Les querelles philosophiques de la Révolution française
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1Raymond Aron, qui fut son « réinventeur » en France, écrivait que Tocqueville était l’homme de deux voyages : le premier dans l’espace – De la démocratie en Amérique (1835-1840) – ; le second dans le temps – L’Ancien Régime et la Révolution (1856). Mais ces deux voyages, ajoutait-il, relèvent d’une seule et même question directrice : comment concilier les deux passions modernes de l’égalité et de la liberté ? Pourquoi cette conciliation fut-elle aisée et pacifique en Amérique et, au contraire, difficile et violente en France ? Pour quelles raisons, à l’inverse de l’Amérique, le processus démocratique prit-il en France le chemin d’une Révolution ?
2On pourrait contester la teneur même de cette interrogation en remarquant que la violence n’a pas été étrangère, loin s’en faut, au continent nord-américain. Bien des épisodes en témoignent : les luttes terribles qui éclatèrent entre les nouveaux émigrants, le génocide « doux », comme dit Tocqueville lui-même, des Indiens, ou, bien plus encore, la terrifiante « Guerre civile » qui annonce à bien des égards le style dramatique des guerres totales contemporaines.
3Tout cela est juste, et Tocqueville lui-même est très loin d’idéaliser la situation américaine. Il n’en reste pas moins que le nouveau continent, sans doute parce que, précisément, il était neuf et qu’il ne se reconnaissait pas d’héritage, n’a pas connu l’Idée de Révolution. Elle marque à l’inverse si durablement notre espace politique français et européen qu’elle en constitue, à n’en pas douter, un de ces « lieux de mémoire » qui en ont façonné l’identité.
Ce que nous devons à la Révolution
4Que devons-nous encore, nous autres Français de 2008, à la Révolution française ? Sous réserve d’inventaire, et abstraction faite des institutions, nous en avons hérité trois références ou valeurs qui agissent toujours pour le meilleur et pour le pire.
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Il y a d’abord le goût immodéré pour la « fête révolutionnaire », qu’elle prenne la forme d’une manifestation, d’une grève ou, comme on dit, d’un mouvement social. Ce sont là des spectacles qui surprennent toujours nos visiteurs étrangers. Quand soudain, une partie de la société civile se retrouve dans la rue, dans la fumée des merguez et dans l’air de l’accordéon, avec une sono saturée qui jette des slogans passe-partout. Ces mouvements, même quand ils entravent gravement l’économie, les déplacements ou les réformes nécessaires, sont perçus de manière étonnamment positive par nos concitoyens. Comme si, à chaque fois, au-delà du désagrément, quelque chose de l’identité française s’y jouait : un mélange d’esprit civique et d’esprit de contradiction, le sentiment de vivre la souveraineté populaire, la nostalgie des journées historiques, l’illusion de la démocratie directe. C’est là un héritage de la Révolution : être spontanément « pour » tous ceux qui sont « contre ».
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La deuxième référence pourrait être la haine du privilège ou la passion de l’égalité. Ce fut le premier ressort de la Révolution française et le coup de génie de celui qui en fut à la fois l’inventeur et le fossoyeur : l’abbé Sieyès. Auteur de Qu’est-ce que le Tiers État ? en 1789, libelle qui fournit le discours et les arguments de la rupture, il fut aussi le théoricien du changement institutionnel des premiers mois et le véritable inventeur de la constitution. S’il survécut ensuite à la Terreur, c’est pour tenter à l’automne 1799 de « terminer la Révolution » en la confiant à une « épée », le général Bonaparte. Sieyès invente toutes les ressources de la rhétorique de l’égalité, là encore pour le meilleur et pour le pire : d’un côté, ne reconnaître des droits qu’aux individus (et non aux castes, aux races ou aux communautés) ; de l’autre, dénoncer les privilégiés, les parasites de la société. Intégration individuelle et exclusion des parasites sont les deux facettes de l’égalitarisme français : il est aujourd’hui poussé à un point tel qu’il risque constamment de se retourner non seulement contre la liberté, mais aussi contre l’égalité elle-même.
