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Tocqueville libéral et républicain, sociologue et historien

Tocqueville et la tradition républicaine

Serge Audier
p. 171-245

Texte intégral

  • 1 Pour un tableau qui restitue dans leur complexité les enjeux politiques et idéologiques des (...)
  • 2 Firmin Roz, « Cent ans après. A. de Tocqueville et “La démocratie en Amérique” », Revue des (...)
  • 3 Pierre Manent, Les libéraux, Paris, Hachette, 1986, vol. II.
  • 4 Il faut cependant bien distinguer les thèses de Furet de celles de ses continuateur (...)
  • 5 Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme d (...)

1Tocqueville républicain ? Une telle question, assurément, susciterait une grande perplexité dans le public cultivé français et les cercles politiques de tous horizons. Le nom même de Tocqueville et la référence républicaine paraissent en effet non seulement peu compatibles, mais antinomiques, aux yeux de la plupart de nos contemporains. Dans le champ politique et idéologique, ceux qui se réclament du modèle « républicain » se défient le plus souvent de la pensée de Tocqueville – dans laquelle ils voient l’antithèse de leur vision politique – tandis que les « libéraux » s’en réclament sans cesse, au risque de mutiler le sens et la portée de son œuvre, pour n’en retenir que les aspects corroborant leurs projets1. La grandeur de Tocqueville, de leur point de vue, serait d’avoir fustigé le « centralisme » à la française et dénoncé, avec son célèbre discours sur le « droit au travail », les impasses du socialisme, mais aussi de tout interventionnisme étatique. Ce type de discours célébrant en Tocqueville l’incarnation même de l’anti-socialisme, voire de l’anti-étatisme, a des racines multiples, notamment dans la Route de la servitude de F. A. Hayek, mais aussi, en France même, dans les cercles libéraux et néo-libéraux. Un bon exemple est celui de Firmin Roz s’appuyant, dans les années trente, sur l’autorité de Tocqueville pour fustiger le New Deal de Roosevelt2. Dans les années quatre-vingt, la relecture de Tocqueville, sans aller jusqu’aux captations néo-libérales – sauf dans quelques cas caricaturaux, comme celui de l’essayiste Guy Sorman –, a parfois conduit à voir en Tocqueville le penseur libéral par excellence : l’anthologie de Pierre Manent sur « les libéraux » y a incontestablement contribué3. La conviction que Tocqueville appartenait bien aux « libéraux » – et sûrement pas aux « républicains » – a été renforcée dans l’opinion publique par la diffusion et la vulgarisation des thèses de François Furet4 sur la signification de la Révolution française, en rupture avec les historiens d’inspiration « marxiste », même si ceux-ci, contrairement à l’idée que Furet avait voulu accréditer lui-même, n’étaient pas tous dans une posture d’hostilité ou de mépris vis-à-vis de L’Ancien Régime et la Révolution. Comme le souligne Pierre Rosanvallon, une certaine vulgate ou caricature tocquevillienne a ainsi servi de dogme commode pour résumer mécaniquement le « centralisme » et le « jacobinisme » français, sans s’embarrasser de recherches et d’études plus approfondies, qui auraient conduit pour le moins à nuancer ce tableau qui reste prédominant dans les cercles de la droite libérale, et même bien au-delà5.

L’idéologie « républicaine » française face à Tocqueville

  • 6 Régis Debray, Que vive la république, Paris, Odile Jacob, 1989.
  • 7 Ibid., p. 57.
  • 8 Ibid., p. 97.
  • 9 Régis Debray, « République ou Démocratie », Contretemps. Éloges des idéaux perd (...)

2Ce contexte de la montée en puissance d’une certaine idéologie « libérale », voire néo-libérale, et des polémiques liées à la réinterprétation par Furet de la Révolution française, n’a pas peu contribué à l’hostilité des cercles dits « républicains » vis-à-vis de la pensée tocquevillienne. Mieux – ou pire – le nom même de Tocqueville semble être devenu, pour un temps, l’emblème d’une tradition résolument anti-républicaine. La polémique autour de la commémoration de la Révolution française a ainsi conduit Régis Debray, dans son éloge fervent de la République jacobine6, à fustiger l’hégémonie supposée d’une « vulgate de droite » dite « tocquevillo-aronienne », célébrant les vertus de la « société civile » contre l’État, qui aurait pris la place d’une autre « vulgate », celle de la gauche, dite « lénino-populiste »7. Du moins ce réquisitoire semblait-il prendre soin de distinguer la « vulgate » tocquevillienne de l’œuvre de Tocqueville elle-même8. Cette prudence s’estompe dans son article intitulé « République ou démocratie »9, qui a également contribué à remettre sur le devant de la scène la référence au « modèle républicain français ». Debray oppose ainsi nettement l’idée de « république », issue de la Révolution française, à celle de « démocratie », qui serait venue, selon lui, de « l’histoire anglo-saxonne » : la première, porteuse d’une conception stricte de la laïcité, accorderait un rôle essentiel à l’État, contrairement à la seconde, fondée sur un modèle de tolérance à l’américaine (où l’« État doit s’effacer devant les Églises ») et sur le double primat de la « société civile » et des « droits de l’homme ». Dans ce contexte, le retour à Tocqueville pouvait sembler symptomatique d’une tentative visant à sacrifier la « république » française à la « démocratie » américaine. Aussi Debray reprochait-il aux intellectuels français d’avoir « escamoté De la république en France pour De la démocratie en Amérique ». Sans doute ce propos visait-il, avant tout, les lectures « libérales » de Tocqueville, mais rien ne suggérait d’autres interprétations possibles. On comprend, dans ce contexte, que Tocqueville ait pu se trouver totalement exclu du panthéon républicain de Debray et renvoyé dans le camp des « libéraux ».

  • 10 Je me permets de renvoyer à mes études sur deux figures du « solidarisme », Cél (...)
  • 11 Voir notamment, A. Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. Ail (...)

3C’était cependant tout ignorer de l’importance que la pensée de Tocqueville avait présentée aux yeux mêmes de certains des penseurs les plus représentatifs de la tradition dont Debray disait se réclamer : comme on le verra, quelques-uns des plus grands philosophes républicains, qui ont posé ou consolidé les bases doctrinales de la IIIe République, ont trouvé en Tocqueville une source précieuse de réflexion, avec une sympathie évidente pour quelques-unes de ses thèses. Sans doute ce rappel indique-il les limites mêmes de la typologie de Debray : la plupart des penseurs républicains français d’envergure ne partageaient pas son opposition sommaire entre l’État (républicain) et la « société civile » (démocratique). Leur vision avait en vérité peu de choses à voir avec l’étatisme « jacobin » qui semble aux yeux de Debray résumer l’essence du républicanisme français. Au reste, nombre de grands républicains se réclamaient de l’idée de « démocratie » sans montrer les réticences de Debray10. Que ce type de lecture biaisée ait toutefois durablement marqué le paysage intellectuel français, c’est ce dont semblent témoigner aussi les analyses de sociologues se situant aux antipodes du républicanisme de Debray : ainsi d’Alain Touraine, dont les critiques non moins simplificatrices du « modèle républicain français » partent finalement d’un constat comparable – la France réduite au plus rigide « jacobinisme » – pour ne changer que le jugement11. L’un fait l’éloge de la République « jacobine », l’autre la fustige au nom de la « société civile », mais ce qui est manqué dans les deux cas, c’est tout d’abord la compréhension historique de ce que fut vraiment l’expérience complexe de la centralisation (et de la décentralisation), ensuite, une connaissance même sommaire des plus grands penseurs de la IIIe République, et enfin – pour ce qui nous intéresse ici – une analyse informée de la réception de Tocqueville dans ce nouveau contexte.

  • 12 Pour J.-C. Lamberti, l’œuvre de Tocqueville est « la dernière grande expression (...)

4Cette représentation réductrice, voire erronée, du républicanisme français et de Tocqueville n’était pourtant pas inévitable. Car si la figure de Tocqueville diffusée dans les revues et les grands journaux avait bien les traits d’un « libéral » par excellence, certains travaux universitaires français avaient mis en garde, très tôt, contre des assimilations aussi rapides. En particulier, Jean-Claude Lamberti12 avait souligné l’appartenance de Tocqueville à un tout autre courant que le « libéralisme » : celui de l’« humanisme civique » et du républicanisme, comme en attestait sa valorisation – tout à fait surprenante pour un « libéral » soi-disant « classique » – de la participation civique. Reste que ce type de lecture « républicaine » n’a pas pénétré dans le public cultivé des non-spécialistes : encore aujourd’hui, Tocqueville fait figure en France d’abord de « libéral » au sens le plus classique. Une telle représentation contraste avec celle diffusée en Italie, et, plus encore, aux États-Unis et au Canada, qui a imposé l’image d’un Tocqueville « républicain », et non « libéral » – même si le mot « république » n’a certes pas le même sens sous la plume de ces auteurs que sous celle de Debray. Ces lectures anglophones, mondialement diffusées, ont exercé ensuite une influence décisive sur certains travaux universitaires français récents qui ont avancé à leur tour ce diagnostic : Tocqueville serait une figure clé du républicanisme, voire un républicain par excellence, et en aucune façon, ou du moins si peu, un « libéral ».

Le républicanisme tocquevillien dans la philosophie anglophone contemporaine

  • 13 Sur ce renouveau républicain international, je me permets de renvoyer à Serge Audier, (...)
  • 14 Voir par exemple, Iseult Honohan, Civic republicanism, Londres – New York, Routledge, (...)
  • 15 Voir le livre remarquable de Justine Lacroix, Communautarisme versus libéralisme, Bru (...)
  • 16 Voir les références à Tocqueville chez Taylor, dans Le malaise de la modernité, Ch. Melançon (...)
  • 17 Michael Sandel, Democracy’s Discontent, Cambridge, Harvard University Press, 1996, (...)

5Il peut donc être éclairant d’effectuer un détour américain et canadien : ce sont en effet dans ces travaux que Tocqueville est parfois intronisé parmi les penseurs clés du républicanisme13. Des histoires de l’idée républicaine aux États-Unis, et même en Grande-Bretagne, ne disent ainsi pas un mot de Michelet ou de Mazzini, mais s’attardent au contraire sur Tocqueville14. L’auteur de De la démocratie en Amérique est même souvent apparu comme le précurseur d’un courant philosophique hostile au « libéralisme », à savoir le « communautarisme » ou « communautarianisme »15. Ce courant n’est certes pas homogène : par exemple, la relation de Charles Taylor ou de Michael Walzer au « libéralisme » diffère. Reste que nombre de ces auteurs ont considéré Tocqueville comme une référence essentielle pour dépasser le « libéralisme »16. Faute de pouvoir examiner dans le détail ces différences, j’évoquerai la lecture de Michael Sandel dans America’s Discontent17.

  • 18 Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, J.-F. Spitz (trad.), Par (...)

6À suivre Sandel, le républicanisme pourrait répondre à deux craintes que suscitent les sociétés démocratiques contemporaines : la perte de maîtrise par les citoyens de leur propre vie et l’érosion des différentes sphères communautaires. Cette éclipse de l’auto-gouvernement et de la communauté tiendrait à l’hégémonie de la philosophie libérale, d’après laquelle le gouvernement doit être neutre sur le plan moral, philosophique et religieux18. À ce libéralisme s’oppose la théorie républicaine pour qui la liberté dépend de l’« auto-gouvernement » collectif. Pour définir son républicanisme, Sandel se réfère parfois à Aristote, mais sa source la plus significative est Tocqueville. L’éloge tocquevillien des institutions municipales comme écoles de la liberté résumerait l’esprit de la République américaine à son origine, lorsque la relation de l’individu à la nation n’était pas directe, mais « médiatisée par des formes décentralisées d’association politique et de participation ». C’est pourquoi Sandel se réclame davantage de Tocqueville que de Rousseau, qui aurait tort de valoriser la contrainte, contrairement au pluralisme tocquevillien.

  • 19 Robert D. Putnam, Making Democracy Work : Civic Tradition in Modern Italy, Princeton, (...)
  • 20 Roger Boesche, The Strange Liberalism of Alexis de Tocqueville, Ithaca, Cornell Unive (...)
  • 21 John G. A. Pocock, Le moment machiavélien, L. Borot (trad.), Paris, PUF, 1997.

7L’idée selon laquelle Tocqueville serait bien le grand précurseur des « communautariens » a été confirmée depuis par certains sociologues américains dits « néo-tocquevilliens » qui ont souligné le rôle crucial des liens associatifs pour nourrir un vivre-ensemble fondé sur la confiance mutuelle. Telle est l’ambition des recherches de Robert D. Putnam, théoricien du « capital social » qui mobilise déjà Tocqueville dans ses travaux sur la vie civique en Italie. Le but de son livre Making Democracy Work19, est en effet de monter que la réussite globale des différentes régions d’Italie est corrélée à la densité des liens civiques formés grâce à la vie municipale et aux associations libres. Putnam présente déjà la pensée de Tocqueville comme la matrice de sa recherche. De la démocratie en Amérique aurait montré en effet le lien entre les « mœurs » d’une société et l’exercice de la politique : les associations civiques renforcent les « habitudes du cœur » indispensables à la vie de la démocratie. En outre, comme certains interprètes américains – Roger Boesche20 en particulier –, Putnam va jusqu’à ériger Tocqueville en héritier du républicanisme de la Renaissance. Avançant le concept de « communauté civique », il souligne, suite à John Pocock21, que la réussite des institutions libres dépend, selon cette tradition florentine, des « vertus civiles » – thème qui sera en revanche enseveli, à suivre Putnam et Pocock, par le « libéralisme » à partir de Hobbes et Locke. Renouant avec le républicanisme, Tocqueville montre que seule la participation active au sein d’associations garantit le déploiement d’une authentique citoyenneté sous-tendue par un sens de la coopération, de la solidarité et de la coresponsabilité sociale.

  • 22 Benjamin Barber, Strong Democracy : Participatory Politics for a New Age, Berkeley, U (...)
  • 23 Benjamin Barber, « “Moderno repubblicanesimo ?” La promessa della società civile », c (...)
  • 24 Sur la conception de la démocratie « associationniste » chez Dewey, cf. Philippe Chan (...)

8La relecture « républicaine » de Tocqueville a aussi été défendue par des philosophes se situant bien davantage à distance du courant « communautarien ». Ainsi de Benjamin Barber, avec son plaidoyer pour une « démocratie forte »22 consistant dans la revitalisation de la « société civile »23. Barber se méfie de la conception « communautarienne » de la « société civile » qui menace de devenir « synonyme de communauté », avec les ambiguïtés qui en résultent lorsque cela conduit à légitimer tous les types de communautés closes. D’où la nécessité d’adopter une autre perspective, cette fois « fortement démocratique », à savoir la « société civile » comme « clé pour réhabiliter le républicanisme ». Son plaidoyer pour une « démocratie forte », c’est-à-dire nourrie de la participation active et continue des citoyens au sein de la « société civile », se réfère au grand théoricien de la « démocratie associationniste » qu’est John Dewey24. Mais il évoque aussi Tocqueville pour souligner qu’une communauté politique libre dépend d’une « société civile non stagnante » :

  • 25 Benjamin Barber, « “Moderno repubblicanesimo ?” La promessa della società civile », p (...)

Alexis de Tocqueville célébra le caractère local de la liberté américaine et il considéra que la démocratie ne pouvait être soutenue que par une vigoureuse activité civique municipale, inspirée du modèle qui fut l’exemple typique du président Jackson. Il reconnaîtrait avec peine l’Amérique d’aujourd’hui, où nos alternatives se réduisent ou bien au gigantisme et à l’avidité du marché (selon le modèle libéral) ou bien à l’esprit de clocher de l’identité (selon le modèle communautarien)25.

À distance de toute démocratie « minimale » ou de « marchandage » consistant dans la mise en concurrence d’élites politiques choisies au terme de procédures électorales codifiées, Tocqueville apparaît comme le grand penseur de l’« éducation civique » si l’on entend par ce terme la participation active de tous les citoyens à l’échelle locale et associative.

  • 26 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, introduction de J.-C. Lamberti et F. Mélon (...)
  • 27 Je reprends ici à mon compte les réflexions de Justine Lacroix, Communautarisme (...)

9L’intérêt de ces lectures républicaines et communautariennes est indéniable. Sur le plan de l’exégèse, elles ont aussi le mérite de corriger les interprétations qui ramènent trop Tocqueville dans une matrice libérale étroite, négligeant la dimension républicaine de sa pensée. Toutefois, il serait erroné, comme on tend à le faire en France, de voir dans ces lectures le portrait du « vrai » Tocqueville enfin libéré de l’interprétation libérale présumée entièrement fausse. Tant sur le plan de l’exégèse que sur le plan normatif, la lecture républicaine, et plus encore communautarienne – comme celle de Sandel – mutile ou occulte à son tour de larges pans de la pensée tocquevillienne. Les très longs développements de De la démocratie en Amérique consacrés au pouvoir judiciaire et à l’« esprit légiste »26 sont négligés voire passés sous silence. On assiste ainsi à une regrettable falsification de la pensée tocquevillienne, liée au désir de l’exclure totalement de l’histoire du libéralisme. On peut même parler, avec Justine Lacroix, d’une « infidélité faite par les communautariens à Tocqueville » : celui-ci n’aurait jamais écrit, comme Walzer, que la justice est toujours relative aux significations partagées par une société particulière, ni, comme Sandel, que la justice est une « vertu remède » n’agissant que là où l’amour fait défaut27.

Les limites de l’interprétation néo-républicaine de Tocqueville

  • 28 Hannah Arendt, « La désobéissance civile », in Du mensonge à la violence. Essais de politique (...)
  • 29 Pour une présentation d’ensemble de « l’école de Cambridge » et du courant « néo-répu (...)
  • 30 Voir en particulier, Jean-Fabien Spitz, « La face cachée de la philosophie politique (...)
  • 31 Je me permets de renvoyer à mes critiques dans l’introduction et la Conclusion de Mac (...)
  • 32 Jean-Fabien Spitz, Le moment machiavélien, p. XLIV.
  • 33 Jean-Fabien Spitz, La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF (...)

10Cette mobilisation d’un Tocqueville résolument « républicain », au cœur de tout un pan de la philosophie normative anglophone – dans le sillage de Hannah Arendt28 –, s’est accompagnée de nombreux travaux d’histoire de la philosophie visant à reconstituer, autour de « l’école de Cambridge », un courant proprement « républicain », qui trouverait ses sources chez Aristote et Cicéron, se prolongerait avec la Renaissance (notamment Machiavel et Guichardin), pour se poursuivre dans le républicanisme britannique (Harrington) jusqu’à la révolution américaine. Les travaux de John Pocock, de Quentin Skinner, de Philip Pettit et de beaucoup d’autres29, ont ainsi reçu un accueil international considérable dans la mesure où ils semblaient ouvrir une voie nouvelle pour la compréhension de la modernité politique. Force est de constater que cet engouement a constitué une sorte de « mode » intellectuelle : peut-être, avec le temps, relativisera-t-on à la fois la nouveauté et la pertinence de certaines de ces analyses qui ont été accueillies en France avec enthousiasme30, sans guère d’échos critiques, alors même que bien des aspects de ces travaux néo-républicains auraient pu susciter la perplexité. Nombre de thèses de Pocock, Skinner et Pettit sont en effet davantage postulées qu’étayées et, dans certains cas, elles semblent purement et simplement fausses31. Et pourtant, les travaux français se réclamant de ce courant ont moins cherché à le mettre à l’épreuve d’une critique même modeste et circonstanciée qu’à étendre ce paradigme néo-républicain à un domaine qui avait été largement négligé par Pocock, Skinner et Pettit : la pensée républicaine française, ou, du moins, les auteurs qui étaient présumés la représenter au mieux – à savoir, au premier chef, Rousseau, Mably et… Tocqueville. Bref, par une sorte de division internationale du travail, on a essayé de plaquer les modèles construits par Pocock, Skinner et Pettit – de manière au demeurant très différente – sur le corpus, cette fois, des auteurs français32. Ainsi a-t-on interprété Rousseau en le situant dans le sillage du républicanisme moderne depuis Machiavel, dont l’auteur du Contrat social était un admirateur33. Une telle approche répondait à la conviction que la redécouverte du républicanisme pouvait seule permettre une réécriture de l’histoire de la pensée politique moderne, qui aurait accordé trop de poids aux idées libérales. Par là, les historiens auraient négligé le fait que la modernité ne se résume pas à l’avènement d’une conception individualiste du lien social, indissociable du développement des catégories juridiques et de la valorisation du marché (conformément à la vision imputée aux « libéraux »). Au contraire, ce « paradigme libéral » aurait été confronté à un autre paradigme qui l’avait précédé, celui du républicanisme, centré sur la vertu et la participation civique, et méfiant vis-à-vis du commerce.

11Or, Tocqueville a pu sembler s’inscrire pleinement lui aussi dans ce courant républicain, contrairement à ce qu’avaient cru si souvent les « libéraux ». Se réclamant de cette hypothèse, Jean-Fabien Spitz, principal introducteur et défenseur en France des travaux anglophones sur le républicanisme, a perçu lui aussi en Tocqueville un penseur se situant dans cette tradition républicaine représentée par Rousseau et Mably. Ainsi J.-F. Spitz juge-t-il que le débat sur l’opposition entre le commerce (valorisé par les « libéraux ») et la vertu (prôné par les « républicains ») trouve son aboutissement avec Tocqueville :

  • 34 Jean-Fabien Spitz, Le moment machiavélien, p. XLIV. C’est aussi la thèse suggérée dan (...)

Au XIXe siècle, ce débat disparaît purement et simplement du paysage intellectuel français, à l’exception de Tocqueville dont l’étrange destin sera de ne pouvoir engendrer la moindre postérité, et de se trouver enrôlé parmi les chantres du libéralisme constitutionnaliste, alors qu’il est évidemment préoccupé de questions de mœurs plus que de questions de droit34.

  • 35 Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la religion(...)
  • 36 Jean-Fabien Spitz, « La moderna repubblica : mito o realtà ? », communication au coll (...)

La thèse d’un lien entre Tocqueville et le républicanisme de Rousseau a depuis été défendue dans le livre d’Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie35. Reprenant à son compte les affirmations de J.-F. Spitz, celle-ci lui reproche toutefois de réunir Tocqueville et le « libéral » Constant au sein d’un même chapitre de son livre La liberté politique, au risque d’atténuer sa distance vis-à-vis du « credo libéral moderne ». Encore doit-on préciser que jamais l’interprétation d’A. Antoine ne va jusqu’à affirmer que Tocqueville serait le seul républicain important de son époque. Telle est en revanche la thèse, pour le moins paradoxale, de J.-F. Spitz : reprenant à son compte l’opposition de Pocock entre « commerce » et « vertu » censée résumer l’opposition entre « libéralisme » et « républicanisme », il souligne que l’idée républicaine peut difficilement être reprise en l’état à l’époque moderne, car « le républicanisme a fait son temps autour du XVIIIe siècle et il a disparu après la Révolution française, à la notable exception de Tocqueville »36.

  • 37 Qu’il s’agisse bien de cette thèse, c’est que confirme l’allusion à l’affirmation à J (...)
  • 38 Jean-Fabien Spitz, La liberté politique.
  • 39 Sur la redécouverte de Condorcet, voir Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), (...)
  • 40 Sur les positionnements politiques de l’homme politique Tocqueville vis-à-vis des « r (...)

12Si l’on comprend bien cette affirmation, Tocqueville serait donc bien le dernier héritier du républicanisme37. Une position aussi abrupte peut assurément déconcerter. D’abord parce que la thèse d’une disparition du républicanisme après la Révolution française ne résiste pas à un examen même superficiel : il suffit de penser, entre autres choses, à la vitalité du courant « babouviste », de Babeuf lui-même à Buonarotti. Encore cette mouvance ultra-égalitaire du républicanisme français et européen est-elle loin d’être la seule. Chacun sait – ou devrait savoir – que durant les années 1820-1830 se structure un courant certes minoritaire, mais intellectuellement très influent, qui sera pendant plusieurs décennies incarné par quelques-uns des plus importants noms du républicanisme : Michelet, Quinet, Leroux, Mazzini, Cattaneo et tant d’autres encore, qui seront suivis par les grands théoriciens et précurseurs de la IIIe République : Barni, Renouvier, Buisson et bien d’autres là aussi. Comment peut-on dès lors affirmer, comme le fait J.-F. Spitz, que le républicanisme disparaît après la Révolution française, à l’exception de Tocqueville ? Une des raisons de cette affirmation déconcertante tient sans doute à une conceptualisation extrêmement restrictive de la notion de républicanisme, comprise à travers l’opposition entre « vertu » (républicaine) et « commerce » (libéral). Ceci explique que Pocock semble situer hors du républicanisme un auteur aussi important que Condorcet – un des premiers, rappelons-le, à plaider avec son ami Thomas Paine, pour l’institution de la République en France – et que, poursuivant dans ce sens, J.-F. Spitz en fasse même un « libéral » au point de le bannir du camp républicain38. Quand on sait l’influence de Condorcet sur les précurseurs et fondateurs de la IIIe République39, un tel geste équivaut à faire l’impasse sur le républicanisme français de ce temps. Inversement, ériger Tocqueville en dernier des « républicains » est une affirmation qui a de quoi déconcerter les historiens du XIXe siècle pour qui le fait d’être « républicain » désignait avant tout un engagement politique, et non l’aptitude à correspondre à certains critères forgés par des interprètes contemporains de la pensée politique comme Pocock40. Le risque est décidément de préférer plaquer sur les œuvres des catégories puisées dans la recherche philosophique académique actuelle en délaissant toute approche historique, par une sorte de « déréalisation » de son objet d’étude. Aux auteurs proches de Pocock qui affirment, comme J.-F. Spitz, que Tocqueville est le dernier républicain, on pourrait être tenté de rappeler, avec certains interprètes, ce que celui-ci écrivait à Stoffels dans une lettre du 5 octobre 1836, soit peu de temps après la publication du premier volume de De la démocratie en Amérique : « Que suis-je donc ? Et qu’est-ce que je veux ? Distinguons, pour nous mieux comprendre, la fin et les moyens. Quelle est la fin ? Ce que je veux, ce n’est pas une république, mais une monarchie héréditaire. Je l’aimerais même mieux légitime qu’élue ainsi, parce qu’elle serait plus forte, surtout à l’extérieur ». Certes, on sait que cette lettre ne résume pas toute la pensée de Tocqueville en la matière : elle devrait cependant inciter à la prudence les partisans d’une interprétation résolument « républicaine ». En outre, faire de Tocqueville un héritier exemplaire du républicanisme ainsi défini revient, là encore, à minimiser l’importance de ses développements consacrés à l’« esprit légiste », par quoi il se différencie en profondeur d’un « républicain » comme Machiavel.

