Tocqueville, critique social de la modernité politique
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1En réfléchissant au titre de cette communication, j’avais d’abord songé au titre suivant : « Tocqueville politique ? ». Cette formulation m’avait, de prime abord, paru trop audacieuse en ce qu’elle laissait entendre que, peut-être, au sens exact du terme, il n’y avait pas de politique de Tocqueville, ce qui, évidemment, ne signifiait pas qu’il n’y ait pas des analyses politiques chez Tocqueville et même des leçons politiques. C’est pourtant bien cette intuition première que je souhaite aujourd’hui confirmer, tout en montrant non seulement l’ambiguïté de cette assertion, mais aussi la manière dont Tocqueville assume cette position et lui donne un caractère fondateur et, sans doute, vu avec les lunettes d’aujourd’hui, indépassable. Oserais-je ajouter que le détour qui est le mien et qui, pour partie, épouse la position « à cheval », qui était celle de l’élu de Valognes, entre la théorie et le quotidien des affaires publiques, me conduit à un doute semblable : est-il possible, en démocratie, d’aller jusqu’au bout du politique, dans le sens entier qu’on tentera plus loin d’élucider ? Quelle est donc, au juste, la situation du politique dans l’œuvre de Tocqueville ? Là où Tocqueville a été le plus fécond n’était-il pas dans l’infécondité politique qu’il annonce ?
L’action publique évanouie
- 1 Nous avons tenté de démontrer ailleurs (cf. N. Tenzer, La politique [1991], Par (...)
2Un mot quand même pour dissiper, s’il en était besoin, une possible incompréhension. Je soutiens en même temps deux thèses. D’un côté, Tocqueville a dit en grande partie, et pour la première fois, la vérité sur la démocratie, jusque dans ses contradictions. Il convient de l’analyser d’abord comme un état social et non, sinon de manière seconde, comme le déploiement de l’agir politique. De l’autre, il a fermé durablement les voies de l’action politique au sein d’un tel régime, pour des raisons non pas idéologiques, mais bien logiques. On ne peut séparer ces deux facettes d’un Tocqueville analyste le plus génial et unique en son siècle de la société nouvelle, en cela politique, et du Normand qui annonce non tant la dépolitisation en un sens aujourd’hui banale que la fin de la politique au moment précis où elle paraît naître et où, en termes logiques là aussi, elle devient enfin possible comme acte de liberté aux potentialités infinies1.
- 2 Cf. notamment Critique et sens commun, Paris, La Découverte, 1990 et La critiqu (...)
- 3 Cf. notamment Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, (...)
- 4 Cf. notamment Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, Julliard, (...)
- 5 Cf. Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 61 (...)
- 6 Tocqueville, « Introduction », De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard ( (...)
- 7 Il précise, en une formulation quasi marxienne, qu’elle « s’est opérée dans le matériel (...)
3Autant mon titre barré ou suspendu annonçait ma thèse et ma conclusion, autant celui en définitive retenu indiquait les prémisses et la matrice à partir desquelles elles se peuvent énoncer. J’ai bien conscience, en employant l’expression de « critique social » au sens où l’entend Michael Walzer2, de commettre un certain anachronisme. C’est pourtant d’une critique de la société, c’est un truisme, dont part Tocqueville. De nombreux commentateurs ont souligné à raison que la base de son analyse est bien l’état social et non l’état politique3, quand bien même l’un et l’autre, pour les uns, finissent par se confondre4 ou, au contraire, pour les autres, à se disjoindre5. C’est d’abord la société qui est et devient de plus en plus démocratique et non la vie politique où les effets de son irruption se produisent en retard et de manière partielle. Et cet état social doit être conçu de manière globale puisqu’il touche à l’intimité de l’individu démocratique, à son rapport à la religion, à l’art, à la famille, bref à l’ensemble de ses représentations, sinon – avec les précautions qu’il convient d’attacher à ce terme – des « mentalités » qui forment le substrat moral et intellectuel d’un peuple. La démocratie a, chez Tocqueville, une dimension anthropologique ; elle concerne la condition humaine. C’est une lame de fond irrépressible qui provoque des effets qu’aucun régime politique – puisque Tocqueville ne pouvait imaginer ce qu’allaient être les régimes totalitaires – ne peut induire. Et cela explique qu’il parle, dès l’abord, de la « terreur religieuse »6 que ce qu’il appelle la « révolution démocratique »7 ou la « grande révolution sociale » a suscitée en lui.
- 8 Cf. notamment les essais regroupés dans La crise de la culture, Paris, Gallimar (...)
- 9 Cf. notamment La culture du narcissisme, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000.
- 10 Cf. notamment Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 199 (...)
4Nous pouvons caractériser cet état social nouveau comme propre à la modernité. Celle-ci, portée par le développement de « l’égalité des conditions », attribut générique de la démocratie, est tout aussi globale et multiforme que la société qui l’amène. Tocqueville critique-t-il cette modernité ? Les réponses sont là aussi forcément ambiguës et même contradictoires et les différences de ton sont loin d’être nulles entre la première et la seconde Démocratie. La reconnaissance de l’apport de la démocratie avoisine des points de nostalgie envers l’ordre aristocratique ancien – et l’on sait l’effort de la raison qu’il met pour s’en déprendre – et, s’il y a bien un homme démocratique nouveau qui n’a rien à voir avec l’homme aristocratique, Tocqueville ne laisse de remarquer les jeux de masque et les travestissements de la vertu ancienne et de repérer les traits constants de la nature humaine sous des oripeaux de style différent. Il existe bien une critique de la modernité démocratique dans la Démocratie dont on retrouve les échos chez Hannah Arendt8, les théoriciens de l’École de Francfort et même Christopher Lasch9, ou encore Cornelius Castoriadis10. Cette critique est au fondement de la force prophétique de ses écrits et du désespoir qui en sourd.
Une modernité sans politique
5Mais l’expression « critique social de la modernité politique » désigne autre chose, de plus souterrain et sans doute de moins volontaire, qu’il faut entendre en un sens littéral. La critique de l’état social nouveau qui en révèle le caractère inédit témoigne d’une sorte d’illusion de la croyance en une possible modernité politique. Cet état social crée une modernité sans politique ; il en abolit la possibilité. Modernité et politique sont à la fois logiquement en concordance et pratiquement antinomiques. Et pour Tocqueville, on peut dire la même chose de la démocratie qui réalise la politique et l’annule en même temps. Certes, dans cet état démocratique nouveau, il existe bien des institutions, des partis, des hommes et même, occasionnellement, des passions politiques. Il s’en trouve même plus que dans toutes les sociétés d’Ancien Régime et aristocratiques concevables. Mais en même temps, la politique se trouve incroyablement réduite, non point que les hommes soient plus mauvais qu’avant ou plus enclins à porter leur attention sur les petites querelles – elles acquièrent seulement plus d’importance publique ou, disons, de visibilité, d’impudence et d’impudeur –, mais parce qu’elle se voit placée dans une configuration impossible.
6Tel est peut-être l’un des mystères de l’œuvre de Tocqueville ou, pour parler comme Leo Strauss, son caractère ésotérique. Telle est pourtant la logique qui travaille sa pensée et qui, au-delà, gouverne le malheur politique moderne.