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Troisième élément enfin que notre vie politique doit à la Révolution : le goût pour ce qu’on peut appeler la posture d’universalité, c’est-à-dire l’idée ou l’illusion que notre pays, parce qu’il parle le langage de la Raison et du Droit, exprime une orientation commune à l’humanité, très éloignée des tactiques intéressées et mesquines de la Realpolitik. Ce goût de la grandeur et du panache – voir Villepin à l’ONU – n’est pas dénué de contradiction, surtout quand il faut, comme les autres, mettre les mains dans le cambouis de la politique internationale réelle.
Qu’est-ce qui est révolutionnaire dans la Révolution ?
5Fête révolutionnaire, passion de l’égalité et discours d’universalité : ces trois traits de notre vie politique s’ancrent dans des événements précis qui ont eu lieu en quelques mois. Le grand historien François Furet le notait de manière magistrale :
- 1 François Furet et Ran Halévi, « L’année 1789 », Annales ESC, 1989, 1, p. 4.
Ce qui donne à la France son patrimoine politique révolutionnaire, pour les deux siècles à venir, est constitué… dans la fin du printemps et l’été 17891.
On peut régler ainsi la difficile question de la durée de la Révolution qui a tant divisé les historiens et les interprètes. Ce qu’il y a de révolutionnaire dans la Révolution tient, au fond, en trois dates fondatrices.
6Il y a d’abord le 17 juin 1789, qui marque, avec la transformation des États Généraux en Assemblée nationale l’invention historique de la représentation nationale comme lieu de la souveraineté populaire. C’est la solution au plus vieux problème de philosophie politique posé par Aristote en ses Politiques : « qui doit gouverner la cité ? Quel est le souverain légitime ? ». La réponse, pour la première fois, est donnée en toute clarté : le peuple à travers ses représentants.
7Deuxième épisode : le 4 août 1789, qui représente, avec l’abolition des privilèges et la destruction de ce qu’on appellera l’Ancien Régime. Cette fameuse nuit marque le basculement du régime aristocratique de la hiérarchie au régime démocratique de l’égalité.
8Troisième et dernier épisode : le 26 août, c’est-à-dire le vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui constitue le premier acte reconstructeur de la Révolution. Après la table rase et la refondation, sont élaborés les principes fondamentaux de l’individualisme politique. L’individu, parce qu’il est porteur de droits naturels, devient la nouvelle instance sacrée et la source ultime de la légitimité.
9Toute la Révolution tient dans ces trois dates ; elles épuisent l’ampleur de la rupture et la force de la nouveauté. La suite de l’histoire ne sera faite que d’essais longtemps infructueux pour tenter d’institutionnaliser et de traduire socialement ces trois ruptures politiques majeures.
La réception européenne de la Révolution (Hegel)
10Dans ces conditions, on comprend que l’Europe ait été, dès ces célèbres semaines de 1789, fascinée par l’événement. Partout, et très vite, les interprètes réagissent, se rallient ou s’opposent. Après une phase générale d’enthousiasme au cours de laquelle les bons esprits se réjouissent de l’effondrement de l’absolutisme, les premiers doutes surviennent et les querelles éclatent. En Angleterre, c’est Edmund Burke (1729-1797) contre Richard Price et Thomas Paine (1737-1809), en Allemagne, c’est Ernst Brandes (1758-1810), August W. Rehberg (1757-1836) et Justus Möser (1720-1794) contre Fichte et Kant. À chaque fois, l’objet des polémiques est le même : comment évaluer et comprendre la teneur de cette césure majeure que nul ne songe à contester ?
11L’enjeu est au fond le suivant : pour les contemporains, la Révolution apparaît comme l’héritière de la philosophie des Lumières. Avec elle, la philosophie semble, pour la première fois, quitter le silence studieux des cabinets et des salles de cours, pour sortir au grand jour, goûter l’air enivrant et tumultueux de l’Histoire. C’est comme si, pour la première fois, le temps était venu pour la philosophie de passer de la théorie à la pratique… pour le meilleur et pour le pire. Hegel, mieux que tout autre, a su formuler les termes de ces débats.
