Tocqueville phénoménologue
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1L’avènement de la démocratie semble entraîner inéluctablement une lente dissolution des figures de la transcendance. Alors qu’au sein des sociétés anciennes, que Tocqueville appelle aristocratiques, les lois qui régissent les modes de vie, qui structurent le vivre-ensemble, paraissent venir d’en haut, d’une source radicalement extérieure aux hommes, en démocratie, en revanche, elles s’imposent comme des lois d’origine exclusivement humaines. Alors qu’au sein des sociétés aristocratiques tous les pouvoirs, en principe, émanent d’une puissance surnaturelle, s’exercent au nom d’un dieu et sous sa surveillance, renvoient dès lors à un au-delà du visible, attestent une présence divine dans le monde d’ici-bas, en démocratie, en revanche, tous les pouvoirs se présentent comme des émanations d’un peuple qui se proclame souverain, s’exercent au nom de celui-ci et sous sa surveillance. Alors que la société aristocratique se pense à partir de sa dépendance envers un plus haut qu’elle-même, la société démocratique semble ne se définir qu’à partir d’elle-même. Alors que l’homme aristocratique se conçoit comme assujetti à un au-delà de l’homme, l’homme démocratique ne se sent soumis qu’à lui-même, s’éprouve comme sujet, se présente comme simplement humain. D’un côté un principe d’hétéronomie, d’un autre côté un principe d’autonomie.
2Tocqueville nous met en garde contre une telle interprétation. Elle repose en effet sur une opposition trop rigide, voire illusoire, de l’autonomie et de l’hétéronomie, de la liberté et de l’assujettissement, de l’immanence et de la transcendance. La démocratie repose certes sur un principe d’autonomie ; mais l’autonomie démocratique, d’après Tocqueville, de même que l’autonomie morale selon Kant, ne peut se confondre avec l’arbitraire, elle ne signifie nullement qu’une instance humaine – des individus, des communautés, un pouvoir – décide souverainement de la loi. La démocratisation des mœurs va certainement de pair avec l’avènement de l’homme comme sujet ; mais l’humanité démocratique n’accède nullement, d’après Tocqueville, à une transparence de soi à soi, ni à une maîtrise de soi, du monde ou du sens. La démocratie suppose sans doute un retrait du religieux hors du monde public, une disparition du sacré hors du monde commun ; mais elle n’implique pas pour autant un anthropocentrisme ou un prométhéisme.
- 1 Tocqueville, De la démocratie en Amérique [désormais abrégé DA], II, 4, 8.
- 2 Tocqueville, ibid.
3Les principes générateurs de la démocratie – un principe d’égalité des conditions, un principe d’autonomie de l’homme, un principe d’indépendance individuelle – peuvent certes susciter l’illusion de la souveraineté du sujet, et engendrer simultanément une soumission généralisée à la technique ; ils peuvent provoquer un repli des individus sur eux-mêmes, sur leurs propres intérêts matériels, les couper du passé et les pousser à se conformer à l’opinion commune ; bref ils peuvent donner naissance à une humanité qui se veuille simplement humaine, prompte à récuser toute forme de transcendance ; mais c’est dans la mesure où ils peuvent aussi engendrer une démocratie qui a perdu sa vertu libératrice. La perte du sens de la transcendance, qui peut assurément être suscitée par les principes générateurs de la démocratie, Tocqueville la dénonce en effet au nom des principes qui sont au fondement de la démocratie. Et non pas sur la base d’une conception aristocratique de la transcendance. Il faut « bien prendre garde, écrit-il, de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu’on a puisées dans celles qui ne sont plus »1. C’est au nom de l’égalité des conditions qu’il critique l’égalitarisme et le relativisme ; au nom du principe d’autonomie qu’il s’en prend au prométhéisme et au règne de l’arbitraire et de l’opinion commune ; au nom de l’indépendance des individus qu’il stigmatise l’individualisme. Par rapport aux idéaux aristocratiques, l’égalité, écrit-il « est moins élevée peut-être ; mais elle est plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté »2. En quel sens une égalité compatible avec le respect de certaines hiérarchies, une autonomie qui implique en elle-même une forme d’hétéronomie, une indépendance des individus qui favorise l’action commune et le débat collectif ? En un mot : dans quelle mesure les principes démocratiques peuvent-ils préserver en l’homme un sens de la transcendance ?
- 3 Tocqueville, DA, II, 1, 2.