7À cette présentation hyperbolique on entendra deux objections immédiates. La première concerne Tocqueville lui-même : il n’a certes pas parlé uniquement, en particulier dans la première Démocratie et dans les envolées de l’avertissement daté de 1848 à la douzième édition, de l’état social, mais bien aussi des institutions et des lois, autrement dit de politique. Il a aussi, comme l’a remarqué Pierre Manent, pointé cette inclusion dans l’état social américain du fait politique majeur qu’est la souveraineté du peuple. Parler d’absence de politique serait d’évidence une incongruité. La seconde réside dans la simple observation de la politique des démocraties depuis deux siècles : les plus grands progrès, y compris pour limiter les maux propres de la démocratie tels que Tocqueville les avait mis en exergue, ont bien été le résultat d’une action politique. Mais précisément, pour essentiel, sinon vital, que cela soit, la politique semble être restée comme extérieure à l’état social et aux données de l’anthropologie démocratique moderne. La politique a pu civiliser ; elle n’a en rien joué un rôle quant à notre civilisation. C’est ici qu’il faut repartir de quelques éléments du schéma tocquevillien fondateur, aussi bien implicites qu’explicites, et qui soulèvent des interrogations plus qu’ils n’apportent de réponses.
- 11 Il n’y a pas ainsi d’institutions « idéales » qui pourraient correspondre à l’état so (...)
8L’un des éléments clés de son apport par rapport aux autres théoriciens, tant contemporains (Constant notamment, ou Guizot) que plus anciens (de Montesquieu à Rousseau), on l’a dit, réside dans le fait que son objet se déplace du politique et des institutions vers la société11. Celle-ci est l’origine et le point d’aboutissement. Tocqueville ne s’y veut pas législateur, ni même réformateur :
- 12 Tocqueville, « Introduction », De la démocratie en Amérique, t. I, p. 51.
Mon but n’a pas été de préconiser telle forme de gouvernement en général ; car je suis du nombre de ceux qui croient qu’il n’y a presque jamais de bonté absolue dans les lois12.
En même temps, Tocqueville montre l’urgence d’une pensée autre. Cette urgence a pour nom liberté ; elle ne peut surgir spontanément de la société démocratique telle qu’elle va, ou du moins sans effet de dissolution. Elle se conquiert même d’une certaine façon – certes, Tocqueville ne le formule pas exactement ainsi – contre la société. D’où peut-elle provenir ? Bien sûr, elle est un apanage de l’individu, seul apte ou inapte, pour des raisons sociales ou individuelles, à en opérer la ressaisie. La liberté chez Tocqueville est d’abord liberté individuelle, liberté de l’esprit, nouée à la personne, acte solitaire. Mais cet individu démocratique est précisément emmuré par la société, conditionné en quelque façon pour ne pas faire usage de sa liberté, y compris en ce sens sur le plan politique. On peut évoquer là, plus encore que la question de la participation, celle de la vigilance.
9Cette liberté donc ne pourra, si l’on raisonne de manière logique, que provenir du politique. Mais en ce point précis, la mécanique s’obscurcit. Bien sûr, Tocqueville s’étend sur un certain nombre de success stories américaines – ainsi lorsqu’il parle du développement des associations outre-Atlantique, avec des limites intrinsèques que j’évoquerai –, mais c’est aussitôt aussi pour montrer leur caractère de pis-aller ou de béquilles, non de réponse à proprement parler. Les solutions possibles apparaissent ainsi comme des contournements.
Social et politique : l’impossible articulation
10Car ce qui est problématique chez Tocqueville – nous pourrions même dire depuis Tocqueville ou suggérer que c’est pour le moins devenu visible grâce à lui – est bien l’articulation entre le social et le politique. Je ne crois d’ailleurs pas que nous soyons sortis de cette question qui est propre au libéralisme politique et, partant, à la modernité. Cette question s’articule avec un troisième terme, l’individu, qui n’échappe au « pouvoir social » que par le politique et n’est protégé du politique (dans l’hypothèse d’un État envahissant ou autoritaire, qui ne figure pas parmi les hypothèses de Tocqueville) que par la société.
11J’ai donc entrepris de relire Tocqueville avec cette interrogation. Comment procédait-il à l’articulation entre ces deux termes ? En fait, je pense qu’il ne les articulait pas, quand bien même il l’a cherché de toute son âme. La politique apparaît plutôt comme un point de fuite, totalement extérieur à la société et Tocqueville l’a éprouvé en écrivant la seconde Démocratie sans pour autant pouvoir le formuler. Il l’a naturellement aussi vécu à titre personnel, allant même jusqu’à reconnaître que :
- 13 Tocqueville, lettre du 15 décembre 1850 à Louis de Kergorlay, Correspondance d’Alexis (...)
[sa] vraie valeur est surtout dans les travaux de l’esprit, [qu’il vaut] mieux dans la pensée que dans l’action et que s’il reste jamais quelque chose de [lui] dans ce monde, ce sera bien plus la trace de ce [qu’il a] écrit que de ce [qu’il a] fait13.
- 14 J’emprunte cette intuition à Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, I. L’âge eur (...)
12Réflexion personnelle qu’il ne faudrait pas considérer comme anecdotique et due à un désabusement et à un éloignement contraint des affaires, ou à une quelconque mélancolie de l’esprit, mais à une analyse plus profonde quant à la nature du faire. Ce qu’il a vécu échappe à la biographie pour devenir un constat d’ordre général. Pour comprendre – ce qui suppose toujours une pensée du détail – l’impuissance du politique, il faut l’avoir vécue. Le pur théoricien ne peut vraisemblablement en avoir une prescience aussi aiguë. Sans doute rejoint-il là ces autres penseurs que furent Machiavel et Clausewitz, dont la lucidité et l’universalité ne sont pas nécessairement étrangères à leurs échecs personnels14. Il avait le sentiment d’entrer dans un monde dont l’action sur les choses allait échapper, un monde qui pouvait se saisir par l’intelligence, mais qui allait être rétif au façonnement volontaire.
13Donc, on peut dire que Tocqueville entreprend tout d’abord de tenter de donner une réponse politique à la « découverte » qu’il a faite de la société moderne. Quelles sont ces tentatives ? À quoi parvient-il ? Pourquoi finit-il par renoncer ?
- 15 Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard (Folio), 1978, p. 45.
14On se méprendrait certainement en voyant en Tocqueville un philosophe qui cultiverait une défiance de principe envers la politique. Sans que je veuille y insister ici, on peut même lire ses critiques de l’État démocratique, de l’accroissement de ses pouvoirs et de la centralisation comme relevant exactement de l’inverse : cet État confondu avec le pouvoir social y apparaît sous les traités du fossoyeur de la politique entendue, pour parler comme Arendt, comme irruption du nouveau, naissance, rencontre des hommes dans l’action. Dans le prolongement de mon constat initial, on peut même discerner un besoin exigeant de politique chez Tocqueville. Relisons a contrario ce qu’il écrit dans ses Souvenirs de la situation précédant la révolution de 1848 : « Dans ce monde politique ainsi composé et ainsi conduit, ce qui manquait le plus, surtout vers la fin, c’était la vie politique elle-même ». Ce qui faisait ainsi défaut, précise-t-il, aux débats parlementaires était notamment deux choses : la « réalité » et « toute passion vraie »15. L’association des deux termes est éclairante : c’est à partir d’un regard sur la réalité, d’une indignation, plus simplement d’une sensibilité aux choses qu’il est possible de formuler un dessein. Si ce regard se brouille ou se détourne, la politique s’enfonce dans la futilité – au-delà du fait qu’elle s’expose à la contestation –, et elle ne peut changer l’ordre existant. Elle se trouve réduite à l’impuissance et au petit jeu des politicailleries, dont les Souvenirs apportent maintes descriptions aisément transposables.
15Pourtant, ce que dénonce ainsi Tocqueville est davantage la psychologie des acteurs et leurs mœurs publiques qu’une réalité plus profonde qui tient à la nature de l’action. Tocqueville, insensiblement, introduit une disjonction entre la légitimité des gouvernants et l’action dont ils sont capables. Dans le premier sens, il convient de relire le discours à la Chambre qu’il prononce le 29 janvier 1848. Évoquant d’abord la chute de l’ancienne monarchie, il énonce :
- 16 Ibid., p. 51.
Croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre aux hommes le pouvoir, c’est qu’ils sont devenus indignes de gouverner16.
Et il poursuit :
- 17 Tocqueville, Souvenirs, p. 51.
La classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner17.
Par ses remarques, Tocqueville vise ainsi ce qui fait que le gouvernement peut ou non rester en place et suscite ou non, pour ainsi dire, la révolution. Il n’y est pas question d’action sur le cours des choses, mais seulement de reconnaissance – par la négative – du fait générateur du pouvoir effectif. Poursuivons le fil de son propos et considérons, toujours appréhendés négativement, les facteurs, au demeurant indépassables, qui dissolvent la légitimité des gouvernants : on y percevra moins les actions concrètes que, toujours, un esprit :
- 18 Ibid., p. 53.
Ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui font la destinée des peuples ; non, ce n’est pas le mécanisme des lois qui produit les grands événements, c’est l’esprit même du gouvernement18.
Mais l’analyse qui vaut pour la stabilité ou la chute des gouvernants est-elle pertinente pour le pouvoir effectif qu’ils détiennent ? Que peut cet esprit du gouvernement et est-il doté d’une quelconque autonomie par rapport à l’état social ?
16La Démocratie porte de multiples signes incidents qu’il n’en est rien. Ainsi, lorsque Tocqueville entend apprécier l’influence des lois sur l’état social, il prend l’exemple particulier, dont il apprécie l’application sur un temps soustrait à la politique quotidienne, des lois successorales. Les termes mêmes qu’il emploie sont frappants :
- 19 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, I, 3, p. 96 (nous soulignons).
Ces lois appartiennent, il est vrai, à l’ordre civil ; mais elles devraient être placées en tête de toutes les institutions politiques, car elles influent incroyablement sur l’état social des peuples, dont les lois politiques ne sont que l’expression. […] Le législateur règle une fois la succession des citoyens et il se repose pendant des siècles : le mouvement donné à son œuvre, il peut en retirer la main ; la machine agit par ses propres forces, et se dirige comme d’elle-même comme un but indiqué d’avance19.
- 20 Tocqueville, Souvenirs, p. 131.
La langue de Tocqueville porte les signes de cette prépondérance des facteurs extra-politiques, ainsi lorsqu’il évoque la « constitution sociale »20, terme qui allie le résultat politique et sa détermination sociale – puisque Tocqueville annonce, là aussi, des révolutions possibles.
- 21 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, 7, p. 389.
- 22 Ibid., p. 371.
- 23 Ibid., p. 372.
17Le célèbre chapitre de la première Démocratie sur la tyrannie de la majorité témoigne, plus fortement encore, de l’absence d’extériorité du politique par rapport au social. On sait que Tocqueville en déduit à la fois la force du gouvernement et son instabilité21, thème qui parcourt toute son œuvre. Sa force provient de sa concordance avec l’opinion ; sa faiblesse de l’incapacité de celle-ci de se fixer. Sans doute existe-t-il une légitimation politique de la puissance de la majorité dans les démocraties, mais la manière dont elle développe son emprise, elle, n’est pas politique, alors même qu’elle s’incarne dans un pouvoir et dans un appareil judiciaire. Tocqueville parle ainsi de « l’empire moral de la majorité »22 et de sa « puissance d’opinion »23. Surtout, l’essentiel du chapitre, comme on le sait, est consacré à l’effet de cette tyrannie sur la pensée elle-même. Le pouvoir qu’elle exerce est intellectuel bien avant que d’être politique et agit de telle sorte que la contrainte politique, dont Tocqueville montre qu’elle est incapable de tout saisir, et en particulier l’âme, en devient inutile.
- 24 Ibid., t. II, III, 21, p. 358.
18Mais ce qui doit attirer le plus l’attention dans l’état social démocratique est bien l’impuissance institutionnelle. Là aussi, il procède par notations indirectes. Évoquant « le pouvoir exercé par la masse sur l’esprit de chaque individu », il précise « qu’on aurait tort de croire que cela dépendît uniquement de la forme du gouvernement »24. Un peu plus loin, il énonce la limite des corrections institutionnelles possibles :
- 25 Ibid., p. 359.
De quelque manière qu’on organise les pouvoirs d’une société démocratique et qu’on les pondère, il sera donc toujours très difficile d’y croire ce que rejette la masse, et d’y professer ce qu’elle condamne25.
On pourrait trouver encore çà et là de multiples traces de cette idée. On comprend dès lors que si Tocqueville n’a pas endossé l’habit du législateur, c’est parce que le créateur d’institutions ne peut changer ce qui fait le propre de la démocratie. Sans doute est-il de multiples signes du régime modéré et équilibré qui emporte ses préférences. Mais en tant que telles, les institutions ne lui paraissent ni susciter la vertu politique, ni influencer les mœurs sociales. En cela, de manière plus essentielle encore que Benjamin Constant, Tocqueville s’écarte de Rousseau.
Une critique de l’État en trompe-l’œil
19Cette impuissance rageuse débouche sur une mise en cause bien connue, mais qui s’assimile à un coup d’épée dans l’eau : la critique de l’État. Tout se passe comme si, ne pouvant attribuer un caractère positif à un État créateur, il devait en formuler la critique négative afin de mieux pointer les risques pour la liberté que crée son emprise. Or, ce n’est point de l’État en tant qu’institution dont il est question ici.
20Les attendus sont célèbres et trop souvent cités sans recul et de manière anachronique. Relisons-en la phrase majeure :
Au-dessus de ceux-là [des hommes semblables et égaux] s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux.
Et sa conclusion :
- 26 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IV, 6, p. 434.
Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre26 ?
Ces considérations figurent dans un chapitre consacré au « despotisme » qui menace les « nations démocratiques » et il y est question, de manière abstraite et, reconnaissons-le, imprécise, de l’État qui menacerait d’accaparer les libertés des citoyens.
- 27 Ou, pour être plus précis, celle qu’il critique est celle de l’Ancien Régime (cf. L’A (...)
21Ces propos ont souvent suscité trois types de remarques. Les premières ont mis l’accent sur la dimension annonciatrice de l’analyse. Balayons vite cet argument qui dénature la pensée de Tocqueville : ce qu’il désigne par État n’est en réalité que l’autre nom donné au « pouvoir social » qu’il incarne et même représente. L’État possède certes, chez Tocqueville, une autonomie par rapport aux individus, mais non par rapport à la société. Il existe bien chez lui une critique sociologique de l’accaparement des places par une fonction publique désignée selon des critères qui tiennent du favoritisme et qui vit au détriment du Trésor public, mais non une critique politique de l’autonomisation de l’appareil d’État. Il ne pouvait d’ailleurs, pour des raisons historiques, en être autrement. Nous n’en sommes pas encore au stade de la critique de la bureaucratie27, encore moins de l’État autoritaire ou fasciste. La vigueur des termes incite à l’anachronisme ; la rigueur de l’analyse doit nous en dissuader.
- 28 La seule critique explicite de certains côtés modernes du pouvoir concerne la « gesti (...)
