Navigation – Plan du site

AccueilNuméros44Tocqueville libéral et républicai...Tocqueville, sociologue libéral ?

Tocqueville libéral et républicain, sociologue et historien

Tocqueville, sociologue libéral ?

Christian Laval
p. 269-289

Texte intégral

1Peut-on parler d’une « sociologie libérale » pour qualifier la pensée de Tocqueville ? La question ne porte pas sur la légitimité d’une lecture « politique » de Tocqueville. L’idée que la connaissance de la société est intimement liée à des formes d’engagement lucide et réfléchi dans le monde historique n’est pas choquante et elle implique même que la réception de cette connaissance engagée participe des luttes et des prises de position qui caractérisent le moment même de la réception. La lecture est, en ce sens, aussi nécessairement engagée que l’écriture, et la lecture de Tocqueville l’est plus qu’une autre peut-être du fait de l’écriture même de Tocqueville, qui, par ses balancements, ses antinomies, ses dilemmes, semble refléter les tendances contradictoires de la société. Mais cela ne veut pas dire que toutes les lectures se valent.

  • 1 Cf. Jean-Louis Fabiani, « Tocqueville et les sociologues », in Tocqueville. De la démocrati (...)

2Pour être plus direct encore, on doit se demander s’il est possible de rééditer en sociologie ce qui a été entrepris avec quelque succès dans le champ historique : faire de Tocqueville le champion de l’anti-marxisme. Il nous semble qu’on ne peut le tenter qu’au prix d’une réduction considérable de sa pensée. C’est bien ce à quoi l’on assiste d’ailleurs comme en témoignent les derniers ouvrages de Raymond Boudon qui, non contents d’en faire l’un des principaux sociologues de la tradition libérale, voudraient y voir un antidote puissant au supposé « illibéralisme des intellectuels ». Ce type de lecture n’est pas nouveau. Il est temps pourtant, au regard du renouvellement considérable des études tocquevilliennes, de rompre avec une interprétation mutilante qui ne voit jamais en Tocqueville que l’anti-Marx par excellence1. La pensée même de Tocqueville en effet exclut toute lecture unilatérale et dogmatique.

Tocqueville sociologue classique

  • 2 Raymond Aron, « Tocqueville retrouvé », La revue Tocqueville, vol. I, nº 1-automne 1979, (...)
  • 3 Raymond Aron, Essai sur les libertés, Paris, Calmann-Lévy, 1976, p. 19.

3Mais, d’abord, est-il légitime de faire de Tocqueville un sociologue ? Tocqueville a été tardivement mais assurément reçu dans cette section déjà bien large de la science sociale, notamment grâce aux efforts de Raymond Aron. Ce dernier, on le sait, a affirmé dans son grand article « Tocqueville retrouvé », non sans quelque optimisme, que « Tocqueville a retrouvé en France la gloire et l’actualité qu’il avait perdues depuis un siècle ». Et il ajoutait : « Tous les sociologues le reconnaissent comme un des leurs »2. Si Tocqueville devait jouir de cette reconnaissance universelle au royaume sociologique, c’est, pour suivre les réflexions de Raymond Aron, qu’il fallait enfin le regarder comme une sorte de digne successeur de Montesquieu parti lui aussi à la recherche des principes qui spécifient les mœurs, les lois, les régimes politiques de chaque société3. Il n’aurait certes pas inventé le nom de la discipline sociologique, mais il aurait au moins voulu inaugurer une « science politique nouvelle » que l’on doit comprendre comme l’un des fondements de la sociologie.

4Aujourd’hui, pour le sociologue qui prend la peine de lire ce « classique », il n’y a pas de doute que Tocqueville est un « fondateur », surtout lorsqu’il prend la mesure de l’analyse tocquevillienne qui ne cesse de montrer combien décisive est l’appartenance de chaque individu à un monde social qui influence sa manière de penser, de concevoir la vie, ses rapports aux autres, son rapport à l’avenir et au passé : une analyse capable de dégager, en deçà des institutions, des événements, des mœurs même, un plan qui est celui du rapport de l’homme à l’homme, du lien humain en son noyau même. Tocqueville constitue comme objet, un état social. Non pas seulement un état au sens statique du terme, mais une réalité sociale dynamique, un « fait générateur » incorporé. Un état social est générateur parce que le sujet social est causé et causant à la fois : ce dernier est animé d’une passion qu’il ne cesse de conforter et d’étendre par ses conduites. Dès lors, Tocqueville découvre l’individu moderne, non seulement par la remarquable description qu’il en fait, mais par sa genèse aussi. L’individu n’est pas comme on le pensait alors souvent dans la littérature philosophique et économique un donné primordial, il est un produit de l’histoire et une réalité propre à un certain âge des sociétés.

5Tocqueville est donc un « classique » de la sociologie et sur ce point, Raymond Aron a beaucoup accompli. Pourtant, que fait la sociologie de ses « classiques » ? Cette reconnaissance d’un « Tocqueville classique » n’empêche pas des pans entiers de la sociologie de l’ignorer toujours, semblant subir encore le lourd silence sur sa pensée imposé par la plupart des durkheimiens. À l’opposé, on peut aussi tenir que l’interrogation de nature anthropologique sur les sociétés modernes, reste bien souvent dans la filiation tocquevillienne. Louis Dumont a joué un rôle fondamental à cet égard. Même si la sociologie devient de plus en plus empirique et spécialisée, beaucoup de travaux doivent à Tocqueville, parfois à leur insu. Les sociétés modernes, dans leur mouvement propre, obligent les sociologues, directement ou non, à se référer à Tocqueville.

Une sociologie engagée

  • 4 Raymond Aron écrit très justement que « Tocqueville est un sociologue qui ne ce (...)
  • 5 Tocqueville, « Introduction », De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Fla (...)
  • 6 Tocqueville, lettre à Kergolay, du 4 octobre 1837, Œuvres complètes, Paris, Gal (...)