4En faisant ressortir une expérience nouvelle de la transcendance à l’origine de la démocratisation des mœurs, une hétéronomie au cœur de l’autonomie démocratique, ou, pour le dire sous une forme qui a l’apparence d’un oxymore, une hétéronomie proprement démocratique, Tocqueville n’entend nullement, à la manière de Marx ou de Nietzsche, mettre en lumière une survivance religieuse au cœur des démocraties, une foi qui ferait obstacle à la véritable autonomie, ou une transcendance illusoire dont il prétendrait révéler le fondement purement immanent. L’expérience démocratique de la transcendance est en effet l’expérience d’une authentique et radicale transcendance, et non pas d’une transcendance illusoire liée à une mentalité fétichiste ou une volonté cachée de soumission. Elle est libératrice et non pas une source de servitude. Elle témoigne d’une rupture avec l’expérience religieuse du monde et non pas de la sécularisation d’un contenu religieux, même si elle a contribué à la naissance d’une nouvelle « religion », la « religion de l’humanité ». Elle advient dans une expérience neuve de l’autre comme semblable. L’expérience démocratique du semblable, du moins quand elle ne se confond pas avec l’évidence d’une similitude empirique, quand elle ne se dégrade pas en un désir de ressemblance et d’homogénéisation, est en effet, aux yeux de Tocqueville, une expérience neuve de notre humanité. En quel sens l’expérience démocratique du semblable, de notre humanité, peut-elle être une expérience de la transcendance ? Les peuples démocratiques, écrit Tocqueville, « voudront trouver dans les limites de l’humanité, et non au-delà, l’arbitre principal de leurs croyances »3. Mais ils ne resteront libres, montre-t-il dans sa critique démocratique du relativisme et de l’individualisme démocratiques, que dans la mesure où ils reconnaîtront que l’humanité qui arbitre leurs croyances les transcende ? En quel sens un au-delà de l’homme dans l’humanité de l’homme ? Je voudrais suggérer que cette question est au cœur de la pensée de Tocqueville, et qu’il la traite d’une manière qui témoigne d’une interrogation proprement phénoménologique.
La « structure paradoxale que Heidegger mettra partout en évidence »
5Tout être humain appartient à un monde, au sens très général que le mot prend dans l’expression « venir au monde », mais aussi au sens moins indéterminé dont il se revêt quand il désigne une civilisation, une culture, un mode du vivre-ensemble, comme c’est le cas quand nous parlons du monde romain, féodal ou moderne. Tout être humain appartient à un monde et cependant, de prime abord et habituellement, notre appartenance à un monde ne se fait pas sentir. Car ordinairement les choses et les personnes avec lesquelles nous sommes en rapport ne semblent pas inscrites dans un monde mais s’imposent comme si elles nous étaient simplement données, comme si nous les percevions directement. Quand les choses et les personnes semblent simplement données, le monde n’est pas éprouvé comme monde ou, pour le dire comme Husserl, il semble « naturel ». Un monde ne se fait sentir que s’il perd son aspect « naturel ». En ce sens, le monde ne peut se révéler que comme étrange, même s’il se montre comme le même monde que celui qui semblait « naturel » avant de se révéler comme monde. Tandis qu’il se dénaturalise, qu’il est éprouvé comme monde, il se révèle « constitué », ce qui signifie qu’il se laisse interpréter comme le produit d’une activité de mise en forme et en sens, et dans cette mesure comme une création. Un monde qui se laisse appréhender comme constitué renvoie à un pouvoir constituant. Au sein d’un monde où le pouvoir constituant ne s’impose pas comme divin, c’est l’action humaine qui se laisse comprendre comme constituante. Cependant, prétendre que l’action humaine est une activité constituante, c’est dire que le sujet constituant n’est pas un sujet souverain, un sujet au sens d’un individu conscient de ses actes et de ses pensées. Car, comme l’a souligné Husserl, la constitution peut certes être présentée comme l’œuvre d’un sujet, mais à condition de préciser que ce sujet constituant est un sujet collectif, qui en outre s’ignore comme constituant, et qui enfin est lui-même constitué par le monde qu’il constitue. Le sujet constituant est un sujet collectif puisqu’un monde constitué n’est un monde que dans la mesure où il est commun. Le sujet collectif qui élabore un monde commun s’ignore comme constituant puisqu’un monde ne se révèle comme monde que dans la mesure où il est déjà constitué. Le sujet constituant est lui-même constitué par le monde qu’il constitue en ce sens qu’il tient son pouvoir constituant de son appartenance à un monde. Bref la constitution d’un monde, d’après la phénoménologie, est une œuvre profondément énigmatique car elle est le fait d’une diversité de sujets qui façonnent ensemble, mais à leur insu, un monde qui leur est commun et qui les constitue comme sujet appartenant au monde qu’ils constituent. C’est bien ce que suggère Tocqueville par sa manière de décrire la mise en forme et en sens de la société démocratique. Reprenons les différents points qui caractérisent la manière dont la phénoménologie pense le monde, afin de les confronter avec la philosophie politique de Tocqueville.