22Une deuxième série de remarques a mis en exergue le fait que Tocqueville n’avait pas vu le déploiement de l’État social, correcteur des maux de la société, porteur d’un projet politique, d’un État bâtisseur et acteur, autrement dit de l’État « positif » des démocraties modernes. Il ne l’aurait considéré qu’à la lumière des risques pour la liberté individuelle28 et de la faculté créatrice des hommes. Le procès tourne vite court. Rien ne laissait entrevoir alors la création de l’État-providence moderne, a fortiori de l’État reconstructeur des Trente Glorieuses. Mais là aussi, Tocqueville concevait d’abord l’État comme incarnation du pouvoir social, non comme acteur autonome organisant la société et créant des rapports nouveaux au sein de l’état social démocratique.
23Une troisième série de considérations réduit ces propos sur l’État à la critique classique de l’application révolutionnaire – et détournée – du schéma rousseauiste de la volonté générale, telle qu’elle a été notamment formulée par Benjamin Constant. Sans revenir ici sur tout ce qui sépare les deux auteurs, il faut relever deux objections. La première est que, précisément, Tocqueville ne parle pas de l’État révolutionnaire, mais au contraire post-révolutionnaire. Le mécanisme de formation de ce « pouvoir tutélaire » n’est pas politique, mais bien social. Il n’est pas au sens strict prise de pouvoir, mais remise spontanée de celui-ci au service des passions sociales. Il n’est pas de l’ordre de l’usurpation, mais de l’acceptation. Il n’est pas cruel, mais « doux », non pas révolutionnaire, mais pacifié. La seconde objection tient à la nature de la souveraineté populaire chez Tocqueville qui n’est pas d’abord politique (même si sa formulation l’est et si elle la définit d’ailleurs, comme on le lit dans la première Démocratie, comme le gouvernement du peuple, depuis la commune jusqu’au gouvernement fédéral), mais bien sociale, au point d’ailleurs qu’il finira, peut-être parce que ce concept lui apparaît en définitive comme inutile, par le gommer totalement dans la seconde Démocratie. Cette souveraineté possède une expression très simple :
- 29 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, I, 4, p. 109.
La société y agit par elle-même et sur elle-même. Il n’existe de puissance que dans son sein29.
Cette formulation est peu élaborée, mais elle ne permet pas de concevoir un État situé en dehors du social. La souveraineté du peuple ne conduit pas à une usurpation et à une représentation déformée du social ; elle est son expression même, bannissant toute distance entre la société et le politique. Il n’y a donc nulle critique de la souveraineté populaire qui porterait en germe celle de l’État.
- 30 Le chapitre où il est le plus employé est le troisième de la troisième partie, où il (...)
24Il convient de s’arrêter quelques instants sur les raisons de l’ambiguïté de cette critique. Elle tient d’abord à ce que l’État figure une entité sans existence propre ni autonomie. Il lui faut toujours être assimilé à autre chose que lui. Cette absence même est à l’origine du désespoir politique tocquevillien. Certes, l’État n’est point absent de ses écrits comme organe et réalité politique et administrative. Des pages détaillées lui sont consacrées dans la Démocratie et il constitue l’un des fils permettant de guider la lecture de L’Ancien Régime et la Révolution (même si le terme n’est pas d’un usage fréquent30). Toutefois, l’État, d’une certaine manière, n’est pas susceptible de constituer une instance d’appel ; il est plongé dans la société comme la coque du navire dans la mer. On en perçoit le pont, mais c’est la partie immergée qui en fixe le mouvement. Il n’est pas instance en face de la société et ne constitue donc pas un troisième terme par rapport à celle-ci et à l’individu.
25Sans reprendre ici en détail l’analyse, c’est ainsi qu’il faut comprendre la critique connue du processus de centralisation administrative. Ce que détruit celle-ci n’est pas la société puisque, au contraire, elle lui correspond, mais bien les « petites sociétés » qu’évoquent tant Montesquieu que Rousseau, qui sont seules porteuses d’une chance de liberté individuelle. Ou plutôt, dans l’état social présent, elle ne leur offre que de faibles chances d’affirmation – même si l’on en verra toutes les contradictions. Le problème se situe, une fois encore, du côté de l’individu et non de l’oppression du peuple en corps.
- 31 Toccqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, I, 2, p. 65.
26Si l’on entend, malgré tout, saisir l’émergence d’un pouvoir d’État séparé, il faut le faire dans le contexte spécifique de la Révolution française qui n’est pas celui de l’état social démocratique. Rappelons que, pour Tocqueville, son but avait d’abord été « d’abolir la forme ancienne de la société »31. Il reste que cette destruction fut bien l’œuvre d’un pouvoir séparé qui s’affermit ainsi et dont il offre la description saisissante :
- 32 Ibid., I, 2, p. 66.
Vous apercevez un pouvoir central immense qui a attiré et englouti dans son unité toutes les parcelles d’autorité et d’influence qui étaient auparavant dispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, d’ordres, de classes, de professions, de familles et d’individus, et comme éparpillées dans tout le corps social32.
Cette idée peut séduire encore les princes modernes, nous dit Tocqueville, et son application peut connaître une certaine durée. On rappellera ainsi la citation de l’extraordinaire lettre de 1790 de Mirabeau au roi :
- 33 Ibid., I, 2, p. 65.
N’est-ce donc rien que d’être sans parlement, sans pays d’états, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse ? L’idée de ne former qu’une seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu : cette surface égale facilité l’exercice du pouvoir. Plusieurs règnes d’un gouvernement absolu n’auraient pas fait autant que cette seule année de Révolution pour l’autorité royale33.
- 34 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IV, 2, p. 400.
Or, toute l’analyse de la démocratie sinon combat cette idée en l’excluant de sa nature, du moins en fait une potentialité réelle, mais secondaire par rapport à sa dynamique propre. Dans la dialectique de la puissance et de la fragilité qu’esquisse Tocqueville, on comprend que le pouvoir peut toujours être oppresseur, mais que la réalité du mouvement social lui échappe. L’État peut régir et opprimer, mais son action est toujours seconde. Telle est bien d’ailleurs l’illusion, selon Tocqueville, des hommes démocratiques lorsqu’ils « conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur »34. Le dernier adjectif lui a peut-être échappé : la logique tocquevillienne elle-même ne laisse de sous-entendre que cet État précisément ne crée rien, faute d’individualisation par rapport à l’état social.
L’impropriété du politique
27Finalement, cet échec signifie très exactement une impropriété de la politique. Ce que Tocqueville n’avait peut-être pas perçu dans cet échec, c’est qu’il n’y était pour rien. Ce point aveugle de la politique n’est pas lié à une faiblesse de la pensée mais à un effet de structure qu’il pointe comme malgré lui et dont je ne suis pas certain que nous l’ayons encore compris et fait nôtre. Ce que brise la modernité, c’est la concordance entre l’état social et l’état politique propre à l’âge aristocratique, dont Tocqueville fournit maints éléments sans en cultiver la nostalgie. Étonnant paradoxe, certes, quant à la nature de la politique, qui se trouve orpheline, dans les deux cas, de toute volonté. Sous l’Ancien Régime, il ne pouvait exister une volonté libre, puisque le devoir du politique était pour ainsi dire écrit et que la volonté était inscrite dans les institutions séculaires, non dans l’initiative des hommes. Sous le régime moderne, la politique comme volonté devient théoriquement possible, mais elle se heurte à un état social avec lequel elle sera toujours contrainte à la discordance. Dans un régime aristocratique, le devoir politique est au sens propre conservateur ; il doit être porteur d’adéquation ; il lui faut garantir et préserver. Dans un régime démocratique, il serait, quant à son principe, sotériologique, au sens où il s’agit de sauver l’homme de l’emprise d’un pouvoir social qui corrompt la liberté. Mais par rapport à ce devoir, la politique est tout bonnement impuissante. La politique ne peut concrètement apporter la rédemption. Elle seule pourrait le faire en termes logiques, mais elle ne peut offrir de salut en termes concrets.