6L’une des raisons qui explique une certaine résistance à l’utiliser plus explicitement tient à son engagement et à ses jugements politiques et moraux que l’on impute à son libéralisme, censé constituer le premier caractère de sa pensée. Raymond Aron soutenait que, comme Montesquieu, Tocqueville était à la fois un sociologue et un philosophe. Ce qui, pour lui, signifiait qu’il ne se contentait pas d’observer la diversité des mondes sociaux et historiques mais qu’il prenait partie, qu’il introduisait des jugements de valeur et, in fine, qu’il voulait contribuer à l’orientation de la société. En somme, Tocqueville était à la fois savant et politique4. Faut-il dire que cette sociologie philosophiquement engagée n’est pas aisément reçue dans des univers savants cloisonnés, et à une époque où l’engagement ne se concilie plus très bien avec la carrière académique. Tocqueville, mais Aron aussi, ont heureusement échappé à cette neutralisation académique souvent bien hypocrite d’ailleurs. L’un des aspects qui frappent chez Tocqueville est la façon dont il étudie objectivement les phénomènes – pour employer un anachronisme – afin de mieux interroger les voies possibles qui s’ouvrent aux sociétés. L’égalité des conditions, par exemple, n’est pas de l’ordre de l’opinion, il ne s’agit pas d’être pour ou contre la démocratie, elle s’impose à nous comme un « fait providentiel ». De ce point de vue, il est presque cocasse de vouloir ranger Tocqueville dans la tradition de l’individualisme méthodologique quand son point de départ le plus clairement affirmé est un « mouvement social » défini comme « universel, durable », et qui « échappe chaque jour à la puissance humaine »5. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire. Tocqueville, tout en se donnant à l’étude et à l’écriture, voulait « mettre l’action au-dessus de tout »6. Si la plupart des traits et des conséquences de la démocratie ne relèvent pas de la volonté individuelle mais de la logique des faits auxquels nous devons faire face, leur connaissance doit servir à les orienter du mieux possible par l’action. En ce sens, il est bien plus proche de l’esprit sociologique de Marx que de celui de beaucoup de nos actuels « positivistes » en ce que les entrelacs de la science et de la politique sont une donnée assumée. Procurer à la démocratie comme égalité des conditions une forme politique souhaitable suppose de savoir qu’elle constitue une « révolution sociale » que l’on ne peut éviter.

Quelle « sociologie libérale » ?

7Peut-on sans risque qualifier cette sociologie de « libérale » ? Il faudrait d’abord distinguer les sens possibles d’une telle formule. Si l’on entend par là une sociologie qui regarde le monde social depuis un jugement de valeur sur la société et qui fait de la liberté le grand problème des sociétés modernes tout en désirant y apporter des solutions pratiques, cette désignation conviendrait assez bien à Tocqueville. Tous les développements qu’il fait sur l’omnipotence de la majorité, sur l’indifférenciation intellectuelle, sur le goût du bien-être participent de ce choix moral en faveur de la valeur de la liberté. Mais c’est prendre le mot « libéral » dans un sens très général.

  • 7 Tocqueville, Discours du 12 septembre 1848, Œuvres, Paris, Gallimard (La Pléiad (...)

8On peut entendre aussi sous cette expression une sociologie qui serait la science d’une politique libérale, laquelle serait fondée sur le respect des droits individuels, de la propriété, de la liberté de pensée et d’entreprendre. Mais surtout, puisque la société est donnée comme ayant ses propres lois, qu’elle se développe selon des principes et une logique qui échappent à l’ingérence gouvernementale, la sociologie comme science nouvelle du législateur, constituerait à la fois un prolongement, un élargissement et un substitut de l’économie politique libérale. À l’instar de cette dernière, elle encouragerait les gouvernants à se défier des dynamiques égalitaires, des « demandes sociales » excessives, des règlements trop contraignants. Elle aurait donc d’étroits rapports avec des politiques que l’on dit libérales, conservatrices ou élitistes. Ce serait toutefois gommer un peu vite que, si Tocqueville a bien dénoncé dans le socialisme étatiste la « société d’abeilles ou de castors »7, il n’est pas hostile à toute intervention de l’État.

9On pourrait entendre également par « sociologie libérale » une sociologie qui, conduite par ce primat de la liberté, poserait un diagnostic sur la société qui s’opposerait aux sociologies critiques du capitalisme. On retient assez scolairement de l’œuvre de Tocqueville l’idée selon laquelle les passions révolutionnaires vont s’éteindre du fait d’une homogénéisation sociale inéluctable, d’une « moyennisation » de la structure sociale. On a ainsi pris l’habitude de rapporter à Tocqueville tout ce qui empiriquement conforte l’idée d’une réduction des inégalités ou d’un affaiblissement des doctrines et des organisations qui contestent le capitalisme, sans se demander si Tocqueville avait une vue aussi simpliste de l’avenir.

  • 8 Tocqueville, « Introduction », De la démocratie en Amérique, I.

10On peut encore entendre par « sociologie libérale » une méthodologie qui se refuserait à personnifier des entités collectives ou à fonder des analyses sur des forces collectives déterminantes. C’est le sens que retient Raymond Boudon qui veut surtout voir dans la démarche de Tocqueville l’esprit nominaliste de « l’individualisme méthodologique ». Pourtant Tocqueville établit comme jamais avant lui une véritable histoire de la naissance de l’individu moderne, il ne cesse de mettre en valeur les mouvements longs de la civilisation qui se déroulent souvent à l’insu des acteurs de l’histoire (ces « aveugles instruments dans les mains de Dieu »8), il ne se lasse jamais de montrer la rupture entre la scène actuelle de la société sur laquelle les acteurs jouent leur rôle et le mouvement historique de fond auquel ils contribuent sans le savoir, mais qu’ils infléchissent, accélèrent, ralentissent au gré de décisions qui dépendent des circonstances hasardeuses de la déesse Fortune.

11Penser la sociologie de Tocqueville comme une « sociologie libérale » n’est donc pas aussi évident qu‘on le croit parfois. On peut certes avoir l’impression que les quatre significations que nous avons distinguées résument assez exactement une pensée de Tocqueville. Mais n’est-ce pas justement une approche trop conforme à l’esprit des sociétés démocratiques dominées par l’opinion que de réduire des théories complexes à un « gros lieu commun », pour parler comme lui, auquel son propre nom est attaché dans la discipline sociologique ?

Tocqueville instrumentalisé

12Rappelons d’abord que cette pensée de Tocqueville a été constituée comme sociologie libérale dans une conjoncture particulière et avec une visée polémique très affirmée. L’opération a consisté à faire de Tocqueville un pôle symétriquement opposé à la sociologie marxiste ou même, plus largement, à la sociologie critique. En fait, le « Tocqueville retrouvé » dont parlait Raymond Aron a été vite instrumentalisé comme un « anti-Marx ». Françoise Mélonio en a fait exhaustivement la démonstration pour la France. Elle écrit très justement :

  • 9 Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français, Paris, Aubier, 1993, p. 275.

Tocqueville contre Marx, c’est la guerre froide dans l’ordre des idées, chaque camp ayant son héros éponyme9.