- 2 Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, 1963, p. 339-340.
- 3 Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 258.
12D’un côté, écrit-il, la Révolution est la fille de la philosophie, parce qu’elle a, pour la première fois, tenté de soumettre la politique à la Raison. Elle est en ce sens un « superbe lever de soleil »2 qui a donné lieu au « spectacle le plus prodigieux depuis que l’humanité existe »3.
13Mais, d’autre part, parce que la philosophie n’était là qu’une « pensée abstraite », cette aube ne fut qu’une promesse, dont le résultat immédiat fut l’expérience de la Terreur :
parce qu’il s’agissait d’abstractions sans Idée, cette tentative a entraîné la situation la plus effroyable et la plus cruelle » (ibid.).
La Politique de la raison fut aussi une Politique de la volonté, qui prétendit soumettre à la raison abstraite la complexité têtue du réel.
Les Réflexions sur la Révolution en France de Burke
14Cette dernière critique a été formulée de manière génialement inaugurale par l’anglais Edmund Burke dans son livre Réflexions sur la Révolution en France qui témoigne, très tôt, 1790, d’une compréhension impressionnante de l’événement. Burke est pourtant un libéral, un whig qui a pris parti en faveur de la Révolution américaine. Comment expliquer ce qui apparaît aux yeux de certains de ses amis politiques comme un revirement ? Toute son argumentation consiste à montrer que la Révolution n’est pas l’héritière des révolutions libérales (1688 et 1776), mais qu’elle est, au contraire et en pire, le prolongement de l’absolutisme qu’elle prétend abattre. Cette prise de position vient briser le consensus et redistribuer la totalité de l’échiquier politique.
- 4 Voir sur Burke la remarquable préface de Philippe Raynaud aux Réflexions sur la Révol (...)
15Pour l’essentiel, la critique de Burke porte sur trois points qui correspondent exactement aux trois événements fondateurs que nous avions repérés4.
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Sans remettre en question la validité du principe de la souveraineté du peuple, Burke conteste qu’il puisse déboucher en pratique sur un gouvernement stable. Le principe n’est pas faux, dit-il, mais il doit rester dans les profondeurs de la société pour ne venir s’imposer que dans les situations exceptionnelles, comme ce fut le cas en 1688. Il reproche à la Révolution de faire de l’exception la règle et de se vouer par là même au chaos. Le principe de la souveraineté populaire ne peut être incarné dans des institutions claires.
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Deuxième critique, l’idée de table rase : les révolutionnaires détestent l’histoire et la tradition (« notre histoire n’est pas notre code », dira Rabaut-Saint-Étienne) parce qu’elle leur paraît servir les intérêts de la noblesse qui voyait dans les « anciennes victoires des forêts de Germanie » la source et la légitimité de leurs droits. De ce passé, il faut faire table rase pour examiner les choses non d’après des faits mythiques, mais d’après les principes. Contre cette dénonciation, Burke fait valoir les mérites de la tradition qui a su tisser au cours du temps les liens et les rapports mesurés entre les hommes. Il relève également la contradiction d’une rupture qui se voue à ignorer et abolir cela même qui l’a suscité. Il prédit enfin qu’une telle illusion ne peut que produire des délires et des tragédies : coupé du passé, le futur est sans boussole. L’éloge burkien de la tradition et du préjugé inaugure les idées maîtresses du conservatisme contemporain contre les prétentions du rationalisme politique.
