kant. La dignité humaine, en effet, c’est au fond la traduction de l’honneur, dans une société où chacun, du moins en droit sinon en fait, penserait l’impératif kantien.

Mais le danger dont vous parliez, Alain Finkielkraut, on peut l’examiner dans le chapitre « Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions » : ce chapitre se termine en observant que les moralistes se plaignent que le vice favori de notre époque soit l’orgueil. Et Tocqueville répond avec ironie « ce qui manque le plus à mon avis à notre époque c’est de l’orgueil. Je céderais volontiers plusieurs de nos petites vertus pour ce vice ». L’orgueil dont il s’agit dans nos sociétés démocratiques (les « petites vertus », les « petites ambitions »…) est un succédané de l’orgueil aristocratique, qui emportait avec lui une grandeur qui manque trop aux Modernes au goût de Tocqueville : c’est de nouveau le même problème de l’insuffisance préoccupante de l’esprit démocratique ! C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait quand même de grandes ambitions qui entraînent la nation.

 

A.F. : Il y en a eu dans la modernité…

 

L.J. : Il y en a eu, effectivement. Tocqueville le dit-il vraiment ? On trouve certains passages grinçants où il écrit : je vois « une multitude de petites ambitions fort sensées du milieu desquelles s’élancent de loin en loin quelques grands désirs mal réglés : tel est d’ordinaire le tableau que présentent les nations démocratiques ». C’est en réalité dans le même chapitre, soulignant plutôt une carence.

 

A.F. : On a aussi pensé, par exemple, pour le meilleur et pour le pire, que l’âge des héros était derrière nous. On pensait même que la guerre allait être remplacée par le travail d’une certaine façon, c’était l’expérience hugolienne entre autres, et il y a eu des héros au XXe siècle, des personnages politiques ont été héroïques. D’ailleurs si on se demande quels sont les grands hommes du XXe siècle (à moins que ce ne soit à la télévision, pour qui c’est… Coluche !), on pense à des grands hommes qui avaient quelque chose d’héroïque, comme Churchill et De Gaulle, Sadate et Rabin (qui pouvaient incarner un héroïsme de la paix d’ailleurs, pas simplement un héroïsme de la résistance), où sont impliquées des qualités et des valeurs qui ne relèvent pas exclusivement de la mentalité démocratique. C’est pour cela que cette idée du « gisement fossile » me paraît si profonde.

 

R.L. : Ne pourrait-on pas dire surtout qu’ils relèvent d’un certain humanisme, c’est-à-dire d’une idée très élevée de l’homme, et que cela, du point de vue de Tocqueville, est aussi une partie de la démocratie.

 

L.J. : Oui, mais néanmoins vous ne trouvez pas d’éloge de Périclès, thème classique pourtant. Si je me souviens bien, dans De la démocratie en Amérique vous ne trouvez aucun éloge d’un grand homme, pas même George Washington, qui, pour ses contemporains, était la figure du grand soldat devenu grand chef d’État, respectueux des libertés, et que les libéraux opposaient souvent à Napoléon Bonaparte, grand soldat devenu despote au pouvoir.

 

A.F. : Cela dit, il y a une référence constante à la grandeur… D’autre part, il y a une sorte de prémonition extraordinaire chez Tocqueville et qu’il serait bon de commenter, s’agissant de ce qu’il dit de l’horreur démocratique des formes. Parce que je ne comprends pas qu’il arrive à le dire au XIXe siècle, pour une société qui nous paraît extraordinairement conventionnelle, nous qui sommes fiers depuis 1968 d’en avoir fini semble-t-il avec les conventions… Il écrit que « rien ne révolte plus l’esprit humain dans les temps d’égalité que l’idée d’être soumis à des formes. Les hommes qui vivent dans ces temps supportent impatiemment les figures ; les symboles leur paraissent des artifices puérils dont on se sert pour voiler ou parer à leurs yeux des vérités qu’il serait plus naturel de leur montrer toutes nues au grand jour ; ils restent froids à l’aspect des cérémonies et ils sont naturellement portés à n’attacher qu’une importance secondaire au détail du culte ». Ce texte se situe au début du volume II, et à la fin on trouve un autre très beau passage : « Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisément l’utilité des formes […] qui excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n’aspirent d’ordinaire qu’à des jouissances faciles et présentes, ils s’élancent impétueusement vers l’objet de chacun de leurs désirs, et les moindres délais les désespèrent. Ce tempérament qu’ils transportent dans la vie politique les indispose contre les formes qui les retardent, ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins ». Il y a même aujourd’hui une impatience à l’égard des formes grammaticales, une sorte d’impatience dans le langage lui-même, que Tocqueville a vu naître, et que nous voyons s’épanouir si j’ose dire. Pourquoi une telle hostilité de la démocratie aux formes, et y a-t-il un remède ?

 

R.L. : On trouve un autre passage de Tocqueville, où il écrit, à propos de la mentalité des hommes démocratique, que « leur disposition d’esprit les conduit à mépriser les formes qu’ils considèrent comme des voiles inutiles et incommodes placés entre eux et la vérité ». L’homme démocratique a le sentiment que dans le monde aristocratique les hommes ont été trompés par les formes, puisque les hiérarchies, pour s’imposer comme « naturelles » ou « surnaturelles », se paraient précisément de ces formes, afin de glorifier le supérieur en exhibant sa puissance. Des cérémonies fastueuses devaient montrer la supériorité intrinsèque des dominants. De ce point de vue, la découverte du semblable est la découverte que toutes ces formes sont autant de « voiles qui cachent la vérité ». On comprend cette réaction d’hostilité farouche à l’égard de toute forme, mais qui peut conduire à méconnaître le fait que c’est en s’entourant de formes que le pouvoir démocratique peut manifester qu’il n’est pas en la possession de celui qui l’exerce, que tout pouvoir s’exerce au nom du peuple, de la nation et, en dernière instance, de l’humanité.