  • 10 Cf. Jean-Louis Fabiani, « Tocqueville et les sociologues », p. 225.
  • 11 Seymour Drescher a dressé la liste impressionnante des travaux qui ont joué sur l’opp (...)

Cette lecture particulière de Tocqueville a même été radicalisée dans les années 1980 dans le contexte de l’affaiblissement du marxisme et de la mise en cause de tout ce qui pouvait apparaître en sociologie comme trop déterministe10. Mais cette instrumentalisation politique de Tocqueville n’est ni nouvelle, ni spécifique à la France. Elle a même été au cours du deuxième XXe siècle fort courante. Seymour Drescher a ainsi expliqué le « retour » de Tocqueville comme un effet de la prédominance américaine après la Deuxième Guerre mondiale et par la nécessité idéologique d’opposer une doctrine solide et prestigieuse au marxisme11. Tocqueville est ainsi devenu une référence majeure qui sert en Amérique de caution intellectuelle dans le champ politique comme dans celui des sciences sociales.

13Cette instrumentalisation n’a pas été homogène. On ne saurait confondre par exemple la réintroduction de cette pensée dans le corpus des sociologies classiques que Raymond Aron a effectuée en France avec d’autres usages idéologiques caricaturaux que l’on en a fait et que l’on continue de faire. Certes, Raymond Aron a lu Tocqueville à travers Marx, en confrontation avec Marx. Selon l’orientation politiquement libérale qui était la sienne, il voulait faire valoir l’importance des libertés politiques dans la vie sociale. Sur un plan plus directement sociologique, il tenait l’idée de comparer les capacités prédictives respectives de Marx et de Tocqueville pour une sorte d’expérience permettant de vérifier la validité de l’une et de l’autre des théories. Si les sociétés européennes des années trente ressemblaient bien, selon lui, à la vision qu’en avait donnée Marx, il soutenait que celles des années 1960 étaient beaucoup plus proches de celle proposée par Tocqueville. Au moins, maintenait-il cette réserve qui ne manque pas de pertinence aujourd’hui :

  • 12 Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, p. 228.

Ainsi reste ouverte la question de savoir à laquelle de ces visions ressemblera la société européenne des années 9012.

La comparaison était biaisée dès le départ. De quelle « vision de Tocqueville » faut-il parler ? Il suffit de considérer certaines pages qu’il a consacrées à la misère ouvrière de Manchester, si proches de celles d’un Marx ou d’un Engels par certains côtés, pour se poser la question. Faut-il par ailleurs laisser dans l’ombre le fait que Tocqueville n’a pas été sans influence sur Marx comme l’attestent certains passages sur le règne de l’argent en Amérique dans la Question Juive ? Enfin, comment oublier la situation sociale américaine exceptionnelle au début du XIXe siècle qui se caractérise aux yeux de tous les observateurs qui comparent les deux côtés de l’Atlantique par une prospérité et une relative absence de grande misère (si on laisse de côté l’esclavage bien entendu), de sorte qu’on peut difficilement mettre sur le même plan les regards de Tocqueville et de Marx sur des réalités sociales très différentes.

  • 13 Hayek place une citation de Tocqueville en exergue de La route de la servitude et en fait son point (...)

14Mais cette réévaluation aronienne de Tocqueville, même si elle a été d’emblée marquée par une volonté de combattre le marxisme, n’a rien à voir avec des interprétations caricaturales que l’on trouve dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dès les années 1940, Tocqueville a été recyclé par le néo-libéralisme. Hayek, si important dans cette longue reconquista idéologique, en a même fait son champion et l’on ne saurait oublier que La route de la servitude, cette lourde charge contre toute forme d’intervention de l’État dans l’économie et la société, prétend suivre les traces de Tocqueville13. Un usage très polémique pouvait alors commencer dans une opération qui allait jusqu’à assimiler l’État-providence aux diverses formes de totalitarisme hitlérien ou stalinien.

Tocqueville méconnu

  • 14 Marx a été victime d’une opération exactement symétrique, avec les mêmes conséq (...)

15Ce portrait de Tocqueville en anti-Marx a figé et réduit la sociologie tocquevillienne14. Si dans le meilleur des cas, la référence à Tocqueville a permis de mieux penser la nature des sociétés industrielles dans leurs différentes versions, ce mode de lecture a eu pour effet d’effacer l’originalité, le non-conformisme et la complexité d’une pensée extrêmement riche.

16Le principe de la lecture habituelle de Tocqueville, on le sait, consiste à dire que la démocratie des sociétés modernes est traversée par le dilemme de l’égalité et de la liberté et par la difficulté de les concilier. La passion irrépressible pour l’égalité de l’individu démocratique risque fort de le faire pencher vers des formes de pouvoir bureaucratique et de le plier toujours plus sous le joug du pouvoir homogène de la masse. Il suffit alors d’identifier cette passion de l’égalité et le socialisme pour faire de Tocqueville un parfait militant libéral. Mais lorsqu’on lit plus attentivement l’œuvre de Tocqueville, lorsqu’on la replace dans son contexte, lorsqu’on s’intéresse à ses lectures, à ses conversations avec Nassau Senior ou avec John Stuart Mill, à ses carnets de voyage, à ses textes économiques, on est bien obligé d’abandonner cette pauvre doxa et de s’avouer que l’on ne trouve nulle part chez Tocqueville l’une ou l’autre des formes de croyances dogmatiques modernes, la foi économique libérale et la foi économique socialiste. On redécouvre plutôt un auteur très méfiant à l’égard de tous les aspects du grand changement économique qui se produisait dans les sociétés modernes. Tocqueville non seulement a su les observer en Amérique ou en Angleterre, mais il était également très informé de l’économie politique libérale vis-à-vis de laquelle il a entretenu une distance remarquable. Toute sa sociologie est traversée par un questionnement critique de l’optimisme libéral, en particulier de celui de Jean-Baptiste Say.

17La possibilité de cette nouvelle lecture est l’un des principaux apports des études modernes sur Tocqueville, aux États-Unis comme en France, lesquelles font apparaître un penseur très éloigné de la caricature qu’en donne le néo-libéralisme. On peut même dire qu’elles font surgir par contraste avec ces simplifications outrancières un sociologue encore plus intéressant que celui qui avait été « retrouvé » par Raymond Aron : loin de voir dans le nouvel ordre démocratique, la réalisation conjointe et harmonieuse de toutes les formes de liberté, Tocqueville apparaît comme un observateur remarquablement fin des tensions entre ces différentes formes de liberté politique, intellectuelle, économique. Sans doute a-t-il comme fin suprême de « faire vivre la liberté », mais la nécessité de ce combat tient précisément au fait qu’il ne croit pas à la coïncidence miraculeuse de l’économie de marché, de la liberté de pensée et de la participation active des citoyens à la vie politique. C’est en ce sens qu’il est un « libéral d’une espèce nouvelle » et, il faut bien le dire aussi, d’une espèce rare.