6D’après la phénoménologie, l’appartenance au monde est originellement une appartenance à un monde qui semble « naturel » mais qui n’a rien de naturel. De même pour Tocqueville. Qu’il s’agisse d’une forme d’aristocratie, telle la Cité grecque, l’empire romain ou la société féodale, ou qu’il s’agisse d’une forme de la démocratie moderne, chaque mode du vivre ensemble, chaque régime au sens large que Tocqueville donne à ce terme, est un monde qui semble ordinairement, aux yeux de ses membres, « naturel », et dès lors ne leur apparaît pas immédiatement, habituellement, comme monde. Ce qui semble « naturel » aux yeux de l’homme aristocratique, par exemple l’ordre hiérarchique qui structure la coexistence des hommes, ou bien ce qui semble « naturel » aux yeux de l’homme démocratique, par exemple le désir d’indépendance qui anime les individus, n’est en rien « naturel ». Ce qui semble « naturel » aux yeux d’un sujet plongé au sein d’un monde aristocratique, ou démocratique, Tocqueville l’appréhende comme « constitué » dans un sens qui annonce celui que la phénoménologie lui conférera.
7D’après la phénoménologie, la constitution d’un monde est une œuvre humaine qui est essentiellement collective. De même pour Tocqueville. Il considère en effet que c’est par leurs actions que les hommes engendrent les principes d’un monde commun, que c’est par leurs actions qu’au cours de l’époque moderne ils ont fait naître entre eux des rapports nouveaux, fondés sur un principe d’égalité, d’autonomie, d’indépendance individuelle. Que l’action constitutive du monde démocratique soit collective, Tocqueville le souligne en montrant qu’elle suppose une destruction collective des anciennes hiérarchies, une contestation collective de l’argument d’autorité, un désir collectif de desserrer les liens communautaires.
8D’après la phénoménologie, la constitution d’un monde est une œuvre collective qui s’accomplit en s’ignorant comme constituante. De même pour Tocqueville. Il décrit en effet les actions constitutives du monde démocratique, qui se sont formées à l’aube des Temps Modernes, comme des actions qui ne se réfléchissaient pas comme constitutives d’un monde nouveau ou d’un nouveau régime. La lente destruction des anciennes hiérarchies prétendument naturelles s’ignorait en effet comme formation d’un monde ou d’un régime fondé sur un principe d’égalité des conditions ; la contestation progressive des autorités qui étaient en principe incontestables s’ignorait initialement comme formation d’un monde ou d’un régime fondé sur un principe d’autonomie ; les attitudes diverses qui s’émancipaient peu à peu de la vie strictement communautaire s’ignoraient comme formation d’un monde ou d’un régime fondé sur un principe d’indépendance individuelle.
9D’après la phénoménologie, la constitution d’un monde est l’œuvre d’un sujet collectif qui s’ignore comme constituant et qui appartient lui-même au monde qu’il façonne. De même pour Tocqueville. S’il est vrai que la mise en sens du monde comme monde démocratique est une œuvre collective, qu’elle relève d’une action constituante, il est vrai aussi, d’après Tocqueville, que c’est en raison de leur appartenance à un monde qui a déjà commencé à se démocratiser que des hommes peuvent être poussés à abolir les anciennes hiérarchies, à contester la sacralisation des autorités, et à s’émanciper de leurs appartenances communautaires.
- 4 Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1988, (...)
- 5 D’après Husserl, le moi constituant le monde a toujours déjà accompli une aperception de (...)
- 6 Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 133.
- 7 Ibid., p. 135.
