La démocratie selon Tocqueville : entre pente naturelle et art de la liberté
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1Si, à une première lecture de De la démocratie en Amérique, l’opposition tocquevillienne entre la pente naturelle suivie par les sociétés démocratiques et l’art de la liberté s’impose comme un des fils conducteurs pour la compréhension, on se heurte très rapidement, et précisément en suivant ce fil conducteur, à de nombreux développements qui ne se laissent pas réduire à cette opposition trop simple ; on comprend vite que la pente naturelle n’est pas l’« essence » de la démocratie, qu’elle ne dérive pas d’une « nature » originaire, et on découvre une véritable pensée de la démocratie comme (auto-)institution politique de la société.
2À de nombreuses reprises, et plus particulièrement dans le dernier chapitre de De la démocratie en Amérique, Tocqueville exprime clairement sa véritable position concernant la société démocratique :
3Mais le point de vue de Tocqueville se concentre surtout dans ces lignes mieux connues, et dont on oublie pourtant souvent toute la portée :
- 2 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 440.
On peut imaginer un point extrême où la liberté et l’égalité se touchent et se confondent. Je suppose que tous les citoyens qui concourent au gouvernement aient un droit égal d’y concourir. Nul ne différant alors de ses semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir tyrannique, les hommes seront parfaitement libres, parce qu’ils seront tous entièrement égaux, et ils seront tous parfaitement égaux parce qu’ils seront entièrement libres2.
- 3 Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, « Démocrati (...)
4Côtoyant ces passages, on trouve, certes, dans le même ouvrage d’autres lignes au moins aussi connues, tout aussi claires et catégoriques dans leur description apocalyptique des sociétés démocratiques. Certains y voient la confirmation de leur condamnation d’une démocratie dont Tocqueville aurait mis à nu le vrai visage, la « vraie nature ». Dans la remarquable lecture qu’il nous propose du grand texte de Tocqueville, Claude Lefort s’est, lui, plutôt interrogé sur ce qui représenterait, à se tenir au sens unique de tels passages plutôt que de tels autres, une vision totalement contradictoire au sein d’un seul et même texte, s’attachant à montrer le « sens de la complication » et la préoccupation constante de Tocqueville pour la « contrepartie » de ces descriptions, pour « l’autre côté de chaque phénomène »3.
5Si, ni dans les premiers passages, ni dans les autres, Tocqueville ne prétend décrire la démocratie dans sa vérité factuelle toute nue, cela est dû au simple fait qu’une telle société n’existe pas pour lui. Tocqueville ne se pose pas en observateur extérieur à la démocratie, il ne pose pas la démocratie, là devant lui, comme objet de savoir sociologique ; il ne considère pas la démocratie comme une société de fait dont il s’agirait de faire le tour des qualités et des défauts empiriques. Il déploie son analyse en citoyen engagé, participant pleinement avec ses armes intellectuelles à l’institution politique d’une société démocratique en devenir dont l’avenir demeure ouvert.
6La question qui fait la libre cohésion entre toutes les analyses tocquevilliennes dont certaines peuvent paraître, à première vue incompossibles, n’est pas de savoir ce qu’est la démocratie, quelle est sa vraie nature, mais quelles sont les ressources propres aux sociétés et aux institutions démocratiques susceptibles d’opposer leur résistance à d’autres « instincts » plus maléfiques, et plus insistants, de cette même démocratie ; quelles sont les virtualités spécifiques des sociétés démocratiques susceptibles d’écarter celles-ci de la pente naturelle qui les mène à la tyrannie pour les orienter vers leur destination essentielle : la rencontre harmonieuse d’égalité et de liberté.
7Tocqueville pénètre dans la multidimensionalité mouvante et contradictoire des « instincts », (im)pulsions, élans des démocraties existantes pour apporter son tribut à la promotion de ces dimensions qui sont tout à la fois porteuses de démocratie et garantes de la liberté, qui font résistance aux résistances à la liberté. Il cherche pour une démocratie qu’il considère comme inéluctable les modalités d’organisation, et d’auto-organisation, les modalités d’institution, d’auto-institution du pouvoir politique, au sens large du pouvoir citoyen, les modalités les plus porteuses de liberté.
8La question tocquevillienne n’est pas de savoir comment sauver la liberté contre l’égalité (réduite à l’égalitarisme), mais comment permettre à la passion-égalité de s’instituer civiquement et institutionnellement de sorte à faire résistance à sa propre part maudite, sa propre part d’ombre.
- 4 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 217.
- 5 Ibid., p. 395.
9Dans les premières lignes de l’avertissement du tome II, Tocqueville affirme : « Les Américains ont un état social démocratique qui leur a naturellement suggéré de certaines lois et de certaines mœurs politiques »4, « l’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres »5. L’élan vers la liberté est lui aussi un « instinct » propre aux sociétés démocratiques, mais il est plus impulsif, moins compulsif que la passion de l’égalité, et si cet élan échoue « les individus se résignent ». La liberté appartient bel et bien au fond « naturel » de l’esprit démocratique mais seulement comme élan fragile, ou comme passion minoritaire qui facilement s’affaisse, renonce, et facilement se retourne en son contraire si elle n’est reprise par l’art.
La démocratie entre pente naturelle et destination essentielle
10Si Tocqueville ne s’interroge pas sur la « vraie nature » de la démocratie, par contre, il fait un usage abondant de l’expression de « pente naturelle ». Dans La démocratie en Amérique, celle-ci désigne le plus souvent la tentation du pire, celle qui aboutit à la servitude volontaire, tandis que « l’art » désigne le plus souvent la capacité de résister à cette tentation, l’art d’instituer la liberté.
11Le plus souvent, mais pas toujours.