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Troisième critique, enfin, la plus célèbre sans doute, celle de la philosophie des droits de l’homme. Cette critique, dont on retrouvera la teneur chez Marx, constitue en fait le modèle des critiques de toutes les abstractions révolutionnaires. Burke ne refuse pas l’idée que tous les hommes possèdent des droits naturels, mais il considère que le vrai problème de l’art politique est celui de la protection de ces droits par un gouvernement, qui ne peut exister que par la limitation de la liberté naturelle. Autrement dit, à trop insister sur les droits on rend le gouvernement impossible ; à trop insister sur l’Homme (en général) on rend leur concrétisation impossible. Selon lui, les seuls droits effectivement garantis sont ceux qui, comme « libertés anglaises », résultent d’une longue et heureuse histoire et non de l’application abstraite d’un projet formellement rationnel. Au rationalisme politique des révolutionnaires, il faut préférer la prudence. Les « droits des Anglais », qui sont concrets, hérités et historiques, lui apparaissent comme les seuls véritables droits de l’homme concret.
- 5 Burke, Réflexions sur la Révolution en France, p. 66.
16Ainsi en prétendant réaliser l’idée pure d’une société d’individus, la Révolution, dominée par des « petits maîtres insolents, présomptueux et bornés de la philosophie »5, va inévitablement produire un démembrement du corps social qui annonce un despotisme plus absolu que jamais :
- 6 Ibid., p. 98.
d’après le système de cette philosophie barbare, qui n’a pu naître que dans des cœurs glacés et des cervelles brouillées…, les lois n’auront plus d’autres gardiens que la terreur qu’elles inspirent6.
La critique par Jacobi du rationalisme moderne
- 7 Sur les circonstances de la querelle du panthéisme, cf. Pierre-Henri Tavoillot, Le crépus (...)
17Cette critique du rationalisme politique avait été génialement anticipée, quelques années plus tôt, à l’occasion d’une autre querelle qui s’était déroulée en Allemagne : la querelle du panthéisme ou du spinozisme. Elle avait donné lieu à l’émergence d’une critique inédite de la raison moderne7, prémonition extraordinaire de toutes les contestations ultérieures. Sans entrer dans les détails de cette critique, dont le philosophe allemand Friedrich-Heinrich Jacobi (1743-1819) fut l’initiateur, on peut néanmoins noter deux arguments. Le rationalisme moderne, est-il dit en substance, conduit à la fois au nihilisme et au fatalisme.
18S’il conduit au nihilisme, c’est parce que s’attachant, pour expliquer les choses, à les réduire par l’analyse à leurs plus petits éléments, le rationalisme abstrait, découpe et, finalement, détruit le réel ; ou plutôt, il déclare que la seule réalité objective est celle qu’il peut reconstruire par la pensée : hormis cette réalité analysée et reconstruite, point de réalité. C’est ainsi que la société n’est plus, pour le rationalisme, qu’un simple agglomérat d’atomes individuels dont le lien doit pouvoir être déduit de principes ou de causes générales, comme l’intérêt particulier, l’intérêt général ou l’infrastructure économique… La mystérieuse texture du lien social disparaît devant l’exigence de l’analyse objective. Bref, prétendant expliquer la société, le rationalisme annihile ce qui en constitue la teneur profonde.
19Nihiliste, le rationalisme est aussi, selon Jacobi, un fatalisme. En effet, comme il prétend tout expliquer par des lois générales, son but est d’éradiquer toute contingence. Il en vient ainsi à nier comme illusoire la liberté humaine. Cette seconde critique pourrait surprendre dans la mesure où la logique révolutionnaire semble, au contraire, insister sur la volonté humaine et son aptitude à rendre l’homme maître de son destin. Mais, on perçoit aisément que, couplée au rationalisme dogmatique, la volonté se dissout dans la détermination : vouloir, c’est vouloir le nécessaire qui s’imposera. Le discours révolutionnaire n’est en effet pas un discours de la liberté, mais un discours de la contrainte et de la nécessité : inscrite dans les lois de l’histoire, la rupture était inévitable et son déroulement inéluctable. Aux pires moments de la Terreur, les « arguments » du complot intérieur et extérieur, et la thèse de la Patrie en danger ont justifié les pires atrocités. Mais, plus encore, la conviction d’aller « dans le sens de l’histoire » permet d’identifier les ennemis de la révolution à des obstacles aussi gênants qu’insignifiants sur le glorieux chemin du progrès inexorable de l’humanité.