- 35 Tocqueville, lettre du 6 octobre 1855, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de M (...)
28On peut certes trouver, notamment dans la Démocratie en Amérique, des exemples de petites sociétés qui, à défaut d’être rédemptrices, préservent quelques éléments de liberté, les associations notamment. Mais ce qui pourrait représenter un état social préservant la vertu ne se situe, pour Tocqueville, finalement ni dans l’état aristocratique dont il détourne le regard, ni dans l’état démocratique. L’une des clés, sans doute, se trouve dans une lettre à Mme Swetchine où il parle de la transmutation vertueuse que l’état militaire provoque chez un jeune homme qui, aussitôt revenu à la vie civile, selon son expression, « ne transportera à la grande société aucun des sentiments qu’il a fait voir dans la petite »35. Il reprend alors l’exemple des « vertus publiques » propres à « certains peuples de l’Antiquité » et énonce ce qui apparaît comme la vision d’un idéal impensable :
- 36 Ibid., p. 263-264.
On était parvenu à faire pour la société civile ce que nous faisons pour la société militaire. Les citoyens de ce temps-là ne valaient peut-être pas mieux que nous individuellement et, dans la vie privée, ils valaient peut-être moins. Mais, dans la vie publique, ils rencontraient une organisation, une discipline, une coutume, une opinion régnante, une tradition ferme qui les forçaient d’agir autrement que nous36.
Cette lettre me paraît directement faire écho à la manière d’hommage paradoxal qu’il rend au principe même de la révolution, comme si celle-ci était une forme de continuation de l’autre moment politique qu’analyse Tocqueville, qui était celui de l’aristocratie. Il écrit ainsi, après avoir déploré le manque de grandes ambitions propre aux siècles démocratiques :
- 37 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, 3, 19, p. 335.
Les ambitions se montrent toujours fort grandes tant que dure la révolution démocratique ; il en sera de même quelque temps encore après qu’elle est finie37.
- 38 Il existe une sorte de mécanique ou d’arithmétique de la démocratie chez Tocqueville, (...)
Certes, celles-ci, nous dit-il, sont stériles et vaines, mais elles existent. Puis elles finissent par s’évanouir38. Ce faisant, il pointe non seulement un caractère de la démocratie, mais aussi ce qui allait miner, pour le dire en termes modernes, la légitimité et l’autorité du politique en son sein. La politique accompagnait la geste révolutionnaire et lui apportait une direction ; la démocratie finit par n’avoir plus de principe politique susceptible de la conduire. Que se passe-t-il dès lors ? L’état social (dans lequel il faut naturellement inclure la dictature de l’opinion) dicte sa loi et ceci explique aussi que, pour reprendre un autre de ses constats majeurs, les révolutions deviennent rares en démocratie.
29Implicitement, Tocqueville caractérise quelque chose qui se rapproche autant de la vertu antique que de la vertu révolutionnaire qui s’en inspirait formellement. La politique devient un état exceptionnel de la démocratie. Celle-ci connaît peu de changements volontaires et peu d’occasions de rédemption. L’idéal aristocratique rejoignait celui de la vertu civique qui était aux origines de la révolution démocratique. On sait que ce thème allait acquérir une riche postérité, y compris jusqu’à la république des conseils chère à Hannah Arendt.
30Il reste que ce qu’annonce la démocratie est rien moins qu’une absence. Et c’est à partir de celle-ci que Tocqueville s’habille en tragédien prophète :
- 39 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, III, 21, p. 361.
Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement dans le cercle des petits intérêts domestiques, et à s’y agiter sans repos, on peut appréhender qu’ils ne finissent par devenir comme inaccessibles à ces grandes et puissantes émotions publiques qui troublent les peuples, mais qui les développent et les renouvellent. […] Je ne puis m’empêcher de craindre que les hommes n’arrivent à ce point de regarder toute théorie nouvelle comme un péril, toute innovation comme un trouble fâcheux, tout progrès social comme un premier pas vers une révolution, et qu’ils refusent entièrement de se mouvoir de peur qu’on ne les entraîne39.
La suite indique bien que ce dont il est question ici n’est autre qu’une évaporation de l’action politique :
Je tremble […] que l’intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu’ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour se redresser.
Il faut citer la conclusion de ce passage qui condense, au fond, ce qui, avec la question de la liberté, est pour Tocqueville l’essentiel :
On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, et, moi, j’ai peur qu’elles ne finissent par être trop invariablement fixées dans les mêmes institutions, les mêmes préjugés, les mêmes mœurs ; de telle sorte que le genre humain s’arrête et se borne ; que l’esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire d’idées nouvelles ; que l’homme s’épuise en petits mouvements solitaires et stériles, et que, tout en remuant sans cesse, l’humanité n’avance plus.
Reflux donc du politique en démocratie lorsqu’il n’est plus soutenu par une idée révolutionnaire et un mouvement guidé par une idée directrice placée dans le futur. Idée aussi ambiguë si on la conjugue avec l’autre situation de la politique qu’avait envisagée Tocqueville : celle propre à l’aristocratie, comme si se dessinaient deux acceptions de la politique, l’une démocratique, l’autre aristocratique.
31Arrêtons-nous y un instant. Ce qui pourrait figurer l’idéal politique en démocratie est le changement et, pour le caractériser de manière large, la modification de l’état social, sous le signe de la liberté et de l’innovation, l’égalité des conditions constituant un donné indépassable. En même temps, cet idéal paraît quasiment impossible pour des raisons liées au caractère surdéterminant de cet état social nouveau. L’idéal politique en aristocratie était tout autre : la perpétuation de l’existant, la stabilité des structures et des rapports sociaux, l’équivalence pour ainsi dire du social et du politique. Dans ce cas, la politique se nie comme instance autonome et, partant, comme création. Dans la configuration démocratique, elle est en surplomb, virtuellement toujours génératrice d’un écart par rapport au donné social, disjonction, non naturelle, mais la démocratie ne lui en offre par les ressources.
32Tocqueville ressent bien ce que ce dilemme peut avoir de destructeur et il se demande comme sortir de ce qu’une telle conclusion peut avoir d’inavouable, mais aussi de ravageur pour les peuples démocratiques. Il est ainsi conduit à proposer une forme de propédeutique de l’illusion. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre sa philosophie de l’histoire. Ne reprenons pas son débat sur la propension des siècles aristocratiques à privilégier, dans l’explication des événements, l’action des acteurs individuels et celle des siècles démocratiques à invoquer de préférence les causes générales. Tocqueville a tôt fait d’expliquer que l’histoire est, somme toute, un mixte des deux, quand bien même il aurait eu lui-même tendance à présenter de manière plutôt déterministe les tendances à l’œuvre dans la démocratie. Mais l’essentiel réside bien dans ce qu’il dit de la croyance utile ou nuisible.
- 40 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, I, 20, p. 125.
Si cette doctrine de la fatalité, qui a tant d’attraits pour ceux qui écrivent l’histoire dans les temps démocratiques, passant des écrivains à leurs lecteurs, pénétrait ainsi la masse entière des citoyens et s’emparait de l’esprit public, on peut prévoir qu’elle paralyserait bientôt le mouvement des sociétés nouvelles40.
- 41 Ibid., p. 126.
Là aussi, la croyance devient plus déterminante que la réalité elle-même. On ne sait trop d’ailleurs si Tocqueville nourrit beaucoup d’illusion sur les pouvoirs de la représentation, ni s’il croit effectivement à la « force et [à] l’indépendance [des] hommes réunis en corps social », idée qu’« il faut se garder d’obscurcir »41. Rien ne le laisse vraiment supposer.
La liberté impossible ?
