Tocqueville face à l’esclavage et au colonialisme
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1Depuis quelques années, la question du passé – ou de l’impensé – colonial et esclavagiste de l’Occident démocratique refait surface. Quarante ans après la décolonisation, cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage, alors que se forment une histoire et une mémoire critique, l’exigence demeure de penser ce passé qui continue de hanter le présent. Comment l’esclavage – antique et moderne – a heurté les principes démocratiques ? Comment l’expérience démocratique a-t-elle pu coexister avec l’entreprise coloniale ? Tocqueville, souvent incriminé sur ces questions, nous aide en réalité à mieux les formuler.
2Je m’attacherai donc à un thème qui sort un peu des sentiers battus dans les études tocquevilliennes : le rapport de Tocqueville au colonialisme et à l’esclavagisme.
3Je voudrais montrer que Tocqueville a des choses à nous dire et des pensées à méditer sur ces phénomènes qui refont surface aujourd’hui. Dans les dernières années, les positions politiques de Tocqueville sur ces sujets d’actualité ont été passées au crible et dénoncées par de nombreux critiques. Mais cette critique nécessaire et légitime des positions de l’homme politique, ne devrait cependant pas conduire à effacer la perspicacité et la fécondité de son œuvre, qui nous permet en réalité de penser ces questions.
4S’il est vrai que l’intelligence et le génie politique de Tocqueville s’éclipsent quand il s’essaie à la « real politique » en Algérie, qu’il se glisse imaginairement dans la position symbolique du prince pour envisager les moyens d’y soutenir la grandeur et les intérêts de la France, l’œuvre de Tocqueville contribue pourtant par un autre côté à éclaircir et à penser, tel est le paradoxe, le sens de cette histoire et de ces phénomènes. Certains commentateurs, bien et mal avisés, mais peu importe, se sont appuyés sur la contradiction pour dénoncer la mauvaise foi et l’inconséquence de la pensée de Tocqueville. Je voudrais plutôt creuser l’écart entre le politique et le philosophe, entre l’acteur (de la colonisation française) et le témoin (du problème racial et esclavagiste aux États-Unis)… et penser avec Tocqueville contre Tocqueville.
5Enfin sur l’esclavage, je m’attacherai à montrer que les travaux les plus récents confirment certaines des intuitions les plus fortes de Tocqueville.
6En procédant de la sorte, je voudrais suggérer, au-delà du cas de Tocqueville, qu’il ne suffit pas sur ces questions sensibles d’affirmer haut et fort le principe d’un devoir de mémoire et de savoir. Encore faut-il penser ces phénomènes qui continuent de hanter le présent.
Actualité de la question
7Dans nos sociétés « post-coloniales » (pour parler comme certains historiens contemporains), l’histoire et la mémoire du colonialisme et de l’esclavage ont fait retour de manière virulente dans l’espace public et le débat politique, aussi bien que dans le champ intellectuel et scientifique (historiographique, politique, sociologique…).
8Certains historiens parlent aujourd’hui de la France contemporaine comme d’une société qui serait traversée par une fracture coloniale en voulant dire par là que de nombreux conflits sociaux et politiques trouveraient leur racine dans l’entreprise coloniale qui aurait laissé des traces idéologiques, politiques et culturelles profondes, ignorées ou refoulées. Qu’il s’agisse du rapport de la France à ses anciennes colonies, de la politique d’intégration des immigrés issus des ex-colonies, de la situation inégalitaire des Français issus de cette immigration, du rapport de la laïcité à l’Islam… dans tous ces domaines l’héritage colonial serait à l’origine des blocages de la société française, il « surdéterminerait » (Michel Wieviorka) les grands débats sur le multiculturalisme, l’intégration… etc.
9D’autres intellectuels entendent rassembler les nouveaux Indigènes de la République contre un « inconscient colonial » qui serait responsable des discriminations racistes à l’embauche, au logement, à l’école… À l’inverse, certains refusent de réduire l’histoire coloniale de la France à une entreprise de domination et d’exploitation et souhaitent que la nation entretienne une mémoire plus « positive » (sic) de ces événements. Sans parler des groupuscules qui entretiennent d’étranges nostalgies, certains redoutent que ce réexamen ou ce procès de l’histoire n’introduise une guerre des mémoires qui rendrait d’autant plus ardu l’objectif commun d’intégration.
10Comme le dit Michel Wieviorka :
- 1 Michel Wieviorka, « La République, la colonisation et après », in La fracture colonia (...)
Plus la mémoire de la colonisation est portée au sein même de la société française, et moins le récit national est acceptable : il faut réviser les programmes d’histoire et d’autres disciplines le cas échéant pour tenir compte des perspectives qu’impose la présence de populations qui de par leur expérience, par leur parcours historique ont un tout autre regard sur le passé1.
- 2 Paris, Robert Laffont, 2003.
- 3 Paris, Gallimard, 2004.
- 4 Pascal Blanchard et al. (dir.), Paris, La Découverte, 2005.
- 5 nº 302, octobre 2005.
11On voit donc surgir le spectre d’une guerre des mémoires autour des « identités traumatiques » de la traite, de l’esclavage et de la colonisation. Mais la mémoire est inséparable de l’histoire, le travail des historiens nourrit et se nourrit du rapport que noue la société contemporaine à son passé. Aussi de nombreux travaux historiques et sociologiques ont marqué le renouveau de cette question dans le temps présent parmi lesquels on peut signaler Le livre noir du colonialisme dirigé par Marc Ferro2, la somme d’Olivier Pétré Grenouilleau qui a établi une histoire globale des Traites négrières3, et La fracture coloniale4. Enfin je signale au passage l’excellent numéro du magazine L’histoire5 consacré à ce procès qui divise la communauté des historiens tout autant que l’opinion publique.