  • 41 Voir Stephen Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, O. Champe (...)

13Ces mises au point ne signifient certes pas que Tocqueville n’ait rien à voir avec la tradition républicaine, bien au contraire. Il faut à l’évidence mettre en question non seulement la captation de De la démocratie en Amérique par les néo-libéraux, mais encore l’assimilation – suggérée par exemple par P. Manent – entre Tocqueville et la pensée libérale moderne. De très nombreux travaux ont montré, de longue date, la présence chez Tocqueville de thèmes relevant du républicanisme, en particulier le rôle des « mœurs » et l’importance de la participation civique active. À chaque nouvelle génération, des interprètes de Tocqueville soulignent – tout en prétendant avancer une idée novatrice – combien sa pensée diffère par exemple du libéralisme « individualiste » de Constant, au risque d’ailleurs de mutiler cette fois la complexité de l’auteur des Principes de politique41. Rappeler, après tant d’autres, le poids de ces thématiques, reviendrait, pour parler familièrement, à « enfoncer des portes ouvertes » : Tocqueville, incontestablement, parle un langage souvent « républicain », mais ce constat devenu banal impose un approfondissement sous forme de trois questions. D’abord, à quel type de républicanisme se rattache Tocqueville ? Ensuite, jusqu’à quel point ce républicanisme oriente-t-il sa pensée ? Enfin, et indissociablement, ce républicanisme détache-t-il Tocqueville entièrement de la tradition libérale ?

Tocqueville et le patriotisme républicain : rupture ou continuité ?

  • 42 Significativement, dans l’avant-propos de L’Ancien régime et la Révolution, Tocqueville (...)
  • 43 Maurizio Viroli, Per amore delle patria. Patriottismo e nazionalismo nella storia, Ro (...)
  • 44 Voir l’analyse détaillée de Viroli, ibid., p. 76-79.
  • 45 Sur l’idée de patrie chez Rousseau, et sur la question de sa survie à l’époque modern (...)

14Pour donner des éléments de réponse, je voudrais esquisser d’abord l’examen d’un thème qui fut central dans la pensée républicaine, celui du patriotisme, auquel Tocqueville consacre des développements très importants dans l’économie de son propos42. Comme l’a montré en détail M. Viroli dans son grand livre sur la question43, le patriotisme est au cœur des conceptualisations de la République, depuis l’Antiquité (notamment chez Cicéron, Salluste, Tite Live) jusqu’à nos jours. Mieux, dès Cicéron, le combat pour les « lois », la « liberté » et la « patrie » sont identifiés. Cette idée de « patrie » revient en force avec la Renaissance italienne : là encore, les idéaux républicains s’identifient à ceux du « patriotisme ». Il existe ainsi un patriotisme florentin au XVe siècle, porté notamment par Leonardo Bruni dans la Laudatio florentinae Urbis de 1403-1404. Mais c’est surtout avec Machiavel que l’amour du bien commun s’identifie à l’amour de la patrie. Dans les Discours sur la première décade de Tite Live, l’amour de la patrie qui anime le peuple romain doit lui donner le courage ou la virtù d’affronter les « puissants » qui veulent imposer une tyrannie à la République. Ces idéaux connaîtront leur apogée au XVIIIe siècle, chez des républicains italiens comme Paolo Mattia Doria qui publie en 1729 La vita civile mais aussi et surtout en France. Grand lecteur de Machiavel, Montesquieu a joué un rôle central, sur ce point comme sur d’autres, dans la diffusion des idéaux républicains, exerçant une influence décisive sur cet autre grand lecteur et admirateur du Florentin que fut Rousseau. Toutefois, les analyses de Montesquieu et celles de Rousseau ne sont pas entièrement superposables. Le premier situe les idéaux patriotiques dans l’Antiquité, tout en soulignant que l’amour de la patrie dont faisaient preuve les Anciens n’est plus possible, ni même souhaitable, chez les Modernes, tant il exigeait sacrifices et austérité. Malgré tout, Montesquieu suggère qu’il peut y avoir, même à l’époque moderne, un patriotisme plus faible mais authentique animant les individus44. La vision et le jugement de Rousseau diffèrent, puisqu’il fustige, dès son Discours sur les sciences et les arts, la corruption du monde moderne au nom des idéaux antiques, et notamment du patriotisme dont étaient capables les « anciens » – en particulier à Spartes et à l’apogée de la Rome républicaine – encore heureusement préservés du luxe et des raffinements funestes de la « civilisation »45.

  • 46 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I, II, VI, p. 229-231.
  • 47 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I, II, VI, p. 230.
  • 48 Ibid., p. 231.

15Considérons, à la lumière de ce trop bref tableau, l’analyse tocquevillienne du patriotisme. Dans le chapitre intitulé « De l’esprit public aux États-Unis »46, Tocqueville distingue deux formes de patriotisme : d’un côté, l’« amour instinctif de la patrie », de l’autre, le « patriotisme réfléchi ». Le premier trouve sa source dans « ce sentiment irréfléchi, désintéressé et indéfinissable, qui lie le cœur de l’homme aux lieux où l’homme a pris naissance ». Cet amour, qui se confond avec « le goût de coutumes anciennes », Tocqueville en trouve une illustration exemplaire dans l’« ancienne monarchie ». Il est remarquable que l’exemple choisi de cette vertu typiquement associée à la pensée républicaine soit celui de la monarchie française : ce que veut établir Tocqueville, par contraste, c’est le type de patriotisme possible dans ce qu’il appelle parfois la « République démocratique » américaine, dont l’une des caractéristiques centrales est de n’avoir pas connu d’Ancien Régime. Car il existe un autre patriotisme, le « patriotisme réfléchi », qui est à la fois « plus rationnel » et « moins généreux » : il « naît des lumières », se développe « à l’aide des lois », croît avec « l’exercice des droits » et finit par se confondre avec « l’intérêt personnel »47. Tocqueville suggère que, des deux types de patriotisme, seul le second est viable à l’époque moderne. Le plus dangereux pour les sociétés politiques est en tout cas de se trouver dans une période intermédiaire où le premier a perdu tout son crédit et où le second ne s’est pas encore diffusé. Les hommes de ces moments charnières qui « échappent au préjugé sans connaître l’empire de la raison » et qui n’ont ni « le patriotisme instinctif de la monarchie » ni « le patriotisme réfléchi de la république », se trouvent « au milieu de la confusion et de la misère ». Ne voyant plus la patrie « nulle part », ils « se retirent dans un égoïsme étroit et sans lumière ». Pour Tocqueville, il est vain de prétendre retourner en arrière pour retrouver l’« amour instinctif de la patrie », qui semble définitivement perdu. La solution réside en vérité dans la diffusion et l’exercice des droits politiques, seule manière d’installer l’« esprit de cité ». Ainsi, les Américains, « arrivés d’hier sur le sol qu’ils occupent » et sans souvenirs communs, ont cependant un sentiment patriotique réfléchi, dans la mesure où chacun d’eux perçoit « l’influence qu’exerce la prospérité générale sur son bonheur ». Ainsi travaille-on au « bien de l’État » non pas seulement par devoir ou par orgueil, mais « j’oserai presque dire par cupidité »48.

  • 49 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, II, II, p. 496.
  • 50 Ibid., vol. II, IV, VI, p. 646-650.
  • 51 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, IV, VI, p. 648.

16On reconnaît là deux thèmes qui seront amplement approfondis dans le second volume : d’une part, les dangers de l’individualisme, d’autre part, la solution pour combattre ce mal, à savoir la « doctrine de l’intérêt bien entendu ». Les interprètes n’ont sans doute pas assez souligné que l’analyse tocquevillienne consacrée à l’« individualisme » constitue en creux une réflexion sur les risques nouveaux liés à la dissolution de ce ciment essentiel de la communauté politique qu’est le patriotisme. Le danger de l’individualisme, c’est que, pour reprendre l’expression de Tocqueville, l’individu démocratique ne voit plus alors la patrie « nulle part ». En effet, « après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même »49. On n’a sans doute pas non plus assez noté combien cette analyse de l’éclipse du patriotisme était aussi au cœur du plus célèbre texte de De la démocratie en Amérique, celui où Tocqueville scrute « quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre »50. Ce texte, dans lequel Hayek, et tant d’autres, a voulu voir un réquisitoire contre l’État, est d’abord un tableau des dangers de l’individualisme, c’est-à-dire également un tableau des menaces dont est porteuse l’éclipse du patriotisme. L’avènement du « pouvoir immense et tutélaire » de l’État n’est en effet possible qu’en raison du retrait de l’individu dans sa sphère privée, qui est lié à la perte du patriotisme : « il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie »51.

  • 52 Ibid., vol. II, II, IV, p. 498-501.
  • 53 Ibid., p. 501.

17À ces maux, avons-nous vu, la solution existe néanmoins – mieux, elle est à portée de main des « modernes » –, à savoir celle du « patriotisme réfléchi », indissociable de la doctrine de « l’intérêt bien entendu ». Solution en quelque sorte « à la baisse », c’est-à-dire adaptée aux exigences de l’époque, sorte de succédané d’un patriotisme plus authentique. Encore ne faudrait-il pas perdre de vue comment Tocqueville en vient, finalement, à raffiner son analyse dans le second volume, lorsqu’il examine « comment les américains combattent l’individualisme par des institutions libres »52. Il rappelle d’abord l’importance des « libertés locales » et souligne que même les « riches » prennent conscience qu’ils ont besoin des pauvres, au point qu’ils doivent leur plaire, y compris et surtout par leurs « manières ». Toutefois, sophistiquant sa réflexion sur le patriotisme moderne, Tocqueville avertit qu’il serait « injuste » de croire que « le patriotisme des américains et le zèle que montre chacun d’eux pour le bien-être de ses concitoyens n’ont rien de réel » ; au contraire, observe-t-il, ils font parfois de « grands et véritables sacrifices à la chose publique »53. Est-ce à dire que Tocqueville se contredit ici en rejetant, cette fois, l’idée de « patriotisme réfléchi » ? Pas tout à fait, car l’« intérêt bien entendu » reste le moteur de ce qui peut devenir, finalement, un authentique dévouement :

  • 54 Ibid.

On s’occupe d’abord de l’intérêt général par nécessité, et puis par choix ; ce qui était calcul devient instinct ; et, à force de travailler au bien de ses concitoyens, on prend enfin l’habitude et le goût de les servir54.

Texte remarquable qui ne nie qu’en apparence la thèse générale sur le passage du patriotisme « instinctif » au patriotisme « réfléchi » : Tocqueville décrit ici une sorte de troisième moment où les mécanismes psychologiques de l’« intérêt bien entendu » en viennent à générer, à l’insu en quelque sorte du citoyen lui-même, un véritable sens du dévouement et du sacrifice, non plus traditionnel, mais en quelque sorte « post-traditionnel ».

18Comment peut-on, à présent, situer ces analyses au regard de la tradition républicaine du patriotisme dont on a esquissé plus haut les grands traits ? Notons d’abord la relation très libre de Tocqueville à cette tradition puisqu’il rapporte le « patriotisme instinctif » à l’amour des sujets pour la « vieille monarchie », et le « patriotisme réfléchi » à « l’intérêt bien entendu » des individus de la nouvelle « République démocratique » américaine. Il n’y a pas de réelle nostalgie chez Tocqueville pour un patriotisme antiquisant : à la différence de Rousseau, il n’en appelle pas au sens patriotique des Spartiates ou des Romains pour mieux condamner la médiocrité de l’aspiration des Modernes au confort et au bien-être. Son but est, au contraire, de faire apparaître les promesses d’un patriotisme pour les temps nouveaux, sorte de succédané du « vieux » patriotisme. En ce sens, tant sur le plan de la méthode que du contenu, Tocqueville paraît plus proche de Montesquieu, qui suggérait déjà deux formes possibles de patriotisme. Or, cette proximité vis-à-vis de Montesquieu et cette distance à l’égard des thèses rousseauistes sur le patriotisme sont peut-être révélatrices, plus largement, de la position même de Tocqueville à l’intérieur de la tradition républicaine. C’est du moins ce que je voudrais monter, en examinant plus attentivement sa relation au républicanisme de Rousseau.

Tocqueville, un républicain rousseauiste ?

  • 55 Jean-Fabien Spitz, Le moment machiavélien, p. XLIV.
  • 56 Non sans raison, Durkheim, après d’autres, situe Mably parmi les précurseurs du socia (...)
  • 57 Au demeurant, contrairement à ce qu’affirment les interprètes contemporains, les text (...)
  • 58 Voir par exemple la note de voyage du 7 juillet 1835 à Dublin, intitulée « Liberté. C (...)
  • 59 C’est au fond la thèse défendue par A. Antoine, dans L’impensé de la démocratie. La question du (...)
  • 60 Sur ce point, l’article de référence est celui de Michel Bressolette, « Tocqueville e (...)
  • 61 Lettre de Tocqueville à L. de Kergolay, 10 nov. 1836, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1951, (...)
  • 62 Sur les limites des interprétations trop hâtives de cette phrase, voir Serge Audier, (...)

19Comme je l’ai évoqué plus haut, on a récemment voulu renouveler profondément la lecture de Tocqueville en en faisant l’héritier direct du républicanisme français, de Mably à Rousseau. Le lien suggéré par J.-F. Spitz entre Mably et Tocqueville55, sans doute parce que l’on trouve une critique du « commerce » chez les deux auteurs, à de quoi surprendre, tant est profond l’abîme qui les sépare. La méfiance de Tocqueville pour une société entièrement vouée au commerce et à la quête du bien-être, que l’on retrouve d’ailleurs aussi chez J. S. Mill, s’inscrit dans une analyse d’ensemble qui n’a strictement rien à voir avec celle de Mably. Nombre des projets concrets de celui-ci, qui le rapprochent d’une forme de pré-socialisme, avaient tout pour remplir d’effroi Tocqueville56. Par parenthèse, il faudrait, pour les mêmes raisons, se méfier des présentations quelque peu fantaisistes de Tocqueville qui, pour prendre le contre-pied des images courantes faisant de celui-ci l’antithèse du marxisme, soulignent ses convergences supposées avec Engels et Marx : les paradigmes qui commandent leurs analyses respectives sont si différents que la comparaison se heurte vite à des limites insurmontables57. Au-delà, faire de Tocqueville un adversaire radical du commerce, c’est tout simplement ne pas l’avoir lu58. Malgré cet enjeu crucial du commerce, plus convaincante apparemment que la comparaison entre Tocqueville et Mably est celle avec Rousseau, qui a pu conduire des interprètes à faire de l’auteur de De la démocratie en Amérique un penseur fondamentalement rousseauiste59. Cette thèse, qui vise à minimiser l’influence de Montesquieu et à rehausser celle de l’auteur du Contrat social, semble s’étayer sur des preuves apparemment incontestables : Tocqueville a lu attentivement, sans le moindre doute, l’œuvre de Rousseau – au point qu’il s’est inspiré à l’évidence de son style60. Au reste, dans une lettre fameuse, souvent citée par les interprètes, adressée à Louis de Kergolay le 10 novembre 1836, Tocqueville écrit : « Il y a trois hommes avec lesquels je vis tous les jours un peu c’est Pascal, Montesquieu et Rousseau »61. De là à ériger Tocqueville en disciple de Rousseau – ou en « Rousseau du XIXe siècle », si cette expression a le moindre sens – il n’y a qu’un pas, qu’il ne faut pourtant peut-être pas franchir. Outre que cette fameuse lettre a été bien trop rapidement interprétée comme la preuve cruciale d’une authentique filiation62, il suffit de comparer les deux œuvres pour voir tout ce qui les sépare radicalement.

  • 63 Selon la thèse séduisante d’Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie, avec laquelle (...)

20On a ainsi parfois mobilisé les pages de De la démocratie en Amérique consacrées à la description de la Nouvelle-Angleterre qui paraissent renouer avec les intuitions du Contrat social63 : c’est là que Tocqueville, se livrant à un éloge fervent du self-government, rejoindrait l’idéal d’autonomie collective de Rousseau. Il faut cependant être prudent : tandis que Du contrat social désigne les traits de l’ordre politique juste – et Rousseau souligne que cette approche normative le sépare de la méthode descriptive de Montesquieu – Tocqueville propose précisément, en bon disciple à cet égard d’une partie de la leçon de Montesquieu, une description, même s’il ne fait pas mystère de sa fascination pour le système des Communes. Son tableau de la Nouvelle-Angleterre ne résume pas sa vision de la « bonne société » : l’Amérique n’est pas pour lui un modèle qu’il suffirait d’exporter dans la vieille Europe, et tout particulièrement en France. En outre, Tocqueville décrit la liberté communale non pas comme un autogouvernement direct, pur et simple à la manière de la démocratie athénienne, dont il n’est pas au demeurant, on le verra, un admirateur – Rousseau non plus d’ailleurs, quoique pour d’autres raisons, ce qui doit inciter à interpréter la référence athénienne avec la plus grande prudence. Dans un autre passage où Tocqueville évoque Athènes, son propos fait place cette fois à la représentation, même si celle-ci est décrite comme étant sous surveillance directe :

  • 64 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I, I, IV, p. 83.

Tantôt le peuple en corps fait les lois comme à Athènes ; tantôt des députés, que le vote universel a créés, le représentent et agissent en son nom sous sa surveillance presque immédiate64.

Le paradigme athénien ne résume pas ici toute son analyse. Sans doute Tocqueville précise-t-il que le peuple règne sur le monde politique américain « comme Dieu sur l’univers » ; il n’en reste pas moins que l’idée de représentation n’est pas conceptualisée ici comme le fait Rousseau dans sa condamnation radicale de celle-ci, et ce d’autant plus – nous allons y revenir – que le « peuple » américain diffère pour lui essentiellement du « peuple » de l’Antiquité. Il n’est donc pas du tout certain, notamment sur cette référence à Athènes, que le propos tocquevillien soit ici « rousseauiste ». Au delà, dès lors qu’un auteur accepte le principe du système représentatif – et c’est le cas de Tocqueville – il n’est pas du tout rousseauiste, si l’on reconnaît que la condamnation de la représentation est au cœur même de la pensée de Rousseau.

  • 65 Cf. Jean-Jacques Rousseau, « Parallèle entre les deux républiques de Sparte et de Rom (...)

21Avant de confronter leurs thèses sur des questions précises, il peut être éclairant de comparer Rousseau et Tocqueville en partant des options fondamentales qui sous-tendent leur propos. Et, puisque les interprètes qui soulignent leurs affinités les situent souvent dans le courant républicain, on comparera la relation qu’ils entretiennent avec les sources mêmes du républicanisme, c’est-à-dire l’Antiquité. Or, Tocqueville n’éprouve nullement la même fascination que Rousseau pour l’Antiquité, pas plus qu’il ne partage son dégoût pour le présent65. Son propos tend à montrer que les Anciens n’offrent plus un modèle de citoyenneté valide pour les Modernes, leurs conceptions philosophiques étant essentiellement différentes. Tous les régimes de l’Antiquité, même la démocratie athénienne et la république romaine, sont pour lui des aristocraties, puisqu’ils ignorent encore l’égalité des conditions caractéristique des siècles démocratiques. C’est pourquoi « ce que l’on appelait le peuple dans les républiques les plus démocratiques de l’Antiquité ne ressemblait guère à ce que nous nommons le peuple ». Car si tous les citoyens athéniens prenaient part aux affaires publiques, ils n’étaient qu’une minorité à en bénéficier, les esclaves remplissant « la plupart des fonctions qui appartiennent de nos jours au peuple et même aux classes moyennes ». Le jugement est comparable pour la république romaine :

  • 66 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, I, XV, p. 469.

Il faut considérer la lutte des patriciens et des plébéiens de Rome sous le même jour, et n’y voir qu’une querelle entre des cadets et des aînés de la même famille66.

Cette distance de Tocqueville à l’égard de l’Antiquité se retrouve dans ses notes sur l’Histoire de la Grèce de Georges Grote (publiée en 1822), l’ami de J.-S. Mill. De Spartes, que Rousseau vénérait tant, Tocqueville écrit simplement ces lignes :

  • 67 Tocqueville, « Notes sur l’histoire de Grote » [1858], Mélanges, F. Mélonio (éd.), Œuvres Complètes(...)

Spartes, une pure oligarchie. Un cénacle de vieillards choisis après soixante ans, à vie. Le peuple, un pouvoir nominal […]. Abattant partout à la fois les despotes et la démocratie67.

Plus largement, Tocqueville estime que la cité grecque, qui obéit à une structure aristocratique, n’a aucune idée de l’universalisme moderne.

  • 68 Voir notamment Ghislain Waterlot, Rousseau. Religion et politique, Paris, PUF, 2004.

22Cette divergence d’avec Rousseau – même si celui-ci porte un jugement plus complexe qu’il n’y paraît sur l’Antiquité68 – s’accentue quand on considère leur relation respective à l’œuvre de Platon. Car Rousseau, on le sait, a été profondément marqué par le platonisme, qui est une des sources de sa pensée pédagogique et politique, comme en atteste l’importance que lui confère l’Émile. Il pousse d’ailleurs si loin sa fascination pour Platon qu’il s’y réfère même dans les Confessions pour se justifier de l’abandon de ses enfants : « en livrant mes enfants à l’éducation publique faute de pouvoir les élever moi-même » et « en les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortune », Rousseau explique qu’il croyait « faire acte de citoyen et de père » en se regardant « comme un membre de la République de Platon ». On mesure ici l’abîme qui sépare Tocqueville de Rousseau, tant sur la référence à l’Antiquité que sur Platon. Une de ses notes de lecture est révélatrice de cette distance : le caractère principal de la pensée platonicienne est selon lui d’être « morale », au point de réduire la politique à un simple auxiliaire de l’éthique. Sans doute Tocqueville juge-t-il cette démarche « admirable », mais son défaut est de conduire « à l’absurde », faute d’un esprit « sobre et pratique ». Cette limite s’éclaire par un autre trait de la philosophie platonicienne, à savoir son caractère « aristocratique », qui renvoie à la réalité grecque de l’époque : Platon vivait « au milieu d’un pays d’esclaves, parmi la petite démocratie turbulente, vicieuse, inconsidérée et sans contrepoids d’Athènes » (on remarquera, ici encore, combien les références de Tocqueville à Athènes doivent être accueillies avec prudence). En définitive, le philosophe grec « est arrivé dans un siècle qui n’avait pas encore pu se former sur rien des idées très générales », ce pourquoi il n’avait « nulle confiance dans l’humanité en général ». Ainsi, Platon « ne croit-il pas à ses lumières », n’a « nulle confiance dans sa liberté pour régler la société », et « cherche donc toujours un point d’appui hors de la société ». Cette méfiance vis-à-vis de l’humanité explique l’importance chez Platon de la figure du « législateur » – dont on sait aussi le rôle crucial, quoique sous une autre forme, chez Rousseau – qui « dirige et au besoin plie de force à l’empire de la vertu et de la raison la foule ». Ainsi, à l’inverse de Rousseau, Tocqueville situe son entreprise intellectuelle en rupture totale avec le platonisme.

23Sur cette base, on peut mieux mesurer ce qui distingue les jugements des deux penseurs sur l’égalité et sa relation à la liberté. Pour Tocqueville, l’égalité est un fait dont les conséquences sont ambivalentes, car elle peut menacer la liberté politique : tout l’enjeu est dès lors de savoir comment préserver celle-ci, alors que la passion égalitaire domine souvent les individus. Chez Rousseau, l’égalité n’étant pas un fait, mais une dimension constitutive de la bonne société, la question du lien liberté/égalité se pose tout autrement. Égalité et liberté sont en effet indissociables : le règne de la loi s’appliquant à tous constitue un idéal s’opposant aux relations personnelles de domination par lesquelles le puissant impose sa volonté arbitraire au faible. Ainsi Rousseau réfléchit-il avant tout sur la façon de prévenir les relations personnelles de domination, et non sur les moyens de préserver la sphère de liberté individuelle contre les empiètements de l’État. Cette thématique de l’opposition individu/État, centrée sur l’exigence de préserver le premier des intrusions du second, s’imposera en France après la Révolution française, avec les grandes figures du libéralisme comme Benjamin Constant. Sans doute Tocqueville est-il très loin de converger entièrement avec Constant – comme l’ont souligné à juste titre nombre d’interprètes – mais il ne faudrait pas en conclure que ses préoccupations n’ont strictement rien à voir avec celles des « libéraux » : à sa manière, il en partage les inquiétudes quant aux menaces que fait peser l’État moderne sur la liberté individuelle, même si c’est sur d’autres bases. Chez Constant, cette analyse a pour enjeu sous-jacent une discussion de Rousseau, auquel il est reproché d’avoir cédé à une conception unanimiste de la souveraineté, sans s’interroger sur les moyens institutionnels de protéger l’individu de l’arbitraire. Si Tocqueville, contrairement à Constant, ne discute jamais la théorie rousseauiste de la « volonté générale » – pas plus d’ailleurs qu’aucune autre thèse de Rousseau – il rejoint manifestement les préoccupations des « libéraux » sur les dérives dont est porteuse sinon la doctrine rousseauiste elle-même, du moins l’interprétation, certes erronée, qu’on a pu en donner. Tout indique qu’il juge problématique la vision unanimiste des républicains qui se réclament de Rousseau, même s’il ne prend pas soin de bien distinguer les thèses du Contrat social des positions de ses disciples supposés, alors qu’il faut évidemment le faire. On peut en tout cas difficilement imaginer qu’il aurait accepté le fameux chapitre IV du Livre II du Contrat social, « Des bornes du pouvoir souverain ». Au reste, Tocqueville est clair dans sa critique des dogmes du républicanisme d’inspiration rousseauiste, même s’il ne vise pas expressément Rousseau :

  • 69 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I., II, VII, « Tyrannie de la majorité  (...)