33On voit bien quel sauvetage il faut opérer, mais on peine à tracer le portrait-robot du sauveur. L’objectif primordial est clairement énoncé, dans un paragraphe indépassable :
- 42 Ibid., t. II, IV, 7, p. 448.
Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles et immobiles : donner aux particuliers certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits ; conserver à l’individu le peu d’indépendance, de force, d’originalité qui lui restent ; le relever à côté de la société et le soutenir en face d’elle : tel me paraît être le premier objet du législateur dans l’âge où nous entrons42.
- 43 Ibid., p. 440.
Là aussi, naturellement, Tocqueville revient sur ce qui apparaît comme l’inverse de la situation aristocratique, mais c’est aussitôt pour s’écarter de ce dernier schéma doit-il voit non seulement l’illusion, mais aussi le caractère inacceptable. Là, c’est « la société [qui] est souvent sacrifiée à l’individu »43. Le renversement par rapport à l’état social démocratique est total :
- 44 Ibid., p. 447.
Dans les siècles d’aristocratie qui ont précédé le nôtre, il y avait des particuliers très puissants et une autorité sociale fort débile. L’image même de la société était obscure et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs différents qui régissaient les citoyens. Le principal effort des hommes de ce temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoir social, à accroître et à assurer ses prérogatives et, au contraire, à resserrer l’indépendance individuelle dans des bornes plus étroites, et à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général44.
C’est donc bien dans la démocratie que la liberté doit être défendue contre la société car la dynamique de l’ensemble des conditions que crée l’état social joue contre elle.
- 45 On rappellera que, naturellement, Tocqueville blâme le retrait politique où il voit n (...)
34Pour autant, Tocqueville ne perd jamais de vue la nécessité d’une communauté. C’est bien elle qui porte l’individu à regarder loin et l’appel est constant chez lui à de grandes ambitions et à un regard qui embrasse profond et porte loin. Cette « indépendance individuelle » qu’il met en exergue n’est pas renfermement sur les petites choses de la vie, déprise de l’intérêt public et éloignement des perspectives qui peuvent améliorer les hommes. On retrouve pourtant là un autre point aveugle de la théorie de Tocqueville : qu’est-ce qui permet de favoriser la liberté sans en rapetisser et donc en corrompre le sens ? Comment orienter la liberté vers des perspectives qui sont celles d’un exercice du jugement qui élargit et conduit au politique45 ?
35La défense de la liberté par l’association témoigne aussi des limites de l’action en faveur de la liberté. Certes, l’appel est sans ambiguïtés :
- 46 Ibid., t. II, IV, 5, p. 426.
Chez les peuples démocratiques, il n’y a que par l’association que la résistance des citoyens au pouvoir central puisse se produire46.
Plus loin, il préconise :
- 47 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IV, 7, p. 441.
Au lieu de remettre au gouvernement seul tous les pouvoirs administratifs qu’on enlève à des corporations ou à des nobles, on peut en confier une partie à des corps secondaires temporairement formés de simples citoyens47.
Quoique soulignant les « injustices » propres à l’aristocratie, il préconise un modèle qui s’en inspire, tout en nous protégeant de ses risques :
- 48 Ibid., p. 442.
On ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristocratie ; mais je pense que les simples citoyens en s’associant, peuvent y constituer des êtres très opulents, très influents, très forts, en un mot des personnes aristocratiques. […] Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes48.
- 49 Ibid., t. II, II, 7, « Rapports des associations civiles et des associations politiqu (...)
- 50 Comme le suggère Claude Lefort, Écrire, p. 71.
Combat nécessaire, certes, toujours d’actualité, mais qui place aussi les espoirs de la liberté en dehors du champ politique au sens strict. Ces associations ont un pouvoir de résistance, de contestation, éventuellement d’invention, mais elles restent extérieures au domaine de l’action. Elles participent de la société, mais elles ne la structurent pas. Elles opposent leur liberté au pouvoir politique porté par la majorité, mais elles ne sont pas politiques. Sans doute avait-il, bien plus haut dans l’ouvrage49, développé la célèbre distinction entre associations civiles et associations politiques et montré l’apport essentiel de celles-ci non seulement en matière de liberté mais aussi d’intériorisation de la chose commune. On sait que, pour lui, les associations politiques constituent une « école » qui permet de porter le regard sur les grandes choses. Mais ce propos, sans doute plus destiné à ses lecteurs politiques50 que propre à alimenter une théorie complète, obscurcit davantage encore la situation du politique.
36Il est d’ailleurs intéressant de relever une contradiction apparente : dans un chapitre précédent, Tocqueville formule les choses de manière non plus positive et prescriptive, mais négative et sous forme de constat :
- 51 Ibid., t. II, III, 13, p. 299 (nous soulignons).
Quels que soient les progrès de l’égalité, il se formera toujours chez les peuples démocratiques un grand nombre de petites associations privées au milieu de la grande société politique. Mais aucune d’elles ne ressemblera, par les manières, à la classe supérieure qui dirige les aristocraties51.
- 52 Ibid., p. 297.
- 53 Ibid., p. 298.
Les associations apparaissent là comme étant de l’ordre du fait et la comparaison avec l’aristocratie devient dépréciative. De fait, la différence fondamentale, que Tocqueville ne reprécise pas ici explicitement, tient à ce que le mode social aristocratique voulait que la division sociale fût structurante et organisatrice. Ici, il s’agit d’associations qu’il qualifie de « privées » et non de « sociales », comme pour mieux manifester leur extériorité. Ce qui disparaît est bien, pour reprendre son expression, une « existence commune »52 au profit de « petites coteries »53. Le titre du chapitre est sur ce point éclairant : « Comment l’égalité divise naturellement les Américains en une multitude de petites sociétés particulières ». À cet endroit, Tocqueville n’évoque nullement la liberté, mais le mouvement purement réactif qui conduit à la division sociale :
- 54 Ibid., p. 298-299 (nous soulignons).
Il se crée une multitude de classifications artificielles et arbitraires à l’aide desquelles chacun cherche à se mettre à l’écart, de peur d’être entraîné malgré soi dans la foule54.
- 55 Albert Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
Pour reprendre la terminologie d’Albert Hirschman le phénomène tient assurément plus de l’exit que de la voice55.
En dehors du politique
37Quelles vont alors être les formes des réponses que Tocqueville adopte finalement ? Elles se situent en dehors du politique, signant par là un désespoir évident, dont il faut dépasser le caractère existentiel.
- 56 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, III, 8, p. 270.
- 57 Ibid., p. 273.
38Bien des réponses sont indirectes. En partie gouvernées par son histoire personnelle, il faut relire les pages qu’il consacre à la famille démocratique et où se noue ce qui est central à sa perspective : les rapports entre l’individu et la société. Ceux-ci font l’objet de deux phrases essentielles. Décrivant le passage des relations familiales propres à l’aristocratie à celles qui régissent la famille démocratique, il écrit : « Je ne sais si, à tout prendre, la société perd à ce changement ; mais je suis porté à croire que l’individu y gagne »56. Il précise quelques lignes après : « Le lien naturel se resserre, tandis que le lien social se détend ». Il reprend cette phrase en conclusion du chapitre en attribuant ces faits à la démocratie et accentue encore l’idée en affirmant qu’elle « rapproche les parents dans le même temps qu’elle sépare les citoyens »57. Mais précisément que reste-t-il du lien politique lorsque ce qui gouverne le mode de relations entre personnes est précisément qualifié de « naturel » ? Où peut-on trouver le point de jonction entre le social et l’individu dans la démocratie ? Qu’est-ce qui va pouvoir donner une consistance à la politique en permettant, puisqu’il s’agit de cela, de garantir la liberté tout en forgeant une communauté de mœurs qui ne repose pas sur une opinion à la fois faible et inconstante ?