Tocqueville observateur

  • 15 Les principaux textes sur le sujet ont été réunis par Jean-Louis Benoît et Éric Kesla (...)
  • 16 Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, 2, XX, « Comment l’aristocratie pourrai (...)
  • 17 Tocqueville, Mémoire sur le paupérisme, Œuvres, t. 1, p. 1155-1180.
  • 18 Là aussi on pourrait remarquer à quel point Tocqueville est fin observateur des réali (...)

18On sait mieux comment Tocqueville perçoit les effets du monde industriel et, en particulier, la manière dont il analyse le paupérisme aussi bien dans ses deux Mémoires de 1835 et de 1837 que dans certains passages de la deuxième Démocratie15. À ses yeux, l’industrialisation risque fort d’engendrer de nouvelles formes aristocratiques, des manifestations aggravées de ségrégation entre les individus. Ainsi, dans le chapitre sur l’aristocratie industrielle de la seconde Démocratie, il n’hésite pas à identifier le capitalisme à un nouvel asservissement sur un ton qui n’est pas très éloigné de celui d’un Lamennais dénonçant « l’esclavage moderne »16. On a évoqué plus haut la description des bouges de Manchester, le haut lieu justement de ces « manchestériens », tenants de la liberté économique absolue. Mais on devrait également suivre la démonstration de son Mémoire sur le paupérisme17 qui établit une corrélation entre la croissance de l’industrie et le paupérisme, au plus loin de l’optimisme libéral. Il y a dans ce texte une réflexion qui s’efforce de partir des données quantitatives, économiques et démographiques, disponibles pour porter au jour un fait massif : plus une société ou une région est riche, plus elle contient d’indigents. Aussi bien dans ce Mémoire que dans le chapitre sur l’aristocratie industrielle, ce qui ressort est la contradiction entre l’évolution économique qui multiplie les biens et les besoins et l’enfermement d’une classe de plus en plus nombreuse dans la pauvreté. L’explication qui est donnée du paupérisme est au plus loin des certitudes d’un Jean-Baptiste Say : la pauvreté est relative à l’état social et, plus précisément, elle trouve sa raison dans la dépendance dans laquelle se trouvent les ouvriers par rapport aux variations des marchés. Plus le marché croît, celui des biens comme celui du travail, plus l’indigence se répand avec les variations des salaires, les crises, le chômage endémique18. Tocqueville fait bien apparaître cette dimension d’« exposition à la misère » inhérente à la situation du prolétaire :

  • 19 Tocqueville, Mémoire sur le paupérisme, p. 1163.

La classe industrielle, qui fournit aux jouissances du plus grand nombre, est exposée elle-même à des misères qui seraient presque inconnues, si cette classe n’existait pas19.

Tocqueville y constate également que cette dépendance augmente à mesure que des besoins nouveaux s’étendent, besoins qui ne sont pas seulement ceux du superflu car ils sont relatifs aux changements de la vie sociale elle-même. La pauvreté des sociétés riches est liée à la nécessaire médiation du marché pour satisfaire des besoins socialement déterminés. L’analyse de cette double dépendance à l’égard des biens produits et vendus sur le marché d’un côté, et, de l’autre, à l’égard du marché du travail est particulièrement intéressante. Elle pose le problème central de l’autonomie des individus dans les sociétés commerciales. Tocqueville constate que la marche économique contrevient à l’indépendance individuelle d’une grande partie de la population qui ne jouit d’aucune propriété. Comment pourrait-on être autonome dans une situation aussi instable du fait même de la dépendance dans laquelle on se trouve à l’égard du fonctionnement économique ? À propos de l’homme civilisé, il écrit :

  • 20 Ibid.

Avec le cercle de ses jouissances, il a agrandi le cercle de ses besoins et il offre une plus large place aux coups de la fortune20.

Tocqueville sociologue de l’utilitarisme

19Il faut aller plus loin. Cette dépendance à l’égard du marché qui interdit toute stabilité dans l’existence et toute autonomie vraie ne concerne pas les seuls ouvriers de la terre ou de l’industrie. Elle est devenue une condition générale. L’homme démocratique est en réalité un sujet économique qui entretient avec autrui des relations fondées sur l’intérêt. C’est le fond de la démonstration de Tocqueville, comme on le voit bien à la place qu’il accorde à l’utilitarisme.

20Partout chez Tocqueville, on trouve l’idée que la démocratie moderne repose sur un dogme social, sur une croyance partagée selon laquelle les individus sont des semblables qui poursuivent leurs intérêts en s’aidant de leur raison propre pour atteindre leurs fins personnelles. L’égalité et l’utilité sont les deux versants de cette philosophie diffuse, de cette « théorie sociale et philosophique » dont parle Tocqueville :

  • 21 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 2, viii.

Il n’y a pas de pouvoir sur la terre qui puisse empêcher que l’égalité croissante des conditions ne porte l’esprit humain vers la recherche de l’utile, et ne dispose chaque citoyen à se resserrer en lui-même21.

21Il n’y a pas ici à juger si c’est un bien ou un mal, à se demander si la vertu n’est pas plus grande moralement que l’intérêt. Tocqueville constate de façon « impartiale », selon son expression, que l’intérêt est le principe d’action et d’institution des sociétés modernes et tout particulièrement en Amérique, lieu idéal-typique qui est passé directement du puritanisme originel à l’utilitarisme de masse avec toutes ses conséquences politiques.

  • 22 Cf. De la démocratie en Amérique II, 3, 1. Tocqueville a cette formule : « Quoique le (...)

22La « théorie sociale et philosophique » des Américains, dit-il, à de nombreuses reprises, c’est « l’intérêt bien entendu », c’est l’idée que chacun a suffisamment de bon sens pour poursuivre ses propres intérêts22. Tout découle de cela, ou plutôt, tout est imprégné de cette théorie :

  • 23 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, 2, X.