Il y a des gens qui n’ont pas craint de dire qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu’ainsi on ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c’est là un langage d’esclave69.

Une fois de plus, que cette critique vise sans doute bien davantage une vulgate rousseauiste qui déforme, et même dénature en profondeur, les positions mêmes de Rousseau, ne change rien à l’affaire, dans la mesure où Tocqueville ne prend jamais la peine, significativement, d’établir une telle distinction. Ainsi Tocqueville insiste-t-il, comme Montesquieu, et contrairement à Rousseau, sur la nécessaire limitation du pouvoir, elle-même liée à la finitude de l’homme :

  • 70 Ibid., p. 243.

La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice me paraît au-dessus des forces de l’homme, quel qu’il soit, et je ne vois que Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant, parce que sa sagesse et sa justice sont toujours égales à son pouvoir. Il n’y a donc pas sur la terre d’autorité si respectable en elle-même, ou revêtue d’un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacle70.

  • 71 Patrick Riley, The General Will before Rousseau, Princeton, Princeton University Pres (...)
  • 72 Un autre point central où apparaît la distance entre les deux auteurs est celui du li (...)

Un tel langage, qui évoque pour partie Montesquieu, pour partie Constant, ne se trouve pas sous la plume de Rousseau. La distance se creuse encore si l’on reconnaît, avec certains spécialistes71, que le concept de « volonté générale » a précisément une origine théologique indirecte, en particulier chez Malebranche. On mesure, ici encore, la distance séparant Tocqueville de Rousseau72.

  • 73 Selon la thèse d’A. Antoine.
  • 74 Sur ces deux modèles de républicanisme, je me permets de renvoyer à Serge Audier, Les (...)

24Sans doute pourrait-on objecter que ces différences sont liées à des contextes historiques et spirituels irréductibles qui ne doivent pas occulter les affinités de fond entre les deux conceptions de la citoyenneté, ce pourquoi Tocqueville serait, malgré tout, le dernier rousseauiste du XIXe siècle. De ce point de vue, il apporterait certes des correctifs à la doctrine rousseauiste, en conférant plus de poids aux droits de l’individu, mais cette modification n’engagerait pas l’essentiel73. La thèse que je soutiendrai ici, au contraire, est qu’il s’agit bien de deux conceptions différentes de la citoyenneté. Pour justifier cette affirmation, il faudrait tout d’abord mettre à l’épreuve les conceptions aujourd’hui dominantes de l’histoire du républicanisme, qui en font une tradition globalement homogène et linéaire. Il se pourrait cependant que cette tradition soit plus complexe qu’il n’y paraît. En particulier, si certains républicains, comme Machiavel, Sidney ou Ferguson, ont mis en évidence le caractère positif de certains conflits dans la vie des républiques, d’autres, comme Guichardin, Harrington ou Rousseau, ont bien davantage valorisé le consensus et l’harmonie sociale74. Sans doute est-il arrivé à Rousseau d’adopter des positions évoquant celles de Machiavel lorsqu’il a souligné à son tour le caractère positif de certaines dissensions. Mais sa vision d’ensemble de la bonne société tend à prohiber tout conflit et toute division du corps politique en sociétés partielles. Sur ce point notamment, Rousseau se sépare de cet autre grand lecteur de Machiavel qu’était Montesquieu, dont les Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence radicalisent les thèses machiavéliennes sur la fécondité des « divisions ». Or, je voudrais montrer que, sur ce thème, Tocqueville entretient – contrairement à ce que l’on affirme généralement – bien plus d’affinités avec Montesquieu qu’avec Rousseau.

Le legs de Montesquieu : pluralisme et « agitations » des sociétés libres

25La question du rôle du conflit et des divisions est absolument cruciale dans l’histoire du républicanisme. Des générations de penseurs ont médité les analyses avancées par Machiavel dans le chapitre IV du Livre I des Discours sur la première décade de Tite Live concernant la fécondité du conflit à un moment décisif de l’histoire de Rome :

  • 75 Machiavel, Discours sur la première décade de Tite Live, livre I, chap. IV, Œuvres (...)

Moi j’affirme que ceux qui condamnent les tumultes (tumulti) entre les nobles et la plèbe condamnent ce qui fut la première cause du maintien de la liberté de Rome ; et qu’ils s’attachent davantage aux cris et aux bruits qui naissaient de ces tumultes, qu’aux bons effets que ceux-ci enfantaient ; et qu’ils ne considèrent pas que, dans toute république, il y a deux humeurs, celle du peuple et celle des grands ; et que toutes les lois qui se font en faveur de la liberté naissent de leur désunion, comme on peut voir facilement qu’il advint à Rome75.

  • 76 Francesco Guicciardini, Considérations à propos des Discours de Machiavel, (...)
  • 77 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur déca (...)

La thèse de Machiavel heurtait de front une longue tradition valorisant le consensus et l’harmonie sociale. Elle choqua profondément de grands penseurs politiques comme Guichardin76. Or, c’est de toute évidence ce texte subversif au regard de la tradition de l’humanisme florentin que Montesquieu a en tête lorsque, dans les Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, il explique que « pendant que Rome conquérait l’univers, il y avait, dans ses murailles, une guerre cachée », et que « c’étaient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent aussitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation »77. Et Montesquieu de préciser son propos, en critiquant, comme Machiavel avant lui, les historiens qui ont déploré les « divisions » de Rome :

  • 78 Ibid., chap. IX, p. 453.

On n’entend parler, dans les auteurs, que des divisions qui perdirent Rome ; mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, qu’elles y avaient toujours été et qu’elles y devaient toujours être78.

Le conflit civil au cœur de la République romaine non seulement était inéliminable, mais encore – comme le montrait déjà Machiavel – constituait un facteur fondamental de sa liberté et de sa puissance :

  • 79 Ibid.

Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre, et timides dans la paix, c’est vouloir des choses impossibles : et, pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de République, on peut être assuré que la liberté n’y est pas79.

  • 80 Montesquieu, Lettres persanes, CXXXVI, Œuvres complètes, p. 135.

On voit même que Montesquieu va ici beaucoup plus loin que Machiavel dans son éloge des « divisions » qui animaient la république romaine : il universalise en quelque sorte sa thèse pour faire des « divisions » un trait constitutif de toute république vivante et libre. Sans doute le Montesquieu défenseur de la « modération » et admirateur de la monarchie anglaise bien tempérée dans De l’esprit des lois n’est-il pas le Montesquieu historien de Rome. Encore ne doit-on pas perdre de vue que, même dans son tableau de la société libre qu’est la société anglaise, c’est encore cette agitation, quoique sous une forme plus édulcorée, qu’il fait apparaître. N’oublions pas non plus que, dans les Lettres persanes, Montesquieu évoque comment la liberté anglaise a émergé « des feux de la discorde et de la sédition »80. Nous ne sommes pas si éloignés des mots utilisés pour décrire la « guerre cachée » dans Rome, comparable à des « feux » volcaniques.

26Le thème, disais-je, n’est pas entièrement étranger non plus à Rousseau, même s’il ne lui accorde pas une place semblable et n’en tire pas les mêmes conséquences que Montesquieu. Notons d’ailleurs qu’un contemporain de Rousseau, le Père Berthier, qui était favorable à la monarchie et horrifié par son éloge occasionnel des « divisions », a souligné dans ses Observations sur le contrat social de Jean-Jacques Rousseau, que :

  • 81 J.-F. Berthier, Observations sur le contrat social de Jean-Jacques Rousseau [1789], R (...)

En général, la guerre civile est le plus grand malheur qui puisse arriver à un État, et c’est abuser de la patience des lecteurs, que de dire que « la Grèce florissait au sein des plus cruelles guerres, et lorsque le sang y coulait à flot »81.

  • 82 Ibid., p. 200-201.

À quoi Berthier opposait la critique par Aristote des dissensions et son éloge de la « concorde ». Il ajoutait toutefois que ce thème était emprunté à Algernon Sidney dont il résumait ainsi les thèses : « cet écrivain ne garde aucune mesure dans le portrait odieux qu’il trace des nations soumises à des monarques ; il exalte les anciennes divisions des Grecs, des Romains, des Florentins ; il les préfère infiniment à la tranquillité de ces mêmes peuples, vivant sous des princes absolus »82. On peut ajouter que Sidney nourrissait ses propres analyses d’une lecture, au demeurant sélective, des Histoire florentines de Machiavel (voir les Discourses on Government, chap. II, sect. 26 : « civil tumults and wars are not the greatest evils that befall nations »). Sa thèse consistait à souligner les vertus des « tumultes » comme facteur de vitalité et de liberté :

  • 83 Algernon Sidney, Discourses on Government, New York, Printed for Richard Lee, 1805, (...)

malgré toutes les séditions de Florence, et des autres cités de Toscane, les terribles factions des Guelfes et des Gibelins […], elles continuèrent à être populeuses, fortes, et excessivement riches ; mais dans un espace de moins de cent cinquante ans, le règne paisible des Médicis a détruit les neuf dixièmes du peuple de cette province83.

Or, si l’on considère à présent les notes que Tocqueville, près de 150 ans plus tard, a laissées sur les Histoires florentines de Machiavel, on trouve l’analyse suivante, qu’il faut comparer avec la citation de Sidney :

  • 84 Tocqueville, « Notes sur Machiavel », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1989, t. (...)

Le temps où Florence a été cruellement déchirée par les factions a été le temps où elle est devenue riche, puissante, érudite, littéraire […] ; tandis qu’à partir de l’époque où elle est devenue tranquille et asservie, tous ces avantages ont disparu les uns après les autres84.

  • 85 Sur ce courant encore très influent, y compris chez les républicains contemporains de (...)
  • 86 Marcel Gauchet, « Tocqueville, L’Amérique et nous », Libre, p. 80-87.
  • 87 Il me semble que l’étude attentive des textes de Tocqueville sur la colonisation à la (...)

Étonnante proximité d’analyse, jusque dans la structure de la phrase, qui témoigne pour le moins de certaines affinités avec Sidney, mais aussi avec Montesquieu, qui au demeurant fut très profondément marqué par le penseur républicain anglais, sans parler de Machiavel lui-même. Ces remarques de Tocqueville sur les divisions qui ont déchiré Florence incitent à nuancer la thèse, aujourd’hui dominante, qui voudrait que sa conception de la bonne société soit purement et simplement consensualiste. Non que Tocqueville soit en quelque façon – faut-il le préciser ? – le disciple de Machiavel et des Discours sur la première décade de Tite Live : son jugement sur le Florentin est de la plus extrême sévérité et participe de l’anti-machiavélisme85. En outre, sa thèse est que la cité de Florence n’appartient pas à l’univers « démocratique » car elle demeure foncièrement inégalitaire, ce qui éclaire aussi son caractère tumultueux. Enfin et corrélativement, il est certain que Tocqueville admire dans les États-Unis une société qui, contrairement à l’Europe, évite la passion révolutionnaire et n’est pas déchirée par des conflits, en particulier par des conflits de classe. Mais cette vision consensualiste, bien mise en évidence par Marcel Gauchet86, hostile à ce que Tocqueville nomme lui-même les « discordes civiles », n’est pas incompatible avec une conception de la vie sociale et politique qui intègre une large part du tableau que donne Montesquieu de la vitalité des sociétés libres – un tableau qui lui-même, on l’a vu, s’éclaire à partir de la réélaboration du legs machiavélien87.

27De cette orientation, on trouve la preuve dans la façon dont Tocqueville décrit la vie de la société politique américaine d’une manière, là aussi, beaucoup plus proche de Montesquieu que de Rousseau. Plus largement, le modèle de la « volonté générale » théorisé dans le Contrat social n’a pas d’équivalent chez Tocqueville. La délibération publique au sens de Tocqueville est en effet un authentique débat collectif qui ne se dissocie pas d’une forme de désordre et d’effervescence permanents où les groupes multiples exposent des points de vue différents, souvent contradictoires, et portent à la lumière des questions spécifiques, sans qu’aucun n’obéisse par avance à une visée globale préétablie. Le tableau tocquevillien n’a rien de commun avec le processus en vertu duquel chaque citoyen doit en définitive n’opiner que d’après lui, en faisant abstraction de ses désirs particuliers et de son inscription dans tel ou tel groupe ou association particulière. Lorsque Tocqueville décrit « l’activité qui règne dans toutes les parties du corps public aux États-Unis », il présente une société pluraliste, dynamique et effervescente. Le mot même qu’il emploie, celui de « tumulte », n’est pas sans évoquer le courant républicain post-machiavélien, par exemple les thèses de Sidney qui, reprenant manifestement à son compte l’idée machiavélienne des tumulti pour la reformuler, parlait avec éloge des « civils tumults ». Certes, Tocqueville n’est pas Sidney. Mais il importe d’autant plus de rappeler ces textes qu’ils incitent à ne pas s’en tenir aux thèses générales de Tocqueville faisant parfois l’éloge du consensus, de la stabilité et de l’absence de « discordes civiles ». À s’en tenir seulement à ces thèses, on manquerait la complexité de son analyse. Tocqueville désigne en effet quelquefois par cette expression de « tumulte » ses premières sensations sur la vitalité de la société politique américaine :

  • 88 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, VI, p. 253 (souligné par nous).

À peine êtes-vous descendu sur le sol de l’Amérique que vous vous trouvez au milieu d’une sorte de tumulte ; une clameur confuse s’élève de toute part ; mille voix parviennent en même temps à votre oreille ; chacune d’elle exprime quelques besoins sociaux88.

Ce n’est certes pas en ces termes que Rousseau parle de la « volonté générale » : nous sommes à l’évidence dans deux univers conceptuels radicalement différents. Car c’est à l’écart du « tumulte » que la « volonté générale » apparaît selon Rousseau pleinement :

  • 89 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre IV, chap. II (souligné par nous).

Plus le concert règne dans les assemblées, c’est-à-dire plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante ; mais les longs débats, les dissensions, le tumulte, annoncent l’ascendant des intérêts particuliers et le déclin de l’État89.

Ici, le « tumulte » ne témoigne pas de la santé et de la liberté du corps social, mais, tout au contraire, de sa corruption. Le silence des passions est requis, et lorsque le bruit des controverses monte, c’est le signe que tout est perdu pour Rousseau :

  • 90 Ibid., livre IV, chap. I.

Mais quand le nœud social commence à se relâcher et l’État à s’affaiblir ; quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt commun s’altère et trouve des opposants, l’unanimité ne règne plus dans les voix, la volonté générale n’est plus la volonté de tous, il s’élève des contradictions des débats, et le meilleur avis ne passe point sans disputes90.

Tout indique que la vision tocquevillienne est fort éloignée de cet éloge rousseauiste du « plus heureux peuple du monde » où l’on voit des « troupes de paysans régler les affaires de l’État sous un chêne et se conduire toujours sagement ». Loin de ce modèle, Tocqueville décrit en effet cette société libre qu’est la société américaine comme un lieu où se rencontrent des initiatives collectives multiples et contradictoires :

  • 91 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre IV, chap. I.

Des citoyens s’assemblent dans le seul but de déclarer qu’ils désapprouvent la marche du gouvernement, tandis que d’autres se réunissent afin de proclamer que les hommes en place sont les pères de la patrie. En voici d’autres encore qui, regardant l’ivrognerie comme source principale des maux de l’État, viennent s’engager solennellement à donner l’exemple de la tempérance91.

Ainsi, le bien commun ne résulte pas ici de l’adéquation de la volonté de chaque individu à la « volonté générale », mais de l’effervescence et des tâtonnements issus des « agitations » qui se diffusent dans la société civile. L’agitation « sans cesse renaissante » que le gouvernement de la démocratie a introduite dans le « monde politique », pour passer ensuite dans la « société civile », est pour Tocqueville une vertu essentielle :

  • 92 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, VI.

Je ne sais si, à tout prendre, ce n’est pas là le plus grand avantage du gouvernement démocratique, et je le loue bien plus à cause de ce qu’il fait faire que de ce qu’il fait92.

S’il est en effet incontestable que « le peuple dirige souvent fort mal les affaires publiques », il n’en reste pas moins vrai que la participation élargit « le cercle de ses idées » : c’est la rencontre effective et permanente des autres citoyens, dans des groupes multiples, et non la réflexion solitaire, qui permet à chacun de dépasser son égoïsme. Sans doute Tocqueville concède-t-il aux « ennemis de la démocratie » que le gouvernement d’un seul conduit souvent à des décisions plus éclairées, mais c’est pour ajouter que l’effervescence de la démocratie peut produire « des merveilles ». Cette thèse corrobore son évaluation des « avantages réels » que la société retire du gouvernement de la démocratie. Il souligne alors que :

  • 93 Ibid., p. 226.

Les lois de la démocratie tendent, en général, au bien du plus grand nombre, car elles émanent de la majorité de tous les citoyens, laquelle peut se tromper, mais ne saurait avoir un intérêt contraire à elle-même93.

  • 94 Ibid., p. 227.
  • 95 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, V, p. 221. Tocqueville répète la (...)
  • 96 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur déca (...)

S’il y a des imperfections dans la démocratie, au point que celle-ci souvent « travaille, sans le vouloir, contre elle-même », il reste que « son but est plus utile »94. Tocqueville décrit ainsi comment la démocratie est capable d’auto-correction : « le grand privilège des Américains » est d’avoir « la faculté de faire des fautes réparables »95. Cette problématique, que l’on pourrait rapprocher de Rousseau lorsqu’il souligne que « la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique », reformule dans un horizon démocratique certaines analyses de Montesquieu, notamment dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence. Montesquieu y explique en effet les raisons de la grandeur du système anglais : si le « gouvernement d’Angleterre » est « sage », c’est parce qu’il y a « un corps qui l’examine continuellement, et qui s’examine continuellement lui-même, et telles sont ses erreurs qu’elles ne sont jamais longues, et que, par l’esprit d’attention qu’elles donnent à la Nation, elles sont souvent utiles ». D’où la conclusion selon laquelle « un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s’il n’est, par ses propres lois, capable de correction »96. Ce sont manifestement ces analyses, adaptées aux siècles démocratiques, plutôt que celles de Rousseau, qui nourrissent les développements tocquevilliens sur le caractère bénéfique des « agitations » – expression déjà importante chez Montesquieu – de la démocratie. Au demeurant, dans une des notes de De la démocratie en Amérique, Tocqueville se réfère non à Rousseau, mais à Montesquieu, pour décrire les agitations publiques des citoyens américains :

  • 97 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, VI, p. 236.

Montesquieu remarque quelque part que rien n’égale le désespoir de certains citoyens romains qui, après les agitations d’une existence politique, rentrèrent tout à coup dans le calme de la vie privée97.

  • 98 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, II, p. 178-183. Sur la question (...)
  • 99 Simone Weil, Note sur la suppression des partis politiques, Paris, Climat, 2006 (prem (...)
  • 100 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, II, IV, p. 499.

28On mesure ici combien l’influence de Montesquieu n’a rien de « formel », contrairement à ce que l’on a pu suggérer, mais engage en vérité la substance même de la réflexion tocquevillienne sur les vertus de la démocratie, d’une manière qui ne trouve pas d’équivalent chez Rousseau. Sur un mode qui évoque aussi Montesquieu, Tocqueville va jusqu’à expliquer, à propos des élections aux États-Unis – où il faut rappeler par ailleurs que les partis constituent un « mal inhérent aux gouvernements libres »98 : nous sommes décidément loin de Rousseau qui voulait prohiber les partis en tant qu’obstacles à la « volonté générale », ce dont Simone Weil se souviendra99 – que les « haines » suscitées par la compétition électorale ne sont pas à proscrire, car elles font partie des effets de la liberté politique, laquelle est indispensable pour contrer les dangers de l’individualisme. Ainsi souligne-t-il que « l’envie d’être élu peut porter certains hommes à se faire la guerre » mais « ce même désir porte à la longue tous les hommes à se prêter un mutuel appui ». Tandis que les « maux » liés à ces haines sont « passagers », les « biens qui naissent avec eux demeurent ». Il faut donc en conclure que « la liberté crée des haines particulières, mais le despotisme fait naître l’indifférence générale »100. On peut formuler raisonnablement l’hypothèse que Tocqueville a écrit ces lignes décisives en ayant sous les yeux le § 27 du Livre XIX de De l’Esprit des lois, tant le propos est proche à la fois par le contenu et par le lexique. Dans ce développement intitulé « Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d’une nation », Montesquieu veut compléter en quelque sorte l’analyse du fameux Livre XI sur la constitution d’un « peuple libre ». Son tableau, jusque dans le vocabulaire, me semble l’une des matrices de l’analyse tocquevillienne :

  • 101 Montesquieu, De l’Esprit des lois, § 27, Livre XIX, Œuvres complètes, p (...)

Toutes les passions y étant libres, la haine, l’envie, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue : et si cela était autrement, l’État serait comme un homme abattu par la maladie, qui n’a point de passions parce qu’il n’a point de forces101.

  • 102 Francesco Guicciardini, Considérations à propos des Discours de Machiavel, (...)
  • 103 Voir le plaidoyer de Tocqueville, contre les « doctrinaires » et libéraux conservateu (...)

On notera au passage que cette image organique liant les agitations provoquées par les divisions à la bonne santé, ou du moins à une vitalité « saine » de la société, se situe aux antipodes de la condamnation de l’éloge machiavélien des « tumultes » par Guichardin, qui objectait que « louer les désunions est comme louer dans un malade sa maladie pour la qualité du remède qu’on lui a donné »102. Si l’image organique n’est pas non plus absente de la pensée de Tocqueville dans un contexte argumentatif comparable103, le § 27 du Livre XIX paraît sur d’autres points encore constituer la matrice du tableau tocquevillien de la vie publique américaine. Montesquieu écrit en effet :

  • 104 Montesquieu, De l’Esprit des lois, § 27, Livre XIX, p. 650.

Dans une nation libre, il est très souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal ; il suffit qu’ils raisonnent : de là sort la liberté qui garantit des effets mêmes de ces raisonnements. De même, dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu’on raisonne bien ou mal ; il suffit qu’on raisonne pour que le principe du gouvernement soit choqué104.

Tocqueville n’est pas bien loin de ce type d’argumentaire lorsqu’il explique :

  • 105 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, VI, p. 236.

Il est incontestable que le peuple dirige souvent fort mal les affaires publiques ; mais le peuple ne saurait se mêler des affaires publiques sans que le cercle de ses idées ne vienne à s’étendre, et sans qu’on ne voie son esprit sortir de la routine ordinaire105.

Et Tocqueville d’opposer en ce sens la « liberté démocratique » et le despotisme :

  • 106 Ibid., p. 237.

La liberté démocratique n’exécute pas chacune de ses entreprises avec la même perfection que le despotisme intelligent ; souvent elle les abandonne avant d’en avoir retiré le fruit, ou en hasarde de dangereuses : mais à la longue elle produit plus que lui ; elle fait moins bien chaque chose, mais elle fait plus de choses106.

  • 107 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, p. 500. On mesure, là encore, la di (...)
  • 108 Sur l’importance du thème du dissensus et son lien à la liberté, il faudrait aussi fa (...)

Où l’on voit, une fois de plus, que les présupposés de Tocqueville sont incompatibles avec la conception rousseauiste de la « volonté générale ». Si nous sommes ici aux antipodes du modèle de législation spartiate admirée par Rousseau – et aux antipodes de son refus de tout système représentatif, puisque Tocqueville précise que « les affaires générales d’un pays n’occupent que les principaux citoyens »107 – nous sommes très proches de la façon dont Montesquieu dépeint les turbulences des sociétés libres. Tocqueville reformule ces analyses pour décrire les caractéristiques d’un régime que l’auteur de De l’esprit des lois ne pouvait imaginer : la « république démocratique » américaine108.

De Ferguson à Tocqueville : les risques de la « tranquillité » des sociétés commerçantes

  • 109 La critique tocquevillienne de la médiocrité de son temps éclaire sans doute son atta (...)