12Au-delà de la question particulière du colonialisme ou de l’esclavage c’est l’idée même que l’on se fait de l’histoire qui est en jeu, c’est l’ensemble des présupposés à l’œuvre dans la construction, la représentation et l’enseignement de l’histoire qui fait question, c’est le centre de gravité de l’histoire qui semble se déplacer (de la Nation aux droits de l’homme).
13Cette actualité de l’histoire coloniale et esclavagiste dans l’espace public a été aussi amplifiée par le vote de deux lois, certes opposées, de qualité et de légitimité très inégale, mais qui toutes deux sont venus sanctionner des revendications mémorielles : la loi Taubira du 21 mai 2001 portant reconnaissance de la traite et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, et de la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance « de la nation envers les Français rapatriés » (harkis) et recommandant aux historiens d’enseigner « en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». La seconde, très contestable, a suscité critique et polémique qui ont conduit à son abrogation. Votée dans la précipitation et dans le but explicite de donner satisfaction à des revendications particulières, elle a choqué l’opinion (comment et pourquoi l’histoire devrait balancer aujourd’hui le bien et le mal d’une telle entreprise ?) et a semblé remettre en question l’indépendance de la discipline historique.
- 6 Olivier Pétré-Grenouilleau, « Les identités traumatiques », Le débat, nº 136, septemb (...)
14Mais la loi Taubira, quoique mieux inspirée, fait également l’objet d’une remise en question par certains historiens qui s’élèvent dorénavant contre toute instrumentalisation-politisation de l’histoire. la loi Taubira ne contient-elle pas, sous un mode mineur, le danger d’une histoire officielle et incontestable qui viendrait s’imposer aux historiens. En se référant implicitement à la Shoah pour déterminer la notion de crime contre l’humanité, elle risque de laisser croire, écrit O. Pétré Grenouilleau que « la traite et l’esclavage étaient un instrument de destruction ou l’extermination d’un peuple ou d’un groupe »6, en focalisant ses recommandations sur la traite atlantique, elle risque de laisser accroire que seuls les pays occidentaux ont procédé à ce trafic. Ce qui est faux sinon mensonger.
15Ce débat se poursuit donc de jour en jour, et certains historiens en appellent aujourd’hui à la suppression de toutes les lois dites « mémorielles » pour mettre un terme à l’empiètement des mémoires sur l’enseignement de l’histoire.
16Deux questions peuvent d’ores et déjà être formulée. La première porte sur la légitimité d’une politisation de l’histoire : le refus de toute instrumentalisation politique du passé, la défense de l’indépendance de la discipline historique et de l’autonomie de la mémoire collective signifient-ils qu’on puisse dissocier réellement la politique et l’histoire ? Si elle doit être soustraite à l’emprise de l’État, n’est-il pas normal et légitime que la vérité historique soit investie et reconfigurée par le débat politique ?
17La seconde question porte sur l’utilité de ces politiques de la mémoire, de l’histoire et de son enseignement. La loi a-t-elle la capacité symbolique d’orienter nos mémoires ? On ne demande pas à l’Assemblée d’établir les faits, mais de reconnaître et de faire reconnaître leur sens aux yeux de tous. On touche là aux limites d’une politique de la mémoire et de la reconnaissance : s’il est vrai que la reconnaissance par les démocraties de la vérité historique peut avoir une valeur symbolique et politique forte, s’il est vrai inversement que l’occultation de sa propre histoire participe de la corruption d’un régime démocratique, on peut s’interroger sur les vertus magiques prêtées à la politique de la reconnaissance. Croit-on vraiment que la loi va peser sur l’enseignement de l’histoire ? Croit-on vraiment que cet enseignement révisé va faire disparaître miraculeusement les tensions sociales supposées découler de l’oubli ou de l’occultation du passé ?
- 7 « De même qu’elle [la bourgeoisie] a subordonné la campagne à la ville, elle a assuje (...)
18Face à un avenir toujours plus infigurable, face à la crise de l’idée de Nation qui se voit remplacée en tant que pôle de légitimation dernière par la référence aux droits de l’homme, l’histoire passée des manquements aux droits de l’homme tend à devenir une scène de figuration et de légitimation pour des tensions et des conflits contemporains. Saisissant basculement de l’avenir, devenu opaque, sur le passé, un passé vers lequel s’exerce le jugement politique. Souvenons-nous par exemple, pour mesurer ce retournement, qu’il fut un temps où le colonialisme n’était pas seulement légitimé par le discours de la grandeur nationale ou de la civilisation bourgeoise, mais également par le discours de l’émancipation : Marx légitimait ainsi le colonialisme comme une entreprise de domination de l’Occident, dont la vertu était en quelque sorte de mondialiser, avec la civilisation européenne, la crise capitaliste et sa résolution socialiste future7. Aujourd’hui c’est en se rapportant au passé et en référence aux droits de l’homme que le grand récit de la lutte contre la domination se formule, que se figure l’intrigue politique et historique des démocraties.
Tocqueville et l’Algérie
- 8 « La colonisation partielle ou la domination totale, tel est le résultat vers lequel (...)
19Il me semblait important d’évoquer ce contexte dans la mesure où il a redonné une certaine actualité aux textes de Tocqueville consacrés au colonialisme et à l’esclavagisme. C’est dans ce climat idéologique qu’une attention renouvelée a été portée à des textes un peu oubliés. Mais c’est aussi ce climat qui a influé sur leur relecture et leur interprétation. Il est vrai que ces écrits sur l’Algérie sont surprenants, d’autant plus si on les lit hors contexte8.