Aux États-Unis, le dogme de la souveraineté du peuple n’est point une doctrine isolée qui ne tienne ni aux habitudes, ni à l’ensemble des idées dominantes ; on peut, au contraire, l’envisager comme le dernier anneau d’une chaîne d’opinions qui enveloppe le monde anglo-américain tout entier. La Providence a donné à chaque individu, quel qu’il soit, le degré de raison nécessaire pour qu’il puisse se diriger lui-même dans les choses qui l’intéressent exclusivement. Telle est la grande maxime sur laquelle, aux États-Unis, repose la société civile et politique : le père de famille en fait l’application à ses enfants, le maître à ses serviteurs, la commune à ses administrés, la province aux communes, l’État aux provinces, l’union aux États. Étendue à l’ensemble de la nation, elle devient le dogme de la souveraineté du peuple23.

Égalité et commensurabilité des hommes

23Pourquoi les hommes égaux des sociétés modernes poursuivent-ils nécessairement l’utile ? L’égalisation des conditions, qui est synonyme de démocratie, est impensable si l’on ne prend pas en compte la mutation économique qui a fait de l’échange des produits et des services entre des hommes égaux et utiles le lien humain fondamental. Les « êtres pareils », les hommes uniformes dont il parle, n’ont d’autres moyens de se lier à autrui que le travail et l’échange. Ceux qui travaillent et fournissent aux autres certains éléments de leur bien-être se regardent nécessairement comme des égaux en ce qu’ils contribuent tous au « bonheur du plus grand nombre » selon la formule décisive des sociétés nouvelles. Tocqueville retient de l’économie politique une idée fondamentale. L’échange des travaux et des peines constitue la substance de la société nouvelle, elle est un tissu d’échanges, un lieu de circulation des marchandises et l’homme lui-même en vendant ses services se vend aux autres. La société est un espace où seule compte l’utilité pour les autres des travaux que chacun effectue.

  • 24 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 3, V.
  • 25 Raymond Aron a particulièrement bien perçu ce rapport entre les idées égalitaires et (...)

24L’un des chapitres les plus éclairants de ce point de vue reste celui de la seconde Démocratie intitulé « Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître », suivi des deux chapitres qui élargissent les premières considérations24. Tocqueville entend montrer que le lien d’homme à homme a changé radicalement lorsqu’il a pris le caractère d’un contrat de louage de services. Ce contrat suppose des êtres égaux, des travailleurs libres. Il est incompatible avec le travail servile, avec le lien d’appartenance ou d’incorporation qui caractérisait l’ancien lien humain. Le rapport entre les hommes caractéristique des sociétés nouvelles relie deux êtres à la fois égaux et extérieurs l’un à l’autre qui poursuivent chacun leurs intérêts en s’échangeant mutuellement des prestations de service ou des biens contre des revenus. Émancipateur d’un côté, puisqu’il libère l’individu des hiérarchies anciennes et contribue à faire naître l’individu, ce rapport social engendre d’un autre côté des passions, des croyances et des dépendances nouvelles. Il est remarquable que l’expression si éloquente « d’égalité imaginaire » vienne justement dans ce chapitre sur le lien de travail. Il renvoie à une idée sans laquelle on ne comprend pas ce que veut dire Tocqueville. Les travaux et les services ont des valeurs différentes, mais cette différence n’est pas une distinction d’essence entre les hommes. Au contraire, la possibilité même d’établir une graduation de la valeur des travaux et des produits suppose cette « égalité imaginaire », c’est-à-dire cette commensurabilité des hommes qui conditionne leur mobilité sociale possible, la réduction éventuelle des inégalités réelles et toute la gamme des espérances et des passions qui accompagnent cette mutation. Les « êtres pareils » sont réglés et régis par une même mesure, une même échelle d’évaluation qui est celle de l’utilité. D’où le lien étroit entre égalité et utilité, l’une étant exactement le corollaire de l’autre. Le salariat tend à homogénéiser non pas nécessairement le montant des salaires mais, plus fondamentalement, la condition humaine25. L’égalité des conditions, c’est l’équivalence des semblables dans les sociétés à dominante économique et marchande, sociétés dans lesquelles les seules différences légitimes sont celles qui renvoient à la mesure de leur utilité. À cet égard, un passage du chapitre intitulé « Pourquoi chez les américains toutes les professions honnêtes sont réputées honorables » mérite d’être rappelé :

  • 26 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 2, XVIII.

[…] du moment où, d’une part, le travail semble à tous les citoyens une nécessité honorable de la condition humaine, et où, de l’autre, le travail est toujours visiblement fait, en tout ou en partie, par la considération du salaire, l’immense espace qui séparait les différentes professions dans les sociétés aristocratiques disparaît. Si elles ne sont pas toutes pareilles, elles ont du moins un trait semblable. Il n’y a pas de profession où l’on ne travaille pas pour de l’argent. Le salaire, qui est commun à toutes, donne à toutes un air de famille. […] Plus loin, il ajoute « les serviteurs américains ne se croient pas dégradés parce qu’ils travaillent ; car autour d’eux tout le monde travaille. Ils ne se sentent pas abaissés par l’idée qu’ils reçoivent un salaire ; car le président des États-Unis travaille aussi pour un salaire. Aux États-Unis, les professions sont plus ou moins pénibles, plus ou moins lucratives, mais elles ne sont jamais ni hautes ni basses. Toute profession honnête est honorable26.

25Les conséquences de cette mise en équivalence dans le rapport salarial sont immenses autant que diverses, et même contradictoires. La première conséquence, on la connaît, est le triomphe de l’unité de l’homme. Il n’y a plus différentes humanités, il n’y en a qu’une, du moins sur le plan imaginaire. C’est sur le fond de cette unité humaine que se dessine la lutte des classes :

L’ouvrier conçoit une idée plus élevée de ses droits, de son avenir, de lui-même ; une nouvelle ambition, de nouveaux désirs le remplissent, de nouveaux besoins l’assiègent. À tout moment, il jette des regards pleins de convoitise sur les profits de celui qui l’emploie ; afin d’arriver à les partager, il s’efforce de mettre son travail à plus haut prix, et il finit d’ordinaire par y réussir […].

  • 27 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 3, VII.