12En réalité, la métaphore de la pente naturelle désigne, dans les textes de Tocqueville des réalités fort différentes selon le contexte :
-
tout d’abord, en deçà de toute valorisation ou dévalorisation, c’est la voie que suit toute idée, tout désir, tout principe qui n’a pas (encore) fait l’objet d’une reprise réfléchie, auto-instituante. C’est la voie la plus immédiate, qui tantôt peut aboutir à des résultats positifs ou tolérables, tantôt mène à tous les maux, selon les conditions dans lesquelles elle s’inscrit, selon les autres « quasi-causes » qu’elle peut rencontrer ;
-
elle reçoit, ensuite, le sens négatif de l’affaissement par entropie, de l’érosion et de la corruption des principes instituants ; un phénomène qui peut affecter aussi bien un état non-naturel, ou « artificiel », telle une institution de la société, mais aussi une institution de pouvoir ;
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la pente naturelle désigne souvent l’hubris d’un pouvoir, de tout pouvoir, qu’il soit institué ou non, lorsqu’il n’est pas « arrêté » par des « puissances intermédiaires ». Si, dans certains passages, Tocqueville insiste sur la nécessité d’arrêter et de diviser « le flot de la volonté populaire » (c’est une des fonctions positives des « légistes »), dans d’autres pages, il insiste tout autant sur la résistance positive qu’exerce cette impétuosité populaire contre la frilosité des légistes face à tout changement, une frilosité qui, laissée à elle-même, produirait la paralysie de la société ;
-
la nature prend également la figure de la ruse de la raison égalitaire ; l’égalité ruse avec ceux qui la combattent comme elle ruse avec ceux qui se battent pour elle ; elle désigne ici ce qui travaille souterrainement, inconsciemment, la société instituée, ce qui la travaille tantôt pour favoriser cette institution tantôt pour la miner progressivement. À propos de cette ruse, Tocqueville réaffirme au début de De la démocratie en Amérique ce qu’il dira et développera dans L’Ancien régime et la révolution :
- 6 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 39, « Introduction ».
En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont travaillé à élever le peuple au niveau des nobles ; et quand ils ont été modérés et faibles ils ont permis que le peuple se plaçât au-dessus d’eux-mêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, les autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin de tout égaliser au-dessous du trône, et Louis XV est enfin descendu lui-même avec sa cour dans la poussière6.
13De la même manière, l’égalité rusera contre elle-même, retournant sa pente naturelle qui la mène à la servitude volontaire contre sa destination essentielle, l’égale liberté.
14La pente naturelle de la démocratie est donc toujours au moins duelle ; si elle montre chez Tocqueville le plus souvent ses aspects les plus grimaçants, elle peut aussi bien résister contre ses « instincts » les plus néfastes en mettant en branle des ressources positives qui lui sont propres. L’art en démocratie ce n’est pas seulement l’art de faire jouer l’institution contre la nature, car il y a également une « nature » de l’institution elle-même, et d’autre part, cette nature est elle-même multiple. L’art, c’est, ici, jouer la nature contre la nature, comprendre les « vrais besoins » de la société démocratique pour les promouvoir contre ses mauvais « instincts », c’est, là, faire jouer la nature contre l’institution, là encore, faire jouer l’institution contre l’institution.
15Dans la partie intitulée De ce qui tempère aux États-Unis la tyrannie de la majorité, nous tombons sur un usage à contre-emploi de cette notion, le seul à ma connaissance. En Amérique, y dit Tocqueville, « le flot de la volonté populaire se brise sur les corps municipaux et les administrations des comtés comme sur « autant d’écueils cachés qui [la] retardent ou [la] divisent ». Si la volonté populaire ne pense pas à « descendre dans les détails », « dans les puérilités de la tyrannie administrative », c’est qu’ « elle ne connaît encore que ses forces naturelles, et elle ignore jusqu’où l’art pourrait en étendre les bornes ».
16Une chose apparaît clairement dans ce passage : lorsque Tocqueville parle du « flot de la volonté populaire », il ne veut pas désigner une sorte de « peuple-pure-nature », tout rassemblé en lui-même du seul côté non-institutionnel de la société démocratique, pour y opposer la raison institutionnelle, mais, au contraire, il s’agit d’une déferlante qui se poursuit et se réexprime dans des termes proprement institutionnels. Ainsi, la centralisation administrative, cette confusion des deux dimensions du commandement et de l’exécution, ne fait que réexprimer, dans les termes de l’institution, ce qui, de l’autre côté de la frontière, s’exprime comme société de masse. L’une et l’autre sont les deux expressions d’une seule et même hubris du pouvoir démocratique.
- 7 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, p. 431 sq.
17C’est ici le fait que la démocratie en est encore à son éclosion naturelle qui la préserve contre sa métamorphose en pouvoir tutélaire immense en lequel elle pourrait s’affaisser lorsqu’elle se sera servie de tout l’art dont elle est capable. La description apocalyptique bien connue de cette situation7 correspond évidemment à cet usage de l’art par le gouvernement démocratique.
La démocratie entre condition et institution
18Dans les sociétés démocratiques, la communication et le lien humains étant « presque nuls », il faut l’y créer « artificiellement ». De la même manière que John Adams se demandait par quelle reprise institutionnelle faire sortir la passion de la distinction de sa naturalité anti-démocratique, quelle métamorphose institutionnelle fera de celle-ci un véritable conducteur d’égalité politique, de la même manière Tocqueville se demande comment promouvoir les élans et autres instances « aristocratiques » propres à la démocratie de telle sorte qu’ils servent la démocratie elle-même.
19Encore s’agit-il de ne pas réduire ce qualificatif « aristocratique » à son sens social : il est expressément utilisé, dans De la démocratie en Amérique, en un sens analogique.
- 8 Ibid., p. 442.
Je sais bien que les contrées démocratiques ne présentent point naturellement d’individus (aussi puissants et libres que les individus de la noblesse d’ancien régime) ; mais on peut y créer artificiellement quelque chose d’analogue8.
20Il retrouve son sens grec : oi aristoi. Les meilleurs, ce sont d’abord ces citoyens qui s’associent librement pour constituer l’analogue démocratique de l’aristocratie féodale. Un analogue politique de l’aristocratie, social-économique, précise Tocqueville, qui a l’avantage de n’en pas reproduire l’injustice. Ce sont les individus démocratiques eux-mêmes qui se hissent au-dessus d’eux-mêmes, qui sortent du cercle étriqué de leur seul intérêt privé, surmontent par là leur atomisation, et la massification qui lui est corrélative, à partir d’un besoin et d’un élan qui leur est, lui aussi, co-naturel, pour constituer ces petites communautés d’opinion qui font la première vie des idées politiques, des idées qui seront débattues au Parlement, qui réguleront souterrainement jusqu’aux jugements de la Cour Suprême.
21Ces petites communautés de débat, on le sait, font résistance à l’opinion majoritaire. Comme telles, et quels que soient leur nombre et leur ampleur, elles emplissent la fonction, fondamentale en démocratie, d’une véritable minorité politique, elles introduisent dans l’opinion majoritaire la différence, l’écart à soi, la résistance, interdisant à celle-ci de tourner à la tyrannie de la majorité. Elles sont ces « êtres opulents, influents et forts » qui donnent visibilité publique aux opinions minoritaires qui, sans elles, demeurent dans une impuissante et invisible dispersion face à la visibilité omniprésente et omnipotente de l’opinion majoritaire. Elles leur donnent également meilleures consistance et articulation, car celles-ci sont obligées de se clarifier, de se décanter pour s’exprimer devant d’autres individus.