20Tocqueville soutient, justifie et promeut la colonisation de l’Algérie d’une manière qui a de quoi stupéfier les uns et horrifier les autres, peu accoutumés que sont les lecteurs De la démocratie en Amérique à un Tocqueville machiavélien sinon machiavélique. Il légitime l’usage des moyens les plus violents contre les populations civiles (razzias, enfumages, expropriation, déportation), au nom de la grandeur de la France et de la rivalité entre les puissances maritimes et commerciales (notamment l’Angleterre).
21Des études et des commentaires critiques de ces textes ont été publiés qui ont modifié l’image de Tocqueville. Le journal Le Monde s’est ainsi cru autorisé à affirmer dans un éditorial d’avril 2005 que le penseur de la démocratie en Amérique était aussi « l’inventeur de la colonisation en France » (sic).
22Mais la perplexité suscitée par ces textes méconnus a tourné aux soupçons sur les fondements de toute son œuvre : au lieu de s’étonner que le penseur de la démocratie puisse être un défenseur du colonialisme, au lieu d’interroger l’écart entre la lucidité du penseur de la démocratie et les limites ou l’immoralité de certaines positions politiques, on a laissé entendre que la politique coloniale de Tocqueville livrait en réalité le sens véritable de son libéralisme. À travers le nom et l’œuvre de Tocqueville, devenu presque un symbole depuis quelques décennies de la réévaluation de la démocratie et de la redécouverte du libéralisme politique, il s’agissait en réalité de mettre en accusation le libéralisme, complice du colonialisme.
- 9 Tzvetan Todorov, « Tocqueville et la doctrine coloniale », introduction à Alexis de T (...)
23C’est ainsi qu’en préfaçant un choix de textes de Tocqueville sur l’Algérie, le philosophe Tzvetan Todorov a cru pouvoir affirmer que l’intention de Tocqueville était de « remplacer l’esclavagisme par le colonialisme »9. La défense par Tocqueville d’un colonialisme conquérant et violent, poursuivait étrangement Todorov, n’est pas du tout contradictoire avec les principes démocratiques que Tocqueville soutient par ailleurs. Cette position est, au contraire, révélatrice de la nature de son libéralisme : « Le colonialisme de Tocqueville n’est que le prolongement international de son libéralisme. » Et Todorov d’expliquer :
- 10 Ibid., p. 27.
[de la même manière que] le libéralisme à l’intérieur favorise – dans la sphère soustraite au contrôle social – les forts et les riches, le libéralisme à l’extérieur, devenu nationalisme, en fait autant. Le libéralisme veut garantir à chacun le droit d’exercer librement ses capacités ; donc les colonisateurs ont le droit de coloniser10.
24Dans une veine beaucoup plus véhémente, Olivier Le Cour Grandmaison, chercheur en science politique, a mis en accusation simultanée Tocqueville, le libéralisme et le colonialisme. En prêtant « son intelligence, ses connaissances et son prestige » à l’entreprise coloniale, le héros libéral de la démocratie aurait d’après lui « scellé les noces sanglantes de la pensée démocratique et de l’État d’exception ». Le Tocqueville des écrits sur l’Algérie nous obligerait à :
- 11 Olivier Le Cour Grandmaison, « D’Alexis de Tocqueville aux massacres d’Algériens en o (...)
réviser nos catégories politiques et juridiques majeures car à travers lui se révèle le fait troublant que l’État de droit n’est pas contradictoire avec les massacres et les crimes contre l’humanité ; les deux coexistent parfois. Mieux, le premier prépare et exécute les seconds […] À la lumière de cette histoire, poursuit l’auteur, il faut donc admettre qu’il n’est plus possible de penser de façon contradictoire l’État de droit et la tyrannie, l’État de droit et l’État de guerre, l’État de droit et la dictature. Ce n’est plus ou l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre11.
- 12 Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, (...)
- 13 Lecour Grandmaison définit lui-même sa démarche comme la recherche des « fils rouges (...)
- 14 À cet égard, il convient tout de même de rappeler que le colonialisme, l’impérialisme (...)
25Dans un livre fracassant, au titre significatif Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial12, le même auteur défend la thèse suivante : l’entreprise coloniale aurait été le vecteur à travers lequel est devenue pensable et praticable une politique d’extermination qui devait révéler par la suite (dans le nazisme notamment) toute sa portée. Entreprise légitime en un sens, qui occupait déjà Hannah Arendt dans son célèbre ouvrage consacré aux Origines du Totalitarisme dont une partie était d’ailleurs entièrement consacrée à l’impérialisme13. Sauf que pour Hannah Arendt, repérer dans l’impérialisme certains éléments qui avaient pu contribuer à la formation des idéologies et des régimes totalitaires ne devait pas conduire à effacer la nouveauté radicale du totalitarisme14. Au contraire, l’entreprise généalogique d’Hannah Arendt était tout entière soutenue par l’exigence de saisir la nouveauté et la spécificité du totalitarisme en regard de tous les phénomènes politiques antérieurs. Si l’on pouvait a posteriori retrouver dans des phénomènes antérieurs, tel l’impérialisme ou l’antisémitisme, des « éléments » ayant contribué à rendre concevable et praticable des politiques totalitaires avant que ces politiques ne s’incarnent dans des régimes politiques proprement dits, cette démarche, éclairante et subtile, était tendue chez Arendt par l’exigence première de donner sens aux distinctions constitutives de la pensée et de l’action politique (distinctions entre la liberté et la servitude, le droit et l’arbitraire, la vérité et le mensonge…).