 

A.F. : L’hostilité farouche à l’égard de formes peut en effet conduire à l’incompréhension vis-à-vis des institutions, au sens où l’institution manifeste la distinction de la personne et du rôle…

 

L.J. : L’éloge des formes par Tocqueville est aussi un éloge du droit, et du juge, en tant que le droit permet d’arbitrer, en préservant la paix et la dignité humaine. Cet éloge vient textuellement de Benjamin Constant, dans une brochure sur laquelle nous avons des notes de Tocqueville. Constant écrit dans une autre brochure de l’époque révolutionnaire : « Les formes sont les divinités tutélaires des associations humaines ; les formes sont les seules protectrices de l’innocence ; les formes sont les seules relations des hommes entre eux ».

S’agissant de la démocratie s’entourant d’illusions, vous avez tout à fait raison, puisque l’on trouve également ce passage où Tocqueville écrit que l’aristocratie historique, et il s’agit en fait de la chevalerie (qu’il a toujours admirée), nous a montré « une belle illusion sur la nature humaine » ; on peut entendre à la fois un regret de la part de Tocqueville, qui s’exprimera fortement dans L’Ancien Régime et la Révolution, où il condamne la « noblesse » et fait l’éloge de la chevalerie, mais aussi la critique de ce qui était une belle illusion. Comment dès lors trouver des formes démocratiques, quel serait le remède ? En tous les cas, dans De la démocratie en Amérique, le remède est de parcelliser le pouvoir, de fortifier les droits de la société (presse, jury, associations, décentralisation) : c’est le constitutionnalisme et la capacité reconnue au citoyen de pouvoir toujours saisir le juge. Autrement dit, cela consiste essentiellement en des remèdes institutionnels. Pas de vertu, pas de liberté, pas de mœurs, pour Tocqueville, sans institutions.

 

A.F. : Oui, mais encore faut-il qu’il y ait le sens de l’institution, autrement dit le sens même de ce dédoublement entre la personne et le rôle ! Si règne ce que Renaud Camus nomme le « soi-mêmisme », alors cela veut bien dire qu’entre l’individu et le rôle, il ne doit y avoir aucune différence. Et peut-être que la grande illusion de la démocratie c’est de croire qu’il y a une vérité à chercher derrière le rôle, et par là que tout rôle est mensonge ! N’est-ce pas là notre illusion suprême ? Vous semblez d’accord…

 

A.F. : Permettez-moi pour terminer d’indiquer que Lucien Jaume a publié en particulier L’individu effacé, ou le paradoxe du libéralisme français, chez Fayard, 1997, et que Robert Legros a publié pour sa part L’idée d’humanité, 1990, et L’avènement de la démocratie, 1999, tous deux chez Grasset. On peut consulter également le beau catalogue, par Charlotte Manzini, de l’exposition qui s’est tenue à Saint-Lô (Archives départementales de la Manche), intitulé Qui êtes-vous, Monsieur de Tocqueville ? Cette exposition est itinérante, le catalogue peut être acheté auprès des Archives départementales (Mme Turalic : selma.turalic@cg50.fr).

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Notes

1 Retranscription d’une discussion diffusée le 16 juillet 2005 par France Culture dans le cadre de l’émission Répliques.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alain Finkielkraut, Lucien Jaume et Robert Legros, « Tocqueville philosophe »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 319-339.

Référence électronique

Alain Finkielkraut, Lucien Jaume et Robert Legros, « Tocqueville philosophe »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1895 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1895

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Auteurs

Alain Finkielkraut

École polytechnique

Publications : La sagesse de l’amour, Paris, Gallimard, 1984 ; La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987 ; La mémoire vaine, Paris, Gallimard, 1989 ; Le mécontemporain, Paris, Gallimard, 1991 ; L’humanité perdue, Paris, Seuil, 1996 ; L’ingratitude, Paris, Gallimard, 1999 ; Une voix vient de l’autre rive, Paris, Gallimard, 2000 ; L’imparfait du présent, Paris, Gallimard, 2002 ; Nous autres, modernes, Paris, Ellipses, 2005 ; Le Livre et les livres. Entretiens sur la laïcité (avec Benny Lévy), Lagrasse, Verdier, 2006.

Articles du même auteur

Lucien Jaume

Directeur de recherche au CNRS (CEVIPOF), chargé de cours à Sciences Po

Publications : Le Discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989 ; L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997 ; La liberté et la loi, Paris, Fayard, 2000 ; Tocqueville, une biographie intellectuelle, Paris, Fayard, 2008.

Robert Legros

Université de Caen Basse-Normandie, département de philosophie

Chargé de cours à Science Po Paris et à l’Université Libre de Bruxelles. Publications : L’idée d’humanité, Grasset, 1990, rééd. Paris, Le Livre de poche, 2006 ; L’avènement de la démocratie, Paris, Grasset, 1999. La souveraineté, Paris, Ellipse, 2001. La naissance de l’individu dans l’art (en collaboration avec Tzvetan Todorov et Bernard Foccroulle), Paris, Grasset, 2004.

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