29Cette présentation de certaines affinités entre Montesquieu et Tocqueville se heurte à une objection : tandis que le premier s’est livré à un éloge du « doux commerce », le second a averti ses contemporains du danger pour la liberté politique des sociétés commerçantes. À cet égard, Tocqueville ne serait-il pas, comme on le soutient parfois, le disciple de Rousseau, qui fustigeait déjà la corruption et les artifices des sociétés vouées au commerce ? Ce parallèle ne paraît pas fondé là non plus, car les deux auteurs n’ont en vérité pas du tout la même approche ni le même jugement sur les sociétés commerçantes. Que Tocqueville s’inquiète du poids prépondérant de la quête du bien-être, et qu’il fustige la médiocrité et l’apathie politique sous la monarchie de Juillet109, ne signifie pas qu’il soit radicalement hostile à la société commerciale, au point d’en appeler à un retour à une économie pré-moderne. Surtout, l’originalité de Tocqueville tient à sa description des dangers de la division du travail, avec une acuité qui n’est pas sans évoquer les écrits d’Adam Smith – mais dans une autre perspective d’ensemble – et, plus encore, ceux d’Adam Ferguson. Dans le chapitre XX de la deuxième partie du second volume intitulé « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie », Tocqueville décrit les transformations sociales et politiques accompagnant la division du travail. Le progrès de la productivité apparaît indissociable d’une nouvelle organisation qui contraint chaque ouvrier à s’occuper chaque jour « du même détail ». Ces mutations sont si importantes qu’elles doivent selon Tocqueville intéresser le « législateur », en ce qu’elles affectent le « monde politique ». La dynamique industrielle semble générer des effets toujours plus néfastes, car « à mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné, et plus dépendant ». Aussi Tocqueville invite-t-il les « amis de la démocratie » à se préoccuper prioritairement de ce phénomène, car « si l’inégalité permanente des conditions et l’aristocratie pénètrent à nouveau dans ce monde, on peut prédire qu’elles y entreront par cette porte ». À l’évidence, Tocqueville se compte lui-même parmi les esprits inquiets de ce nouveau phénomène dont les conséquences menacent en profondeur les fondements mêmes de la citoyenneté. Or, cette analyse ne se retrouve pas chez Rousseau, ce qui confirme que l’investigation tocquevillienne porte sur un champ nouveau dans le cadre d’une problématique spécifique.

  • 110 Adam Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, M. Bergier (trad.), préface (...)

30En revanche, je voudrais montrer que si Tocqueville est très éloigné de Rousseau, il entretient certaines affinités avec Adam Ferguson110, tant pour ce qui concerne son analyse des sociétés commerçantes, que pour son jugement sur le rôle des « agitations » comme modalité privilégiée de la citoyenneté, même si ces convergences présentent des limites évidentes. Il est d’autant plus intéressant de s’y arrêter que Tocqueville était vraisemblablement familier de la traduction française de son Histoire de la société civile : celle-ci se trouvait en tout cas dans sa bibliothèque personnelle. Au-delà de la question toujours délicate des lectures et des « influences », c’est sur le fond que Tocqueville rejoint, partiellement, les thèses de Ferguson. Le républicanisme de Ferguson doit d’ailleurs beaucoup plus à Montesquieu qu’à Rousseau. Les travaux qui, comme ceux de J. G. A. Pocock, ont fait de Ferguson un critique radical de l’économie moderne, favorable à un retour aux structures archaïques, ont simplifié sa pensée : contrairement à Rousseau, le philosophe écossais ne rejette pas purement et simplement les sociétés commerçantes. S’il met en lumière, bien davantage que Montesquieu, leur face sombre, c’est pour s’interroger sur les moyens de préserver la liberté politique. On a parfois vu aussi en Ferguson un précurseur de la dénonciation marxiste du capitalisme. De fait, l’auteur du Capital, contrairement à Tocqueville s’appuie expressément sur sa critique de la division du travail :

  • 111 Karl Marx, Le Capital, Œuvres, M. Rubel (éd.), Paris, Gallimard (La Pléiade), 1963, t (...)

Cette division, explique Marx, infesta non seulement la sphère économique, mais encore toutes les sphères sociales, introduisant partout ce développement des spécialités, ce morcellement de l’homme qui arracha au maître d’Adam Smith, A. Ferguson, ce cri : « nous sommes des nations entières d’ilotes et nous n’avons plus de citoyens libres »111.

Toutefois, Ferguson n’est pas le précurseur direct du marxisme, notamment parce que sa préoccupation majeure – comme l’indique ce passage même cité dans Le Capital – est la citoyenneté. La référence de Marx confirme en tout cas que Ferguson, comme Tocqueville, et à la différence de Rousseau, cherche à donner une description précise du capitalisme moderne et des effets de la division du travail. Mais les convergences avec Tocqueville ne s’arrêtent pas là, car l’inquiétude de Ferguson porte déjà sur le danger d’un nouveau despotisme s’installant dans une société entièrement mobilisée par le travail et le commerce. Ce que redoute Ferguson, c’est que les individus ne délaissent leurs responsabilités civiques en faveur d’un État tout-puissant aux mains d’un groupe de politiciens professionnels. Cette perte de la « vertu » et de l’« esprit public » au profit d’une « tranquillité » favorable aux activités commerçantes, conduirait à la perte de la liberté politique. Avant Tocqueville, Ferguson décrit ainsi un despotisme nouveau, qui n’aurait plus besoin de la violence pour s’imposer, puisqu’il s’engouffrerait dans le vide résultant du repli sur soi et de l’apathie politique des individus, qui délaisseraient la citoyenneté. De là l’inquiétude de Ferguson concernant deux phénomènes liés au développement de la division du travail : l’avènement d’une armée de métier remplaçant les citoyens-soldats des sociétés libres (indispensables à la citoyenneté pour la tradition républicaine, notamment Machiavel), et la croissance des inégalités entre un groupe de maîtres, bénéficiant des richesses et des lumières, et un groupe d’ouvriers déshumanisés par leur tâche répétitive. Ce qui est en jeu, c’est ici l’avenir même de la citoyenneté et des idéaux républicains. Surtout, comme Tocqueville là encore, Ferguson ne juge pas cette décadence inéluctable : sa vision n’est pas « catastrophiste » (à la façon de Marx), car elle ménage à la liberté humaine une marge d’action, conformément à une conception de l’histoire qui n’avait pas d’équivalent chez Rousseau. Enfin, si Ferguson, comme déjà son maître Montesquieu, se situe décisivement à distance de Rousseau par son refus de la théorie du contrat et de l’hypothèse de l’état de nature, il semble en revanche anticiper Tocqueville par sa valorisation des « agitations » comme modalité privilégiée de la citoyenneté active, indissociable de sa critique de la « tranquillité ». Ces expressions, on l’a vu, sont déjà importantes dans les analyses de Montesquieu qui, sous l’influence de Machiavel, font l’éloge des « divisions » d’un peuple libre contre la tranquillité des sociétés oppressives. Dans une perspective proche, Ferguson fait apparaître, de manière répétée, la fécondité des conflits et des agitations mettant aux prises les citoyens :

  • 112 Adam Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, p. 161.

La paix et l’unanimité sont communément regardées comme la principale source de la félicité publique. Cependant, la rivalité entre communautés séparées, les agitations d’un peuple libre [the agitations of a free people] sont les principes de la vie politique et la grande école de l’humanité112.

Tocqueville sera très proche de cette inspiration lorsqu’il fustigera les préférences des libéraux conservateurs de son temps pour la « tranquillité », et soulignera les vertus des agitations et des désordres suscités par l’activité spontanée des citoyens mobilisés autour d’un projet commun. La valorisation tocquevillienne du consensus qui soude la société américaine ne doit pas occulter cette dimension essentielle de son propos.

  • 113 Je me permets de renvoyer à Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du r (...)

31Sans doute Tocqueville est-il loin de rejoindre en tous points Ferguson, mais ces affinités significatives montrent là encore que sa critique des sociétés commerçantes se situe sur un tout autre plan que celle de Rousseau. Cette distance nous fait mesurer combien la pensée tocquevillienne, contrairement à celle de l’auteur du Contrat social, est féconde pour penser les pathologies du temps présent et pour envisager les remèdes qui peuvent lui être apportés. Si Tocqueville critique les temps modernes, son intention n’est pas réactionnaire : loin de rêver à une réactivation des temps anciens, il réfléchit sur les moyens de contrecarrer les phénomènes menaçants pour l’avenir de la citoyenneté. Ces préoccupations, qui rapprochent Tocqueville davantage de Ferguson – même si des pans entiers de sa pensée l’en distinguent – que de Rousseau, révèlent aussi combien a pu être illégitime la captation de l’héritage tocquevillien, depuis la seconde moitié du XXe siècle, par l’idéologie « libérale ». En particulier, on sait que Hayek, un des inspirateurs majeurs du « néo-libéralisme », a mobilisé les œuvres de Ferguson, et surtout de Tocqueville, pour étayer ses propres thèses sur le plan économique113. Au-delà des économistes néo-libéraux – comme Mises ou Friedman – on se réclame volontiers, aujourd’hui encore, de l’héritage tocquevillien pour critiquer l’État-providence ou prôner la décentralisation, en négligeant toutefois son plaidoyer en faveur de la citoyenneté active. Cette lecture partiale a mutilé pour partie la pensée de Tocqueville, mais elle a aussi contribué à occulter sa postérité dans la pensée républicaine française.

La postérité de Tocqueville dans le républicanisme français

  • 114 Cette perspective est présente chez Pocock, mais aussi – au-delà des différences entr (...)

32L’analyse qui vient d’être esquissée incite donc à mettre en question la relecture néo-républicaine qui place Tocqueville dans le prolongement direct de Mably et Rousseau, et ce à partir des catégories d’analyses construites par « l’école de Cambridge », dont les limites sont ici flagrantes. Si l’auteur de De la démocratie en Amérique se situe à certains égards dans l’histoire du républicanisme moderne depuis Machiavel, il s’en détache aussi sur des points tout à fait considérables. Inversement, la filiation entre Montesquieu et Tocqueville mérite d’être approfondie, en particulier pour ce qui regarde la conception pluraliste des « sociétés libres ». Une autre limite, non moins flagrante, de la grille de lecture néo-républicaine concerne cette fois la postérité de Tocqueville. Les néo-républicains comme Pocock, Skinner et Pettit, au-delà de leurs divergences, aiment à souligner que le paradigme républicain a connu une sorte d’éclipse vers le XVIIIe siècle, laissant la place au libéralisme le plus étroit114. Ce jugement est évidemment tout à fait erroné : il fait l’impasse, entre autres choses, sur le « nouveau libéralisme » britannique, dont il n’est pas sans intérêt ici de rappeler que l’inspirateur fut John Stuart Mill, le grand ami de Tocqueville. De fait, bien des points rapprochent les deux penseurs, notamment l’importance conférée à la citoyenneté active. Cette curieuse propension des néo-républicains à postuler la disparition partielle ou totale de leurs idéaux se retrouve dans le jugement de J.-F. Spitz que j’ai évoqué plus haut, selon lequel le débat autour de l’opposition entre la « vertu » (républicaine) et le « commerce » (libéral) « disparaît purement et simplement du paysage intellectuel français » au XIXe siècle :

  • 115 Jean-Fabien Spitz, Le moment machiavélien, p. XLIV.

À l’exception de Tocqueville dont l’étrange destin sera de ne pouvoir engendrer la moindre postérité, et de se trouver enrôlé parmi les chantres du libéralisme constitutionnaliste, alors qu’il est évidemment préoccupé de questions de mœurs plus que de questions de droit115.

  • 116 Sur la critique de la médiocrité bourgeoise dans le camp républicain, cf. Philippe Da (...)
  • 117 Alban de Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne, ou, Recherches sur la n (...)

Passons sur l’idée, qui est fausse, d’une disparition totale de l’opposition entre « vertu » et « commerce » au XIXe siècle, qui paraît occulter l’immense littérature – des socialistes aux conservateurs – déplorant la médiocrité bourgeoise et la montée des valeurs commerciales : les critiques acerbes qu’adresse Tocqueville à son époque s’inscrivent dans ce « climat » moral et intellectuel prédominant, en particulier sous la Monarchie de Juillet116. Il est d’autant plus important de rappeler ce point qu’il nous incite à ne pas immédiatement rapporter la méfiance de Tocqueville pour les sociétés commerçantes à une matrice républicaine, comme l’affirme l’interprétation néo-républicaine. Outre l’inquiétude caractéristique d’un penseur d’origine aristocratique devant une société fondée sur la recherche effrénée de la richesse, Tocqueville a été marqué par les écrits, d’inspiration catholique libérale, du vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, dont la critique du libéralisme économique déployée dans son Économie politique chrétienne117 doit beaucoup plus, c’est le moins que l’on puisse dire, à la pensée conservatrice que républicaine. Il faut décidément se méfier des généalogies imaginaires qui situent a posteriori Tocqueville dans le droit fil du républicanisme de Machiavel et Rousseau.

33Intéressons-nous plutôt à l’idée, non moins fausse, que Tocqueville n’aurait pas eu la « moindre postérité » sinon dans le « constitutionnalisme libéral ». Pour la postérité dite « libérale » de Tocqueville, depuis ses proches « amis » – qui sont si peu étudiés en France – jusqu’aux grands « libéraux » qui écrivent sous le Second Empire, une telle affirmation est-elle en effet exacte ? On peut en douter fortement. Que l’on considère, par exemple, ce libéral « tocquevillien » par excellence qu’est Prévost-Paradol : loin de se limiter à un « constitutionnalisme » étroit, celui-ci renoue très largement avec la thématique « participative » de l’œuvre de Tocqueville. Un bon exemple est son plaidoyer pour la décentralisation. Une citation suffira peut-être à monter les limites des idées préconçues sur le libéralisme du Second Empire :

  • 118 Lucien Anatole Prevost-Paradol, « De la centralisation », Essais de politique et de littérature, Pa (...)

Le premier effet de cette centralisation […] c’est de désintéresser les citoyens de la chose publique, de les habituer à confondre la modération avec l’indifférence et à regarder comme le plus sage d’entre eux celui qui est le moins soucieux de son droit et le plus docile […]. La centralisation ne laisse aux membres d’une même société que le genre de contacts qui les froisse et les irrite, et leur refuse ce développement de la vie politique qui pourrait seul les rapprocher et les unir dans la gestion de leurs intérêts communs118.

Peut-on raisonnablement dire que ce « libéral » exemplaire qu’est Prévost-Paradol est infidèle au plaidoyer tocquevillien pour une citoyenneté active ? Il faut décidément accueillir avec la plus grande prudence l’affirmation péremptoire de Spitz selon laquelle Tocqueville n’aurait pas eu « la moindre postérité ».

  • 119 Serge Audier, Tocqueville retrouvé.

34Soit, objectera-t-on peut-être : du moins est-il évident que Tocqueville n’a pas eu la « moindre postérité » chez les précurseurs et fondateurs de la IIIe République. Selon un jugement incessamment répété, les grands théoriciens du républicanisme français seraient totalement étrangers aux thèses tocquevilliennes. Mieux – ou pire – ce serait précisément l’hégémonie de ce républicanisme-là qui aurait durablement contribué à la disparition de Tocqueville hors de la mémoire collective française. La IIIe République, ou la fin de la pensée tocquevillienne ? Telle est la thèse suggérée notamment par Furet, et indéfiniment déclinée depuis, par ses disciples comme par ses adversaires. Dans un article sur Aron où il reprend au fond largement à son compte la grille d’analyse « aronienne » (Tocqueville comme « l’anti-Durkheim »), qui est pourtant discutable119, Furet juge que « l’oubli » dans lequel serait tombé Tocqueville tiendrait à la structure même de la philosophie de la IIIe République :

Il y a une diffusion du comtisme aux origines de la République à travers la synthèse républicaine entre la tradition révolutionnaire et la science.

  • 120 François Furet, « Aron réintroducteur de Tocqueville », in Raymond Aron, la philosoph (...)

Ce primat du « scientisme », « au fondement de la République avec Gambetta-Ferry, qui sont des Comtistes », expliquerait la disparition de Tocqueville120. Lors de la réception du Prix Tocqueville, en 1991, Furet précise sa pensée :

  • 121 François Furet, « Ce que je dois à Tocqueville », discours de réception du Prix Tocqu (...)

On pourrait, pour faire court, dire que pour rendre aux français une histoire qui ne soit pas un passé de guerre civile, coupé en deux par 1789, l’école républicaine a eu besoin d’une synthèse qui pût échelonner sur la route du progrès et la monarchie et la démocratie. Or, Tocqueville n’aimait ni la monarchie dans sa version Louis XIV, ni la démocratie dans sa modalité révolutionnaire. Rien d’étonnant à ce que le fameux « petit Lavisse » de mon enfance ait été plus proche de la vision de Guizot que de la sienne121.

Que la pensée de Tocqueville n’ait pas structuré la vision de l’histoire inculquée aux petits français sur les bancs de l’école, c’est une évidence. Faut-il en conclure pour autant à une disparition totale de Tocqueville dans le républicanisme français ? Encore faudrait-il avoir une appréciation complexe et nuancée de ce courant, qui ne se réduit nullement, contrairement à ce que laisse ici supposer Furet, au triomphe des idées positivistes. Outre que tout un pan du républicanisme échappe au « positivisme », il serait aisé de montrer que, même chez Gambetta et Ferry, il est loin d’être la seule influence doctrinale majeure en France, si l’on songe par exemple au courant « néo-kantien » ou au « protestantisme libéral ». Quant à l’éclipse totale de Tocqueville, regardons-y de plus près, car il se pourrait qu’il ne s’agisse, là encore, que d’un mythe, ou du moins d’une grossière simplification. Posons en effet une question factuelle et « naïve » : l’opposition entre les fondateurs de la IIIe République et Tocqueville est-elle véritablement irréductible ?

  • 122 Cf. Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français.
  • 123 Voir Pierre Rosanvallon, « L’histoire du mot démocratie à l’époque moderne », La pens (...)
  • 124 Plus largement, sur les « républicains » durant cette période, voir notamment Philipp (...)

35Encore conviendrait-il, pour répondre convenablement à cette question, procéder à une archéologie approfondie de la réception de Tocqueville par les « républicains », et ce dès la publication de De la démocratie en Amérique. On verrait alors, contrairement à ce que prétend une légende tenace, que les thèses tocquevilliennes ont suscité un accueil très attentif dans certains cercles républicains122. Tandis que les « doctrinaires », autour de Guizot, s’inquiètent de sa conception de la démocratie qui ne réduit pas celle-ci aux seules dimensions juridique et sociale123, les républicains marquent leur intérêt pour une vision de l’histoire qui montre les implications proprement politiques du mouvement démocratique. Tocqueville lui-même revendiquera, après 1848, le caractère prémonitoire de ses analyses sur la dynamique démocratique, à une époque où la Monarchie de Juillet semblait pourtant mieux installée que jamais124. Ce pourquoi il affirmera l’actualité de son propos en citant un passage de l’Introduction de 1835, dans l’avertissement de la douzième édition de 1850 :

  • 125 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, avertissement de la douzième édition, p. 3 (...)

L’homme qui, en présence d’une monarchie raffermie plutôt qu’ébranlée par la Révolution de Juillet a tracé ces lignes que l’évènement a rendu prophétiques, peut aujourd’hui sans crainte appeler de nouveau sur son œuvre l’attention du public125.

  • 126 Giuseppe Mazzini, Pensées sur la démocratie en Europe.
  • 127 Giuseppe Mazzini, « Is it revolt or a revolution ? », Scritti editi e inediti di Giuseppe Mazzini, (...)

Ajoutons que c’est surtout à partir de la publication de De la démocratie en Amérique que les grands théoriciens et promoteurs du républicanisme mobiliseront le concept de « démocratie ». Ainsi en va-t-il de Giuseppe Mazzini, qui publie en 1847 ses Pensées sur la démocratie en Europe : après avoir rejeté le concept de « démocratie », le grand patriote italien en revendique l’usage, pour désigner à la fois le processus d’égalisation sociale – porté notamment par le mouvement ouvrier et celui, encore embryonnaire, des femmes –, et le processus proprement politique devant conduire à la victoire de la souveraineté populaire et du suffrage universel126. Et sans doute n’est-il pas insignifiant que, dans sa polémique avec la conception très restrictive de la démocratie défendue par Guizot et ses amis, Mazzini évoque l’exemple américain dont Tocqueville avait auparavant souligné l’importance et la portée pour comprendre l’avenir de l’Europe127.

  • 128 Charles Dupont-White, L’individu et l’État, publié en 1857 (on citera ici la troisièm (...)
  • 129 Cf. notamment, Dupont-White, L’individu et l’État, chap. V, p. 157-207.
  • 130 Voir le diagnostic d’ensemble de Dupont-White : « ce développement de la puissance pu (...)

36Il y aurait aussi toute une recherche à mener sur la réception de Tocqueville parmi les théoriciens républicains actifs sous le Second Empire qui ont posé, de manière plus ou moins directe, les fondements conceptuels et doctrinaux de la IIIe République. Là encore, on verrait combien est erronée la légende d’une disparition de Tocqueville et d’un désintérêt durable de la part des républicains. Tout indique en effet que son œuvre continue alors d’être un point de référence dans nombre de réflexions sur le rôle de l’État et sur la décentralisation. En témoignent les écrits d’un auteur aussi difficilement classable que Charles Dupont-White128. À la fois « libéral » et républicain sous certains aspects, Dupont-White défend la thèse, contre la plupart des libéraux de son temps, selon laquelle l’État, loin d’être par définition une menace pour la liberté individuelle, en est en vérité la plus sûre garantie. Sa conviction, en rupture assumée avec les libéraux anti-étatistes129, est que la liberté individuelle et la croissance de l’État sont deux phénomènes indissociables. La destruction par l’action continue de l’État des sociétés traditionnelles – ou sociétés de « castes » – a été un facteur essentiel d’émancipation de l’individu130. On reconnaît là une problématique que l’on retrouvera chez nombre de républicains – notamment chez Henry Michel et Célestin Bouglé – et qui a pu trouver des éléments d’analyse dans la construction tocquevillienne, même si Dupont-White ne cite guère L’Ancien Régime et la Révolution. Cette relative discrétion sur l’apport tocquevillien s’explique sans doute par le fait que Dupont-White juge le processus de centralisation en tout point positif. Une des rares allusions à Tocqueville dans L’individu et l’État porte sur cette divergence majeure :

  • 131 Ibid., p. 240.

Il y a eu dans la Révolution française, dit l’auteur de De la démocratie en Amérique, deux mouvements en sens contraire qu’il ne faut pas confondre : l’un favorable à la liberté, l’autre favorable au despotisme131.

Or, objecte aussitôt Dupont-White :

  • 132 Charles Dupont-White, L’individu et l’État, p. 240.

Au fond, il n’y en a peut-être eu qu’un hostile aux castes. De cette source unique découlent et la puissance de l’État et l’émancipation des Individus132.

  • 133 Tocqueville accusera réception par une brève lettre à Dupont-White datée du 9 avril 1 (...)
  • 134 De là les critiques qui seront formulées par Dupont-White contre Tocqueville notammen (...)

Si donc Dupont-White rejoint à certains égards la conceptualisation de Tocqueville – auquel il enverra son ouvrage L’Individu et l’État133 – il s’en sépare décisivement en portant pour sa part un bilan tout à fait favorable sur les effets de la centralisation administrative et de la croissance de l’État, qui ont salutairement émancipé l’individu134.

37Mais c’est surtout dans les écrits d’un philosophe bien plus explicitement et résolument républicain, Étienne Vacherot, que la persistance du legs de Tocqueville apparaît pleinement. Non que Vacherot soit un « tocquevillien » orthodoxe. Au contraire, il s’en sépare sur des points décisifs. Ses thèses rejoignent en effet partiellement celles que défend Dupont-White – auquel il se réfère d’ailleurs favorablement – concernant le rôle positif de l’État. La position complexe de Vacherot vis-à-vis de l’œuvre de Tocqueville est faite ainsi à la fois de proximité et, surtout, de distance. Publié en 1859, son maître-ouvrage, La Démocratie, constitue l’une des plus riches théories républicaines de l’État sous le Second Empire. C’est en se présentant comme un opposant résolu de ce régime « césarien » que Vacherot conceptualise l’idée démocratique. D’où la condamnation judicaire de l’ouvrage en France. Vacherot souligne ainsi, dans la Préface, que « c’est l’abus du mot démocratie » qui lui a donné « l’idée de ce livre ». Ses cibles sont d’abord les théoriciens qui, tels Royer-Collard, s’en tiennent à une conception très restrictive du concept de démocratie. Pour beaucoup, il y a « démocratie » dès lors que les « privilèges de la noblesse » et les « institutions de la féodalité » ont disparu. À ce compte, toutes les sociétés européennes qui obéissent à ce critère seraient d’ores et déjà « en pleine démocratie ». D’autres analystes voient dans le suffrage universel « le dernier mot de la démocratie », quelles que soient par ailleurs les conditions morales, sociales ou économiques du peuple qui en jouit. Or, ces conditions défavorables peuvent rendre « vain ou dangereux l’exercice du droit populaire ». Encore ces deux visions, pour insuffisantes qu’elles soient, ne sont-elles pas les plus scandaleuses :

  • 135 Étienne Vacherot, La démocratie, Paris, 1859, p. 9-10.

D’autres enfin, peu soucieux de liberté et de dignité, vont jusqu’à prostituer le nom de démocratie à un régime politique qui confond toutes les classes de la société sous le niveau du despotisme, et fait du suffrage universel un jouet dérisoire, un instrument d’oppression135.

Pour étayer son propos anti-césarien, Vacherot cite un passage de L’Ancien Régime et la Révolution, alors que Tocqueville vient de mourir :

  • 136 Ibid., p. 10.

C’est cette espèce de gouvernement dont M. de Tocqueville, de si regrettable mémoire, donne l’admirable définition que voici : « Cette forme particulière de la tyrannie qu’on nomme le despotisme démocratique, dont le moyen âge n’avait pas eu l’idée, leur est déjà familière. Plus de hiérarchie dans la société, plus de classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé d’individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus d’elle un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom, sans la consulter. Pour contrôler celui-ci, une raison publique sans organes ; pour l’arrêter, des révolutions, et non des lois. En droit, un agent subordonné ; en fait, un maître136.