26Malheureusement, il ne suffit pas de se revendiquer de Hannah Arendt pour soutenir cette exigence. Mal comprise, elle peut même conduire à l’effet inverse d’indistinction généralisée. Tentons de le relever sur le cas de la critique des positions de Tocqueville.
27Tocqueville occupe une place emblématique dans le livre de O. Lecour Grandmaison. Il s’agit de démontrer à travers lui la compromission de la pensée libérale avec les ravages du colonialisme et du post-colonialisme. Le livre s’ouvre sur une citation, il est vrai très rude, de Tocqueville, issue d’un passage de ses Écrits sur l’Algérie où il se demande « Quelle espèce de guerre on peut et on doit faire aux arabes » :
- 15 Tocqueville, Travail sur l’Algérie, p. 704. Cité par Olivier Le Cour Grandmaison, dan (...)
J’ai souvent entendu en France [dit-il] des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’empara des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre15.
Après avoir cité ce passage, Grandmaison ajoute :
- 16 Ibid.
Beaucoup de ses contemporains, les nôtres plus encore, tiennent ce parlementaire-écrivain renommé pour un modèle de tempérance qui n’a cessé de plaider, dit-on, en faveur de l’égalité et des libertés politiques, en un mot, pour la démocratie16.
28Dans le paragraphe qui précède celui qui est incriminé, Tocqueville affirme non moins vigoureusement, son opposition à l’usage de moyens barbares, quitte à se contredire :
- 17 Tocqueville, Travail sur l’Algérie, p. 704.
J’ai rapporté d’Afrique la notion affligeante qu’en ce moment nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes. C’est, quant à présent, de leur côté que la civilisation se rencontre. Cette manière de mener la guerre me paraît aussi inintelligente qu’elle est cruelle. Elle ne peut entrer que dans l’esprit grossier et brutal d’un soldat. Ce n’était pas la peine en effet de nous mettre à la place des Turcs pour reproduire ce qui en eux méritait la détestation du monde. Cela même au point de vue de l’intérêt est beaucoup plus nuisible qu’utile : car, ainsi que me le disait un autre officier, si nous ne visons qu’à égaler les Turcs nous serons par le fait dans une position bien inférieure à eux : barbares pour barbares, les Turcs auront toujours sur nous l’avantage d’être des barbares musulmans. C’est donc à un principe supérieur au leur qu’il faut en appeler17.
29La position générale de Tocqueville sur l’Algérie est une position politique émise par un homme qui se veut très politique. Dans quel contexte Tocqueville prend position sur l’Algérie ? Quel politique défend-il ?
30Tocqueville a un véritable intérêt pour l’Algérie. Il s’y est rendu deux fois (en 1841, avec son ami Gustave de Beaumont, son ancien compagnon américain ; et en 1846, avec Auguste Bussière). Il en a ramené un long mémoire sur l’Algérie, avant d’y consacrer des rapports et des discours à l’Assemblée. Il a par ailleurs étudié le Coran (il y relève une funeste confusion des autorités théologiques et politiques). Il s’est intéressé par esprit de comparaison à l’Inde et à la politique anglaise qui, à la différence des Français, associe les Indiens au gouvernement, au risque d’ébranler le principe de leur propre domination.
31Au moment où il prend position, la régence d’Alger comme on l’appelle (l’Algérie est sous régence ottomane depuis le XVIe siècle) est occupée partiellement par la France depuis 1830. Face à une première guerre d’Algérie qui durera jusqu’en 1857 (avec la prise de la Kabylie), la question a l’ordre du jour est double : faut-il aller plus loin, occuper entièrement le pays ou se contenter de la prise des ports pour y installer des comptoirs ? Faut-il laisser l’autorité aux militaires ou imaginer d’autres formes d’occupation et de gouvernement ?
32Sur place, le gouverneur général Bugeaud – qui incarne une politique militariste promise à un long avenir en Algérie – est prêt à employer tous les moyens pour imposer la présence française dans cette guerre nouvelle qui n’oppose pas deux armées sur un champ de bataille mais une armée étrangère à une population armée et résistante.
33Député de Valognes depuis 1839, Tocqueville est nommé en 1842 membre rapporteur d’une commission parlementaire extraordinaire chargé de faire une proposition de loi sur l’Algérie. Il prend position pour une occupation totale du pays (à l’exception de la Kabylie), pour la colonisation, c’est-à-dire pour le peuplement par des colons français avec expropriation des indigènes. Même s’il reconnaît l’arbitraire des indemnisations, il ne s’oppose à la déportation des populations locale que dans la mesure où elle risque de les aliéner à l’autorité française.
34Il défend un régime politique d’exception mais d’un autre côté il ne cesse de militer pour la séparation du pouvoir civile et militaire. L’honneur interdit à la France de se retirer et sa grandeur et sa puissance, menacée par l’Angleterre, exige qu’elle prenne pied en Afrique. Enfin, dernier argument pour le moins cynique et spécieux, la guerre doit être un moyen de régénérer un corps social démocratique ramolli par le goût ou l’envie des jouissances matérielles. Bref, Tocqueville cherche une voie « médiane » entre les anticolonistes et les militaristes, il veut incarner la position de l’homme d’État qui sait concilier la real-politique et les principes, la puissance et la légalité. Ce qui le conduit à une position pour le moins ambivalente. Comme l’écrit Seloua Luste Boulbina dans la présentation de ces textes :
- 18 Tocqueville, Sur l’Algérie, Paris, Flammarion, 2003, p. 18-19.
Le pragmatisme de Tocqueville consiste à accepter pour l’Algérie toutes les violences qui ne contredisent pas des principes qu’il ne rappelle pas18.