26Et c’est pour décrire l’affrontement des intérêts entre patrons et ouvriers qu’il parle de « la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour les salaires »27. Cette lutte n’a pas de fin comme l’envisage Marx par exemple, car elle se déroule sur le fond d’un accord sur l’existence d’un terrain commun sur lequel les intérêts entrent en compétition. C’est sur ce socle d’humanité unique et conflictuelle que Tocqueville croit possible une progressive égalisation réelle des conditions tant il lui semble peu probable que des hommes commensurables puissent reconstituer longtemps des aristocraties, c’est-à-dire des humanités différentes dans le domaine industriel et commercial, même s’il n’interdit pas de le penser, surtout lorsqu’il considère les inégalités de pouvoir et de condition dans les manufactures. D’un côté, il peut croire que cette commensurabilité des hommes économiques va aboutir à une classe moyenne de salariés et de petits propriétaires poursuivant tous des buts d’enrichissement et d’élévation dans la structure des positions sociales. Ce qui, sur le plan subjectif, se traduira par le renforcement de la passion dominante des sociétés égalitaires : la satisfaction de l’intérêt privé, la poursuite du bien-être, l’inquiétude et l’envie pour les biens produits en quantités toujours plus grandes. Mais il souligne, de l’autre côté, que les hommes sont de moins en moins semblables dans la société manufacturière :

  • 28 Ibid., 2, XX.

Le maître et l’ouvrier n’ont donc ici rien de semblable, et ils diffèrent chaque jour davantage. Ils ne se tiennent que comme les deux anneaux extrêmes d’une longue chaîne. Chacun occupe une place qui est faite pour lui, et dont il ne sort point. L’un est dans une dépendance continuelle, étroite et nécessaire de l’autre, et semble né pour obéir, comme celui-ci pour commander28.

27Il convient de constater que si Tocqueville, comme on le dit à juste titre, est probabiliste, ce n’est pas seulement quand il met en balance le devenir des régimes politiques de la démocratie, entre des formes libérales et des formes despotiques. Il adopte la même méthode pour ce qui concerne les inégalités sociales et la constitution des « aristocraties industrielles ». Ainsi la lutte des classes, au sens où il l’entend, c’est-à-dire la lutte entre des individus égaux aux intérêts divergents, n’interdit pas l’apparition de formes d’exclusion radicale, ni même la constitution de nouvelles humanités distinctes, très éloignées par les revenus et les conditions de travail et de vie. Tocqueville ici encore laisse ouvert l’horizon des possibles.

Les périls des sociétés démocratiques

28Les sociétés modernes sont exposées à de multiples menaces qui tiennent en grande partie au développement d’une société fondée sur la liberté économique et sur la poursuite des intérêts privés dont les effets massifs ne sont pas ceux qui étaient attendus par les promoteurs du libéralisme économique. S’il y a une « main invisible » pour Tocqueville, qui connaissait bien Adam Smith, s’il y a un « fait providentiel », ce n’est pas tout à fait le même résultat qui en est attendu. Des périls majeurs des sociétés économiques modernes se profilent donc : le déclin du lien civique remplacé par le goût exclusif des biens matériels, la subordination de chacun au « pouvoir social » de la masse, le délaissement de la liberté au profit d’un pouvoir administratif gestionnaire des intérêts.

  • 29 Raymond Aron a bien montré cette antinomie du consommateur et du citoyen que l’on trouve (...)

29Certes, il n’est pas le seul à craindre les risques d’atomisation d’une société commerciale guidée par les seuls intérêts privés. C’est de son temps presque un lieu commun. Tocqueville en a une approche plus nuancée et plus complexe. L’utilitarisme, à ses yeux, est une croyance dogmatique paradoxale qui a la particularité de mettre en valeur l’individu et son intérêt, mais qui n’en reste pas moins une représentation collective partagée qui s’impose à tous et qui est liée à des formes de gouvernement, à une morale particulière et même à des manières religieuses. Le danger n’est pas tant celui de l’anarchie des intérêts que celui des nouvelles formes d’asservissement des individus, formes qui tiennent à la prégnance des préoccupations de bien-être et de protection, lesquelles préoccupations sont liées à la nature même du lien d’équivalence qui relie chaque individu aux autres et à la société entière. Ce n’est pas la dispersion qu’il faut craindre, ou l’extrême différenciation des individus, ce sont les effets de massification, les dynamiques de compacité des sociétés modernes. Tocqueville perçoit ainsi que l’autre versant de la commensurabilité humaine est la dépendance de chacun vis-à-vis de la société économique et du pouvoir administratif. Il est ainsi très conscient de la dépendance des individus vis-à-vis du marché, qui aboutit aux formes les plus dégradées de la prolétarisation. La division du travail dans la manufacture conduit à une négation de la dignité humaine. Il est aussi très lucide sur le caractère contradictoire de l’expansion de la consommation et de l’engagement civique. L’homme démocratique est à la fois citoyen et consommateur, mais le consommateur risque précisément de l’emporter sur le citoyen29. Cette idée de Tocqueville représente sans doute une rupture majeure à l’égard du libéralisme économique qui semble loin de pouvoir garantir et développer la dignité, l’autonomie, la responsabilité des individus dans les sociétés démocratiques.

Défendre la liberté contre le grand marchéet l’État bureaucratique

  • 30 Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français, p. 51 sq.
  • 31 Tocqueville, lettre de fin 1840 à John Stuart Mill, Œuvres complètes, t. VI, 1, p. 330, cité par (...)

30Tocqueville est donc un libéral, sans doute, mais tout à fait étranger au libéralisme dogmatique. On comprend qu’il ait été peu prisé par les tenants du régime de Louis-Philippe, ces hommes d’argent qu’ils dénoncent dans ses Souvenirs30. Son propos consiste à vouloir défendre la liberté comme indépendance personnelle dans des sociétés dont l’une des caractéristiques et de faire des semblables une puissante « masse homogène ». Tocqueville était conscient de la difficulté de l’entreprise car elle allait contre une certaine pente de l’opinion. L’échec de la deuxième Démocratie, Tocqueville l’a expliqué par « quelque chose d’obscur et de problématique que ne saisit pas l’esprit de la foule »31.

  • 32 Cf. le commentaire de Jean-Louis Benoît et d’Éric Keslassy, Tocqueville, Textes écono (...)
  • 33 Le discours sur le droit au travail du 12 septembre 1848 est de ce point de vue parti (...)