Vacherot déplore que ce type de tyrannie que redoutait et combattait à juste titre Tocqueville soit à présent défendu par des auteurs du Second Empire. Ainsi d’un certain Troplong, qui « ne craint pas d’affirmer que l’Empire des Césars, à Rome, est la conclusion légitime du mouvement démocratique dont les tribuns du peuple ont été les organes, et les Gracques les héros malheureux ». Contre cette captation irrecevable et scandaleuse des idéaux démocratiques, Vacherot conclut :

  • 137 Ibid.

Je ne regrette point, avec M. de Tocqueville, l’organisation aristocratique et provinciale de l’ancienne société, qui a pu être en effet un obstacle au despotisme monarchique. Je crois que la liberté moderne veut des garanties. Mais, en vérité, la démocratie de M. Troplong ferait regretter le passé à tous ceux qui ont quelque souci de la dignité humaine137.

La complexité de la relation de Vacherot au legs de Tocqueville se perçoit particulièrement dans un autre passage qui lui rend un hommage quelque peu ambigu. L’auteur de La démocratie explique en effet que la « méthode » qu’il déploiera dans son livre sera plus philosophique et déductive que proprement historique. En ce sens, son livre n’aurait « rien de commun » avec ce qui s’était publié auparavant sur le même sujet, et notamment avec « l’admirable étude de M. de Tocqueville sur la démocratie en Amérique », qui est un « livre d’histoire ». En soi, ce simple jugement apparemment élogieux de Vacherot constitue un point de rupture, conscient ou non, avec l’esprit de l’entreprise intellectuelle de Tocqueville. Celui-ci considérait en effet que l’intérêt de De la démocratie en Amérique excédait très largement la dimension historique. L’introduction du premier volume le dit clairement :

  • 138 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, « Introduction », p. 49.

J’avoue que dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j’ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle138.

  • 139 Étienne Vacherot, La démocratie, p. 14.

Il n’est certes pas insignifiant que, après avoir affiché son parti pris méthodologique déductif, Vacherot retrouve un ton que l’on peut juger à certains égards de « tocquevillien » quant au caractère inéluctable du processus démocratique. Lorsqu’il se demande si l’idéal démocratique tracé dans son propre livre pourra un jour se réaliser, il soutient en effet qu’un « coup d’œil jeté sur l’Europe » suffirait « pour faire concevoir de légitimes espérances aux amis de la démocratie ». Il estime même que devront probablement naître un jour « les États-Unis de la Démocratie européenne »139. Pour autant, le propos d’ensemble de Vacherot n’est pas « tocquevillien », ne serait-ce qu’en raison de son jugement concernant les lumières que peut apporter l’expérience américaine sur la situation européenne, et tout particulièrement française. Sans doute Tocqueville lui-même ne considérait-il ni possible ni souhaitable d’imiter entièrement le « modèle » américain. Reste qu’il jugeait l’expérience américaine digne au plus haut point d’être méditée par les Européens et les Français, dans la mesure où elle donnait l’exemple d’une société éminemment « démocratique » étant parvenue à préserver la liberté, grâce notamment à l’esprit légiste, aux libertés locales et associatives, et à la religion. Au contraire, Vacherot est convaincu que les États-Unis, loin de pouvoir offrir des clés d’analyse d’une portée décisive aux démocraties européennes à venir, constituent un exemple de démocratie naissante et, à cet égard, encore imparfait. Ainsi, pour définir quelle doit être la sphère d’action de l’État, par rapport au domaine de l’initiative individuelle et à celui de l’initiative communale, Vacherot explique qu’il y a bien « autre chose à faire » que de regarder l’Angleterre ou l’Amérique :

  • 140 Étienne Vacherot, La démocratie, p. 22.

La première est une vieille aristocratie où les traditions féodales n’ont pas encore permis l’organisation normale de l’État ; la seconde est une démocratie encore trop jeune et trop novice pour cette organisation. Admirables exemples de liberté politique, ces deux sociétés ne peuvent être proposées pour l’idéal de la société moderne140.

Cette distance de Vacherot vis-à-vis du « modèle » américain se retrouve dans sa défense de la centralisation, qui n’est selon lui « point propre à l’État monarchique », car « l’État démocratique en a également besoin ». Voulant démontrer que la centralisation est « l’unique barrière contre l’anarchie », il juge souhaitable que les Français évitent une fascination excessive pour le cas américain :

  • 141 Ibid., p. 253-254.

L’exemple des États-Unis, cité à l’appui de la thèse contraire, ne prouve rien ; ce n’est pas dans une société aussi jeune et aussi peu organisée qu’il faut chercher l’idéal de la démocratie. Il y a sans doute dans cette société l’avenir d’une grande démocratie ; mais l’état actuel n’est encore, si l’on veut nous passer le mot, que l’enfance de l’art141.

On mesure ici tout ce qui sépare Vacherot des thèses de Tocqueville. Car pour l’auteur de De la Démocratie en Amérique, c’est bien l’Europe, et tout particulièrement la France, qui doit être éduquée. « Instruire la démocratie » implique l’invention d’une « science politique nouvelle » pour « un monde tout nouveau », ce qui exige de méditer les leçons de l’expérience américaine. Tandis que Vacherot, en 1859, considérera que l’état actuel des États-Unis en est encore à « l’enfance de l’art », Tocqueville juge, plus de vingt ans auparavant, que la démocratie française et européenne, contrairement à la démocratie américaine, demeure à l’état d’enfance :

  • 142 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, « Introduction », p. 44-45.

La démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a grandi comme ces enfants, privés de soins paternels, qui s’élèvent eux-mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères142.

Le contraste est total avec l’expérience des États-Unis telle que la résume Tocqueville :

  • 143 Ibid., p. 49.

Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je parle semble avoir atteint ses limites naturelles ; elle s’y est opérée d’une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s’opère parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même143.

  • 144 Sur Renouvier, voir Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvie (...)
  • 145 Bouglé est certes beaucoup plus éloigné du « renouviérisme », mais il cite quelquefoi (...)

38La distance de Vacherot vis-à-vis de Tocqueville témoigne ainsi d’une convergence partielle avec les positions de Dupont-White sur l’État : n’affirme-t-il pas être « heureux » de « rencontrer ici un publiciste distingué, M. Dupont-White, à qui l’on doit un excellent livre sur l’Individu et l’État » ? Pour autant, on ne doit pas non plus négliger les points d’accord de Vacherot avec Tocqueville, qui suffisent à relativiser le thème d’un oubli total ou d’un rejet par les républicains de l’auteur de De la démocratie en Amérique. Ce rappel est d’autant plus nécessaire que la réception de Tocqueville par les républicains excède largement le cadre du Second Empire. En particulier, je voudrais montrer l’importance de sa réception parmi les proches et les disciples de Charles Renouvier, figure centrale du « néo-criticisme » de la IIIe République144. Pour y réfléchir, j’examinerai trois exemples, et qui ne sont pas des moindres : celui de François Pillon, proche collaborateur de Renouvier, celui d’Henry Michel, lui aussi disciple de Renouvier et penseur majeur de l’État sous la IIIe République, et enfin celui de Célestin Bouglé, ami et collaborateur de Durkheim, mais aussi ancien élève de Michel, qui a incarné par excellence la sociologie républicaine jusque dans les années trente145. Non seulement la référence à Tocqueville est centrale chez ces auteurs, mais encore elle est connotée le plus souvent positivement, et, en tout cas, beaucoup plus que ce n’était encore le cas chez Dupont-White et même Vacherot. Dès les écrits de Pillon sur Tocqueville dans La critique philosophique, on voit poindre en effet un jugement plus favorable tant sur l’apport théorique de Tocqueville que sur l’intérêt de l’expérience américaine pour définir les conditions d’un dépassement de certaines des limites de l’étatisme français.

  • 146 François Pillon, « Le dilemme : césarisme ou république », La critique philosophique, (...)
  • 147 Ibid., p. 372.

39Selon le jugement de Pillon en 1872, l’œuvre de Tocqueville est une voie privilégiée pour comprendre la grande alternative, ou le « dilemme », entre « césarisme » et « république »146. Pillon reprend à son compte les développements de De la démocratie en Amérique qui avancent deux thèses indissociables. La première est que les sociétés démocratiques sont propices à l’avènement du despotisme. Si le despotisme est particulièrement à redouter dans les siècles démocratiques, il ne s’ensuit pas – c’est ici la seconde thèse tocquevillienne – qu’il soit possible et souhaitable de prévenir cette dérive par un retour aux principes de l’Ancien Régime : c’est au sein même de la modernité démocratique que doivent être découverts les valeurs et moyens susceptibles de contrer l’avènement du nouveau despotisme. Tocqueville avance en effet qu’« il n’y a pas, de nos jours, de législateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir des institutions libres, s’il ne prend pas l’égalité pour premier principe et pour symbole ». À suivre Pillon, l’idée maîtresse de Tocqueville est donc que toutes les nations civilisées vont entrer dans « l’âge démocratique », où il n’y aura que deux issues politiques : ou bien la « liberté démocratique », ou bien la « tyrannie des Césars ». Ainsi, De la démocratie en Amérique présuppose une vision du devenir historique concordant avec « la philosophie criticiste de l’histoire » : pour les républicains d’inspiration kantienne, comme déjà pour Tocqueville, « les destinées de l’humanité » dépendent de « l’observation des lois morales » et nullement, sur un mode déterministe, de lois physiques ou physiologiques147.

  • 148 François Pillon, « Décentralisation et self-government », La critique philosophique, 3 octobre 1872 (...)
  • 149 Ibid., p. 135.

40Césarisme ou république, telle est donc l’alternative à laquelle Pillon donne un contenu précis, en insistant sur le rôle de la décentralisation et du self-government dans l’avènement d’une société démocratique libre, c’est-à-dire d’une république. Ici encore, il se réfère à Tocqueville dans ses analyses sur le rôle central de la citoyenneté148. Pillon souligne que « la vie publique élève et ennoblit les âmes » et que « réduire un peuple aux seules préoccupations de la vie domestique et privée, c’est lui retrancher une source d’honneur et de vertu, c’est l’abaisser, la diminuer, la démoraliser ». Or, la thèse de Pillon est que la participation civique implique la décentralisation administrative, car « la vie publique et la centralisation sont en raison inverse l’une de l’autre ». La cause en serait que « l’habitude et le goût de la coopération politique et sociale » ne peuvent se développer dans un État centralisé : il serait dans la logique de la centralisation de ne pas laisser d’espace à la « moindre indépendance locale », de décourager l’initiative, la spontanéité, et le « sentiment de responsabilité des citoyens ». Ceux-ci seraient conduits à « tout attendre » de la « machine » étatique, et à perdre l’habitude des « longs efforts réfléchis et combinés ». À suivre Pillon, cette « débilitation » est particulièrement caractéristique de la centralisation à la française : si Tocqueville fustigeait le « règne de ce libéralisme bourgeois » s’accommodant d’une faible participation civique, son propos serait non moins valable pour la France du Second Empire de « nos conservateurs et de nos jacobins ». Certes, Pillon prend au sérieux l’argument selon lequel la centralisation en France a été un facteur essentiel pour faire vaincre l’égalité démocratique en détruisant les « castes » et les relations de domination arbitraire propres à l’Ancien Régime. Mais son propos vise surtout à montrer les limites de cette apologie de la centralisation, en s’inspirant là encore de Tocqueville, et surtout de L’Ancien Régime et la révolution. Comme Tocqueville « l’a très bien montré », la centralisation, loin d’être née des « principes rationnels de liberté, d’égalité et de souveraineté nationale » proclamés en 1789, se situe dans la continuité de la « puissance monarchique ». Si la « furia francese », en détruisant brutalement – et de manière salutaire – tous les pouvoirs héréditaires a accéléré le mouvement de centralisation, il n’y a pas de « corrélation logique entre la centralisation et l’égalité civile ». Aussi n’est-il pas étonnant pour Pillon que la Révolution ait échoué dans sa tâche la plus difficile, celle de la « fondation de la liberté » dans une société démocratique. L’échec des projets décentralisateurs des Girondins marquerait l’échec de toute la Révolution, car « le jacobinisme vainqueur donna à la France la démocratie unitaire et centralisatrice, mère de la démocratie césarienne »149.

41On pourrait certes s’imaginer que cette relecture de Tocqueville par Pillon, même si elle relève bien d’un engagement républicain, s’inscrit dans une approche philosophique plus libérale que républicaine. Mais cette thèse n’est pas tenable, non seulement parce que Pillon accorde une importance plus grande que la plupart des libéraux à la participation civique, mais aussi et surtout parce qu’il inscrit explicitement son propos dans le prolongement des idéaux républicains.

  • 150 François Pillon, « Décentralisation et self-government », La critique philosophique, 5 septembre 18 (...)
  • 151 Voir Stephen Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne.

42Pour Pillon, la décentralisation est la façon dont les Modernes peuvent accomplir l’idéal antique de liberté républicaine150. Il rappelle que chez les Grecs et les Romains, les mots « loi, république et liberté » étaient synonymes. L’idée du « règne des lois » était opposée à celle de « domination royale », et « chaque citoyen sentait réellement sa souveraineté dans celle du roi Nomos ». Il y a, de ce point de vue, reconnaît Pillon, un abîme entre l’Antiquité et l’époque moderne, où les lois semblent résulter d’un « mécanisme » manié par le petit nombre et auquel le plus grand nombre de citoyens est étranger, en sorte qu’elles ne sont plus « l’œuvre d’une démocratie vivante et consciente », en dépit du dogme de la souveraineté du peuple. Ce constat amer suggère à Pillon une objection possible, à savoir que l’idéal républicain antique n’est plus possible à l’époque moderne dans de grands pays, où une délibération commune de tous les citoyens apparaît utopique. On reconnaît là un argument typique de Benjamin Constant, que mentionne Pillon : l’auto-gouvernement de la Cité antique ayant laissé place au système représentatif, il en résulterait que l’espace pour la participation civique s’est irréversiblement restreint. Perdu dans la « masse énorme » de ses semblables, où il ne perçoit plus l’effet de son action civique, il serait normal que l’individu privilégie désormais sa vie « domestique et privée » au détriment de la « coopération politique ». On notera au passage que Pillon sous-estime ici l’importance, certes limitée, que confère malgré tout Constant à la participation politique151, mais l’enjeu est pour lui surtout de faire apparaître la logique de l’objection selon laquelle l’étendue géographique des États modernes serait désormais incompatible avec la liberté politique telle que la concevaient les Anciens. Sans doute doit-on reconnaître que le « gouvernement direct » à la manière des Anciens n’est plus possible ni souhaitable ; pour autant, il ne s’ensuit pas que l’auto-gouvernement des Anciens soit l’unique modèle possible de l’« autonomie » et du « self government ». Au demeurant, Pillon rejoint implicitement Constant en soulignant à son tour les dangers de la démocratie directe, comme en atteste la façon dont les pires despotismes peuvent s’appuyer sur les pratiques plébiscitaires. Pour que les principes de la souveraineté du peuple soient une réalité vivante, il n’est donc pas nécessaire et souhaitable d’abolir le système représentatif, mais en quelque sorte de le vivifier pour qu’il ne soit plus un simple moyen pour les mandataires d’accéder au pouvoir, comme ce fut le cas de Napoléon III. D’où la nécessité, selon Pillon, de s’inspirer en France de la pratique américaine du self government, en adoptant une forte décentralisation administrative. Pillon n’ignore pas que cette conversion risque d’être perçue comme une rupture avec la « tradition républicaine » française, mais il estime, au contraire, que cette rupture serait « de forme, non d’esprit ». S’appuyant encore sur Tocqueville, Pillon considère que les Français doivent définitivement sortir de l’Ancien Régime en abandonnant la centralisation. Par cette victoire sur les « conservateurs » et les « jacobins », la France complèterait les conquêtes de 1789 et pourrait « clore la Révolution française ». La conviction de Pillon est en effet que « la France ne peut se relever que par la République, la république ne peut se fonder que par la décentralisation », car « il n’y a de démocratie vivante que dans les pays décentralisés ». L’idéal qui inspire ce projet décentralisateur demeure un idéal de citoyenneté :

  • 152 Ibid., p. 68.

Ce n’est que dans ces pays que la vie publique est pour ainsi dire graduée, mise à la portée de tous, offrant aux facultés, aux intérêts et aux dévouements des théâtres de différentes grandeurs, rappelant sans cesse les citoyens à remplir, sur tel ou tel de ces théâtres, des devoirs variés, répétés et toujours visiblement liés les uns aux autres152.

  • 153 Sur l’œuvre de Michel, voir Corpus, nº 48, 2005, Henry Michel : l’individu et (...)

43Si Pillon a été le principal collaborateur de Renouvier, Henry Michel en a été le plus proche disciple153. Or, il est remarquable que Michel accorde lui aussi une importance essentielle à la pensée de Tocqueville, quoique dans une perspective spécifique, liée à des différences non négligeables tant sur le plan politique que philosophique, qui s’éclairent pour partie à la lumière d’un contexte historique nouveau. Pillon est en effet un penseur plus « libéral » que Michel, ce qui se traduit par une plus grande méfiance vis-à-vis de l’État et une hostilité résolue au socialisme. Lorsqu’il reprend le plaidoyer tocquevillien pour le self-government et défend la décentralisation contre la tradition jacobine, il veut tirer les leçons de ce despotisme nouveau que fut le Second Empire. Tout autre est le contexte dans lequel écrit Michel : la IIIe République est alors installée depuis longtemps, et l’enjeu est de la consolider en lui donnant les fondements doctrinaux qui lui manquent. Michel ne met pas tout le poids de son analyse sur la critique du « jacobinisme ». Son propos est de défendre un État républicain et solidaire qui, loin d’être hostile par essence au développement de la société civile, en est la plus sûre garantie. La philosophie de l’État de Michel est ainsi plus complexe et subtile que celle de Pillon : elle fait davantage apparaître les effets émancipateurs de l’État moderne pour des individus longtemps soumis aux multiples formes de domination et d’assujettissement traditionnels. Rejetant l’opposition établie par les « libéraux » (et les libertaires à la façon de Proudhon) entre l’individu et l’État, Michel se réclame des idéaux du XVIIIe siècle pour reconstruire une philosophie républicaine se situant à distance tant des libéraux anti-étatistes que des socialistes collectivistes. Ce contexte et cette visée éclairent sa relecture de Tocqueville.

  • 154 Henry Michel, La doctrine politique de la démocratie, Paris, Armand Collin, 1901.
  • 155 Régis Debray, « République ou démocratie ».

44C’est dans La doctrine politique de la démocratie154 – livre militant destiné à défendre la république contre ses ennemis – que Michel place au cœur de son analyse la pensée de Tocqueville. Que ce plaidoyer exemplaire pour la « démocratie », ici identifiée à la « république », s’appuie de manière si élogieuse sur Tocqueville montre les impasses des reconstructions contemporaines comme celles de Debray, qui oppose « démocratie » et « république », ainsi que De la démocratie en Amérique à De la république en France155. Michel souligne le basculement décisif que constituent la Révolution de 1848 et l’avènement du suffrage universel. Ce resurgissement de la démocratie a été si soudain qu’il y a eu, en quelque sorte, un décalage fâcheux entre la réalité historique et la théorie politique. Toutefois, ceci n’a pas empêché de grands penseurs de théoriser très tôt cette mutation. Ainsi de Tocqueville,

  • 156 Henry Michel, La doctrine politique de la démocratie, p. 19.

[qui] l’un des premiers, comprend que la démocratie avec toutes ses conséquences, avec des conséquences à l’infini, de nature à transformer toutes choses, est un fait à la fois nécessaire et bienfaisant156.

Apport capital qui montre l’inanité de tout projet réactionnaire :

  • 157 Ibid.

Quiconque a lu et compris Tocqueville doit renoncer à l’idée de traiter en intruse ou en trouble-fête la démocratie, la vraie maîtresse de la maison157.

Mais Tocqueville ne s’est pas contenté d’un tel constat, car « il a montré que la liberté politique n’est pas incompatible avec la démocratie », en cherchant les moyens de l’y maintenir.

  • 158 Henry Michel, L’idée de l’État. Essai critique sur l’histoire des théories sociales e (...)

45Cette interprétation est plus amplement avancée dans L’Idée de l’État158. Pour Henry Michel, Tocqueville appartient à « l’école démocratique », et se sépare de la sorte de Doctrinaires comme Guizot et de libéraux comme Constant ; sa proximité serait grande en revanche avec un « démocrate » tel que Lamartine, tant par son acceptation de la souveraineté du peuple que par son attachement à la propriété individuelle. Davantage que Pillon, Michel souligne le caractère novateur du propos de Tocqueville, qui montre que la démocratie n’est ni un idéal antique irréalisable ni une menace mortelle pour l’ordre social. Son propos est de considérer la démocratie comme un « fait », mais aussi, en philosophe, d’en expliquer les causes et de considérer le « meilleur parti possible » que les hommes pourront en tirer. Postulant l’avènement de l’égalité des conditions comme irrésistible, Tocqueville montre que la passion de l’égalité menace de primer sur celle de la liberté. C’est pourquoi, considérant les deux maux qui menacent la démocratie – l’anarchie et la servitude – il estime que le premier est le moindre. Ainsi s’explique selon Tocqueville la tendance des individus démocratiques à conférer davantage de privilèges à la société comme telle qu’aux droits individuels. Cette logique passionnelle éclaire les causes de l’avènement d’un État tutélaire dont l’emprise économique et sociale s’accroît sans cesse, au risque de nuire aux libertés politiques. Michel montre la pertinence de cette analyse, ainsi que du tableau des effets du despotisme tutélaire, à la fois plus « étendu » et plus « doux » que le despotisme classique. Mais il souligne surtout combien Tocqueville, loin de céder à une vision pessimiste conduisant à condamner la démocratie en tant que telle, envisage des remèdes à ses pathologies : « ami de l’égalité, mais passionnément épris de la liberté, il croit à la possibilité d’accorder l’une et l’autre ».

46L’intention qui sous-tend le propos de Michel diffère ici manifestement de celle de Pillon. Tandis que celui-ci avance sans cesse le concept de « décentralisation », Michel ne le mobilise pas dans son interprétation. Cette absence est significative, même s’il n’ignore rien du propos de Tocqueville à ce sujet. Mais il s’agit pour lui moins de critiquer radicalement l’État moderne que de montrer le caractère potentiellement bénéfique de correctifs favorisant la participation civique – dans un contexte, répétons-le, radicalement changé, car l’État, à l’époque de Pillon, est celui issu du Second Empire, tandis que l’État de Michel est celui de la IIIe République. Dans cette perspective, Michel souligne l’importance qu’accorde Tocqueville à toutes les médiations entre l’individu et l’État qui pourraient se substituer aux pouvoirs intermédiaires, désormais périmés, de l’âge aristocratique. Ainsi, Michel avance que, « sans affaiblir le pouvoir central, on peut confier une partie de ses attributions à des corps secondaires, temporairement formés de citoyens ». De là aussi l’importance des différentes fonctions électives, du droit d’association, de la liberté de la presse, et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. De là aussi, plus fondamentalement, l’hostilité de Tocqueville aux révolutions et son attachement à la défense des droits individuels. Mais Michel souligne que la préoccupation tocquevillienne pour la liberté individuelle ne converge pas entièrement avec celle de Constant : son individualisme est « d’un ordre supérieur ». Tout le propos de Tocqueville est en effet de montrer les risques du « repli sur soi » et de l’abandon de la responsabilité civique. Ainsi Michel fait-il apparaître l’importance des textes où Tocqueville porte l’accent sur le rôle de la participation et de l’action concertée des citoyens, afin qu’ils comprennent que c’est leur devoir et leur intérêt de se lier les uns aux autres. Selon Michel, nous sommes décidément loin, avec Tocqueville, d’un individualisme étroit propre aux libéraux :

  • 159 Ibid., p. 353.

Qu’est-ce là, sinon le sentiment de la solidarité, qui formait, en effet, l’un des éléments de l’individualisme, dans la pensée des hommes du XVIIIe siècle159 ?

En insistant sur cette idée tocquevillienne de la « solidarité entre citoyens, entre hommes », Michel fait évidemment allusion non seulement à la pensée du XVIIIe siècle, mais aussi à la doctrine sociale de la IIIe République, centrée sur l’exigence de solidarité.

  • 160 Je me permets de renvoyer à S. Audier, « Une idée de l’État “socialiste libérale” ? H (...)
  • 161 Célestin Bouglé, « L’œuvre d’Henry Michel. Une doctrine idéaliste de la démocratie », (...)
  • 162 Ibid., p. 68.

47Cette allusion au thème de la solidarité est d’autant plus remarquable que celui-ci sera au cœur de toute la pensée d’un des plus proches élèves – et, à certains égards, disciples – de Michel, à savoir Célestin Bouglé. La filiation est quasi systématiquement méconnue des interprètes160, ce qui obère les rares tentatives d’analyses de l’œuvre de Bouglé. Celui-ci est systématiquement classé parmi les « durkheimiens » alors qu’il s’en détache sur certains points importants. Certes, c’est aussi à Durkheim que Bouglé doit toute l’attention qu’il a portée à l’idée de solidarité. Encore ne doit-on pas négliger l’influence de Michel. Il rappelle en effet, dans un hommage à son maître161, que l’« individualisme » défendu par celui-ci n’a rien à voir avec celui des « libéraux » du XIXe siècle, qui répond à une « horreur sacrée de l’État ». La thèse de Bouglé est que la conceptualisation de Michel rend par là possible un dépassement fécond du clivage entre individualisme et socialisme : « nul n’a plus contribué à rapprocher la tendance individualiste et la tendance socialiste, à rétablir entre elles les communications coupées, à dissiper les nuées d’équivoques amassées pour séparer à plaisir ». Bouglé précise même que, en ce sens, Michel a montré la voie à « ceux qu’on appelle aujourd’hui les solidaristes »162.