22C’est précisément parce que la démocratie est d’abord (auto-)institution politique de la société, institution s’appuyant sur une condition sociale, et non sur une « nature », c’est parce qu’il n’existe pas une telle « nature » de la démocratie, c’est parce que la pratique de la liberté publique comme égalité, comme égale autonomie de chacun, ne trouve pas d’ancrage naturel dans la société démocratique qui atomise au lieu de produire du lien social, que cette société non seulement doit se reprendre sur elle-même, sortir d’elle-même, mais qu’elle est animée d’un besoin fort et fondamental de le faire, et de devenir, seulement par là, société civile.
23Les libres associations citoyennes jouent donc un rôle fondamental, et même fondateur, elles correspondent à un droit presque aussi inaliénable que le droit à la liberté individuelle : produit de l’art, mais tout à la fois, correspondant à un élan naturel, et plus, à un besoin humain fondamental, elles sont la première expression et articulation proprement politiques de ce besoin, et réalisent donc rien de moins qu’un droit humain fondamental. Ces associations offrent aux citoyens de mini-espaces publics ; les citoyens instituent tout à la fois ces espaces de liberté, se constituant en petits corps délibérant, deviennent cofondateurs de cette liberté qui naît tout d’abord comme un élan spontané des individus, mais qui se perd dans la massification si elle n’est reprise et démultipliée, instituée comme ces mini-espaces de délibération qui sont donc tout à la fois des espaces de communication et des espaces de division.
24La compréhension tocquevillienne des associations libres se tient à égale distance de la vision anti- « populiste » du peuple et de la vision révolutionnaire spontanéiste d’un peuple naturellement tout bon politiquement. S’originant dans l’élan naturel des individus qui les pousse à sortir de la condition naturelle qui est celle de l’atomisation, elles représentent l’effort de ces mêmes individus se hissant vers la dimension du public, de la chose commune, du politique.
25Les associations libres, comme petits espaces de délibération sur la chose commune, sont déjà, comme telles, écart à soi de la société démocratique « naturelle », qui ne devient « civile » que par là. Elles sont même la première figure de cet écart que l’art doit creuser pour hisser la démocratie hors du démocratisme, sa démesure naturelle. Sa démesure naturelle et non sa nature indépassable. Elles sont, comme telles, « la science-mère » en démocratie.
26Eu égard à ce besoin humain fondamental de se chercher, de se trouver et de créer du lien humain par la communication et la délibération, le repli sur soi des individus n’est plus qu’un « instinct naturel » dans une société démocratique travaillée par une aspiration bien plus fondamentale à l’association civique ; sans celle-ci la liberté individuelle est seulement celle, pour l’individu, de tourner dans sa forteresse vide.
27Si cet élan vers l’auto-institution de petites communautés délibérantes est amputé de son aboutissement – de son articulation civique, mais aussi de sa reconnaissance constitutionnelle –, c’est notre humanité elle-même qui est atteinte en son cœur : le besoin, pour penser et agir par soi-même, de manière autonome, de le faire de concert avec les autres, cette liberté politique qui l’exprime, sont tout aussi essentiels que la liberté individuelle entendue comme liberté de l’individu privé. Cette liberté civile et politique ne se surajoute pas à un droit naturel préalable, elle en est l’accomplissement, elle l’institue et le constitue.
- 9 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 118.
28Les réunions communales sont les analogues institutionnels de ces associations civiques. Les assemblées communales rendent la chose publique proche des citoyens, elles lui donnent visibilité pour eux, elle la leur rend sensible, et les incite, par là, à sortir de leur repli dans le cercle de l’égoïsme privé. Elles donnent à la fois le goût et l’art de la liberté. Elles sont une condition institutionnelle essentielle pour que se réveillent ce goût et cet art de la liberté politique ; comme telles, elles devraient être inscrites dans toute Constitution démocratique. Les communes, c’est-à-dire ce lieu le plus « immanent », le plus direct, de la vie politique, en sont également l’origine, et plus : le lieu le plus instituant. « Elles n’ont donc pas reçu leur pouvoir ; ce sont elles au contraire qui semblent s’être dessaisies en faveur de l’État, d’une portion de leur indépendance »9.
29La commune donne physionomie à la chose politique, à la res publica, comme dimension spécifique, originaire. Chaque jour le citoyen y est amené à accomplir une tâche politique ou à exercer un droit. Tout cela n’est ni « naturel » puisqu’il y faut une initiation par des institutions adéquates, ni anti-naturel puisque les individus trouvent en eux-mêmes, et non dans une contrainte extérieure la source de et les ressources pour cet intérêt pour la chose commune.
Éparpiller la puissance
30Il faut éparpiller la puissance, tel est le principe qui résume le mieux la vision tocquevillienne du pouvoir légitime, et cela quel que soit le régime où celui-ci s’exerce. Sorte de principe de division généralisé, il se démultiplie au sein des institutions de pouvoir – il enveloppe la division de la centralisation gouvernementale et de l’administrative –, mais il déborde aussi, en amont et en aval, l’espace des seules instances instituées pour se répandre d’abord dans la société tout entière ; les associations citoyennes en sont la première et la meilleure expression.
31Le mal, c’est la concentration du pouvoir, que celui-ci soit celui d’une « volonté populaire » considérée dans son immédiate adhésion empirique à soi, ou qu’il relève d’une institution de représentation, elle-même encore trop immédiate à soi (et à la société empirique). Le mal, c’est la concentration de la visibilité de l’opinion en un lieu unique, et, par le fait, c’est la concentration de la pensée en une opinion unique.
32Ainsi, la libre association civile, indissociablement fait lien entre les individus atomisés, et, en divisant par là la société en petites sociétés civiques, elle oppose résistance à la massification de la société, cette massification du peuple trouvant son écho à distance dans la centralisation d’un État despote. Entre les deux la relation n’est pas de cause à effet, mais à la fois de prolongement et d’entre-expression, de réversibilité.
33La division des pouvoirs entendue au sens classique devient, ici, la poursuite d’un mouvement de division qui commence dès les premiers élans de la société démocratique vers sa dimension civique. Cette dé-massification se prolonge dans et par la division des pouvoirs institués, et par une reduplication de la division au sein même de chacun de ces pouvoirs (la chambre redoublée par le Sénat, sa reprise « aristocratique », mais aussi bien le pouvoir judiciaire accueillant en son espace « aristocratique » son autre, le peuple, par l’institution du jury populaire, et se donnant par là une garantie essentielle d’indépendance). Je m’y attarderai dans la dernière partie de cet article.