31La caractéristique de la science politique nouvelle de Tocqueville est d’être, sur le plan sociologique, une réflexion sur les contre-forces. À ses yeux, le problème consiste à établir des contrepoids très divers pour parer aux périls qui pèsent sur la liberté, sans en exclure aucun. Si l’État doit intervenir, par exemple, dans la réglementation et la surveillance de l’industrie, il doit éviter que les mesures prises ne viennent nuire par un autre côté à la liberté individuelle en établissant de nouveaux rapports de dépendance. Car il serait facile de remplacer une dépendance par une autre. Tocqueville, on le sait, a envisagé la possibilité que le mode de participation économique, la passion et les craintes des individus qu’il engendre, ne poussent au déploiement du pouvoir tutélaire qui « se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort ». Mais cette crainte ne le conduit pas à vouloir laisser le marché se développer sans limite32. Il faut au contraire empêcher le déploiement absolu des subjectivités économiques, mais sans remplacer le pouvoir anonyme et mécanique du marché par un pouvoir administratif, centralisé, bureaucratique. Tocqueville de ce point de vue craint par-dessus tout le socialisme considéré comme tutelle de l’État sur tout individu, comme maître universel de l’homme. Mais ce socialisme est à ses yeux enfermé dans le développement même d’un capitalisme qui centralise les capitaux, prolétarise la population et accentue la passion du bien-être. Le socialisme est la radicalisation de cette « matérialisation » de l’homme, sa réduction à la passion économique33. Le socialisme sort du capitalisme et il en accentue les travers.

  • 34 Tocqueville, Deuxième article sur le paupérisme, Œuvres, t. I, p. 1188.

32Contenir les phénomènes liés à la prolétarisation et aux risques qui lui sont liés suppose, selon Tocqueville, de préserver et d’étendre la petite propriété foncière garante de l’indépendance économique. C’est la dépendance vis-à-vis du riche qui fait la dépravation alors que la propriété même modeste responsabilise l’individu. Les solutions à la « question sociale » avancées par Tocqueville peuvent paraître fort timides. Tocqueville préconise l’encouragement à la charité volontaire ou la création de « banques de pauvres ». Il envisage même comme solution d’avenir les associations ouvrières de production34. Ce qui le retient est cette double exigence : faire en sorte que les individus échappent à leur dépendance à l’égard des aléas du marché tout en ne tombant pas sous une nouvelle dépendance de type administratif.

33La solution au « problème social » n’est pas seulement économique. Tocqueville s’emploie à penser toutes les manières de lier l’intérêt individuel, point fixe, dit-il, de toute morale et de toute politique moderne, au devoir et aux valeurs collectives. Et pour cela la liberté, dit-il, est le meilleur rempart aux dérives auxquelles mène la passion généralisée du bien-être, et plus généralement les formes diverses de dépendance économique. Un passage de l’avant-propos à L’Ancien Régime et la Révolution formule cette idée de façon ramassée à propos de la liberté :

  • 35 Cf. L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, p. 94-95.

Elle seule peut combattre efficacement dans ces sortes de sociétés les vices qui leur sont naturels et les retenir sur la pente où elles glissent. Il n’y a qu’elle en effet qui puisse retirer les citoyens de l’isolement dans lequel l’indépendance même de leur condition les fait vivre, pour les contraindre à se rapprocher les uns des autres, qui les réchauffe et les réunisse chaque jour par la nécessité de s’entendre, de se persuader et de se complaire mutuellement dans la pratique des affaires communes. Seule elle est capable de les arracher au culte de l’argent et aux petits tracas journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire apercevoir et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à côté d’eux ; seule elle substitue de temps à autre à l’amour du bien-être des passions plus énergiques et plus hautes, fournit à l’ambition des objets plus grands que l’acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes35.

34Qu’est-ce que cette liberté dont parle Tocqueville et comment l’instituer durablement ? Il faut trouver de nouvelles formes sociales de dignité, d’honneur, de responsabilité, de vertu, d’indépendance intellectuelle, dans un univers essentiellement économique. Il s’agit toujours d’élever l’homme au-dessus de ses intérêts immédiats, d’étendre son horizon au-delà de son bien-être. Si la dimension première des sociétés démocratiques est l’horizontalité des échanges, il convient de maintenir toujours une certaine verticalité, un dépassement de soi et de ses intérêts, condition de la fécondité de la pensée et de l’action : rapport à un Dieu transcendant, sentiment pour la patrie, sens de l’honneur. C’est la condition d’une action libre, c’est-à-dire, non causée par des déterminations mécaniques. Qu’il s’agisse des associations ou de la religion, il faut faire en sorte que l’individu n’abdique pas devant des processus inéluctables. L’esprit de liberté, pour Tocqueville, c’est ne pas croire à l’existence de processus irréversibles auxquels il faudrait acquiescer systématiquement. De toute manière, cette restauration de la morale et de la politique face à de supposées lois économiques et sociales n’est pas compatible avec le « laisser faire » tel que l’entendent les économistes libéraux. Pour Tocqueville, il ne faut surtout pas suivre les Physiocrates qui pensaient que la société économique avait ses lois qu’il fallait connaître pour mieux les laisser spontanément agir, au mépris des institutions libres, du passé, des libertés publiques. « Faire sortir la liberté du sein de la société démocratique », comme dit Tocqueville, passe par une politique qui favorise l’action individuelle et, surtout, collective des individus.

Tocqueville et le libéralisme d’une espèce nouvelle

  • 36 Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie, Paris, Fayard, 2003, p. 8.

35Agnès Antoine rappelle opportunément dans son ouvrage L’impensé de la démocratie, que le gouvernement français a récemment fait cadeau à différents pays de l’Est de traductions des principales œuvres de Tocqueville. À ce propos, elle pose la question suivante : « qu’exportons-nous lorsque nous traduisons Tocqueville à l’Est »36 ? On pourrait demander plus précisément : « quel genre de libéralisme croyons-nous exporter ? »

  • 37 Ibid., p. 26.

36Continuer à faire de Tocqueville un anti-Marx, c’est gommer la complexité de l’œuvre qui renvoie à la contradiction entre liberté économique et liberté politique, entre société de marché et autonomie active. Toute interprétation de l’œuvre est en grande partie fille de son temps, au même titre que l’œuvre elle-même, sans pour autant qu’elle s’épuise dans les conjonctures qu’elle traverse. En tout cas, on ne peut faire de Tocqueville un auteur entièrement indemne d’« illibéralisme », sorte de tare génétique des intellectuels selon Raymond Boudon37. D’abord parce que le libéralisme n’est pas un tout parfaitement homogène. Ensuite, parce que le libéralisme de Tocqueville, comme celui des sociologues classiques, est un questionnement critique du libéralisme économique, de la croyance dogmatique dans les vertus du marché, dans les changements qu’introduit dans les sociétés le capitalisme. Ensuite, et peut-être surtout, parce que Tocqueville nous donne quelques clés de ce supposé « illibéralisme » des intellectuels, dont il est même à vrai dire l’un des meilleurs exemples. Car à bien lire Tocqueville, il apparaît sous sa plume qu’il existe quelque chose d’irréductible et d’incompatible entre la liberté de pensée vraie, en dehors des pressions du marché de l’opinion, et le conformisme des sociétés modernes. « L’homme de Tocqueville », n’est pas « l’homme de Smith ». Les effets mêmes de la liberté économique s’opposent à la liberté humaine définie comme indépendance, dignité morale et responsabilité politique. « Sociologue libéral », Tocqueville l’est assurément, mais il s’agit d’un libéralisme original, il s’agit même d’une vraie dissidence dirigée contre les dogmes du libéralisme économique. Peut-être pourrait-on parler d’un « libéralisme sociologique » chez Tocqueville à considérer l’ampleur de la réflexion qu’il mène sur les moyens moraux, institutionnels, politiques, qu’il faudrait mettre en œuvre pour parer les menaces que font peser sur les libertés l’illimitation du marché et l’homogénéisation des formes de vie et des passions dans les sociétés capitalistes.