  • 163 Serge Audier, « une idée de l’État « socialiste libérale » ? ».
  • 164 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, Paris, PUF, 1993. Cette réédition a (...)
  • 165 Louis Dumont, Homo Hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Ga (...)

48Mais c’est surtout dans ses recherches sociologiques initiales sur les « idées égalitaires » que le lien avec Michel apparaît – malgré des divergences de fond163 – à travers de nombreuses et convergentes références à Tocqueville. Complété plus tard par l’Essai sur le régime des castes164 – mais faisant déjà explicitement référence au modèle hiérarchique indien – l’ouvrage de Bouglé sur les idées égalitaires, aujourd’hui quasiment oublié, constitue un moment capital de la sociologie française. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que c’est à Bouglé lui-même que, soixante ans plus tard, Louis Dumont se référera dans son livre sur le système des castes, Homo Hierarchicus165. Ajoutons que les références très nombreuses de Bouglé, tout au long de son œuvre, à la pensée de Tocqueville, se nourrissent aussi de la lecture de Gabriel Tarde, qui a joué un rôle décisif dans le lent, difficile et sans doute incomplet processus d’intégration de la pensée tocquevillienne au sein de la sociologie française. Son livre fondamental sur Les lois de l’imitation contient en effet de multiples développements sur Tocqueville qui jouent un rôle majeur dans toute son analyse. En particulier, Tarde propose une comparaison entre Spencer et Tocqueville dont s’inspirera Bouglé, et qui semble anticiper partiellement la comparaison que fera Aron, dans la seconde moitié du XXe siècle, entre Comte et Tocqueville. Un des thèmes que souligne le plus fortement Tarde est celui de la dynamique égalitaire de la modernité :

  • 166 Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation. Étude sociologique, Paris, Félix Alcan, 1890, (...)

Tocqueville a été profondément, religieusement impressionné, nous dit-il, par le nivellement des conditions qui précipite les peuples, en Europe ou en Amérique, sur la pente inévitable de la démocratie. Le besoin d’égalité est, à ses yeux, le mobile supérieur de notre temps, comme le besoin de privilège était le mobile supérieur du passé, et sur l’opposition de ces deux forces il fonde le contraste des sociétés aristocratiques et des sociétés démocratiques, qui, de tout temps, ont différé en tout, en fait de langue, de religion, d’industrie, de littérature, d’art, aussi bien que de politique166.

Il n’entre pas ici dans mon propos d’examiner en détail les affinités et les points de divergence entre Tarde et Tocqueville. Son intérêt porté à l’analyse de De la démocratie en Amérique confirme en tout cas, à l’encontre d’un mythe courant de l’histoire des sciences sociales, que l’on n’a pas attendu Aron pour introniser Tocqueville parmi les précurseurs ou inspirateurs plus ou moins directs de la sociologie française. Et, après Tarde, c’est bien dans la sociologie de Bouglé que le legs tocquevillien apparaît de la manière la plus significative.

  • 167 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires. Étude sociologique [1899], Paris, Félix Alcan (...)

49Selon Bouglé, les idées égalitaires – qui, précise-t-il, sont des valeurs et non des faits167 – consistent à affirmer la « valeur propre » de l’humanité et, par suite, à conférer des droits à tous les hommes sans aucune exception. Cela signifie que, par-delà les différenciations les plus couramment constatées, les hommes font tous également partie du genre humain :

  • 168 Ibid., p. 24-25.

Décréter a priori des distinctions collectives, et parquer, en quelque sorte, les individus en classes ou en espèces hétérogènes, voilà qui est formellement contraire à l’égalitarisme. La conception de l’humanité ne se concilie pas avec la conception des castes. L’égalitarisme ne saurait s’accommoder de distinctions collectives et préjugées168.

  • 169 Ibid., p. 225. Bouglé précise aussi que « nous ne pouvons reconnaître aux hommes des (...)

50Le postulat d’une ressemblance fondamentale entre les hommes n’est cependant pour Bouglé nullement incompatible avec « le sentiment de la valeur propre de l’individu »169. Il faut, tout au contraire, considérer l’égalitarisme et l’individualisme comme deux notions indissociables :

  • 170 Ibid.

On admet d’autant moins […] les distinctions collectives que l’on veut mieux apprécier les distinctions individuelles. Le respect du genre humain ruine celui de la caste, non celui de la personnalité. L’individualisme est, en ce sens, une pièce maîtresse de l’égalitarisme170.

  • 171 Ibid., p. 32.

51Il ne fait pas de doute selon Bouglé que les idées égalitaires, ainsi définies, ont une véritable effectivité sociale et historique, tout du moins dans les sociétés occidentales modernes171. Or, c’est manifestement à Tocqueville qu’il revient selon lui, plus qu’à tout autre, d’avoir clairement posé le principe égalitaire, constitutif des sociétés modernes :

  • 172 Ibid., p. 36.

Depuis le moment où Tocqueville le saluait en termes religieux, la procession vers la démocratie est un fait, semble-t-il, universellement reconnu172.

  • 173 Ibid., p. 37.

Certes, Bouglé, qui se réfère souvent au système des castes en Inde, considère qu’il n’est nullement démontré que la démocratie soit l’aboutissement nécessaire de toute l’évolution sociale de l’humanité. Au contraire, l’observation montre que le progrès dans le sens de la démocratie reste une exception, qui concerne principalement l’Europe et les États-Unis. Il n’en demeure pas moins que, à l’intérieur de ces limites, l’évolution vers la démocratie se manifeste de manière évidente, même si elle n’est nullement achevée173.

  • 174 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires, p. 57.
  • 175 Ibid., p. 58 (souligné par nous).
  • 176 Ibid., p. 88.

52Le propos de Bouglé est donc de montrer la nouveauté que représente l’émergence des idées égalitaires. À ce titre, il considère que l’on ne doit pas interpréter les institutions des démocraties anciennes à la lumière des idées constitutives des démocraties modernes174. Une fois posée cette distinction entre démocratie antique et démocratie moderne, tout le problème pour Bouglé est de comprendre comment on est passé de l’idée selon laquelle quelques hommes sont égaux à celle – fondamentalement différente – qui énonce que « tous les hommes, en principe, ont les mêmes droits »175. Pour expliquer cette nouveauté, Bouglé se propose de mettre en évidence « les processus en vertu desquels les esprits exposés à l’action d’un régime centralisé doivent être portés vers les idées égalitaires »176 – thèse dont il n’est pas difficile de percevoir l’inspiration proprement tocquevillienne.

  • 177 Ibid., p. 91 sq.
  • 178 Ibid., p. 101.
  • 179 Ibid., p. 116.
  • 180 Ibid., p. 122.

53Avant d’en venir à cette question, Bouglé insiste sur le rôle décisif de ce qu’il appelle la « quantité des unités sociales », c’est-à-dire le nombre des individus, la densité démographique, et enfin la mobilité177. Ainsi montre-t-il que si la société indienne, morcelée en castes, est la plus éloignée de « l’esprit égalitaire », c’est notamment parce qu’elle est dépourvue de « ces multiplicateurs de contacts sociaux que sont les villes », lieux véritablement propices à « la fermentation des idées égalitaires »178. Dans le même esprit, Bouglé souligne que l’époque moderne se caractérise, en Occident, par une mobilité sociale sans précédent, indissociable du désenclavement des espaces. Cette transformation permet de comprendre en partie pourquoi les institutions des cités grecques sont animées d’un « esprit tout différent » de celui des démocraties modernes : s’il manque à leurs idées sociales « le sentiment de la valeur propre de l’individu », c’est notamment en raison de « l’étroitesse de leur cercle d’action », qui rend difficilement compréhensible, et en tout cas nullement naturelle, « l’idée d’humanité », si familière en revanche aux Modernes179. De même, se référant cette fois à Burkhardt – qui, on le sait, fut un lecteur attentif de Tocqueville – Bouglé rapporte que la cohabitation des bourgeois et des nobles dans les villes de la Renaissance italienne devait favoriser les progrès de l’individualisme, dans la mesure où « la suppression des intervalles physiques » s’accompagne de « la suppression des intervalles moraux »180.

  • 181 Ibid., p. 211.
  • 182 Bouglé mobilise en ce sens Tocqueville : « on sait la question qu’il pose dans son li (...)
  • 183 Ibid., p. 214. Sur ce point, voir aussi Célestin Bouglé, « La tradition nationale », (...)
  • 184 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 1, I, II, p. 31. Cité par Bouglé, p. 21 (...)
  • 185 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires, p. 218.
  • 186 Ibid.

54Or, il est clair que c’est le processus de centralisation mis en lumière par Tocqueville qui rend le mieux compte des évolutions convergentes favorables à l’apparition des idées égalitaires. Selon Bouglé, le progrès de la centralisation est une caractéristique essentielle des temps modernes : « presque toutes les grandes convulsions de notre siècle cachaient des efforts d’unification »181. Il faut donc se demander si les sociétés ne sont pas d’autant plus portées vers l’égalité qu’elles ont été plus unifiées. Bouglé estime en tout cas que Tocqueville aurait pour sa part probablement souscrit à une telle hypothèse182. Car, pour Tocqueville, il n’y a pas de solution de continuité entre la société de l’Ancien Régime et la société post-révolutionnaire : « la monarchie, en unifiant la France, la prépare pour la démocratie »183. Autrement dit, égalité et unité progressent parallèlement. Certes, il faut selon Bouglé nuancer cette thèse, et considérer plutôt que l’unification est une des conditions les plus favorables au triomphe des idées égalitaires. On peut en effet concevoir une nation peu centralisée mais bénéficiant par ailleurs de circonstances exceptionnellement favorables au développement de la démocratie. Tel est précisément le cas des États-Unis. Et, sur ce point, l’enseignement de Tocqueville s’avère encore décisif. Si l’on se reporte en effet cette fois à De la démocratie en Amérique, il apparaît que l’origine particulière des États-Unis offrait des conditions très propices à l’éclosion de l’égalitarisme : dans cette société où il ne se trouvait, selon le mot de Tocqueville, « ni grands seigneurs, ni peuple, et pour ainsi dire ni pauvres ni riches »184, les hommes étaient spontanément amenés à faire abstraction des distinctions sociales antérieures. Ainsi, le cas exceptionnel des États-Unis n’infirme pas, contrairement aux apparences, la thèse générale qui pose un lien profond entre centralisation et égalité. Au demeurant, c’est en partie à tort, estime Bouglé, que l’on répète souvent, depuis Tocqueville, que la centralisation est totalement absente aux États-Unis. Si l’on considère d’ailleurs ce qui est dit précisément sur cette question dans De la démocratie en Amérique, on remarquera qu’il y est essentiellement question de l’absence de centralisation au niveau fédéral, et qu’il s’agit alors de la « centralisation administrative », et non de la « centralisation gouvernementale »185. Il faut remarquer cependant que cette dernière n’a depuis lors cessé de progresser et que « sur ce point les prophéties de Tocqueville, si souvent vérifiées ailleurs, ont été démenties par l’expérience »186.

  • 187 Ibid., p. 220.
  • 188 Voir l’analyse des effets du processus de centralisation : « par exemple, l’élévation (...)
  • 189 Ibid., p. 220-225.
  • 190 Ibid., p. 226.
  • 191 Ibid., p. 227.

55Ainsi la thèse générale, inspirée de Tocqueville, selon laquelle « l’unification sociale marche de pair avec l’égalitarisme » se trouve-t-elle dans l’ensemble vérifiée187. Il faut remarquer en outre que c’est une fois encore en s’appuyant sur L’Ancien Régime et la Révolution que Bouglé précise la manière dont la centralisation opère spécifiquement dans le sens de l’égalité188. Tocqueville a ainsi parfaitement montré comment, dans une société où le pouvoir central, peu soucieux des distinctions collectives, tend à procéder par des principes universels, « l’idée d’une législation générale et uniforme s’impose aux gouvernés et aux gouvernants »189. Il ne fait pas de doute pour Bouglé que ce processus, en détruisant les groupes fermés sur eux-mêmes, tend à dissoudre les « puissances absorbantes de l’individu » et à le poser comme sujet de droit190. Où l’on voit que « l’atomisation » de la société en individus indépendants résulte bien de la centralisation191.

  • 192 Herbert Spencer, Principes de sociologie, Paris, Germer Baillière, 1878, t. III, prés (...)
  • 193 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires, p. 227.
  • 194 Ibid., p. 229-230.

56Bouglé reconnaît que cette affirmation semble aller à l’encontre des conceptions, alors fameuses, d’un Spencer192, pour qui l’évolution des sociétés conduit du « type militaire » au « type industriel », et donc du « despotisme » à la « démocratie ». Alors que les sociétés industrielles impliquent différenciation et décentralisation, les sociétés militaires qui les précèdent sont, selon Spencer, rigoureusement centralisées, et par conséquent de caractère « anti-égalitaire »193. On pourrait donc penser, à suivre Spencer, que la centralisation, loin de favoriser la démocratie, lui est foncièrement hostile. Or, cette thèse n’est pas d’après Bouglé nécessairement contraire à celle énoncée dans Les idées égalitaires, à condition de bien définir ce que l’on entend par démocratie. Bouglé rappelle en effet que « bien des théoriciens » – et comment ne pas voir que Tocqueville fait partie de ceux-ci ? – ont rigoureusement distingué, dans les aspirations démocratiques, deux désirs spécifiques et qui s’opposent, à savoir celui de l’égalité et celui de la liberté. Le premier désir en appelle au pouvoir central, tandis que l’autre, au contraire, s’en méfie et veut préserver les « diversités originales »194. Il est clair qu’il revient, ici encore, à l’auteur de De la démocratie en Amérique d’avoir conceptualisé avec le plus de rigueur cette question :

  • 195 Ibid, p. 230.

Tocqueville reconnaît, à l’encontre de Spencer, que la démocratie ne va guère sans la centralisation ; mais il rappelle aussi que la liberté peut perdre, à cette centralisation, tout ce que l’égalité peut gagner195.

Ainsi, la distinction tocquevillienne entre égalité et liberté permet de saisir les ambiguïtés constitutives des démocraties modernes, contrairement au modèle spencerien fondé sur le passage de la « société militaire » à la « société industrielle ». Que la référence majeure de Bouglé pour élucider le sens de la dynamique égalitaire de l’Occident soit bien Tocqueville, c’est ce que confirme enfin la soutenance de sa thèse où les divergences avec Michel sur les vertus de l’approche sociologiques se nourrissent encore d’une commune référence à De la démocratie en Amérique. À Michel qui lui reprochait d’accorder « trop d’importance aux formes sociales », Bouglé répondit que :

  • 196 Compte rendu de la soutenance de thèses de Bouglé, Revue de métaphysique et de morale, (...)

Pour connaître cette influence indéniable des formes sociales sur l’activité sociale, nous n’avons qu’à invoquer le témoignage des historiens, ces ennemis ironiques de la sociologie, [qui] font de la sociologie sans le savoir : ainsi [poursuivit-il contre Michel] lisez par exemple la préface à De la démocratie en Amérique de Tocqueville, et vous vous apercevrez que dans toute tentative d’explication historique intervient toujours l’action des forces sociales196.

  • 197 Célestin Bouglé, « La crise du libéralisme », Revue de métaphysique et de morale, t. X, (...)

57Cette prise au sérieux de l’enseignement tocquevillien sera une constante de la pensée de Bouglé, bien après la disparition de Michel, et portera tant sur son analyse anthropologique de l’égalité démocratique que sur sa réflexion concernant les dangers d’un État tutélaire. Ainsi, dans son article sur « La crise du libéralisme »197 où il s’inquiète des menaces que font peser les groupements religieux sur l’État laïc et républicain, Bouglé souligne que « la formation d’États dans l’État est un péril de mort qu’il faut parer » afin de protéger « la liberté de tous », mais il ajoute aussitôt, en référence à la leçon tocquevillienne, qu’un gouvernement « trop fort » contre les « sociétés particulières » peut devenir dangereux à son tour :

  • 198 Ibid., p. 649.

Nos plus grands théoriciens de la politique, de Benjamin Constant à Tocqueville, nous l’ont rappelé : là où il ne se rencontre plus, en face du pouvoir central, qu’une poussière d’individus, la voie est ouverte pour le despotisme. Un État hypertrophié devant une masse d’individus, c’est, disait plus récemment M. Durkheim, une véritable monstruosité sociologique198.

  • 199 Même chez une autre figure éminente du radicalisme, Ferdinand Buisson – qui fut un am (...)

Là encore, Tocqueville figure bien parmi les penseurs importants pour le républicanisme français, contrairement à une légende tenace et soigneusement entretenue199.

  • 200 Alfred Fouillé, Esquisse psychologique des peuples européens, Paris, Alcan, 1903.

58On pourrait enfin confirmer cette thèse en considérant comment un autre penseur dont le rôle a été fondamental dans la constitution des idéaux de la IIIe République, Alfred Fouillée, s’est référé lui aussi à Tocqueville. Dans son Esquisse psychologique des peuples européens200, Fouillée s’appuie en effet à la fois sur Bouglé et Tocqueville pour rendre compte de la spécificité du cas français. Selon lui, les « fins sociales » en France sont résumées au mieux par la devise républicaine. Il insiste plus spécialement sur le fait qu’une des « tendances les plus manifestes et les moins contestées de l’esprit français », c’est « l’amour de l’égalité ». Ici, Fouillée mobilise Bouglé et son « excellente étude de sociologie » sur les « idées égalitaires », qui sont des « idées pratiques », postulant la valeur de « l’humanité » et de « l’homme comme tel ». Toutefois, il souligne aussi que la genèse de ces idées est irréductible à l’analyse sociologique, d’inspiration en partie durkheimienne, de Bouglé : on doit en rechercher les sources depuis l’Antiquité jusqu’au christianisme, et, enfin, jusqu’à la philosophie du XVIIIe siècle, qui est « essentiellement humanitaire ». En outre, Fouillée reconnaît que l’expansion des idées égalitaires s’explique en grande partie par des raisons sociologiques irréductibles à l’ordre économique. Et, comme Bouglé, il mobilise à son tour Tocqueville pour rendre compte du processus d’unification des sociétés :

  • 201 Ibid., p. 481.

Après s’être demandé pourquoi la France fut le porte-parole de l’égalitarisme, Tocqueville répond, entre autres raisons, que, de tous les pays d’Europe, la France était le plus unifié : « Un corps unique et placé au centre du royaume, qui réglementait l’administration pratique dans tout le pays : le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures ». Cette centralisation, à elle seule, n’eût pas suffi pour rendre la France égalitaire, mais elle y a certainement contribué201.

  • 202 Alfred Fouillé, L’idée moderne du droit, Paris, Hachette, 1890.

Bien sûr, cette reprise partielle, et entourée de restrictions, de l’analyse tocquevillienne, n’équivaut pas à une véritable adhésion. En atteste la réflexion que développe Fouillée dès 1890, avant donc la publication des Idées égalitaires de Bouglé, dans L’idée moderne du droit202. Déjà, il reprend partiellement à son compte l’analyse tocquevillienne, mais en lui reprochant d’avoir trop centré son propos sur la seule quête d’égalité. Fouillée remarque en effet que tous les observateurs sont d’accord pour attribuer aux Français « l’amour de l’égalité », au point que certains en viennent à affirmer que « la France n’a que l’amour de l’égalité, non celui de la liberté ». Mais cette thèse est irrecevable : il s’agit d’une « exagération » qui « frise la contradiction ». Sur ce point, Fouillée dit se séparer de l’auteur de L’Ancien Régime et la Révolution : « M. de Tocqueville n’y a pas tout à fait échappé lorsqu’il s’est plu à opposer systématiquement deux tendances en réalité inséparables ». L’erreur est à la fois historique et philosophique :

  • 203 Ibid., p. 104.

N’est-ce pas précisément parce que la France aime la liberté qu’elle aime l’égalité ? Qu’est-ce, aux yeux des Français, qu’une inégalité, sinon un privilège chez l’un et une servitude chez l’autre, conséquemment un manque de liberté203.

  • 204 On pourrait poursuivre l’examen en relisant d’autres textes de Fouillée. Voir notamme (...)

Le républicanisme de Fouillée n’est donc pas, assurément, « tocquevillien »204. Sa distance vis-à-vis de l’auteur de De la démocratie en Amérique est bien plus grande que celle de François Pillon dans les années 1870. Il n’empêche : incontestablement, Tocqueville n’a pas été oublié par les républicains français.

Le legs tocquevillien et ses limites

  • 205 Ainsi, rappelons-le, Pillon était le collaborateur d’un des plus grands philoso (...)
  • 206 Voir Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimar (...)
  • 207 Cf. Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français.
  • 208 Voir Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1930, p. 6 où le (...)

59Exhumer la pensée républicaine française pour rappeler, contre les représentations mythologiques encore massivement dominantes – y compris dans les cercles « tocquevilliens » – que Tocqueville a été lu très attentivement par certains des fondateurs doctrinaux de la IIIe République, ne signifie certes pas qu’il ait été entièrement assimilé, ni même qu’il soit devenu une référence fondamentale. Il faut tenir un jugement historique équilibré à partir de deux constats. D’un côté, la pensée de Tocqueville a été d’une très grande importance chez des auteurs aujourd’hui en partie oubliés, mais qui étaient à leur époque reconnus comme fondamentaux205 ; de l’autre, force est de constater que Tocqueville ne fut pas la grande référence affichée, loin s’en faut, des « républicains » : même la revue de Pillon et Renouvier, La critique philosophique, ne l’évoque que fort rarement. D’autres « républicains » l’ignorent même totalement, et l’influence par exemple d’Auguste Comte a été beaucoup plus significative, en particulier sur les courants d’inspiration « positiviste »206. Cette occultation partielle de Tocqueville tient sans doute à ce que furent ses positions politiques207, mais aussi au contenu même de ses thèses. La pensée tocquevillienne était en effet difficilement assimilable dans sa totalité par les penseurs de la IIIe République. Le rapprochement suggéré par Bouglé, dans la citation que j’ai donnée plus haut, entre Tocqueville et Durkheim, témoigne de ces difficultés, même si le second avait sans nul doute lu attentivement le premier208. Aussi, pour conclure, pourrait-il être éclairant d’évoquer, même brièvement, quelques thèmes qui séparent les « républicains » français de Tocqueville.

  • 209 Voir Patrick Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1 (...)
  • 210 Cf. Sonia Chabot, « Éducation civique, instruction publique et liberté de l’enseignement (...)
  • 211 Mais tous les « républicains » n’étaient pas favorables à ce qu’on appelait parfois le «  (...)
  • 212 La réception de l’œuvre de Quinet par les grands penseurs de la IIIe République est à cet (...)
  • 213 Voir l’excellent livre de Éric Dubreucq, Une éducation républicaine, Paris, Vri (...)
  • 214 Voir Sonia Chabot, « Éducation civique, instruction publique et liberté de l’enseignement (...)
  • 215 Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Livre III, chap. premier : « Comment, (...)
  • 216 Par exemple, Léon Bourgeois ne cesse de souligner le rôle clé de la vie associative (...)
  • 217 Voir De la démocratie en Amérique, t. II, IV, notamment les chapitres II, IV, V. Un des t (...)
  • 218 J’avoue avoir un désaccord ferme (mais amical) avec J.-L. Benoît et E. Keslassy, lorsque (...)
  • 219 Une autre différence porte sur leur conception respective de la colonisation (voir Jennif (...)

60Le premier est celui de la laïcité. Non qu’il faille opposer, de la manière caricaturale qui se diffuse en ce début du XXIe siècle, une pensée foncièrement « chrétienne » voire « catholique », celle de Tocqueville, à une doctrine radicalement antireligieuse, celle portée par le modèle laïc républicain. Tocqueville était très attaché à bien distinguer pouvoir politique et religion, et, à l’inverse, nombre des plus grands penseurs républicains de la laïcité, comme Buisson et tant d’autres – en particulier les « protestants libéraux », mais pas seulement209 – n’étaient pas des « athées » prônant l’extirpation du religieux. Pour autant, les différences sont immenses : tandis que Tocqueville prônait une influence très forte de la religion, en particulier catholique, quoique sur un mode indirect, par les « mœurs », l’école, etc – comme en témoigne son combat pour l’école « libre »210 – les « républicains » voulaient la restreindre considérablement, et, pour certains d’entre eux, la supprimer, en particulier à l’école211. Au-delà des excès que les adversaires de la laïcité française aiment à rappeler, ce projet laïc répondait à l’exigence, foncièrement pluraliste, de faire vivre ensemble des individus aux convictions religieuses différentes, y compris les « athées »212. Or, Tocqueville redoutait plus que tout l’athéisme, ne concevant pas une société libre sans religion. Le deuxième point de clivage est précisément la place de l’école dans le modèle républicain français. Héritiers des Lumières, et, pour beaucoup d’entre eux, de Condorcet213, les « républicains » plaçaient généralement au cœur de leur projet de citoyenneté l’école publique, laïque, gratuite et obligatoire. Tocqueville accordait certes, lui aussi, un très grand rôle à l’école214. Mais, outre qu’il diffère des « républicains » dans son plaidoyer pour l’école libre, l’orientation globale de sa pensée va dans une autre direction. Il ne partage pas le culte, au demeurant différencié, de bien des « républicains » pour l’héritage des Lumières : les analyses de L’Ancien Régime et la Révolution sur la politique jugée abstraite des « philosophes » en témoignent amplement215, comme elles éclairent un autre thème tocquevillien clé, celui de la participation civique. Tocqueville est en effet assez clair sur ce point : la véritable école de la citoyenneté, ce n’est pas la lecture des « philosophes », ni même la formation du jugement public éclairé – bien que celui-ci soit de la première importance – mais la participation de chacun à l’échelle locale. On devient citoyen avant tout en pratiquant la citoyenneté. Il faut prendre au sérieux la célèbre image de Tocqueville selon laquelle « les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science » : l’engagement quotidien des citoyens dans les affaires locales est aussi le meilleur contrepoison vis-à-vis de la politique abstraite des « philosophes ». Certes, nombre de « républicains » accordent eux aussi un rôle crucial à la participation et à la vie associative, mais leur vision d’ensemble diffère malgré tout216. Troisième point de différence, intimement lié au précédent dans la réflexion tocquevillienne : le rôle politique, économique, social et éducatif de l’État. Là aussi, il faut éviter les caricatures opposant un soi-disant « anti-étatisme » tocquevillien à un « ultra-jacobinisme » républicain. Les théories républicaines de l’État, au demeurant diverses, ne se réduisant pas aux images convenues. Il n’en reste pas moins vrai que Tocqueville pense différemment la question de l’État que nombre de « républicains ». Tandis que ceux-ci font souvent apparaître le rôle émancipateur de l’État, Tocqueville porte sans doute plus fréquemment l’accent sur les menaces que fait peser l’action étatique217. Sans doute ne mésestime-t-il pas son rôle positif, mais il est peut-être exagéré de voir en lui un grand théoricien de l’interventionnisme d’État218. Ce qui frappe à la lecture de De la démocratie en Amérique – à une époque où, faut-il vraiment le rappeler, le poids de l’État, dans la protection sociale par exemple, est si dérisoirement faible –, c’est la place immense qu’il consacre aux dangers dont l’État serait porteur. Enfin, et indissociablement, il y a en général chez Tocqueville une sorte d’anti-socialisme dogmatique, que l’on ne trouve pas par exemple chez son ami J.-S. Mill219 et qui contraste avec les formes de dialogue – parfois conflictuel – et même d’influence et d’intégration réciproque qui ont lié républicanisme et socialisme, depuis Leroux jusqu’à Bouglé.