34L’art c’est donc l’art de diviser, l’art d’altérer, mais, loin de s’opposer purement et simplement à une « nature » du peuple démocratique, cette altération s’appuie sur certains élans fondamentaux de celui-ci. En réalité, aucun lieu, aucune instance de pouvoir n’est, comme tel, pour Tocqueville, le lieu naturel du bon pouvoir, celui qui favorise la liberté « naturellement ». Tocqueville se montre d’une sensibilité extrême aux potentialités maléfiques de toute instance de pouvoir, y compris des meilleures institutions qui peuvent elles aussi se retourner de conductrices du bien – commun – en conductrices du mal. Pour que, de garant de la liberté publique, une institution politique ou une instance sociale de pouvoir ne se retourne pas en instrument de l’oppression, il convient d’y introduire un écart, un arrêt, un contre-pouvoir, il convient de l’« altérer », d’interrompre son dévalement sur sa propre pente naturelle.
35On l’a vu, l’art lui-même, cette anti-nature de la reprise volontaire et réfléchie, cet art des médiations, des articulations, des divisions et des altérations, désigne au moins une fois la manière la plus sûre pour la pente naturelle vers la corruption d’imposer son irrésistible cohérence, pour aboutir à l’état bien connu de la servitude volontaire.
- 10 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 118 (nous soulignons).
36La métaphore de la pente naturelle désigne dans les textes de Tocqueville le plus souvent l’atomisation, et la centralisation politique à outrance qui en est l’expression institutionnelle : l’idée d’un pouvoir centralisateur unique lui « semble innée », et comme « une condition naturelle de l’état actuel des hommes » : « la pente naturelle de leur esprit et de leur cœur les y mène » et « il leur suffit de ne point se retenir pour que (les nations démocratiques) y arrivent »10.
37C’est pourtant dans le même texte que Tocqueville affirme que l’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres.
38On trouve la même affirmation au paragraphe 32 :
Les hommes qui vivent dans l’égalité c’est-à-dire dans l’indépendance les uns des autres marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers des institutions libres.
39On a ici l’occurrence la plus positive de la « pente naturelle », une occurrence rare. Mais c’est aussi dans ce même paragraphe que cette pente naturelle se dédouble aussitôt pour cheminer vers la figure la plus grimaçante de la démocratie, celle de la servitude volontaire. Cette pente étant la plus longue, la plus secrète, mais aussi la plus sûre, il importe tout particulièrement à Tocqueville de la montrer, non comme cela a été dit et répété, en raison d’une sorte d’auto-complaisance anti-démocratique de l’aristocrate, mais, bien au contraire, pour réveiller la vigilance des citoyens et les inciter à résister, en prenant appui sur leur passion de liberté.
40S’il s’agit, dans les passages les plus sombres de l’œuvre, de penser, sans concession, le destin le plus probable de la démocratie, ce n’est pas du tout pour nous présenter celui-ci comme la destination inéluctable de la démocratie.
41Tocqueville rejette expressément un tel fatalisme dans l’avertissement au livre II. Il s’agit, au contraire, d’indiquer la voie à suivre pour la résistance civique à cette hubris, toute l’ambition de l’analyse tocquevillienne est précisément d’en appeler à faire en sorte de ne pas rendre inéluctable l’aboutissement de cette pente naturelle. On peut dire, en empruntant les termes kantiens, que l’analyse de Tocqueville invite le lecteur à sortir de son enfermement dans le « désespoir découragé », c’est-à-dire de son adhésion complaisante au pire, pour métamorphoser ce découragement en force de résistance. Car c’est seulement en elle-même que la démocratie peut trouver les ressources pour se hisser au-dessus d’elle-même, pour instituer l’égalité comme égale autonomie, comme liberté.
42Tocqueville traque, dans tous les méandres involontaires comme dans toutes ces volontés expresses et autres désirs plus ou moins conscients mal aboutis, ou trop bien aboutis, dans tous les blocages et affaissements, dans toutes ces velléités de servitude volontaire comme dans tous ces élans de la société démocratique vers une authentique autonomie, les brèches par lesquelles raviver la flamme de la liberté, le goût des institutions libres et, au-delà, le goût de l’institution politique de la liberté.
43La préoccupation déclarée de Tocqueville est d’apporter sa contribution à la disposition de la démocratie à rendre le meilleur d’elle-même, à faire surgir de l’égalité, et non contre elle, encore moins sans elle, la liberté. Et cela est possible car l’égalité n’est pas une qualité naturelle d’une société immédiate à soi, elle est d’abord seulement condition, ouverte à des disponibilités multiples et contradictoires, dont les meilleurs n’attendent que les « occasions » pour s’épanouir ; occasions tantôt rencontrées « occasionnellement », et qui tantôt doivent être produites délibérément, par l’art.
- 11 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 388.
Mais je ne pense pas que la nature d’un pouvoir démocratique soit de manquer de force et de ressources ; je crois, au contraire, que c’est presque toujours l’abus de ses forces et le mauvais emploi de ses ressources qui la font périr11.
44On ne sort donc pas de l’espace institué démocratiquement ; ou plutôt, tout se joue dans l’écart irréductible de la démocratie à elle-même, dans la distorsion originaire de la démocratie entre sa tentation la plus naturelle, qui est celle de la démesure, et son art de trouver et d’exploiter ses propres ressources naturelles tout autant que les différentes figures de l’altérité, en particulier les figures anciennes et nouvelles de l’aristocratie elles-mêmes, pour « s’aristocratiser », ce qui signifie pour Tocqueville, offrir à l’égalité la mesure de la liberté, dans une société qui a donné à la liberté l’égalité pour mesure.
- 12 « Artificiellement » n’est pas à entendre au sens d’un forçage contre-nature.
45On ne sort pas de la démocratie, mais il faut parfois y faire pénétrer « artificiellement »12 des principes intermédiaires, et, parmi ceux-ci, des principes « aristocratiques » pour l’assister dans sa recherche de cette mesure qui est la sienne.
46On le voit, lorsque Tocqueville use (et abuse) de l’expression de pente naturelle, il désigne tout autre chose qu’un « noyau » naturel des démocraties ; c’est même de tout le contraire qu’il s’agit. C’est précisément parce que la société instituée démocratiquement n’a pas de « noyau substantiel », parce qu’elle est dès l’origine, et donc à jamais, distordue entre ce qui n’est pas pour elle sa nature, mais sa condition, et ce qui n’est pour elle que destination essentielle et institution, et non essence, ou substance, c’est parce que la démocratie n’a pas de nature, qu’elle est irréductiblement divisée entre pente(s) naturelle(s) et reprise(s) par l’art. Et, ce qui complique encore les choses, la distinction entre pente naturelle et reprise par l’art ne coïncide pas non plus entièrement avec l’opposition entre mal et bien en démocratie.