35Bref, Tocqueville politique cultive l’ambivalence aux dépens de son intelligence politique.
36D’un côté il admet pour Algérie une politique d’expropriation arbitraire dont il avait pourtant montré dans La Démocratie en Amérique les ravages qu’elle avait causés au sein des populations indiennes d’Amérique du Nord, d’un autre côté il mesure la signification dernière de ces politiques :
- 19 Tocqueville, Rapports sur l’Algérie, Œuvres, Paris, Gallimard (La Pléiade), (...)
Ne recommençons pas en plein XIXe siècle l’histoire de la conquête de l’Amérique. N’imitons pas de sanglants exemples que l’opinion du genre humain a flétris. Songeons que nous serions mille fois moins excusables que ceux qui ont eu jadis le malheur de les donner ; car nous avons de moins qu’eux le fanatisme, et de plus les principes et les lumières que la Révolution française a répandus dans le monde19.
- 20 Tocqueville, Sur l’Algérie, p. 27.
37D’un côté il tient des propos d’un autre âge sur « le stade de la petite enfance des sociétés qui n’a pas besoin des grandes institutions démocratiques comme le système électoral, la liberté de la presse et le jury »20, de l’autre il dresse un procès en règle de l’œuvre prétendument civilisatrice – en réalité corruptrice – de la colonisation :
- 21 Ibid., p. 813.
La société musulmane en Afrique n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tombé les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et barbare qu’elle n’était avant de nous connaître21.
38Valse des analyses qui balancent entre le soutien à des moyens barbares au nom de la nécessité et la dénonciation de cette politique au nom de la civilisation, entre la justification prosaïque des instruments de domination coloniale et l’appel à mettre fin à l’arbitraire, au gouvernement militaire, etc. Cette contradiction n’est certainement pas propre à Tocqueville : elle est la contradiction de la politique coloniale. Peut-on croire que Tocqueville n’a pas éprouvé la contradiction ? Il a en tout cas reconnu que le politique en lui valait bien moins que le philosophe.
39Dans tous les cas, il est un peu simpliste d’effacer entièrement cette ambivalence jusqu’à soutenir le paradoxe selon lequel Tocqueville ne se serait opposé au racisme et à l’esclavagisme que pour mieux asseoir en quelque sorte l’entreprise de la domination coloniale.
40Sur ce point en tout cas, Tocqueville « algérien » a retenu la leçon américaine : le racisme et l’esclavage, il s’y oppose fermement. Il fait partie avec son ami Gustave de Beaumont des abolitionnistes et défend sans succès dans la presse et à l’Assemblée une proposition pour abolir l’esclavage dans les colonies. Doctrine « fausse et immorale », dit-il, institution contraire au christianisme qui a établi l’égalité devant Dieu et à la Révolution française qui a établi l’égalité de tous devant la loi, l’esclavage est responsable de l’avilissement et de la corruption des esclavages qu’on invoque pour les maintenir dans leur état.
41De la même manière, on connaît l’opposition catégorique de Tocqueville à Gobineau lorsque ce dernier lui soumet son Essai sur l’origine de l’inégalité des races humaine qui deviendra rapidement un « classique » du racisme moderne (biologique). Leur correspondance entamée bien plus tôt se dramatise dès lors que Gobineau lui envoie son essai et le presse d’y répondre.
- 22 « À mes yeux les sociétés humaines comme les individus ne sont quelque chose que par (...)
Je crois [lui dit-il] que votre doctrine est très vraisemblablement fausse et très certainement pernicieuse, qu’elle est incompatible avec le christianisme qui a voulu abolir toutes les distinctions de race, enfin qu’elle aboutit à l’abolition complète de la liberté humaine22.
42Je m’attacherai maintenant à cette leçon américaine sur le colonialisme et l’esclavagisme en montrant combien elle tranche sur l’ambivalence et les contradictions algériennes, mais surtout combien elle donne à penser au présent.
L’esclavage et le colonialisme américain
43Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville n’a pas de mots assez durs pour dénoncer le racisme et la tyrannie qui prévaut dans le rapport des Blancs avec les Indiens et les Noirs. Il consacre les derniers chapitres du premier volume à des « considérations sur l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis ».
44Pour ce qui est des Indiens, il prend acte de la corruption et de la disparition programmée des Indiens d’Amérique sous l’effet de la colonisation des Blancs. Quant à la situation des Noirs il procède à une analyse saisissante et très moderne de l’esclavage comme d’un « fait social total » qui mine la société américaine dans son ensemble et menace de la précipiter dans une guerre civile (qu’il voit davantage éclater entre Blancs et Noirs dans le Sud qu’entre les États esclavagistes et abolitionnistes). Au-delà de la critique morale et politique de l’esclavage comme institution d’un autre âge, contraire à la civilisation chrétienne, aux principes démocratiques et à la vocation de l’homme à la liberté, cette analyse nous fait comprendre que l’esclavage n’est pas un phénomène circonscrit à l’intérieur de la société, mais que la société repose tout entière sur cette institution.
45L’Indien et le Noir occupent face au pionnier blanc deux positions opposées et l’empreinte de la tyrannie du Blanc s’exerce dès lors différemment sur chacune d’elles. La tyrannie du Blanc sur ces deux peuples les métamorphose, mais elle les métamorphose différemment. Il apparaît que les mœurs propres aux deux groupes sont également mais différemment corrompues sous l’effet de la domination. En suivant son penchant à penser par comparaisons et oppositions successives, Tocqueville tire de cette analyse de terribles leçons.
- 23 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, Paris, Gal (...)