  • 220 Là encore, je dois avouer ma perplexité devant les thèses de Jean-Louis Benoît et Éric Ke (...)

61Sur nombre de ces points, on peut se demander si la pensée républicaine n’est pas plus féconde pour affronter les problèmes et enjeux contemporains. Par exemple, si l’on évite les caricatures sur la laïcité républicaine française, on peut penser que celle-ci, parce qu’elle prend pour point de départ l’hétérogénéité et la diversité des convictions, est plus prometteuse que la pensée tocquevillienne qui demeure fortement centrée sur la religion chrétienne, et même catholique. De même, malgré tous les efforts des admirateurs de Tocqueville pour voir en lui un penseur de première actualité sur la question de l’État, on peut se demander s’il a beaucoup à nous apprendre aujourd’hui encore en la matière220.

  • 221 Pour une tentative d’évaluation de l’actualité de Tocqueville, cf. Serge Audier, (...)

62Est-ce à dire que Tocqueville appartient à une époque définitivement révolue de notre vie intellectuelle et qu’il ne nous sera plus aussi précieux que par le passé pour penser la démocratie contemporaine ? Ou, du moins, faut-il conclure de ces analyses que, pour le XXIe siècle, l’étude des pionniers de la IIIe République sera décidément plus féconde que celle de Tocqueville ? À ces questions, qui mériteraient un traitement à part221, il me semble que l’on peut donner une réponse nuancée, pour au moins pour deux raisons.

  • 222 Sur la réception et la critique par Michel des thèses du principal introducteur de Nietzs (...)

63Tout d’abord, la pensée de Tocqueville reste peut-être une source plus féconde que le républicanisme français pour penser les pathologies des sociétés démocratiques. Certes, ces pathologies – individualisme, conformisme, refus des différenciations, etc. – les républicains français ne les ignoraient pas. Ils en partageaient même parfois la critique pourvu qu’elle ne conduise pas à un refus de la démocratie comme telle. Ceci explique que certains « républicains » aient parfois accepté la pensée de Tocqueville, mais qu’ils aient en revanche catégoriquement rejeté la critique nietzschéenne de la démocratie. L’exemple de Henry Michel est à cet égard éloquent, dans sa volonté de défendre les sociétés démocratiques contre les disciples de Nietzsche : pour lui, la démocratie républicaine n’est nullement incompatible avec les différenciations, elle les exige même, à condition que celles-ci soient fondées sur le mérite222. Or, près d’un siècle après Michel, on sait que cette conception « méritocratique » de la République est très fragilisée, pour des raisons dont certaines avaient été partiellement anticipées par Tocqueville, et d’autres non. Celles qu’il n’avait pas vraiment prévues tiennent à des formes d’inégalité au point de départ qui tendent à délégitimer les mécanismes même de la méritocratie : la critique sociologique de l’institution scolaire a amplement étudié ce point. Celles en revanche que Tocqueville avait anticipées, ou qu’il nous permet en tout cas de penser aujourd’hui – et qui ont échappé à une sociologie critique de l’école comme celle de Bourdieu –, tiennent à la dynamique égalitaire elle-même : dynamique plus symbolique que réelle, qui conduit parfois à fragiliser, voire à délégitimer, toutes les formes de différenciations en matière d’autorité. La crise de l’école et de la méritocratie tient aussi à cette dynamique égalitaire décrite par Tocqueville. Or, parce que les philosophes de la IIIe République voulaient poser les fondements d’un nouveau régime, ils ont peut-être tendu parfois à sous-estimer ces difficultés. Bien que le discours « tocquevillien » se prête aujourd’hui à une rhétorique conservatrice regrettable, il mérite encore d’être exploré.

64Enfin, et sans doute pour les mêmes raisons, les républicains français, dans leur lecture de Tocqueville, sont significativement passés à côté d’un thème clé de son œuvre, à savoir le tableau des « agitations » qui animent les « sociétés libres ». On a vu plus haut tout ce que ce thème devait à Montesquieu, bien plus qu’à Rousseau : l’idée centrale qui commande la description tocquevillienne est qu’une société libre ne doit pas être « tranquille », car cette tranquillité est le symptôme inquiétant d’une démission des citoyens. La critique de l’apathie civique s’accompagne, comme chez Ferguson, d’un éloge du « tumulte » et des « agitations » résultant des innombrables initiatives des citoyens dans la vie publique. Il y a dans ce tableau de la vitalité et de l’« énergie » foisonnante de la société démocratique américaine, qui échappe à toute visée de totalisation, une saveur qu’on ne retrouve généralement pas chez les penseurs de la IIIe République. Souvent, les grands républicains français donnent un tableau beaucoup plus statique de la « bonne société » qu’ils appellent de leurs vœux. Sans doute cette tendance s’éclaire-t-elle par la visée même de ces penseurs qui souhaitaient poser les bases doctrinales du nouveau régime. Mais il en est résulté, peut-être, un certain appauvrissement dans l’analyse des sociétés modernes. À cet égard, la pensée de Tocqueville, davantage attentive à la mobilité et aux contradictions des temps nouveaux, nous apporte sans doute, aujourd’hui encore, plus de lumières pour comprendre à la fois les pathologies et les promesses de la démocratie.

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Notes

1 Pour un tableau qui restitue dans leur complexité les enjeux politiques et idéologiques des différentes lectures de Tocqueville, voir Mario Tesini, Tocqueville tra destra e sinistra, Rome, Edizioni Lavoro, 1997.

2 Firmin Roz, « Cent ans après. A. de Tocqueville et “La démocratie en Amérique” », Revue des deux mondes, t. XXVIII, 1935, p. 152-167.

3 Pierre Manent, Les libéraux, Paris, Hachette, 1986, vol. II.

4 Il faut cependant bien distinguer les thèses de Furet de celles de ses continuateurs supposés. Sur les nombreux contresens commis à propos de Furet, je me permets de renvoyer à Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Paris, Vrin – EHESS, 2004.

5 Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004. Rosanvallon pose ainsi la question : « Imagine-t-on en effet que la France aurait pu vraiment fonctionner si la réalité avait été vraiment conforme à la description glacée proposée par Tocqueville ? » (p. 12). L’auteur se réfère aussi au livre de Jonah D. Levy, Tocqueville’s Revenge. State, Society and Economy in Contemporary France, Cambridge, Harvard University Press, 1999.

6 Régis Debray, Que vive la république, Paris, Odile Jacob, 1989.

7 Ibid., p. 57.

8 Ibid., p. 97.

9 Régis Debray, « République ou Démocratie », Contretemps. Éloges des idéaux perdus, Paris, Gallimard, 1992, p. 15-54.

10 Je me permets de renvoyer à mes études sur deux figures du « solidarisme », Célestin Bouglé et Léon Bourgeois : « La république laïque et solidaire : l’engagement sociologique de Célestin Bouglé », présentation de C. Bouglé, Les idées égalitaires, Latresne, Le Bord de l’eau, 2007 et Léon Bourgeois. L’invention de la solidarité, Paris, Michalon, 2007.

11 Voir notamment, A. Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. Ailleurs, Touraine reprend entièrement les catégories de Debray, sans s’interroger sur leur validité : « Il faut souligner l’opposition de ces deux courants d’idées et de ces deux types de société politique, qu’on peut appeler l’un républicain, l’autre démocrate, en reprenant l’opposition présentée par Régis Debray, qui reconnaissait ainsi que l’esprit républicain, en donnant une importance centrale à la transformation et à l’intervention de l’État, s’oppose à l’esprit démocrate qui donne le rôle central aux acteurs sociaux ». (Alain Touraine, Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Fayard, 1990, p. 62).

12 Pour J.-C. Lamberti, l’œuvre de Tocqueville est « la dernière grande expression théorique de l’humanisme civique, qui s’affirme historiquement dans la Renaissance, la Révolution américaine et la Révolution française » (Jean-Claude Lamberti, Tocqueville et les deux démocraties, préface de F. Bourricaud, Paris, PUF, 1983, p. 244).

13 Sur ce renouveau républicain international, je me permets de renvoyer à Serge Audier, Les théories de la République, Paris, La Découverte, 2004, et à un article, « L’idée républicaine dans la pensée politique contemporaine », in Et si l’avenir de l’Europe et du monde était républicain ? L’idée républicaine hors de France, en Europe et dans le monde, P. Baquiast (éd.), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 39-67.

14 Voir par exemple, Iseult Honohan, Civic republicanism, Londres – New York, Routledge, 2002, p. 114-119. Voir aussi la rubrique « Tocqueville » dans The Blackwel Encyclopaedia of Political Thought, D. Miller et al. (éd.), Oxford, Basic Blackwel, 1987 ; trad. fr., Dictionnaire de la pensée politique, Paris, Hatier, 1989, p. 666. De même, le seul « républicain » français du XIXe siècle que mentionne Ph. Pettit, dans sa grande fresque du républicanisme, est Tocqueville (prudemment, l’auteur, dans sa liste des « bigs names » de la tradition républicaine, clôt celle-ci par : « and perhaps de Tocqueville » (Philip Pettit, Republicanism. A theory of Freedom and Government, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 19)).

15 Voir le livre remarquable de Justine Lacroix, Communautarisme versus libéralisme, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2004.

16 Voir les références à Tocqueville chez Taylor, dans Le malaise de la modernité, Ch. Melançon (trad.), Paris, Cerf, 1994. Voir aussi, « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans la liberté négative ? », in La liberté des modernes, Paris, PUF, 1997, p. 256, où Taylor rapproche Tocqueville de Mill, pour les distinguer des libéraux classiques : tous deux défendraient une conception de la « liberté positive » non sans liens avec « la tradition républicaine de l’Antiquité ». Voir par ailleurs, Habits of the Heart, R. N. Bellah (dir.), Los Angeles, University of California Press, 1996.

17 Michael Sandel, Democracy’s Discontent, Cambridge, Harvard University Press, 1996, p. 347-348.

18 Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, J.-F. Spitz (trad.), Paris, Seuil, 1999. Voir aussi « La république procédurale et le moi désengagé », in Libéraux et communautariens, A. Berten et al. (dir.), Paris, PUF, 1997, p. 255-274.

19 Robert D. Putnam, Making Democracy Work : Civic Tradition in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993.

20 Roger Boesche, The Strange Liberalism of Alexis de Tocqueville, Ithaca, Cornell University Press, 1987.

21 John G. A. Pocock, Le moment machiavélien, L. Borot (trad.), Paris, PUF, 1997.

22 Benjamin Barber, Strong Democracy : Participatory Politics for a New Age, Berkeley, University of California Press, 1984 ; trad. fr. J.-L. Piningre, Démocratie forte, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.

23 Benjamin Barber, « “Moderno repubblicanesimo ?” La promessa della società civile », communication au colloque de la Fondation Agnelli, in Libertà politica e virtù civile, M. Viroli (éd.), Turin, Fondazione Giovanni Agnelli, 2004, p. 278.

24 Sur la conception de la démocratie « associationniste » chez Dewey, cf. Philippe Chanial, Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie, Paris, La Découverte – MAUSS, 2001.

25 Benjamin Barber, « “Moderno repubblicanesimo ?” La promessa della società civile », p. 278.

26 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, introduction de J.-C. Lamberti et F. Mélonio, Paris, Robert Laffont, 1986, t. I, II, VI, « De l’esprit légiste aux États-Unis, et comment il sert de contrepoids à la démocratie », p. 252-258. Que ces textes aient été négligés ou mal intégrés dans la lecture néo-républicaine de Tocqueville n’est pas surprenant, tant la grille d’analyse forgée par Pocock, avec une orientation nettement antilibérale et anti-juridique, s’applique mal dans ce cas.

27 Je reprends ici à mon compte les réflexions de Justine Lacroix, Communautarisme versus libéralisme, p. 149-150.

28 Hannah Arendt, « La désobéissance civile », in Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, G. Durand (trad.), Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 53-104. Voir aussi Hannah Arendt, « Was Bleibt ? Es bleibt die Mutter sprache », dialogue avec G. Gaus, in Gespräche mit Hannah Arendt, A. Reif (éd.), Munich, Pipper, 1976.

29 Pour une présentation d’ensemble de « l’école de Cambridge » et du courant « néo-républicain », je me permets de renvoyer à Serge Audier, Les théories de la République.

30 Voir en particulier, Jean-Fabien Spitz, « La face cachée de la philosophie politique moderne », Critique, nº 504, mai 1989, p. 307-344.

31 Je me permets de renvoyer à mes critiques dans l’introduction et la Conclusion de Machiavel, conflit et liberté, Paris, Vrin – EHESS, 2004. Voir aussi la critique de Pocock dans Serge Audier, « Machiavel, héritier du républicanisme classique ? », Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, nº 34, 2000, A. Boyer et S. Chauvier (éd.), p. 9-35.

32 Jean-Fabien Spitz, Le moment machiavélien, p. XLIV.

33 Jean-Fabien Spitz, La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF, 1995.

34 Jean-Fabien Spitz, Le moment machiavélien, p. XLIV. C’est aussi la thèse suggérée dans le très officiel dictionnaire de D. Miller et al. (éd.), The Blackwel Encyclopaedia of Political Thought. L’auteur de la rubrique « Républicanisme » semble situer Tocqueville dans le sillage de Rousseau, mais aussi de Robespierre et de Saint-Just – une thèse dont il y a tout lieu de penser qu’elle aurait pour le moins déconcerté les contemporains et amis de Tocqueville, sans parler du principal intéressé lui-même…

35 Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la religion, Paris, Fayard, 2003.

36 Jean-Fabien Spitz, « La moderna repubblica : mito o realtà ? », communication au colloque de la Fondation Agnelli, dans Libertà politica e virtù civile, p. 294. Depuis que cette communication a été faite, l’auteur semble avoir radicalement changé d’avis, sans s’expliquer jamais sur cette volte-face, et tout en se référant toujours à Pocock et à sa postérité.

37 Qu’il s’agisse bien de cette thèse, c’est que confirme l’allusion à l’affirmation à J.-C. Lamberti, pour qui, on l’a vu, l’œuvre de Tocqueville est « la dernière grande expression théorique de l’humanisme civique » (Jean-Claude Lamberti, Tocqueville et les deux démocraties, p. 244).

38 Jean-Fabien Spitz, La liberté politique.

39 Sur la redécouverte de Condorcet, voir Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1982, p. 74-80.

40 Sur les positionnements politiques de l’homme politique Tocqueville vis-à-vis des « républicains », qui exigeraient d’amples développements, je renvoie à Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français, Paris, Aubier, 1993. Voir aussi les deux biographies de André Jardin (Alexis de Tocqueville, Paris, Pluriel, 1984) et de Jean-Louis Benoît (Tocqueville, un destin paradoxal, Paris, Bayard, 2005).

41 Voir Stephen Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, O. Champeau (trad.), Paris, PUF, 1994, p. 62-65.

42 Significativement, dans l’avant-propos de L’Ancien régime et la Révolution, Tocqueville mobilise encore l’idée de « patrie » pour indiquer la continuité de sa recherche depuis De la démocratie en Amérique. Décrivant avec inquiétude « l’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles », il met en valeur le rôle de la « liberté » politique comme antidote à ces passions, permettant de sortir les citoyens de leur isolement : « Seule elle est capable de les arracher au culte de l’argent et aux petits tracas journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire apercevoir et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à côté d’eux ; seule elle substitue de temps à autre à l’amour du bien-être des passions plus énergiques et plus hautes, fournit à l’ambition des objets plus grands que l’acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes » (L’Ancien régime et la Révolution, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 952).

43 Maurizio Viroli, Per amore delle patria. Patriottismo e nazionalismo nella storia, Rome – Bari, Laterza, 1995.

44 Voir l’analyse détaillée de Viroli, ibid., p. 76-79.

45 Sur l’idée de patrie chez Rousseau, et sur la question de sa survie à l’époque moderne, je renvoie encore aux analyses nuancées de Viroli, ibid., p. 79-92.

46 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I, II, VI, p. 229-231.

47 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I, II, VI, p. 230.

48 Ibid., p. 231.

49 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, II, II, p. 496.

50 Ibid., vol. II, IV, VI, p. 646-650.

51 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, IV, VI, p. 648.

52 Ibid., vol. II, II, IV, p. 498-501.

53 Ibid., p. 501.

54 Ibid.

55 Jean-Fabien Spitz, Le moment machiavélien, p. XLIV.

56 Non sans raison, Durkheim, après d’autres, situe Mably parmi les précurseurs du socialisme au XVIIIe siècle, avec Morelly (cf. Émile Durkheim, Le socialisme, Paris, PUF, p. 73-78). Concernant la question complexe du jugement de Mably sur la propriété, voir les éléments d’analyse dans Brigitte Costes, Mably : pour une utopie de bon sens, Paris, Klincksieck, 1975.

57 Au demeurant, contrairement à ce qu’affirment les interprètes contemporains, les textes de Tocqueville sur la misère ouvrière n’ont pas échappé aux commentateurs antérieurs. Par exemple, M. Beloff, relevant en 1959 l’importance des célébrissimes notes de Tocqueville sur Manchester, souligne qu’il a laissé des descriptions « non moins horrifiantes que celles d’Engels, écrites dans la décennie suivante » (Max Beloff, « Tocqueville et l’Angleterre », in Alexis de Tocqueville. Livre du centenaire, Paris, Éditions du CNRS, 1960, p. 87-100). De même, contrairement à ce que l’on affirme aujourd’hui, Aron connaissait parfaitement ces analyses : ce qui l’intriguait précisément, c’est qu’un tel constat n’ait pas conduit Tocqueville à porter tout le poids de son analyse sur ces questions.

58 Voir par exemple la note de voyage du 7 juillet 1835 à Dublin, intitulée « Liberté. Commerce » : « Quand je jette les yeux sur l’histoire du monde, je vois quelques peuples libres qui n’ont été ni manufacturiers ni commerçants. Mais je ne vois aucun peuple manufacturier et surtout commerçant qui n’ait été libre […]. Il y a donc une relation cachée entre ces deux mots : liberté et commerce. On dit que l’esprit commercial donne naturellement aux hommes le goût de la liberté. Montesquieu l’a assuré quelque part. La chose est vraie en partie. Mais je pense que c’est surtout l’esprit et les habitudes de la liberté qui donnent l’esprit et les habitudes du commerce » (Tocqueville, Voyages en Angleterre et en Irlande, Paris, Gallimard, 1967, p. 205-206). Ce type d’analyse montre l’impasse de l’interprétation néo-républicaine qui situe Tocqueville dans le sillage de Rousseau et Mably.

59 C’est au fond la thèse défendue par A. Antoine, dans L’impensé de la démocratie. La question du lien entre Tocqueville et Rousseau a été examinée par quelques interprètes, et, contrairement à une idée reçue qui veut que tous aient privilégié le lien avec Montesquieu, certains ont plaidé pour un « rouseausime » fondamental ou partiel de Tocqueville. Parmi ces tentatives d’orientations diverses, voir la préface d’A. Bloom à sa traduction de l’Émile (New York, Basic Books, 1979, p. 5), mais aussi l’article de Wilhelm Hennis, « Neue Politische Wissenschaft », in Aspekte der Kultursoziologie, J. Stagl (éd.), Berlin, Reimer, 1982, p. 385-407, ainsi que Peter A. Lawler, The Restless Mind. Alexis de Tocqueville and the Origin and Perpetuation of Human Liberty, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 1993, chap. IV : « Tocqueville, Rousseau, and Pascal », p. 73-87. Voir aussi l’article nuancé de Melvin Ritcher, « Rousseau and Tocqueville on democratic legitimacy and illegitimacy », in Rousseau and liberty, R. Wokler (éd.), Manchester – New York, Manchester University Press, 1995. Voir enfin l’excellent livre de Anton Marino Revedin, Tocqueville e Rousseau. Malinconia e utopia, Trieste, Proxima, 1992, qui défend l’idée d’une différence profonde entre Tocqueville et Rousseau.

60 Sur ce point, l’article de référence est celui de Michel Bressolette, « Tocqueville et le paupérisme : l’influence de Rousseau », Littératures, XVI, 1969, p. 67-78. Bressolette démontre l’influence stylistique de Rousseau. Pour autant, ces ressemblances ne doivent pas occulter l’irréductibilité des deux approches. Pour une discussion approfondie de ces thèses, voir l’étude de Anton Marino Revedin, Tocqueville e Rousseau, p. 56-67.

61 Lettre de Tocqueville à L. de Kergolay, 10 nov. 1836, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1951, t. XIII, 1, p. 418.

62 Sur les limites des interprétations trop hâtives de cette phrase, voir Serge Audier, « Tocqueville, disciple de Rousseau ? », Littératures, 50 / 2004, p. 22-25.

63 Selon la thèse séduisante d’Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie, avec laquelle toutefois je suis en (amical) désaccord.

64 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I, I, IV, p. 83.

65 Cf. Jean-Jacques Rousseau, « Parallèle entre les deux républiques de Sparte et de Rome », Œuvres Complètes, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1964, t. III, p. 538.

66 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, I, XV, p. 469.

67 Tocqueville, « Notes sur l’histoire de Grote » [1858], Mélanges, F. Mélonio (éd.), Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1989, t. XVI, p. 570.

68 Voir notamment Ghislain Waterlot, Rousseau. Religion et politique, Paris, PUF, 2004.

69 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I., II, VII, « Tyrannie de la majorité », p. 242.

70 Ibid., p. 243.

71 Patrick Riley, The General Will before Rousseau, Princeton, Princeton University Press, 1986. Dans cette étude érudite, Riley démontre l’extraordinaire importance des catégories théologiques, et de leur formulation philosophiques par Malebranche, dans la genèse de l’opposition entre « volonté générale » et « volontés particulières ». Cette opposition capitale se trouvera progressivement sécularisée par des auteurs marqués par Malebranche : Bayle (chap. II), Montesquieu (chap. IV), Diderot, et enfin, surtout, Rousseau (chap. V). Son œuvre marquerait l’aboutissement du processus de sécularisation de la volonté générale, moyennant une modification sensible des thèses de Diderot.

72 Un autre point central où apparaît la distance entre les deux auteurs est celui du lien entre religion et politique. Sur ce thème, voir Patrice Rolland, « De Rousseau à Tocqueville : l’utilité sociale de la religion », The Tocqueville Review, vol. XXV, nº 1, 2004, p. 191-221. Toutefois, l’auteur tend parfois à sous-estimer l’écart séparant Tocqueville de Rousseau.

73 Selon la thèse d’A. Antoine.

74 Sur ces deux modèles de républicanisme, je me permets de renvoyer à Serge Audier, Les théories de la république.

75 Machiavel, Discours sur la première décade de Tite Live, livre I, chap. IV, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1952, p. 390 (je traduis).

76 Francesco Guicciardini, Considérations à propos des Discours de Machiavel, L. De Los Santos (trad.), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 56-58. Sur ce thème, voir Giorgio Cadoni, Crisi della mediazione politica nel pensiero di N. Machiavelli, F. Guicciardini, D. Giannotti, Rome, Jouvence, 1994.

77 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, § VIII, « Des divisions qui furent toujours dans la ville », Œuvres complètes, Paris, Seuil (L’Intégrale), 1964, p. 450.

78 Ibid., chap. IX, p. 453.

79 Ibid.

80 Montesquieu, Lettres persanes, CXXXVI, Œuvres complètes, p. 135.

81 J.-F. Berthier, Observations sur le contrat social de Jean-Jacques Rousseau [1789], Reims, Éditions « À l’écart », 1988, p. 202.

82 Ibid., p. 200-201.

83 Algernon Sidney, Discourses on Government, New York, Printed for Richard Lee, 1805, chap. II, sect. 26, p. 300 (« Civil Tumults and Wars are not the Greatest Evils that befall Nations »).