La souveraineté populaire, une « transgression de l’intérieur »13
- 13 J’emprunte à Ernesto Grassi cette expression qu’il utilise dans un tout autre context (...)
- 14 Ibid.
47Ces principes « aristocratiques » ne pourront prétendre occuper un statut égal au principe instituant politiquement la société démocratique, le principe-égalité ; car, outre que l’avancée du principe démocratie est irréversible, « il faut toujours placer quelque part un pouvoir supérieur à tous les autres »14.
48Tout pouvoir, quel qu’il soit, étant travaillé par la tentation de l’hubris, la souveraineté populaire, le pouvoir égal de tous, n’ayant plus aucune altérité qui puisse lui donner une limite extérieure doit donc chercher, trouver, et instituer, à l’intérieur d’elle-même les moments d’altérité qui lui donneront cette mesure.
49Lorsque le principe d’institution politique de la société est celui de la souveraineté populaire, la menace de la démesure est la plus grande, non en raison d’un vice « naturel » du « peuple » qui serait moins apte à exercer le pouvoir que ses élites, mais par une sorte d’identification de la souveraineté populaire à son expression empirique la plus immédiate, et donc la plus pauvre, celle-ci étant le fait des élites de l’État tout autant que de la société.
50Les pages consacrées à la souveraineté populaire et intitulée : Tyrannie de la majorité commencent par ces lignes à première vue paradoxales :
- 15 Ibid., t. I, p. 375.
Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même15 ?
51Loin de chercher à imposer à une « souveraineté populaire », elle-même réduite à sa dimension de volonté empirique, un sens du droit, des droits fondamentaux, comme d’une limite extérieure, comme d’une contrainte étrangère à cette volonté, c’est de l’intérieur du principe de souveraineté populaire que Tocqueville cherche à montrer qu’émerge, et doit émerger, cette dimension d’altérité du droit, au sens où on parle des droits naturels ou fondamentaux. Encore s’agit-il d’instituer politiquement cet élan de la souveraineté vers l’idée de droit.
52L’art de la division de soi, de l’écart à soi, de la médiation, de l’articulation commence donc en et par la souveraineté populaire elle-même. Précisément parce qu’elle est principe instituant qui ne se reconnaît plus aucune altérité de principe, elle doit produire d’elle-même et pour elle-même cette altérité. Celle-ci n’est rien d’autre que l’altérité de l’idée régulatrice de la justice politique, que Tocqueville désigne comme le « tribunal universel de l’humanité ». La volonté populaire en se cherchant elle-même, produit dans cette quête de soi, sa propre référence seulement régulatrice. Tel semble bien être le sens des lignes citées ci-dessus.
53Pas plus qu’il n’existe de « vraie nature » de la démocratie pour Tocqueville, il n’existe pour lui de « peuple pure-nature ». Le peuple qui tourne à la foule déferlante et violente de 1848 , et auquel Tocqueville consacre, en effet, des lignes les plus dures, ne représente pas pour lui « le peuple démocratique » à jamais enclos dans sa « nature » ; il est déjà peuple institué démocratiquement, c’est son institution qui est encore trop pauvre, trop immédiate à soi, trop « naturelle », insuffisamment articulée, une institution qui n’a pas su intégrer, toutes les médiations institutionnelles et extra-institutionnelles, toutes les altérités permettant au principe de la souveraineté populaire, à l’égalité, d’intégrer l’écart à soi lui permettant de s’exprimer comme égale autonomie de chacun.
54La démocratie, ce n’est pas le règne de la majorité, ce n’est pas même ce règne de la majorité assorti d’une protection des minorités qui viendrait se greffer sur lui comme un simple supplément d’âme, ou comme une condition extérieure. La démocratie saine c’est un principe de majorité habité en son cœur, constitué à l’origine par la considération égale, tout bien considéré, pour chaque opinion singulière, l’opinion des minorités ayant un droit égal de se faire entendre dans les débats qui précèdent les décisions, et dans ceux qui leur succèdent, et par là, de nourrir ces décisions.
55Et, au-delà, mais dans un « au-delà » qui est lui aussi intérieur au jugement autonome de chacun, la démocratie, c’est le respect de la loi générale « adoptée » par « la majorité de tous les hommes », celle, idéale, de la « société universelle ».
- 16 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 375.
56Eu égard à cette idée régulatrice d’un droit naturel qui permet de refuser d’obéir à une loi injuste, la décision majoritaire d’un peuple particulier n’est qu’un principe dérivé, elle n’a rien de sacré par elle-même. « Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle »16. La souveraineté populaire ne se laisse pas rabattre au plan empirique, elle ne coïncide avec aucune volonté empirique, pas même celle d’une nation tout entière ; la souveraineté populaire est à elle-même son propre idéal régulateur.
57Tocqueville ne se contredit donc pas, en effet, lorsqu’il reconnaît le principe de la volonté générale et refuse à la volonté empirique le droit de faire tout ce qu’elle veut, il ne nie pas le principe de la majorité, il le relativise fortement, il le remet à sa juste place, en montrant qu’il ne trouve sa substance et sa légitimité démocratiques qu’en se reconnaissant animé de l’intérieur par un principe qui le transcende, ou dont il dérive, le principe-égalité, précisément, comme égalité de pouvoir, d’opinion et de décision, comme égale autonomie de chacun. Comme tel, ce principe coïncide avec le principe-liberté, entendu comme l’opposé de l’oppression (mais non de la contrainte).
58Tocqueville dépasse tout naturellement les vaines discussions autour de la question du statut naturel de ce droit ; il n’existe à « l’état naturel » en aucun lieu, en aucune transcendance, et pourtant il insiste et persiste comme cette altérité irréductible fichée au cœur même du principe de la souveraineté populaire, et il insiste tout particulièrement au cœur de sa première re-présentation, qui est aussi sa représentation la plus inachevée, le principe de la majorité.
59Le principe tocquevillien serait donc celui d’une résistance intégrée de la démocratie à elle-même, sorte de re-présentation de ce qui demeure absent : cette unanimité universelle aux accents inattenduement rousseauistes, que Tocqueville rappelle contre la démesure tyrannique de la majorité. Une résistance qui ne peut s’effectuer que dans les termes de la démocratie, y compris lorsque cette résistance se donne expression comme un principe extérieur ou supérieur, tel celui du droit naturel, du droit humain, ou de la religion.