20Ce sont ces deux arguments qui sous-tendent toutes les critiques du rationalisme politique. Tout le problème est de savoir s’il n’y a qu’une seule forme possible de rationalité politique et si l’antinomie entre raison (révolution) et tradition (conservatisme) ne souffre aucune position intermédiaire.
L’interprétation tocquevillienne
21Lorsque Tocqueville reprend le dossier de la Révolution, il s’agit pour lui, précisément, de faire la part des choses. Burke, en dépit de toute sa profonde sagacité et de sa géniale anticipation de la dérive terroriste, ne perçoit pas l’ampleur des bouleversements induits par le processus démocratique. La Terreur n’est pas la vérité de la Révolution ; le rationalisme nihiliste et fataliste n’est pas la seule forme possible de la raison ; la Révolution elle-même doit être intégrée à un processus plus vaste qui l’englobe : tels sont les trois principes fondamentaux de la lecture tocquevillienne de la Révolution française.
22Ces trois principes correspondent aux trois sens du mot démocratie que l’on peut identifier dans l’œuvre de Tocqueville. Cette pluralité fait sa richesse, mais aussi, en dépit de la clarté et de l’élégance de son expression, sa complexité.
La démocratie comme monde
- 8 Voir sur ces points les lumineuses analyses de Robert Legros, L’idée d’huma (...)
23Pour Tocqueville, la démocratie est d’abord un régime anthropologique, pourrait-on dire, c’est-à-dire un ensemble de mœurs et de règles inscrites au plus profond de la culture humaine. Ce régime moderne est caractérisé par l’égalité à la différence de l’Ancien Régime structuré par la hiérarchie. « Égalisation des conditions », pour Tocqueville, cela ne veut pas dire que les inégalités disparaissent ; à certains égards notre monde moderne est plus inégalitaire que ne l’était le monde ancien : l’inégalité des avoirs (entre les plus pauvres et les plus riches) y atteint des proportions jamais vues. Mais cette inégalité des avoirs se construit sur fond d’égalité des êtres. Les êtres humains, quels que soient leur origine et leur statut, se perçoivent désormais eux-mêmes comme des semblables (ou des prochains) et non comme des catégories différentes, supérieures ou inférieures, de l’humanité. Tel est le nouveau régime anthropologique que la Déclaration des droits de l’homme vient formuler. En ce sens, elle n’est pas une abstraction vide, comme le prétend Burke ; elle exprime au contraire l’esprit du temps : les hommes sont égaux, abstraction faite de leurs différences8.
La démocratie comme processus
24Le second sens du mot démocratie, chez Tocqueville, est historique. Démocratie désigne non seulement un nouveau régime, mais un processus de longue haleine qui sort l’humanité du monde de la hiérarchie pour la faire entrer de plus en plus dans celui de l’égalité. Tocqueville analyse la manière dont ce processus se construit pour le meilleur et pour le pire. Il y voit un processus implacable, dont on peut pourtant tenter de corriger les effets pervers qui sont nombreux : atomisation du social, fin du grandiose, règne de la médiocrité, problématisation des rapports humains, apparition de nouvelles formes de servitude… Sur un de ses points fondamentaux, pourtant, l’égalisation des conditions produit des effets très positifs que Tocqueville décrit dans un très beau passage au début du second livre de De la démocratie en Amérique. En quelques lignes magnifiques, il y esquisse les principaux moments d’une histoire spirituelle de l’Europe moderne. C’est, écrit-il, au XVIe siècle avec la Réforme que, pour la première fois, « quelques-uns des dogmes de l’ancienne foi » ont été soumis à la raison individuelle ; cet examen, de portée encore limitée, devait se développer tout au long du XVIIe siècle avec Bacon (dans les sciences naturelles) et Descartes (dans la philosophie) qui « abolissent les formules reçues, détruisent l’empire des traditions et renversent l’autorité du maître ». Mais ce mouvement voit son apogée avec :
- 9 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, I, 1.
les philosophes du XVIIIe siècle [qui] généralisant enfin le même principe, entreprennent de soumettre à l’examen individuel de chaque homme l’objet de toutes ses croyances […]. Qui ne voit que Luther, Descartes et Voltaire se sont servis de la même méthode, et qu’ils ne diffèrent que dans le plus ou moins grand usage qu’ils ont prétendu qu’on en fit9 ?