- 58 Tocqueville, lettre à Madame Swetchine du 10 septembre 1856, p. 292.
39Par rapport à cet éclatement du lien de société, dont la Démocratie avait montré que non seulement il n’était point incompatible avec la liberté et avec la similitude portée par l’opinion, une autre tentation – en fait toujours une béquille, et Tocqueville le sait bien – est la morale. C’est comme oubliant les constats logiques effectués sur l’état social qu’il énonce ce qui pourrait constituer une morale publique, dans le prolongement de sa forme de nostalgie pour la vertu civique. Distinguant ainsi la morale privée de la morale publique, il évoque « les devoirs qu’a tout citoyen vis-à-vis de son pays et de la société humaine dont il fait partie »58, devoirs dont on sent bien qu’ils sont comme en surplomb par rapport au règne de ce qu’il analyse comme « individualisme ». Mentionnant un mois plus tard, dans une autre lettre, le rôle que, selon lui, doivent jouer les prêtres, il demande :
- 59 Tocqueville, lettre du 20 octobre 1856, p. 297.
[…] qu’ils fissent pénétrer plus avant dans les âmes que chacun se doit à cet être collectif avant de s’appartenir à soi-même. Qu’à l’égard de cet être-là, il n’est pas permis de tomber dans l’indifférence […] et que tous, suivant leurs lumières, sont tenus de travailler constamment à sa prospérité et de veiller à ce qu’ils ne soient soumis qu’à des autorités bienfaisantes, respectables et légitimes59.
Attitude sensée, pragmatique, banale même, pourrait-on dire ; mais attitude qui en dit long aussi sur l’incapacité des institutions et de la politique à créer dans le corps social des attitudes qui soient favorables à une telle vertu. Plus profondément encore, apparaît ainsi une perte de confiance envers la capacité, tant de la politique que de la société, de susciter la morale authentique, la seule qui puisse être définie avec rigueur, qui est la morale privée. Sans doute, existe-t-il une dimension anthropologique à cette impossibilité puisque, somme toute, aucune morale n’est jamais garantie et qu’elle ne relève guère d’un apprentissage. Mais il faut y percevoir aussi un effet du social : comment susciter et protéger une sphère d’intériorité, seul lieu où elle peut se déployer, quand la sphère sociale envahit tout ? Que Tocqueville en soit réduit à imaginer une morale publique, qui n’est qu’un succédané, révèle un pessimisme évident quant à notre faculté d’être libres.
- 60 Cf. en particulier Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyen (...)
40C’est assurément par l’invocation de la religion que Tocqueville traduit le plus l’impuissance propre du politique. Je ne reviendrai pas ici sur certaines analyses subtiles et rigoureuses60 qu’il m’est impossible de discuter ici et n’entreprendrai pas de risquer l’exégèse des textes sur la religion dans l’œuvre de Tocqueville. Je partirai, plus simplement, de l’expression d’une intention. Que dit-il précisément ? Partant d’un constat, il en fait un exemple :
- 61 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, II, 15, p. 200.
Les Américains montrent, par leur pratique, qu’ils sentent toute la nécessité de moraliser la démocratie par la religion. Ce qu’ils pensent à cet égard sur eux-mêmes est une vérité dont toute nation démocratique doit être pénétrée61.
- 62 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, I, p. 36.
Les raisons en sont connues et évoquées, reconnaissons-le, de manière un peu plate : la religion élève les âmes, cultive le désintéressement, détourne des passions matérielles. Ne discutons pas l’argument, mais bornons-nous à en tirer la conclusion irréfragable : la politique ne suffit pas. Pour sauver la démocratie, il faut faire appel à ce qui est le plus opposé non seulement au politique lui-même, mais à son principe, et qui n’est pas en tant que tel la religion, mais le fait même de l’appel volontaire à la croyance. Sans doute a-t-il précisé plus haut que l’état démocratique lui-même supposait des « croyances dogmatiques » et que, donc, à tout prendre mieux, valait des croyances utiles. Mais ce n’était pas pour s’alarmer qu’elles subsistassent chez les hommes démocratiques, puisqu’au contraire il affirmait tout de go « qu’il était même à souhaiter qu’ils en eussent de telles »62.
41On a beaucoup glosé sur le caractère fonctionnel de la religion chez Tocqueville. Or, la religion n’a pas chez lui seulement une fonction dans la correction de la démocratie, mais apparaît précisément comme un artifice et, littéralement, un artefact. Cela apparaît dans la leçon qu’il donne aux dirigeants des démocraties :
- 63 Ibid., t. II, II, 15, p. 205 (nous soulignons).
Je crois que le seul moyen efficace dont les gouvernements puissent se servir pour mettre en honneur le dogme de l’immortalité de l’âme, c’est d’agir comme s’ils y croyaient eux-mêmes ; et je pense que ce n’est qu’en se conformant scrupuleusement à la morale religieuse dans les grandes affaires, qu’ils peuvent se flatter d’apprendre aux citoyens à la connaître, à l’aimer et à la respecter dans les petites63.
Le « comme si » est manifestement déterminant ici. Ne pouvant demander de croire, Tocqueville veut qu’on fasse semblant et qu’on présente la religion sous les couleurs de la vérité, qu’on y croie ou non. Les « gestes de la piété », comme dirait Pascal, sont d’abord à usage collectif.
42La présentation de l’artifice va encore plus loin et emprunte les chemins de l’analyse historique. Le moteur des grandes actions ne pouvant se trouver dans ce monde, il convient, selon Tocqueville, de le chercher dans l’autre. C’est là aussi de l’extérieur au politique que peut provenir la politique elle-même. Relisons les attendus :
- 64 Ibid., t. II, II, 17, p. 208.
Les peuples religieux ont souvent accompli des choses […] durables. Il se trouvait qu’en s’occupant de l’autre monde, ils avaient rencontré le grand secret de réussir dans celui-ci. Les religions donnent l’habitude générale de se comporter en vue de l’avenir. En ceci elles ne sont pas moins utiles au bonheur de cette vie qu’à la félicité de l’autre. C’est un de leurs plus grands côtés politiques64.
Il s’agit ainsi de déformer la nature de la démocratie en y introduisant des principes extérieurs qui ne sont pas politiques, mais agissent politiquement.
43Telle est en somme la faiblesse à laquelle sont réduites les démocraties modernes : ne pouvoir compter que sur des forces qu’elles ne détiennent pas. Mais de telles forces sont infiniment plus fragiles que peuvent prodiguer les institutions. La rédemption par le politique est douteuse ; celle par la religion est aléatoire et d’ailleurs littéralement impossible ici-bas. Plaçant en théorie comme horizon de l’action humaine une forme de salut – par la politique ou autrement –, il aboutit dans les faits à la conclusion que la sotériologie même est vaine. Tocqueville brise ainsi méthodiquement, et avec lucidité, les buts essentiels que tout homme soucieux du bien commun serait censé devoir poursuivre. Tel n’est pas le moindre paradoxe de Tocqueville : après avoir exploré au scalpel la réalité de l’état social démocratique, il est conduit à accorder une place à ce qui est le plus étranger au monde tel qu’il va. En introduisant successivement la morale et la religion, il se place dans le camp des théoriciens de la face la plus noire de la démocratie, celle dont tout espoir de raison a à jamais été banni.