46Incarnation d’une noblesse sauvage d’avant la civilisation, l’Indien est habité par les valeurs de la guerre, de la chasse et de l’honneur, il « nourrit au fond de la misère de ses bois les mêmes idées et les mêmes opinions que le noble du Moyen Âge dans son château fort ». Il croit à la noblesse de son origine, mais « se complaît dans une indépendance barbare » : dans l’occupation de l’homme blanc par son industrie, « il n’aperçoit que des travaux d’esclaves » ; dans le travail, il voit « non seulement un mal, mais un déshonneur »23.
- 24 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 346.
47En outre, les lumières de la civilisation se présentent à lui dans la figure d’un maître avide qu’il ne peut que rejeter. « Le malheur de l’Indien… est de recevoir à la fois l’oppression et la lumière »24, il ne peut que les rejeter d’un seul tenant.
48À l’inverse, le Noir est privé par l’esclavage de l’estime de lui-même, il est ravagé par la « honte ».
Le nègre a force d’être esclave, perd le goût et la possibilité d’être libre ; l’indien a force d’être libre devient incapable de se civiliser. L’un ne peut apprendre à être libre, l’autre à donner des bornes à sa liberté.
- 25 Ibid., p. 333.
L’oppression a enlevé aux Noirs tous les privilèges de l’humanité, lui a fait perdre sa langue, sa religion, ses mœurs… l’usage de la servitude lui a donné des pensées et une ambition d’esclave, il admire ses tyrans plus encore qu’il ne les hait, et trouve sa joie et son orgueil dans la servile imitation de ceux qui l’oppriment25.
- 26 Ibid.
Quant aux Indiens, « la tyrannie européenne les a rendus plus désordonnés et moins civilisés qu’ils n’étaient déjà »26.
49La domination ou la tyrannie des Blancs sur les Indiens est aux yeux de Tocqueville d’une logique imparable : elle revient en réalité à les expulser ou à les déporter dans le plus pur respect de la légalité (en leur rachetant des terres là où la présence des Blancs a fait fuir le bétail et en leur promettant que tout ira mieux plus loin). Ils sont condamnés à l’errance et au vagabondage, et à terme corrompus et détruits par le contact.
50À la différence des Espagnols qui lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes farouches :
- 27 Ibid., p. 355.
[…] la conduite des Américains envers les indigènes respire au contraire le plus pur amour des formes et de la légalité… Les Espagnols à l’aide de monstruosité sans exemples en se couvrant d’une honte ineffaçable n’ont pu parvenir à exterminer la race indienne ni même à partager leur droit les Américains ont atteint ce double résultat tranquillement, légalement, philantropiquement, sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l’humanité27.
Ou encore :
- 28 Ibid., p. 339.
ce ne sont pas à proprement parler les Européens qui chassent les Indiens d’Amérique, c’est la famine : heureuse distinction qui avait échappé aux anciens casuistes et que les docteurs modernes ont découverte28.
51Dramatique, le sort réservé aux Indiens est en quelque sorte privé d’alternative. Ils sont voués à fuir et à préserver ce qu’ils peuvent de leur ancienne civilisation, en la maintenant le plus possible hors d’atteinte du nouveau monde. Et l’histoire des États-Unis se fera sans eux.
- 29 Ibid., p. 336.
52Alors que la situation des esclaves noirs semble sans échappatoire, elle est « le plus redoutable des maux qui menace l’avenir des États-Unis »29.
53Tocqueville n’a pas de mots assez durs pour l’esclavage des Noirs, plus redoutable encore dit-il que l’esclavage antique : en s’attachant à une race visible, il l’a en quelque sorte souillée.
- 30 Ibid., p. 338.
Chez les modernes, le fait immatériel et fugitif de l’esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de la différence de race30.
- 31 Ibid.
54De telle sorte, précise Tocqueville, dans une formule terrible que : « le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage »31.
55Au plus haut point conscient de la difficulté à se défaire des mœurs et des préjugés d’une forme classique d’aristocratie, Tocqueville est d’autant plus pessimiste sur la possibilité de voir disparaître le racisme vis-à-vis des Noirs.
- 32 Hannah Arendt reprendra le principe des analyses de Tocqueville dans ses réflexions s (...)
56Il analyse d’ailleurs dans cette perspective les effets pervers de l’abolition de l’esclavage dans les États du Nord : la discrimination sociale s’est accrue de la part des Blancs précisément parce qu’ils se sentent menacés par la fin de la discrimination légale32. Le rapprochement légal rallume en quelque sorte l’ostracisme social. Selon un raisonnement typiquement tocquevilien mais qui est presque devenu une loi sociologique : l’abolition légale d’une hiérarchie peut en effet redoubler le soin que les membres de l’ancienne caste mettent à se distinguer de ceux dont ils sont devenus des « égaux ».
- 33 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 350.
Au Nord, le Blanc n’aperçoit plus distinctement la barrière qui doit le séparer d’une race avilie et il s’éloigne du nègre avec d’autant plus de soin qu’il craint d’arriver un jour à se confondre avec lui… L’inégalité se grave dans les mœurs à mesure qu’elle s’efface dans les lois33.
Bref, le Noir est privé de l’exercice des droits qui viennent de lui être reconnus. À l’inverse dans le Sud, l’esclavage étant maintenu, les rapports de proximité et de dépendance personnelle entre les races se perpétuent.
- 34 Ibid., p. 359.
Le maître ne craint pas d’élever jusqu’à lui son esclave parce qu’il sait qu’il pourra toujours le rejeter dans la poussière s’il le veut34.
- 35 Ibid., p. 377.
- 36 Ibid., p. 372-373.