Cette méthode indique que la modernité produit une rationalité plus critique que dogmatique. De ce point de vue, on peut contester l’analyse de Burke sur l’activité révolutionnaire : il s’est moins agi de déduire la réalité de l’idéal, que de trouver des arguments acceptables pour refonder un ordre politique et social, d’autant plus stable qu’il serait admis par tous.
La démocratie comme gouvernement
25Troisième sens, enfin, du mot démocratie, chez Tocqueville, le sens politique et institutionnel. Dans le gouvernement démocratique, dit-il, puisqu’il n’y a pas de différence de condition entre les membres de la collectivité, il est normal que la souveraineté soit détenue par l’ensemble des individus : le peuple est la cause et la fin de toutes choses. Pourtant, ce type de gouvernement ne garantit pas en tant que tel que la liberté y soit respectée. C’est la raison pour laquelle, dit Tocqueville, un gouvernement démocratique peut être despotique ou libéral. Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont-elles à craindre ? Il s’agira (Démocratie en Amérique, II, 4, VI) d’un despotisme d’un genre nouveau qui manifeste le maintien de l’esprit absolutiste dans une société de plus en plus individualiste. La Terreur en fut l’illustration parfaite : loin d’être la vérité de l’esprit démocratique, elle en constitue une dramatique dérive despotique. Mais, au-delà de cet épisode, note Tocqueville, le processus centralisateur de l’Etat français, que la Révolution française n’a fait qu’accélérer, risque à tout moment d’atrophier la société civile et de produire une forme inédite d’oppression. Il faut donc distinguer précisément dans les forces de la révolution démocratique, celles qui apportent la tyrannie et celles qui permettront d’inventer la véritable liberté des modernes. Cette distinction, que Burke se refusait à faire, permet d’adopter sur l’épisode révolutionnaire un point de vue plus nuancé. En insistant sur la continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville neutralise la critique contre-révolutionnaire tout en en conservant le contenu.
- 10 François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978.
26Mais l’inconvénient d’une telle lecture est qu’elle tend à gommer la part proprement révolutionnaire de la Révolution. F. Furet avait bien identifié cette difficulté majeure de la lecture tocquevillienne : comment interpréter la Révolution comme révolution, si elle intégralement le fruit de son passé10 ?
- 11 Marcel Gauchet, La révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1989
- 12 Cf. Jean Starobinsky, Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1973.
27On sait maintenant que dans la seconde partie de son ouvrage sur la Révolution, Tocqueville avait prévu de se confronter à cette difficulté en développant l’idée que la rupture fut davantage dans les esprits que dans les faits. Et, contrairement à une analyse focalisée sur l’infrastructure socio-économique, Tocqueville considérait que la « superstructure » idéologique manifeste davantage la vérité d’une époque temps. C’est ainsi que le décalage entre le pouvoir symbolique, détenu par la noblesse, et le pouvoir réel, détenu par la bourgeoisie, fut biffé d’un seul coup ; c’est ainsi, aussi, que le rôle des hommes de lettres, principale forme d’opposition en France, contribua à radicaliser la rupture. Mais plus profondément, s’est manifestée dans la logique de la rupture, ce qu’on peut appeler avec Marcel Gauchet la contrainte d’universalité11. Face à un ordre symbolique monarchique hyperpuissant, jouant sur l’ici-bas et l’au-delà, il fallait mobiliser des ressources symboliques phénoménales que seule l’idée révolutionnaire pouvait apporter : la perspective d’un salut ici-bas, l’horizon d’un universel concurrent, la force d’une mythologie alternative. De fait, la Révolution française fut une formidable machine à produire des symboles. En quelques semaines, le déficit symbolique fut comblé, les nouveaux mythes fondateurs furent inventés, l’épopée fut reconstruite12. C’est cette contrainte d’universalité qui explique sans doute la force de la rupture, accentuée par les acteurs, pensée par les admirateurs et diabolisée par les adversaires.