60Le principe de la souveraineté du peuple n’est pas remis en question par Tocqueville ; il l’est d’autant moins que le penseur y reconnaît un principe agissant plus ou moins implicitement dans toutes les autres formes de régime politique. C’est sa démesure qui est néfaste. Cette démesure est, par un paradoxe seulement apparent, l’effet d’une déficience, d’un manque de vision, le principe s’arrêtant beaucoup trop tôt sur le cheminement qui le mène vers son expression instituante, s’identifiant à sa toute première expression : la règle de la majorité. Comme fasciné, hypnotisé par celle-ci, il s’ampute lui-même de toutes les médiations qui seules lui permettront de déployer le meilleur de lui-même, ses potentialités les plus fécondes, les plus favorables à la liberté.
Le jury populaire
61Si l’art, c’est jouer la nature contre la nature, c’est aussi bien jouer l’institution contre l’institution, introduire dans l’institution plus d’institutions, plus d’institutions qui résistent à la pente naturelle de l’institution, à la pente naturelle de la corruption.
62La liberté d’association, les communes, la liberté de la presse, la division du pouvoir gouvernemental et du pouvoir administratif, le redoublement de la Chambre par le Sénat, les fonctionnaires électifs, sont les médiations politiques introduisant, de part et d’autre de la frontière séparant la société de sa représentation instituée, la réflexivité, la médiation dans (et par) la souveraineté populaire. Deux institutions proprement judiciaires jouent, elles aussi, un rôle politique prépondérant en garantissant cette sorte de distance à soi de la souveraineté populaire : l’indépendance du judiciaire et l’institution du jury. Je m’attarderai sur la seconde, la première étant, elle aussi, bien connue, et abondamment commentée.
63L’esprit des légistes, cet esprit « naturellement anti-démocratique », ce goût de l’ordre, des formes, de l’autorité, de la légalité, injecté en démocratie à la juste dose, amènera la démocratie à résister à ses « instincts naturels » pour répondre aux besoins qui sont également les siens. Ces formes qui ne plaisent que très modérément au peuple sont utiles à la liberté, à l’autonomie égale de chacun, car :
- 17 Tocqueville, De la démocratie en Amérique t. I, 1, 12.
[elles servent] de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, [elles retardent] l’un et donnent à l’autre le temps de se reconnaître […]. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins17.
64Les qualités des légistes ne sont pas vantées pour elles-mêmes, la question n’est pas de distribuer les points, bons et mauvais, entre « peuple » et « élite », la question n’est pas de décrire les qualités et les défauts naturels de chacun et de s’arrêter là.
65L’opposition qui importe à Tocqueville n’est pas celle du peuple et de ses élites, mais celle du peuple avec lui-même. La résistance réciproque entre la tentation de la servitude et le désir de liberté est l’expression d’une tension, d’une distorsion interne aux peuples démocratiques. L’appréciation des qualités naturelles de l’élite judiciaire, des qualités qui peuvent tourner en défaut, intervient dans ce cadre.
- 18 « De l’esprit légiste aux États-Unis, et comment il sert de contrepoids à la démocrat (...)
S’ils prisent la liberté, ils placent en général la légalité bien au-dessus d’elle ; ils craignent moins la tyrannie que l’arbitraire, et, pourvu que le législateur se charge lui-même d’enlever aux hommes leur indépendance, ils sont à peu près contents18.
66Pourtant, si l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir politique est un principe fondamental pour garantir la liberté, il convient de ne pas laisser cette institution, pas plus que d’autres, à sa seule et univoque logique, il convient encore d’introduire au cœur même du troisième pouvoir, et pour favoriser cette indépendance, un moment de contre-pouvoir populaire.
- 19 Ibid., t. I, p. 403 sq.
- 20 Je souligne.
67Le propos de Tocqueville est d’inviter à faire fond sur les qualités comme sur les défauts naturels des individus démocratiques, aussi bien que des membres des sociétés démocratiques dont qualités comme défauts sont en discordance avec le principe instituant leur société, tels les légistes, précisément pour que les uns et les autres œuvrent de concert à la liberté du demos. En leur offrant les institutions opportunes. Tel est le jury populaire auquel Tocqueville consacre des pages aussi intéressantes qu’inattendues19. On a rarement lu, chez d’autres penseurs, pourtant bien plus convaincus que Tocqueville de la bonté de la démocratie, une analyse qui accorde autant à cette institution proprement démocratique que celle qui nous est offerte dans la partie de De la démocratie en Amérique consacrée au jury et dont le titre annonce d’emblée la couleur : « Du jury aux États-Unis considéré comme institution politique »20.
68Tocqueville résume son propos en deux lignes de conclusion, c’est par elles que je commencerai :
- 21 Ibid.
Ainsi le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner21.
Le raisonnement tocquevillien à propos du jury est à mille lieues de la manière dont se déroulent les débats contemporains dans certaines de nos démocraties européennes, que l’on voie dans le jury une institution bonne ou une institution dangereuse, qu’on voie, corrélativement, dans les juges professionnels des spécialistes au-delà de tout soupçon, ou au contraire de « fieffés coquins » (dixit un personnage de Shakespeare), on raisonne toujours en enfermant le peuple comme ses « élites » dans une « nature » indépassable, soit toute bonne, soit toute mauvaise, ou du moins suspecte.
- 22 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 403.
69Ni apologie d’un peuple naturellement bon et juste, ni apologie d’une magistrature aux lumières supposées tout aussi naturelles, ces pages veulent retrouver le sens politique originaire de l’institution du jury dans une société instituée démocratiquement. Au-delà de la dimension proprement judiciaire de cette institution, dont il admet qu’on puisse contester l’utilité, en tout cas en matière civile, Tocqueville voit donc dans le jury une institution politique essentielle, et plus, une institution fondatrice. Le jury n’est rien de moins qu’« un mode de la souveraineté du peuple »22 ; il est l’analogue du vote universel, autre expression plus immédiatement politique du principe de la souveraineté du peuple.
70Les quelques pages consacrées par Tocqueville au jury populaire représentent, de manière à première vue étonnante, à côté des pages consacrées aux associations citoyennes et aux réunions communales, les rares moments où le penseur maintient le cap sur la face positive d’une institution proprement démocratique, sans s’empresser d’aller voir de l’autre côté du miroir, pour en faire apparaître le revers et les travers.
71Une apologie pourtant paradoxale, à première vue. En et par l’institution du jury, la souveraineté populaire se fait autre qu’elle-même pour réaliser le meilleur d’elle-même… En « s’aristocratisant », c’est-à-dire, en l’occurrence, en ouvrant son esprit au sens des médiations légales, procédurales, institutionnelles, en intégrant l’esprit des lois.
72L’institution du jury contribue grandement à initier les citoyens à la liberté qui est la leur : cette « école gratuite et toujours ouverte, où chaque juré vient s’instruire de ses droits », de même que les libres associations sont « une grande école gratuite » initiant les individus à la citoyenneté, donne à ces citoyens le goût, le jugement et la pratique qui sont ceux d’un peuple libre, propageant dans la société tout entière cet esprit des lois.