Haut de page

Notes

1 Cf. Jean-Louis Fabiani, « Tocqueville et les sociologues », in Tocqueville. De la démocratie en Amérique, Paris, Ellipses (Analyses et réflexions sur), 1985, p. 225-230.

2 Raymond Aron, « Tocqueville retrouvé », La revue Tocqueville, vol. I, nº 1-automne 1979, p. 8-23, réédité dans Tocqueville et l’esprit de la démocratie, Paris, Les Presses de Science Po, 2005, p. 28.

3 Raymond Aron, Essai sur les libertés, Paris, Calmann-Lévy, 1976, p. 19.

4 Raymond Aron écrit très justement que « Tocqueville est un sociologue qui ne cesse de juger en même temps qu’il décrit. En ce sens il appartient à la tradition des philosophes politiques classiques, qui n’auraient pas conçu d’analyser les régimes sans les juger » (Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard (Tel), 1978, p. 239).

5 Tocqueville, « Introduction », De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 60.

6 Tocqueville, lettre à Kergolay, du 4 octobre 1837, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. XIII, 1977, p. 479, cité par Laurence Guellec, Tocqueville et les langages de la démocratie, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 92.

7 Tocqueville, Discours du 12 septembre 1848, Œuvres, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1991, t. I, p. 1145.

8 Tocqueville, « Introduction », De la démocratie en Amérique, I.

9 Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français, Paris, Aubier, 1993, p. 275.

10 Cf. Jean-Louis Fabiani, « Tocqueville et les sociologues », p. 225.

11 Seymour Drescher a dressé la liste impressionnante des travaux qui ont joué sur l’opposition de Tocqueville et de Marx (S. Drescher, Dilemmas of Democracy, Tocqueville and Modernization, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1968, p. 7 et 8). Robert Bœsche, dans The strange liberalism of Alexis de Tocqueville (Ithaca, Cornell University Press, 1987), fait le même constat.

12 Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, p. 228.

13 Hayek place une citation de Tocqueville en exergue de La route de la servitude et en fait son point de départ en reproduisant une longue tirade anti-socialiste extraite du discours de Tocqueville à l’Assemblée constituante du 12 septembre 1848 sur la question du « droit au travail ». Le titre même de cet ouvrage est tiré de la dernière phrase de la Démocratie : « Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères ».

14 Marx a été victime d’une opération exactement symétrique, avec les mêmes conséquences sur l’image de l’homme et la lecture de l’œuvre.

15 Les principaux textes sur le sujet ont été réunis par Jean-Louis Benoît et Éric Keslassy, Tocqueville. Textes économiques. Anthologie critique, Paris, Pocket, 2005.

16 Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, 2, XX, « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie ».

17 Tocqueville, Mémoire sur le paupérisme, Œuvres, t. 1, p. 1155-1180.

18 Là aussi on pourrait remarquer à quel point Tocqueville est fin observateur des réalités sociales les plus concrètes de son temps, très loin des seules considérations méthodologiques dans lequel on voudrait l’enfermer.

19 Tocqueville, Mémoire sur le paupérisme, p. 1163.

20 Ibid.

21 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 2, viii.

22 Cf. De la démocratie en Amérique II, 3, 1. Tocqueville a cette formule : « Quoique les Américains aient pour ainsi dire réduit l’égoïsme en théorie sociale et philosophique… »

23 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, 2, X.

24 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 3, V.

25 Raymond Aron a particulièrement bien perçu ce rapport entre les idées égalitaires et la forme même de ce qu’il appelle « la société industrielle ». Il écrit ainsi « la société démocratique, dit à peu près Tocqueville, est une société du salariat universel » (Étapes de la pensée sociologique, p. 256).

26 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 2, XVIII.

27 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 3, VII.

28 Ibid., 2, XX.

29 Raymond Aron a bien montré cette antinomie du consommateur et du citoyen que l’on trouve chez Tocqueville : « Soumis aux lois, le citoyen obéit à un pouvoir qu’il respecte, quel qu’en soit le détenteur provisoire. Obéissant par opportunisme à un régime sans légitimité, le citoyen se dégrade en sujet. Ou encore, comme nous dirions aujourd’hui, il est consommateur, inquiet pour son bien-être, non citoyen, soucieux et responsable de la chose publique » (Essai sur les libertés, p. 30).

30 Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français, p. 51 sq.

31 Tocqueville, lettre de fin 1840 à John Stuart Mill, Œuvres complètes, t. VI, 1, p. 330, cité par Laurence Guellec, Tocqueville et les langages de la démocratie, p. 101.

32 Cf. le commentaire de Jean-Louis Benoît et d’Éric Keslassy, Tocqueville, Textes économiques, p. 136.

33 Le discours sur le droit au travail du 12 septembre 1848 est de ce point de vue particulièrement éclairant, de même que les premières pages des souvenirs.

34 Tocqueville, Deuxième article sur le paupérisme, Œuvres, t. I, p. 1188.

35 Cf. L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, p. 94-95.

36 Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie, Paris, Fayard, 2003, p. 8.

37 Ibid., p. 26.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Christian Laval, « Tocqueville, sociologue libéral ? »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 269-289.

Référence électronique

Christian Laval, « Tocqueville, sociologue libéral ? »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1874 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1874

Haut de page

Auteur

Christian Laval

Sophiapol, Paris X – Nanterre

Sociologue. Publications : L’ambition sociologique, Saint-Simon, Comte, Tocqueville Durkheim, Marx, Weber, Paris, La Découverte, 2002 ; Jeremy Bentham, les artifices du capitalisme, Paris, Presses universitaires de France, 2003 ; L’homme économique, Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search