84 Tocqueville, « Notes sur Machiavel », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1989, t. XVI, p. 549.

85 Sur ce courant encore très influent, y compris chez les républicains contemporains de Tocqueville (même italiens comme Mazzini), voir Antonio Panella, Gli antimachiavellici, Florence, Sansoni, 1943, p. 116-118. Les interprètes des textes de Tocqueville sur l’Algérie croient y repérer une influence du Florentin (voir notamment, Laurent Tessier, postface à A. de Tocqueville, Seconde lettre sur l’Algérie, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2003 ; voir aussi Nourredine Saadi, « Tocqueville et l’Algérie : le libéral et le colonial », The Tocqueville Review, vol. XXV, nº 2-2004, p. 113). Pourquoi pas ? Mais le « réalisme politique » de Tocqueville n’avait sans doute pas besoin de l’influence de Machiavel à cet égard.

86 Marcel Gauchet, « Tocqueville, L’Amérique et nous », Libre, p. 80-87.

87 Il me semble que l’étude attentive des textes de Tocqueville sur la colonisation à la lumière des Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence pourrait être intéressante. On a vu comment Montesquieu établit un lien étroit entre la vitalité de la république romaine et sa capacité d’expansion externe par la guerre. On peut se demander si Tocqueville n’a pas en tête, entre autres choses, la problématique des Considérations lorsqu’il évoque la colonisation anglaise : « Si j’étais anglais, je ne verrais pas sans inquiétude l’expédition qui se prépare contre la Chine. En sa qualité de spectateur bienveillant mais désintéressé je ne puis que me réjouir beaucoup à la pensée d’une invasion du Céleste empire par une armée Européenne. Voilà donc enfin la mobilité de l’Europe aux prises avec l’immobilité chinoise ! […] Il se fait de nos jours, sans qu’on s’en aperçoive, quelque chose de plus vaste, de plus extraordinaire que l’établissement de l’Empire romain ; c’est l’asservissement des quatre parties du monde par la cinquième » (A. de Tocqueville, lettre à Reeve, 12 avril 1840, Correspondance anglaise, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1954, t. VI, 1, p. 57-58).

88 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, VI, p. 253 (souligné par nous).

89 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre IV, chap. II (souligné par nous).

90 Ibid., livre IV, chap. I.

91 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre IV, chap. I.

92 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, VI.

93 Ibid., p. 226.

94 Ibid., p. 227.

95 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, V, p. 221. Tocqueville répète la thèse p. 227, ce qui témoigne de l’importance qu’il lui accorde.

96 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, § 8, p. 452.

97 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, VI, p. 236.

98 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, II, p. 178-183. Sur la question des partis chez Tocqueville, voir l’étude de Nicola Matteucci, « Tocqueville e il partito politico », in Alexis de Tocqueville. Tre esercizi di lettura, Bologne, Il Mulino, 1990, p. 119-186.

99 Simone Weil, Note sur la suppression des partis politiques, Paris, Climat, 2006 (première édition posthume, 1950).

100 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, II, IV, p. 499.

101 Montesquieu, De l’Esprit des lois, § 27, Livre XIX, Œuvres complètes, p. 647.

102 Francesco Guicciardini, Considérations à propos des Discours de Machiavel, p. 57.

103 Voir le plaidoyer de Tocqueville, contre les « doctrinaires » et libéraux conservateurs, en faveur des associations civiles et politiques : « Que pour sauver la vie d’un homme, on lui coupe un bras, je le comprends ; mais je ne veux point qu’on m’assure qu’il va se montrer aussi adroit que s’il n’était pas manchot » (De la démocratie en Amérique, t. II, deuxième partie, chapitre VII, p. 511).

104 Montesquieu, De l’Esprit des lois, § 27, Livre XIX, p. 650.

105 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, II, VI, p. 236.

106 Ibid., p. 237.

107 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, p. 500. On mesure, là encore, la distance avec Rousseau.

108 Sur l’importance du thème du dissensus et son lien à la liberté, il faudrait aussi faire sa place à l’Histoire de la civilisation en Europe de Guizot, que Tocqueville a méditée.

109 La critique tocquevillienne de la médiocrité de son temps éclaire sans doute son attachement à la politique coloniale de la France pour restaurer sa « grandeur » – un attachement qui le distingue d’autres libéraux. Pour une analyse approfondie des positions de Tocqueville sur la colonisation, si éloignées par exemple de celle de Constant, voir le précieux livre de Jennifer Pitts, A Turn to Empire. The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France, Princeton, Princeton University Press, 2005, notamment les chap. 6 et 7. Voir aussi Jennifer Pitts, « L’Empire britannique, un modèle pour l’Algérie française. Nation et civilisation chez Tocqueville et J.-S. Mill », in L’esclavage, la colonisation, et après… France, États-Unis, Grande-Bretagne, P. Weil et St. Dufoix (éd.), Paris, PUF, 2005.

110 Adam Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, M. Bergier (trad.), préface C. Gautier, Paris, PUF, 1992.

111 Karl Marx, Le Capital, Œuvres, M. Rubel (éd.), Paris, Gallimard (La Pléiade), 1963, t. I, p. 896.

112 Adam Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, p. 161.

113 Je me permets de renvoyer à Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français.

114 Cette perspective est présente chez Pocock, mais aussi – au-delà des différences entre chacun de ces auteurs – chez Philip Pettit, « L’idée républicaine », J.-F. Spitz (trad.), Cahiers de Philosophie, nº 18, hiver 1994 / 1995, et chez Quentin Skinner, Liberty before liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; La liberté avant le libéralisme, M. Zagha (trad.), Paris, Seuil, 2000. Pour une critique de cette position, qui fait l’impasse, entre autres, sur le républicanisme français (et notamment le solidarisme) et le « nouveau libéralisme » anglais, voir Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté. En Europe, le républicanisme mazzinien et sa postérité « socialiste libérale » illustrent la permanence des idéaux républicains (voir Giuseppe Mazzini, Pensées sur la démocratie en Europe, S. Audier (trad. et éd.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2002). Sur la dimension républicaine du « socialisme libéral », voir Serge Audier, Le socialisme libéral, Paris, La découverte, 2006.

115 Jean-Fabien Spitz, Le moment machiavélien, p. XLIV.

116 Sur la critique de la médiocrité bourgeoise dans le camp républicain, cf. Philippe Darriulat, Les patriotes. La gauche républicaine et la nation. 1830-1870, Paris, Seuil, 2001. L’ignorance du républicanisme français est éventuellement compréhensible chez des néo-républicains d’origine néo-zélandaise : elle est plus déconcertante chez les chercheurs français qui reprennent à leur compte les catégories d’analyse de Pocock.

117 Alban de Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne, ou, Recherches sur la nature et les causes du paupérisme, en France et en Europe, et sur les moyens de le soulager et de le prévenir, Paris, Paulin, 1834, 3 vol. Sur l’influence décisive de Villeneuve-Bargemont – malgré des points importants de divergences – voir la précieuse préface de M. Tesini aux deux Mémoires de Tocqueville sur le paupérisme (A. de Tocqueville, Il paupérismo, M. Tesini (trad. et éd.), Rome, Edizioni Lavoro, 1998, p. 7-98).

118 Lucien Anatole Prevost-Paradol, « De la centralisation », Essais de politique et de littérature, Paris, Michel Lévy, 1865, p. 20-21.

119 Serge Audier, Tocqueville retrouvé.

120 François Furet, « Aron réintroducteur de Tocqueville », in Raymond Aron, la philosophie de l’histoire et les sciences humaines, J.-C. Chamboredon (éd.), Paris, Éditions rue d’Ulm, 1999, p. 33 (il s’agit des actes d’un colloque tenu en 1988).

121 François Furet, « Ce que je dois à Tocqueville », discours de réception du Prix Tocqueville, automne 1991, in Penser le XXe siècle, préface P. Hassner, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 494.

122 Cf. Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français.

123 Voir Pierre Rosanvallon, « L’histoire du mot démocratie à l’époque moderne », La pensée politique, nº 1, Situations de la démocratie, mai 1993, p. 10-29. Ces analyses sont partiellement reprises dans Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000. Voir l’introduction, p. 9-26, et p. 117-126.

124 Plus largement, sur les « républicains » durant cette période, voir notamment Philippe Darriulat, Les patriotes. La gauche républicaine et la nation. 1830-1870.

125 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, avertissement de la douzième édition, p. 39.

126 Giuseppe Mazzini, Pensées sur la démocratie en Europe.

127 Giuseppe Mazzini, « Is it revolt or a revolution ? », Scritti editi e inediti di Giuseppe Mazzini, Imola, Cooperativa Tipografico-editrice P. Galeati, vol. XXII, p. 375-403. Sur la position de Guizot, voir notamment François Guizot, « De la démocratie dans les sociétés modernes », Revue française, nov. 1837, vol. III, p. 139-225. Pour une analyse de ce texte, cf. Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 81-82, p. 308-309.

128 Charles Dupont-White, L’individu et l’État, publié en 1857 (on citera ici la troisième édition, Paris, Guillaumin et Cie, 1865). Du même auteur, voir notamment La centralisation (1860) ; Le progrès politique en France, Paris, Guillaumin et Cie, 1869.

129 Cf. notamment, Dupont-White, L’individu et l’État, chap. V, p. 157-207.

130 Voir le diagnostic d’ensemble de Dupont-White : « ce développement de la puissance publique qui accompagne tout Progrès, n’est pas celui des sujétions et des contraintes imposées à l’Individu. Il n’y a rien là qu’on puisse sans injustice traiter de compression, de disgrâce, d’avilissement, rien qui ne soit conciliable avec la dignité, avec la liberté des Individus. […] Car ce qui se passe est uniquement ceci : la puissance que subissent les hommes, de privée devient publique. L’Individu passe du joug domestique, patriarcal, seigneurial, sous le régime de la loi et de l’État. Il est plus gouverné, il n’est plus dominé. Il y a même apparence qu’il est plus libre, l’État prenant la place des dominations particulières, mais ne la prenant pas entièrement – la dépouille des castes est assez riche pour faire l’Individu plus libre en même temps que l’État plus puissant » (ibid., p. 49-50).

131 Ibid., p. 240.

132 Charles Dupont-White, L’individu et l’État, p. 240.

133 Tocqueville accusera réception par une brève lettre à Dupont-White datée du 9 avril 1857.

134 De là les critiques qui seront formulées par Dupont-White contre Tocqueville notamment dans La centralisation (p. 198 notamment). Cela dit, on ne doit pas minimiser l’influence de Tocqueville sur Dupont-White.

135 Étienne Vacherot, La démocratie, Paris, 1859, p. 9-10.

136 Ibid., p. 10.

137 Ibid.

138 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, « Introduction », p. 49.

139 Étienne Vacherot, La démocratie, p. 14.

140 Étienne Vacherot, La démocratie, p. 22.

141 Ibid., p. 253-254.

142 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, « Introduction », p. 44-45.

143 Ibid., p. 49.

144 Sur Renouvier, voir Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000.

145 Bouglé est certes beaucoup plus éloigné du « renouviérisme », mais il cite quelquefois Renouvier, et il a été marqué par les thèses de Henry Michel.

146 François Pillon, « Le dilemme : césarisme ou république », La critique philosophique, 18 juillet 1872, p. 371-376.

147 Ibid., p. 372.

148 François Pillon, « Décentralisation et self-government », La critique philosophique, 3 octobre 1872, nº 35, p. 129-135.

149 Ibid., p. 135.

150 François Pillon, « Décentralisation et self-government », La critique philosophique, 5 septembre 1872, nº 31, p. 65.

151 Voir Stephen Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne.

152 Ibid., p. 68.

153 Sur l’œuvre de Michel, voir Corpus, nº 48, 2005, Henry Michel : l’individu et l’État, S. Audier (éd.).

154 Henry Michel, La doctrine politique de la démocratie, Paris, Armand Collin, 1901.

155 Régis Debray, « République ou démocratie ».

156 Henry Michel, La doctrine politique de la démocratie, p. 19.

157 Ibid.

158 Henry Michel, L’idée de l’État. Essai critique sur l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la Révolution, Paris, Hachette, 1895 ; rééditions 1896, 1898 et 2003, Paris, Fayard (Corpus), p. 344-353.

159 Ibid., p. 353.

160 Je me permets de renvoyer à S. Audier, « Une idée de l’État “socialiste libérale” ? Henry Michel et les mutations de la conception républicaine de l’État », Corpus, nº 48, 2005, p. 85-145.

161 Célestin Bouglé, « L’œuvre d’Henry Michel. Une doctrine idéaliste de la démocratie », in Henry Michel, Paris, Hachette, 1907, p. 55-75.

162 Ibid., p. 68.

163 Serge Audier, « une idée de l’État « socialiste libérale » ? ».

164 Célestin Bouglé, Essais sur le régime des castes, Paris, PUF, 1993. Cette réédition a significativement été préfacée par Louis Dumont.

165 Louis Dumont, Homo Hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard (Tel), 1966.

166 Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation. Étude sociologique, Paris, Félix Alcan, 1890, p. 332.

167 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires. Étude sociologique [1899], Paris, Félix Alcan, 1908, p. 21-22.

168 Ibid., p. 24-25.

169 Ibid., p. 225. Bouglé précise aussi que « nous ne pouvons reconnaître aux hommes des droits égaux sans leur reconnaître une certaine identité de nature ».

170 Ibid.

171 Ibid., p. 32.

172 Ibid., p. 36.

173 Ibid., p. 37.

174 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires, p. 57.

175 Ibid., p. 58 (souligné par nous).

176 Ibid., p. 88.

177 Ibid., p. 91 sq.

178 Ibid., p. 101.

179 Ibid., p. 116.

180 Ibid., p. 122.

181 Ibid., p. 211.

182 Bouglé mobilise en ce sens Tocqueville : « on sait la question qu’il pose dans son livre sur L’Ancien Régime et la Révolution ; pourquoi la France a-t-elle été le porte-parole de l’égalitarisme ? Pourquoi cette grande révolution qui se préparait en même temps sur presque tout le continent européen a-t-elle éclaté chez nous plus qu’ailleurs ? – or la réponse que se donne Tocqueville se réduit à peu près à ceci : la France était, de tous les pays d’Europe, le plus unifié » (Ibid., p. 213-214).

183 Ibid., p. 214. Sur ce point, voir aussi Célestin Bouglé, « La tradition nationale », in Pour la démocratie française. Conférences populaires, préface de G. Séailles, Paris, Édouard Cornély, 1899 : « il nous paraît facile de renouer la chaîne des temps, et de montrer comment l’esprit de 89, père de la France nouvelle, est bien le descendant de l’ancienne France […]. Ainsi nos historiens se sont faits forts de prouver que l’ancien régime préparait à sa façon la déclaration des droits » (p. 10-11). Et Bouglé précise, en se référant à l’introduction de De la démocratie en Amérique : « n’a-t-on pas dit de nos rois qu’ils ont été “les plus actifs et les plus constants des niveleurs ?” ». Sur cette interprétation de Tocqueville, voir aussi Célestin Bouglé, Syndicalisme et démocratie, Paris, E. Cornély, 1908, p. 14.

184 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 1, I, II, p. 31. Cité par Bouglé, p. 216.

185 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires, p. 218.

186 Ibid.

187 Ibid., p. 220.

188 Voir l’analyse des effets du processus de centralisation : « par exemple, l’élévation du pouvoir qui s’installe, pour les unifier, au-dessus de tous les groupements antérieurs, doit avoir pour résultat de bouleverser les hiérarchies qu’on y tenait pour sacrées, et de modifier plus ou moins profondément les rapports des individus réputés inférieurs avec les individus réputés supérieurs » (ibid., p. 222).

189 Ibid., p. 220-225.

190 Ibid., p. 226.

191 Ibid., p. 227.

192 Herbert Spencer, Principes de sociologie, Paris, Germer Baillière, 1878, t. III, présenté par Bouglé, E. Cazelles (trad.), p. 228.

193 Célestin Bouglé, Les idées égalitaires, p. 227.

194 Ibid., p. 229-230.

195 Ibid, p. 230.

196 Compte rendu de la soutenance de thèses de Bouglé, Revue de métaphysique et de morale, supplément, 1999, p. 15.

197 Célestin Bouglé, « La crise du libéralisme », Revue de métaphysique et de morale, t. X, 1902, p. 649.

198 Ibid., p. 649.

199 Même chez une autre figure éminente du radicalisme, Ferdinand Buisson – qui fut un ami de Bouglé – la référence à Tocqueville n’est pas absente à certains moments importants de sa réflexion politique. Dans La politique radicale, il expose ainsi en ces termes la « question sociale » que doivent affronter les radicaux : « Elle peut se résumer dans ce mot brutal de Tocqueville […] : “Il est contradictoire que le peuple soit à la fois misérable et souverain”. C’est ce profond désaccord, de fait, entre le régime politique et le régime économique du même pays qui donne chez nous à la “question sociale” sa forme aiguë et son caractère poignant » (F. Buisson, La politique radicale, Paris, Giard et Brière, 1908, p. 218).

200 Alfred Fouillé, Esquisse psychologique des peuples européens, Paris, Alcan, 1903.

201 Ibid., p. 481.

202 Alfred Fouillé, L’idée moderne du droit, Paris, Hachette, 1890.

203 Ibid., p. 104.

204 On pourrait poursuivre l’examen en relisant d’autres textes de Fouillée. Voir notamment La démocratie politique et sociale en France (Paris, Alcan, 1910) qui fait une référence intéressante, p. 48-49, à propos de la place et du statut des « libertés provinciales ». Ayant cité Tocqueville, Fouillée précise : « Il importe toutefois de ne permettre aux provinces aucun empiètement sur les choses d’intérêt vraiment général, telles que l’éducation et l’instruction ».

205 Ainsi, rappelons-le, Pillon était le collaborateur d’un des plus grands philosophes républicains, Renouvier, et un pilier de La Critique philosophique, revue centrale dans la construction du républicanisme de la IIIe République ; Michel était lui aussi un des plus proches disciples de Renouvier, son livre sur l’Idée de l’État était une contribution majeure à la pensée de l’époque, et sa collaboration au journal Le Temps prouve l’importance de son engagement républicain – Maurras ne s’y trompera pas, lui qui d’ailleurs détestait non moins Tocqueville, en voyant en Michel un soutien essentiel de la République ; enfin, Bouglé, dont on ne mesure plus aujourd’hui l’importance, était le sociologue républicain par excellence, dont le combat pour la République s’est concrétisé dans la Ligue des droits de l’homme et dans sa participation à La dépêche de Toulouse.

206 Voir Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1982.

207 Cf. Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français.

208 Voir Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1930, p. 6 où le sociologue fait allusion au chapitre de De la démocratie en Amérique consacré à la division du travail (t. II, deuxième partie, « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie », p. 536-538).

209 Voir Patrick Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. Sur la position de Bouglé, voir S. Audier, « La République laïque et solidaire : l’engagement sociologique de Célestin Bouglé ».

210 Cf. Sonia Chabot, « Éducation civique, instruction publique et liberté de l’enseignement dans l’œuvre d’Alexis de Tocqueville », in Tocqueville et l’esprit de la démocratie, L. Guellec (éd.), Paris, Presses de Science Po, Paris, 2005, p. 241-293.

211 Mais tous les « républicains » n’étaient pas favorables à ce qu’on appelait parfois le « monopole libertaire ». Les débats entre « républicains » sur la place de l’école privée et confessionnelle pouvaient être vifs.

212 La réception de l’œuvre de Quinet par les grands penseurs de la IIIe République est à cet égard exemplaire. Si Michel ne se retrouve manifestement pas dans la conception tocquevillienne du lien entre religion et politique, il admire en revanche les thèses de Quinet. Voir Henry Michel, Edgar Quinet, conférence faite à l’Université populaire de Lyon, Lyon, A. Storck & Cie Imprimeurs-Éditeurs, 1902, p. 18 : « La diversité n’a cessé de croître et la tolérance ne suffit plus. Il faut à notre temps l’amour des citoyens les uns pour les autres, quelle que soit leur croyance ou leur incroyance, et Quinet va plus loin : l’amour des confessions les unes pour les autres ». Voir aussi, Henry Michel, Le centenaire d’Edgar Quinet, Paris, Éditions de la Revue Bleue, p. 20 : « [Edgar Quinet] ne dit pas que le catholique doit au juif, ou le luthérien au catholique la “tolérance”. Il dit que les trois confessions – et comment ne pas ajouter une quatrième, la confession de toutes les âmes sincères, qui n’ont pas de confession ? – doivent “s’aimer l’une l’autre”. On retrouve ce type d’analyse chez Bouglé. Voir notamment “Le citoyen moderne” », in Du sage antique au citoyen moderne. Études sur la Culture morale, préface P. Lapie, Paris, Armand Collin, 1921, p. 195-245. S’étant appuyé sur Quinet, Bouglé précise : « Ainsi a-t-on fini par décréter de manière salutaire que les juifs, protestants, libres penseurs pourraient vivre sur un pied d’égalité avec les catholiques » (p. 203-204).

213 Voir l’excellent livre de Éric Dubreucq, Une éducation républicaine, Paris, Vrin, 2004.

214 Voir Sonia Chabot, « Éducation civique, instruction publique et liberté de l’enseignement dans l’œuvre d’Alexis de Tocqueville ».

215 Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Livre III, chap. premier : « Comment, vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des effets qui en résultèrent », p. 1035-1041. Un autre point de divergence très significatif est aussi la différence de traitement de Descartes et du cartésianisme (sur le Descartes des républicains, cf. François Azouvi, Descartes et la France, Paris, Fayard, 2002).

216 Par exemple, Léon Bourgeois ne cesse de souligner le rôle clé de la vie associative (voir Serge Audier, Léon Bourgeois, l’invention de la solidarité).

217 Voir De la démocratie en Amérique, t. II, IV, notamment les chapitres II, IV, V. Un des textes les plus remarquables sur les dangers de l’État centralisé est une note consacrée au rôle économique de l’État, en l’occurrence pour l’exploitation des mines : « cependant, à mesure que l’industrie se développe, l’exploitation des anciennes mines augmente. On en ouvre de nouvelles. La population des mines s’étend et s’agrandit. Chaque jour, les souverains étendent sous nos pieds leur domaine et le peuplent de leurs serviteurs » (p. 643).

218 J’avoue avoir un désaccord ferme (mais amical) avec J.-L. Benoît et E. Keslassy, lorsque ceux-ci écrivent : « Son œuvre majeure, De la démocratie en Amérique (1835 et 1840), est à ce titre exemplaire : l’État doit intervenir pour réguler la montée du capitalisme industriel sans pour autant devenir “immense et tutélaire” » (Présentation de Jean-Louis Benoît et Éric Keslassy (éd.), Alexis de Tocqueville. Textes économiques. Anthologie critique, Paris, Pocket, 2005). Ce « résumé » de De la démocratie en Amérique me paraît problématique. Quelques brefs développements de Tocqueville ne permettent pas selon moi une thèse aussi abrupte qui sous cette forme n’est pas moins discutable que les instrumentalisations néo-libérales.

219 Une autre différence porte sur leur conception respective de la colonisation (voir Jennifer Pitts, « L’Empire britannique, un modèle pour l’Algérie française. Nation et civilisation chez Tocqueville et J.-S. Mill »). En outre, les deux penseurs n’ont pas la même approche de la religion.

220 Là encore, je dois avouer ma perplexité devant les thèses de Jean-Louis Benoît et Éric Keslassy. On peut certes exhumer les textes de Tocqueville plaidant pour une participation de l’État à la construction de la ligne Paris-Cherbourg (Jean-Louis Benoît et Éric Keslassy, Alexis de Tocqueville, Textes économiques. Anthologie critique, p. 272-292). On peut aussi rappeler certains passages inédits sur le rôle de l’État qui auraient en effet quelque peu modifié la vision d’ensemble de De la démocratie en Amérique. Cela en fait-il pour autant un grand théoricien de l’interventionnisme d’État et de l’aménagement du territoire ? Il est permis d’en douter.

221 Pour une tentative d’évaluation de l’actualité de Tocqueville, cf. Serge Audier, « Tocqueville, notre contemporain ? », Études, mars 2006, p. 487-496.

222 Sur la réception et la critique par Michel des thèses du principal introducteur de Nietzsche en Europe, Georges Brandès, voir Henry Michel, « Suédois et français » in Propos de morale, 3e série, Paris, Hachette, 1904, p. 146-147 : « J’ai entendu […] le critique Georges Brandès faire une conférence bien injuste sur cette démocratie. Il lui reprochait d’avoir pour but unique de multiplier les écoles de village, et d’améliorer, dans une certaine mesure, la condition des moins favorisés ». Voir surtout Henry Michel, « une conférence de M. Georges Brandès », Propos de morale, 1re série, Paris, Hachette, 1904, p. 183 : « Dans une démocratie telle que nous la rêvons, le péril signalé par M. Brandès ne pourra pas naître. Sans sacrifier la masse, il sera pourvu au recrutement de l’élite ». Voir aussi le jugement de Renouvier sur la diffusion du nietzschéisme : « Il est de bon ton maintenant de se dire nietzschéen. Et c’est la folie des grandeurs érigée en système par un fou » (Charles Renouvier, Les derniers entretiens, recueillis par Louis Prat, Paris, Armand Colin, 1904, p. 85).

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Pour citer cet article

Référence papier

Serge Audier, « Tocqueville et la tradition républicaine »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 171-245.

Référence électronique

Serge Audier, « Tocqueville et la tradition républicaine »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1863 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1863

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Auteur

Serge Audier

Université Paris IV – Sorbonne, département de philosophie ; Institut Universitaire de France

Publications : Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Paris, Vrin, 2004 ; Raymond Aron. La démocratie conflictuelle, Paris, Michalon, 2004 ; Les théories de la république, Paris, La Découverte, 2004 ; Machiavel, conflit et liberté, Paris, Vrin/EHESS, 2005 ; Le socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006 ; Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Paris, Michalon, 2007.

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