73C’est donc en cédant une part de leur pouvoir aux simples ci-toyens que les magistrats ont les meilleures chances de voir ceux-ci accéder à ce fameux sens des formes dont l’absence dans le chef du peuple sert le plus souvent d’argument pour chercher à écarter les citoyens de l’institution-justice. En passant par l’institution du jury le peuple « s’aristocratise » sans perdre sa qualité de peuple, au contraire, il apprend à mieux assumer son statut proprement politique, il devient, par là, demos.
74L’institution du jury est bien plus que ce simple espace institutionnel empirique recevant un peuple qui en ressortirait comme il y est venu : en immédiate adhésion empirique à ses « instincts » et autres désirs « naturels », collant avant, pendant, et après son passage par le jury à son éternelle « nature ». Les pages sur le jury disent, plus que toute autre page de De la démocratie en Amérique, qu’il n’y a pas de peuple naturel pour Tocqueville, que tout l’art de l’institution démocratique est dans cette inventivité sociale (associations citoyennes) et institutionnelle lui permettant de donner au peuple les institutions qui favorisent son propre élan vers la liberté, comme il cherche et trouve dans les libres associations civiques l’« artifice » qui permettra à cet élan de se donner la tournure de l’autonomie, sans se laisser absorber par d’autres « instincts ».
75Le peuple dont il est question dans les pages sur le jury, c’est le demos en devenir, au même titre que le peuple des associations libres et des communes. Le jury apprend à chacun à assumer la responsabilité publique de ses propres actes ; grâce au jury le jugement populaire se forme et s’informe ; la dimension du droit y reçoit « physionomie », de même que les communes donnent physionomie à la chose publique.
76L’invention du jury populaire introduit dans « l’aristocratie » judiciaire l’écart, la différance de la vox populi, mais, réciproquement, elle introduit dans la vox populi cette dose d’ « aristocratisme » requise pour que celle-ci, sortant du cercle de ses intérêts privés, dise, non simplement l’intérêt, mais le juste. Et elle permet au peuple de transporter dans la société cet esprit des lois auquel il aura été initié.
77L’institution du jury correspond parfaitement à ce que Tocqueville entend par l’art de la liberté ; elle fait à la fois au peuple l’obligation de se responsabiliser, et, en lui offrant l’arme institutionnelle pour ce faire, et elle lui donne la meilleure motivation, motivation spécifiquement démocratique. En effet, la justice est une des préoccupations majeures des peuples démocratiques.
78Dès lors, l’argument ne tient plus selon lequel le peuple n’ayant ni le goût ni le sens des formes, des procédures, il vaut mieux ne pas faire appel à lui pour juger, puisque c’est précisément et seulement en lui donnant ce pouvoir, qui est en même temps une obligation et une motivation, qu’on lui permet d’accéder à ce sens des formes et de la légalité.
79C’est en pratiquant la responsabilité de juger que le peuple apprend à juger de manière responsable. Tocqueville renvoie ici dos à dos les pourfendeurs d’un peuple « versatile », « populiste », et les apologues d’un peuple au jugement spontanément juste.
80L’institution du jury correspond à la meilleure pratique de l’art démocratique puisqu’elle fait d’individus qui naturellement tournent leurs intérêts vers eux-mêmes, des citoyens laissant s’épanouir en eux les vertus publiques, donnant à cette autre disposition naturelle qui est en eux : la disposition au jugement autonome, la tournure institutionnelle requise pour que ce désir d’autonomie serve la chose publique, la communauté.
81Mais il y a encore un autre aspect de l’analyse qui mérite d’être relevé.
82C’est, cette fois, dans une simple note, comme pour ne pas trop attirer l’attention du lecteur, que Tocqueville tourne son regard vers les magistrats pour juger des effets bénéfiques de l’institution du jury pour une démocratie républicaine.
83Ce troisième pouvoir qu’est l’institution judiciaire a été créé comme pouvoir indépendant des deux autres pouvoirs, une indépendance qui doit servir de garantie contre les abus des deux autres pouvoirs. Toutefois, les modalités pratiques de l’exercice de ce contre-pouvoir se retournent souvent contre ce principe. Et Tocqueville nous offre ici une description d’une figure de la servitude volontaire en démocratie toute autre que celle que l’on retient habituellement :
- 23 Ibid., p. 403, n. 4 (nous soulignons).
À mesure que vous introduisez les jurés dans les affaires, vous pouvez sans inconvénient diminuer le nombre des juges ; ce qui est un grand avantage. Lorsque les juges sont très nombreux, chaque jour la mort fait un vide dans la hiérarchie judiciaire, et y ouvre de nouvelles places pour ceux qui survivent. L’ambition des magistrats est donc continuellement en haleine et elle les fait naturellement dépendre de la majorité ou de l’homme qui nomme aux emplois vacants : on avance alors dans les tribunaux comme on gagne des grades dans une armée. Cet état de choses est entièrement contraire à la bonne administration de la justice et aux intentions du législateur. On veut que les juges soient inamovibles pour qu’ils restent libres ; mais qu’importe que nul ne puisse leur ravir leur indépendance, si eux-mêmes en font volontairement le sacrifice. Lorsque les juges sont très nombreux, il est impossible qu’il ne s’en rencontre pas parmi eux beaucoup d’incapables : car un grand magistrat n’est point un homme ordinaire. Or, je ne sais pas si un tribunal à demi éclairé n’est pas la pire de toutes les combinaisons pour arriver aux fins qu’on se propose en établissant des cours de justice. Quant à moi, j’aimerais mieux abandonner la décision d’un procès à des jurés ignorants dirigés par un magistrat habile, que de la livrer à des juges dont la majorité n’aurait qu’une connaissance incomplète de la jurisprudence et des lois23.
84Les magistrats seront plus ou moins adéquats à leur mission selon qu’ils seront plus ou moins assistés dans celle-ci par les conditions institutionnelles dans lesquelles ils travaillent.
85Et il résultera un jugement plus juste de cette alliance singulière entre le peuple et l’élite que si cette élite est laissée à elle-même, les excellents se perdant dans la masse des médiocres.
86Une fois encore, l’analyse tocquevillienne échappe aux vieilles oppositions en dénonçant les institutions mal conçues qui produisent elles-mêmes les effets néfastes qu’elles prétendaient écarter : la servitude volontaire en lieu et place de l’indépendance, l’abus de pouvoir au lieu de la résistance à cet abus, et il cherche par quelles voies institutionnelles faire rendre à chacun le meilleur de lui-même, comme il trouvait dans les associations libres la voie non-institutionnelle pour ce même but.