44La philosophie politique de Tocqueville est une philosophie de l’échec. Philosophie sombre, comme cela a souvent été remarqué et sans doute, pour cette raison-là – et pas seulement en raison de l’absence de jargon –, sociologie plus que philosophie, ou sociologie nouée sinon à une morale, du moins à un jugement, ce qui, en toute rigueur épistémologique, pourrait paraître contradictoire. Il me semble dès lors plus que hasardeux de faire jouer à Tocqueville le rôle d’un maître à penser pour conduire la politique à l’heure présente. Répétons-le : il n’y a pas de politique de Tocqueville. Non seulement une telle vision serait fausse, mais elle rabaisserait l’auteur de la Démocratie, conduisant à détourner le regard de la portée la plus essentielle et la plus dérangeante de son œuvre. En tentant de montrer son actualité, elle enfermerait dans l’ombre ce qui ressemble peut-être à la vérité du politique. En mettant en avant de qui paraît le plus aisément intelligible, fût ce peu réjouissant – ainsi de la tyrannie de l’opinion –, elle nous empêcherait de percevoir ce qu’il y a de proprement inintelligible dans notre condition politique.
Notes
1 Nous avons tenté de démontrer ailleurs (cf. N. Tenzer, La politique [1991], Paris, PUF (Que sais-je ?), 1993) qu’il était impropre de parler de politique, sauf naturellement internationale, dans un régime autre que démocratique, ce qui ne signifiait certes pas que, dans ces autres régimes, il n’y ait pas de décisions, de projet d’organisation de la société, ni de vision de l’agencement des pouvoirs, avec ce que cela suppose comme intrigues politiques.
2 Cf. notamment Critique et sens commun, Paris, La Découverte, 1990 et La critique sociale au XXe siècle, Paris, Métailié, 1996.
3 Cf. notamment Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987, chap. X.
4 Cf. notamment Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, Julliard, 1982, notamment chapitre premier.
5 Cf. Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 61 notamment.
6 Tocqueville, « Introduction », De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard (Folio), t. I, 1986, p. 42.
7 Il précise, en une formulation quasi marxienne, qu’elle « s’est opérée dans le matériel de la société » (ibid., p. 43).
8 Cf. notamment les essais regroupés dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, (Idées), 1972.
9 Cf. notamment La culture du narcissisme, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000.
10 Cf. notamment Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996 et Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Paris, Seuil, 2005.
11 Il n’y a pas ainsi d’institutions « idéales » qui pourraient correspondre à l’état social nouveau, au sens où elles pourraient le sauver effectivement des risques qu’il fait courir à la liberté. La problématique institutionnelle valait pour les temps anciens, ceux du régime monarchique ou de la période de transition. Désormais, pour lui, la question institutionnelle est devenue trop faible pour répondre aux enjeux modernes.
12 Tocqueville, « Introduction », De la démocratie en Amérique, t. I, p. 51.
13 Tocqueville, lettre du 15 décembre 1850 à Louis de Kergorlay, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay, Paris, Gallimard, 1977, vol. II, p. 230.
14 J’emprunte cette intuition à Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, I. L’âge européen, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1976, p. 32.
15 Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard (Folio), 1978, p. 45.
16 Ibid., p. 51.
17 Tocqueville, Souvenirs, p. 51.
18 Ibid., p. 53.
19 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, I, 3, p. 96 (nous soulignons).
20 Tocqueville, Souvenirs, p. 131.
21 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, 7, p. 389.
22 Ibid., p. 371.
23 Ibid., p. 372.
24 Ibid., t. II, III, 21, p. 358.
25 Ibid., p. 359.
26 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IV, 6, p. 434.
27 Ou, pour être plus précis, celle qu’il critique est celle de l’Ancien Régime (cf. L’Ancien régime et la Révolution, II, 10, Paris, Gallimard (Idées), p. 178-190 notamment), non une souveraineté qui serait propre à l’état social de la démocratie.
28 La seule critique explicite de certains côtés modernes du pouvoir concerne la « gestion » par l’État dans certains pays de l’épargne privée, fortement dénoncée par Tocqueville, et où il voit le signe de la confiance qu’inspire l’État (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IV, 5, p. 420).
29 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, I, 4, p. 109.
30 Le chapitre où il est le plus employé est le troisième de la troisième partie, où il est question des « économistes » et de la forme d’artificialisme étatique qu’ils promeuvent, où Tocqueville voit l’origine du socialisme de son temps qu’il condamne. Au demeurant, il utilise dans ce passage de manière quasi indifférente les termes d’État et de pouvoir social. Y apparaît pourtant bien une critique d’un État bureaucratique, mais qui est séparée de l’analyse du reste du livre. Il s’agit d’une formulation extrême, qui introduit l’idée d’égalité, plutôt qu’elle ne vise à caractériser l’état social spécifique de la démocratie.
31 Toccqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, I, 2, p. 65.
32 Ibid., I, 2, p. 66.
33 Ibid., I, 2, p. 65.
34 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IV, 2, p. 400.
35 Tocqueville, lettre du 6 octobre 1855, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Madame Swetchine, p. 263.
36 Ibid., p. 263-264.
37 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, 3, 19, p. 335.
38 Il existe une sorte de mécanique ou d’arithmétique de la démocratie chez Tocqueville, dont le paradoxe apparaît lorsqu’il écrit à Louis de Kergorlay que « si l’égalité met les grandes ambitions à la portée de moins de personnes, elle les permet à tout le monde » (Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay, p. 13). Une distance se révèle entre le potentiel et le réel, entre la logique et le fait. Les potentialités de la démocratie sont infinies et irréalisables. En 1838, Tocqueville gardait néanmoins quelque espoir, quand bien même, dans la même lettre, il fait état d’une antinomie entre la hauteur et l’étendue. La possibilité du surgissement d’une grande ambition au sein même de la masse devait être déniée dans la seconde Démocratie, puisque celui qui aurait de grandes ambitions ne pourrait plus être entendu en raison même de la dictature de l’opinion moyenne… ou alors il serait un tyran.
39 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, III, 21, p. 361.
40 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, I, 20, p. 125.
41 Ibid., p. 126.
42 Ibid., t. II, IV, 7, p. 448.
43 Ibid., p. 440.
44 Ibid., p. 447.
45 On rappellera que, naturellement, Tocqueville blâme le retrait politique où il voit non seulement la source d’une perte de grandeur, mais aussi un facteur d’asservissement. Ainsi lorsqu’il écrit des hommes démocratiques que « non seulement ils n’ont pas naturellement le goût de s’occuper du public, mais souvent le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste presque plus d’énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie politique » (ibid., t. II, IV, 3, p. 402).
46 Ibid., t. II, IV, 5, p. 426.
47 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IV, 7, p. 441.
48 Ibid., p. 442.
49 Ibid., t. II, II, 7, « Rapports des associations civiles et des associations politiques ».
50 Comme le suggère Claude Lefort, Écrire, p. 71.
51 Ibid., t. II, III, 13, p. 299 (nous soulignons).
52 Ibid., p. 297.
53 Ibid., p. 298.
54 Ibid., p. 298-299 (nous soulignons).
55 Albert Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
56 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, III, 8, p. 270.
57 Ibid., p. 273.
58 Tocqueville, lettre à Madame Swetchine du 10 septembre 1856, p. 292.
59 Tocqueville, lettre du 20 octobre 1856, p. 297.
60 Cf. en particulier Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la religion, Paris, Fayard, 2003.
61 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, II, 15, p. 200.
62 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, I, p. 36.
63 Ibid., t. II, II, 15, p. 205 (nous soulignons).
64 Ibid., t. II, II, 17, p. 208.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Nicolas Tenzer, « Tocqueville, critique social de la modernité politique », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 291-315.
Référence électronique
Nicolas Tenzer, « Tocqueville, critique social de la modernité politique », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1880 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1880
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