Aussi, les esclaves sont-ils en réalité refoulés du Nord vers le Sud. Il s’avère paradoxalement que les esclaves sont rejetés en même temps que le principe de l’esclavage. Ce qui redouble le problème dans le Sud. Sentant bien que le vent de l’histoire est en train de tourner, les Blancs sont amenés à resserrer la législation : « L’esclavage s’établit de plus en plus dans les lois à mesure que son utilité est plus contestée ». Du coup la législation du Sud présente aujourd’hui une « atrocité inouïe »35. Le cercle se referme ainsi de manière insoluble sur la question noire : « il faut que les nègres et les blancs se confondent entièrement ou se séparent […] », « […] ne doit-on pas en conclure qu’ils finiront par entrer en lutte ? »36.
57Conclusion terrible : l’esclavage est voué à disparaître ; l’abolition en sera nécessairement violente. Et Tocqueville en veut davantage à ceux qui ont réintroduit l’esclavage qu’à ceux qui aujourd’hui sont confrontés à sa profonde résistance :
- 37 Ibid., p. 379.
Quels que soient les efforts des Américains du Sud pour conserver l’esclavage, ils n’y réussiront pas toujours. L’esclavage, resserré sur un seul point du globe, attaqué par le christianisme comme injuste, par l’économie politique comme funeste ; l’esclavage, au milieu de la liberté démocratique et des lumières de notre âge, n’est point une institution qui puisse durer. Il cessera par le fait de l’esclave ou par celui du maître. Dans tous les cas, il faut s’attendre à de grands malheurs37.
58Tocqueville fait ainsi apparaître l’esclavage comme une institution-mère de la société américaine, comme sa colonne vertébrale. Et il en tire des conclusions sur la nature d’une société esclavagiste qui sont, encore aujourd’hui, d’une profondeur insoupçonnée.
- 38 Tocqueville, Voyage en Amérique. Cahiers non alphabétiques 2 et 3, Œuvres, (...)
59La question des effets de l’esclavage le tourmente. Il revient sans cesse avec inquiétude sur les traces que laisse l’esclavage, sur la corruption des mentalités qu’il produit, chez le Blanc autant que chez le Noir. Parmi ces maux inhérents à l’esclavage, Tocqueville relève le bannissement du travail. L’habitant du Sud « regarde le travail comme un mal… la cause de son indolence est l’esclavage »38. Et pour donner plus de chair au raisonnement qu’il est en train de soutenir à l’épreuve de ces observations, Tocqueville dresse le portrait contrasté de deux États, l’Ohio et le Kentucky, qui sont seulement séparés par le fleuve Ohio. Beaucoup plus profonde que toute barrière naturelle, il y a la barrière symbolique qui sépare deux mondes :
- 39 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 362.
- 40 Ibid., p. 365.
Sur la rive gauche du fleuve, le travail se confond avec l’idée de l’esclavage ; sur la rive droite, le travail se confond avec celle du bien-être et des progrès ; là il est dégradé, ici on l’honore ; sur la rive gauche, on ne peut trouver d’ouvriers appartenant à la race blanche parce qu’ils craindraient de ressembler à des esclaves ; il faut s’en rapporter à des nègres39 [car] l’oisiveté est en honneur40.
- 41 Ibid., p. 362.
Sur la rive droite, on chercherait en vain un oisif : « le Blanc étend à tous les travaux son activité et son intelligence »41.
60L’esclavage s’avère incompatible avec l’esprit du travail. Mais cette influence négative de l’esclavage « pénètre jusqu’à l’âme du maître et imprime une direction particulière à ses idées et à ses goûts » :
- 42 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 362.
Sur la rive droite du fleuve, le Blanc est obligé de vivre par ses propres efforts, il a placé dans le bien-être matériel le but principal de son existence […] tourmenté du désir des richesses, on le voit entrer avec audace dans toutes les voies que la fortune lui ouvre […] il y a quelque chose de merveilleux dans les ressources de son génie, et une sorte d’héroïsme dans son avidité pour le gain42.
L’américain de la rive gauche quant à lui :
- 43 Ibid., p. 363.
ne méprise pas seulement le travail, mais toutes les entreprises que le travail fait réussir ; vivant dans une oisive aisance, il a les goûts des hommes oisifs ; l’argent a perdu une partie de sa valeur à ses yeux ; il poursuit moins la fortune que l’agitation et le plaisir ; il aime passionnément la chasse et la guerre […]. L’esclavage n’empêche donc pas seulement les blancs de faire fortune, il les détourne de le vouloir43.
- 44 Aldo Schiavone, L’histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Paris, Beli (...)
- 45 Ibid., p. 145.
61À travers le tableau contrasté de deux rives de l’Ohio, Tocqueville fait ressortir rien moins que deux mondes ou deux compréhensions du monde. Rejoignant, Hegel, Marx et Weber, il confère au principe du travail libre le fondement de la modernité libérale. Rejoignant les plus grands historiens de l’esclavage, il nous fait comprendre la nature d’une société esclavagiste en même temps que la spécificité de l’esclavage moderne. Comme le relève en effet le grand historien Aldo Schiavone44 dans un essai fulgurant sur la grande rupture qui a brisé l’histoire de l’Occident (entre l’Antiquité et la modernité), l’esclavage moderne est une institution périphérique en ce qu’elle est affrontée à la concurrence dominante du travail libre. À l’inverse, l’esclavage antique est un phénomène social total, sans alternative pratique ou théorique, et dont l’effet premier est de priver de valeur et de noblesse la notion même du travail. Dans le monde antique et aristocratique, écrit Schiavone à la suite de Tocqueville, « tout travail subordonné était attiré dans l’orbite obscure d’une assimilation quasi totale à la condition servile »45. À l’inverse, l’esclavage américain, relève-t-il, s’avère une forme sociale en marge du mouvement général qui emporte le monde moderne sur la base du principe du travail libre et de l’égalité.