La politique après la Révolution
28Nous sommes aujourd’hui sortis de l’orbite et de l’attraction de cette rupture. « La Révolution française est terminée », disait Furet. Par quoi il entendait qu’elle avait cessé d’être l’objet exclusif de nos clivages et de nos préoccupations politiques. Il ajoutait, avec un brin de provocation, que, pour lui, l’année 1981 marquait la vraie fin de la Révolution : soit le moment où, plus aucun parti politique ne mettait en cause les institutions de la Ve République. La révolution entrait dans le domaine patrimonial et mémoriel ; elle avait cessé d’agir.
29Cet effacement explique, en partie, notre désarroi politique actuel et le sentiment d’apesanteur et d’absence de repère.
30Sortir de la Révolution entraîne lucidité et apaisement sans doute, mais aussi désenchantement. Car l’idée révolutionnaire fut une idée religieuse, dont nous avons beaucoup de mal à faire le deuil. Nous aspirons à renouer avec des grands desseins, des grandes causes, de continuer à croire qu’un autre monde est possible, même si nous ne savons pas lequel.
31Sortir de la Révolution signifie ensuite reconfiguration des clivages. Elle est en cours et mettra un certain temps. On a assisté depuis 1989, sur certains dossiers, à des sous-clivages étranges : le voile islamique, l’Europe, la discrimination positive, le droit de vote des étrangers. Les oppositions traversaient alors les partis politiques eux-mêmes. Gageons pourtant que le clivage gauche / droite ne disparaîtra pas : la gauche détestera toujours autant la droite qui le lui rendra toujours aussi bien… même si, comme dans toutes les vieilles querelles de famille, on ne sait plus trop pourquoi.
32Enfin et surtout, sortir de la Révolution ne signifie pas que toutes les réponses soient là, bien au contraire. On peut seulement se réjouir que les questions soient désormais à peu près bien formulées : comment gouverner une société d’individus libres et égaux ? Pendant des siècles la philosophie politique s’est interrogée pour savoir qui devait et comment il fallait gouverner une société. Nous avons mis deux cents ans pour admettre les deux principes du gouvernement démocratique : le peuple gouverne par l’intermédiaire de ses représentants. Combien de temps mettrons-nous à inventer les modalités de ce principe ?
Notes
1 François Furet et Ran Halévi, « L’année 1789 », Annales ESC, 1989, 1, p. 4.
2 Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, 1963, p. 339-340.
3 Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 258.
4 Voir sur Burke la remarquable préface de Philippe Raynaud aux Réflexions sur la Révolution en France, Paris, Hachette (Pluriel), 1989.
5 Burke, Réflexions sur la Révolution en France, p. 66.
6 Ibid., p. 98.
7 Sur les circonstances de la querelle du panthéisme, cf. Pierre-Henri Tavoillot, Le crépuscule des Lumières, Paris, Cerf, 1995.
8 Voir sur ces points les lumineuses analyses de Robert Legros, L’idée d’humanité, Paris, Grasset, 1990 et L’avènement de la démocratie, Paris, Grasset, 1999.
9 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, I, 1.
10 François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978.
11 Marcel Gauchet, La révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1989.
12 Cf. Jean Starobinsky, Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1973.
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Référence papier
Pierre-Henri Tavoillot, « Les querelles philosophiques de la Révolution française », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 157-168.
Référence électronique
Pierre-Henri Tavoillot, « Les querelles philosophiques de la Révolution française », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1851 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1851
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