Conclusion
87L’opposition de la nature (de la pente naturelle) et de l’art qui devait me servir de fil conducteur dans ma relecture de De la démocratie en Amérique, s’est vite avérée insuffisante, voire défaillante, pour saisir l’essentiel du propos du grand penseur de la démocratie.
88Le lecteur de De la démocratie en Amérique qui veut suivre le seul fil conducteur de « l’instinct naturel » est bientôt emporté dans un véritable labyrinthe, fait de méandres, de boucles qui, là où elles devraient se refermer sur elles-mêmes, débouchent sur une éclaircie inattendue, et inversement, risquent de former des nœuds indissolubles là où elles semblaient ouvrir la voie à la liberté. Sans abandonner cette opposition de la nature et de l’art, il m’a donc fallu la relativiser très fortement. Tout se passe comme si Tocqueville se faisait, sur le plan imaginaire, le maître d’œuvre du rééquilibrage constant par lequel un contre-pouvoir doit s’activer, tantôt ici, dans l’immanence de la société pour que celle-ci devienne civile, tantôt là, à l’intérieur de l’enceinte institutionnelle, comme s’il cherchait à établir, pour chaque situation, la mesure la plus juste de cette mouvance permanente entre les lieux de pouvoir, pour éviter toute concentration en un seul lieu.
89Il n’y a, pour le penseur, nul lieu de pouvoir privilégié, nulle instance qui soit protégée naturellement contre sa propre démesure, nul pouvoir, institué ou non, qui puisse accomplir son œuvre de liberté spontanément. Il n’existe aucune instance, qu’elle soit sociale ou institutionnelle, où le demos trouve son lieu naturel et unique ; le peuple démocratique, le peuple de la démocratie républicaine ne se réalise, n’advient à l’autonomie qu’en se démultipliant, en se dispersant, en s’altérant, en se différenciant de l’intérieur de lui-même, et en laissant inachevée l’œuvre de bonté d’une instance pour qu’elle puisse se poursuivre en et par une autre instance, et par là, éviter de tourner à la tentation naturelle de la démesure.
- 24 Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, p. 64.
90La seule affirmation catégorique concernant la rencontre heureuse ou le « malencontre » d’égalité et de liberté est qu’il n’existe aucune garantie « naturelle » suffisante de leur rencontre harmonieuse ; mais, de là, Tocqueville ne glisse jamais vers l’affirmation d’une incompatibilité principielle ou de « nature » entre les deux principes. Si donc « il se voit conduit à passer et à repasser de leur dissociation à leur coïncidence »24, c’est en raison de la conscience aiguë qu’il a de la plurivocité et de la mouvance extrême du réel, jamais soumis à une seule grande et unique cause, soumis à des causalités diverses, et d’importance variable, qui peuvent tantôt amener l’égalité à rencontrer la liberté, et plus, à s’exprimer comme liberté (égale), tantôt au contraire, à se faire servitude. Le pistage systématique de la « contrepartie », si bien mis en évidence par Claude Lefort, n’obéit donc pas à un simple souci de justesse théorique, il procède d’un véritable engagement citoyen de la pensée chez Tocqueville : il s’agit, face au bien comme face à tous les maux produits sinon par « la » démocratie, par la multiple mobilité entre les instances qui lui donne consistance, mais qui peuvent également lui faire perdre très vite toute substance, tous les maux favorisés par elle, ou nés en son sein, de faire valoir le revers des situations, parce que celui-ci est d’emblée agissant, il contamine d’emblée leur endroit, et parce que seule une telle connaissance peut guider l’action.
- 25 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 42.
91Loin de représenter un coup de force contre la « nature » égalitaire de la démocratie, l’idéal de liberté est présenté comme l’harmonieux prolongement d’une tendance, ou d’une tension naturelle fondamentale des peuples démocratiques – les hommes seront parfaitement libres, parce qu’ils seront entièrement égaux – C’est vers cet idéal que tendent les peuples démocratiques, « cette forme est la plus complète que puisse prendre l’égalité sur terre »25. L’autonomie est, par principe, égale autonomie de chacun, l’égalité n’est rien si elle n’est égalité en liberté. Entre égalité et liberté, la relation est de réversibilité. Si donc la liberté, comme égale autonomie politique – n’est certes pas le destin des sociétés démocratiques, elle en est bien la destination la plus aboutie.
92La démocratie tocquevillienne est sans noyau substantiel ; elle se donne toujours-à-nouveau substance et peut aller jusqu’à perdre toute substance, elle se divise originairement entre son principe instituant et son hubris, entre la tentation naturelle et constante de la corruption et sa destination essentielle ; elle n’est que dans et par ce va-et-vient entre sa face grimaçante et son expression la plus positive, en passant par d’infinies nuances et variations, temps d’affaissement et soubresauts. La démocratie tocquevillienne n’est pas, elle advient toujours à nouveau comme résistance contre le démocratisme, elle s’affaisse toujours-à-nouveau en ce démocratisme, et doit toujours-à-nouveau y résister. L’alternative à la démocratie n’est pas pour Tocqueville le régime aristocratique, elle est interne à la démocratie elle-même.
- 26 Ibid.
Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts, adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes ; tel est le premier des devoirs imposés de nos jours à ceux qui dirigent la société26.
Notes
1 Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1986], Paris, Gallimard (Folio Histoire), 1991, 2 vol., t. II, p. 440 (nous soulignons).
2 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 440.
3 Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, « Démocratie et art d’écrire ».
4 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 217.
5 Ibid., p. 395.
6 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 39, « Introduction ».
7 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, p. 431 sq.
8 Ibid., p. 442.
9 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 118.
10 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 118 (nous soulignons).
11 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 388.
12 « Artificiellement » n’est pas à entendre au sens d’un forçage contre-nature.
13 J’emprunte à Ernesto Grassi cette expression qu’il utilise dans un tout autre contexte.
14 Ibid.
15 Ibid., t. I, p. 375.
16 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 375.
17 Tocqueville, De la démocratie en Amérique t. I, 1, 12.
18 « De l’esprit légiste aux États-Unis, et comment il sert de contrepoids à la démocratie ».
19 Ibid., t. I, p. 403 sq.
20 Je souligne.
21 Ibid.
22 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 403.
23 Ibid., p. 403, n. 4 (nous soulignons).
24 Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, p. 64.
25 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, p. 42.
26 Ibid.
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Référence papier
Anne-Marie Roviello, « La démocratie selon Tocqueville : entre pente naturelle et art de la liberté », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 59-81.
Référence électronique
Anne-Marie Roviello, « La démocratie selon Tocqueville : entre pente naturelle et art de la liberté », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1809 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1809
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