62À la lumière de cette relecture des écrits de Tocqueville sur le colonialisme et l’esclavage, il apparaît plus que jamais nécessaire d’opposer au lieu de confondre le politique de la colonisation française au philosophe de la démocratie en Amérique.
63Loin de pouvoir réduire son œuvre, et avec lui, celle du libéralisme politique dans son ensemble à une pensée de la domination, complice de la barbarie coloniale, ses contradictions nous permettent en réalité de soutenir la déconstruction de notre propre histoire.
64Oui, Tocqueville est toujours d’actualité. L’opposition qu’il dresse entre l’esclavage et l’égalité est, en un sens, l’alpha et l’oméga de notre histoire.
Notes
1 Michel Wieviorka, « La République, la colonisation et après », in La fracture coloniale, P. Blanchard et al. (éd.), Paris, La Découverte, 2005, p. 118.
2 Paris, Robert Laffont, 2003.
3 Paris, Gallimard, 2004.
4 Pascal Blanchard et al. (dir.), Paris, La Découverte, 2005.
5 nº 302, octobre 2005.
6 Olivier Pétré-Grenouilleau, « Les identités traumatiques », Le débat, nº 136, septembre-octobre 2005, p. 102.
7 « De même qu’elle [la bourgeoisie] a subordonné la campagne à la ville, elle a assujetti les pays barbares et demi-barbares aux pays civilisés, les nations paysannes aux nations bourgeoises, l’Orient à l’Occident » (Karl Marx, Le manifeste communiste, Œuvres, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1963, vol. 1, p. 166).
8 « La colonisation partielle ou la domination totale, tel est le résultat vers lequel je suis convaincu qu’il faut tendre » (Tocqueville, Travail sur l’Algérie. Œuvres, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1991, t. 1, p. 699).
9 Tzvetan Todorov, « Tocqueville et la doctrine coloniale », introduction à Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Paris, Complexe, 1988, p. 15.
10 Ibid., p. 27.
11 Olivier Le Cour Grandmaison, « D’Alexis de Tocqueville aux massacres d’Algériens en octobre 1961 », La Mazarine, hiver 2001, p. 57-60.
12 Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005.
13 Lecour Grandmaison définit lui-même sa démarche comme la recherche des « fils rouges [Arendt] courant de l’époque coloniale aux désastres totalitaires », ibid., p. 341.
14 À cet égard, il convient tout de même de rappeler que le colonialisme, l’impérialisme ou l’esclavagisme n’ont jamais visé à l’extermination des peuples colonisés, au génocide en tant que tel.
15 Tocqueville, Travail sur l’Algérie, p. 704. Cité par Olivier Le Cour Grandmaison, dans Coloniser. Exterminer…, p. 8.
16 Ibid.
17 Tocqueville, Travail sur l’Algérie, p. 704.
18 Tocqueville, Sur l’Algérie, Paris, Flammarion, 2003, p. 18-19.
19 Tocqueville, Rapports sur l’Algérie, Œuvres, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1991, t. 1, p. 820.
20 Tocqueville, Sur l’Algérie, p. 27.
21 Ibid., p. 813.
22 « À mes yeux les sociétés humaines comme les individus ne sont quelque chose que par l’usage de la liberté » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 313) […] [Je juge votre doctrine] « du point de vue de ses conséquences pratiques », [elle aboutit à] « une abolition complète de la liberté humaine » [et elle est] « très vraisemblablement fausse et très certainement pernicieuse », [inconciliable avec la lettre et l’esprit du christianisme] « qui a voulu abolir toutes les distinctions de race » (p. 306) ; [anti-chrétienne] : « le christianisme a évidemment tendu à faire de tous les hommes des frères et des égaux. Votre doctrine en fait tout au plus des cousins dont le père commun n’est qu’au ciel ; ici-bas il n’y a que des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des esclaves par droit de naissance, et cela est si vrai que vos doctrines sont approuvées, citées, commentées par qui ? par les propriétaires de nègres et en faveur de la servitude éternelle qui se fonde sur la différence radicale de la race » (ibid., p. 307).
23 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, t. 1, p. 343.
24 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 346.
25 Ibid., p. 333.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 355.
28 Ibid., p. 339.
29 Ibid., p. 336.
30 Ibid., p. 338.
31 Ibid.
32 Hannah Arendt reprendra le principe des analyses de Tocqueville dans ses réflexions sur les rapports entre les Noirs et les Blancs aux États-Unis. Cf. notamment Hannah Arendt, Penser l’événement, Paris, Belin (Littérature et Politique), 1989.
33 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 350.
34 Ibid., p. 359.
35 Ibid., p. 377.
36 Ibid., p. 372-373.
37 Ibid., p. 379.
38 Tocqueville, Voyage en Amérique. Cahiers non alphabétiques 2 et 3, Œuvres, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1991, t. 1, p. 117.
39 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 362.
40 Ibid., p. 365.
41 Ibid., p. 362.
42 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 362.
43 Ibid., p. 363.
44 Aldo Schiavone, L’histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Paris, Belin (L’Antiquité au présent), 2003.
45 Ibid., p. 145.
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Référence papier
Martin Legros, « Tocqueville face à l’esclavage et au colonialisme », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 115-133.
Référence électronique
Martin Legros, « Tocqueville face à l’esclavage et au colonialisme », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1834 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1834
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