10De même que Husserl, Tocqueville a suggéré la « structure paradoxale que Heidegger mettra partout en évidence »4 : la structure paradoxale d’un sujet qui appartient à un monde5. La structure d’un sujet qui appartient à un monde est paradoxale car elle implique une « donation de sens » qui est « simultanéité de la liberté et de l’appartenance »6 et non pas « l’œuvre d’un moi souverain »7, ni l’œuvre d’un monde qui s’ordonnerait en un monde par lui-même, sans le concours des hommes. Que le monde soit indissociablement constitué et constituant, qu’il constitue ceux-là mêmes qui le constituent par leurs actions collectives, que le sujet collectif constituant soit constitué comme sujet appartenant à un monde, c’est bien ce que Tocqueville met en évidence en montrant que la constitution d’un monde est l’œuvre collective d’une humanité qui appartient déjà à un régime, à une modalité particulière du vivre-ensemble. De même que la structuration hiérarchique du vivre-ensemble est à la fois la condition et l’effet des manières aristocratiques de vivre, d’agir, de penser et de sentir, de même l’égalisation des conditions : elle est à la fois la condition et l’effet des mœurs démocratiques. Ce qui revient à dire, dans les termes de Heidegger, que, d’après Tocqueville, l’homme est ce qu’il est d’être ouvert à un monde, non pas du tout au sens où il serait un contenu dans un grand contenant, ni au sens où il serait le créateur de son monde ou l’auteur de son ouverture à un monde, mais bien plutôt au sens où il est pris dans une ouverture qu’il ne fait pas, appartient à un dévoilement qui le précède, le transcende et le sollicite.
La transcendance des principes constitutifs d’un régime
11En tant que sujet qui appartient à un monde, à un régime, l’être humain ne peut en aucune façon, d’après Tocqueville, être pensé comme un sujet souverain qui déciderait du sens de sa propre existence ou du sens de données objectives. Il est certes sujet, source de sens, mais il n’est source de sens que dans la mesure où il appartient à un monde déjà donné et déjà doué de sens. Il ne peut s’engager que dans la mesure où il est déjà engagé dans un ensemble de possibilités déjà déterminées. Ses activités, ses projets, ses initiatives, ses créations portent déjà la marque d’une forme de société, d’un monde indissociable d’un régime politique. Bref l’existence humaine, d’après Tocqueville, se caractérise essentiellement par ce que Heidegger appellera la déréliction, le « fait d’être jeté » (Geworfenheit) : elle est toujours déjà « jetée » au sein d’un mode de la coexistence.
12Dire que l’existence humaine est toujours déjà inscrite dans un monde indissociable d’un régime, c’est dire que les principes qui sont au fondement d’un régime ne sont pas simplement d’origine humaine. Ils ne sont pas le fruit d’une décision humaine puisqu’ils sont eux-mêmes constitutifs d’un type d’humanité. Ils n’ont pas été imposés par un pouvoir puisqu’ils sont eux-mêmes constitutifs d’un type de pouvoir. Les lois édictées par un pouvoir, voulues par un législateur, supposent toujours une vie en commun déjà régie par des principes fondateurs du vivre-ensemble, d’un type de pouvoir, d’un type d’humanité, de même que toute parole suppose un langage.
13Toutefois, que les hommes ne puissent être la source du dévoilement en lequel s’inscrivent leurs manières d’exister, leurs initiatives, leurs actions, n’est-ce pas précisément ce que tend à nier l’homme démocratique ? Telle est en effet, d’après Heidegger, l’attitude la plus spontanée de l’homme moderne : récuser toute forme de transcendance en considérant que l’homme est la source de son ouverture au monde, donc le fondement de sa manière d’être. Attitude proprement moderne exprimée par toute philosophie qui affirme la primauté de la conscience, mais aussi, précise Heidegger, par le marxisme. « Être radical, écrit en effet le jeune Marx, c’est prendre la chose même par la racine [die Sache an der Wurzel fassen]. Mais la racine, pour l’homme, c’est l’homme même ». Commentant cette phrase, Heidegger écrit (en rejoignant, sur ce point, Sartre) :
En tout cas le jeune Marx estimait lui-même qu’en affirmant que « l’homme est la racine de l’homme », il exprimait la pensée qui est au fondement de la démocratie moderne :
- 9 Marx, « Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie », Die Frühschriften, S (...)
La démocratie, écrit-il, se rapporte à toutes les autres formes d’État comme à son Ancien Testament. L’homme n’est pas le produit de la loi, mais la loi le produit de l’homme […]. C’est la différence fondamentale de la démocratie9.
14Comme Heidegger, Tocqueville critique l’anthropocentrisme moderne. Mais il loue la démocratie moderne dans la mesure où elle peut ouvrir les hommes à une dimension qui transcende leurs volontés arbitraires et leurs opinions individuelles et collectives, et par conséquent contrarie leur inclination à adopter l’attitude d’un sujet souverain. Dans quelle mesure peut-elle déprendre de l’apparente confusion entre l’idée d’autonomie et l’idée de l’homme comme fondement de la loi ?
15Le principe hiérarchique ne peut, par principe, laisser apparaître une origine humaine. Il signifie en effet que la hiérarchie est principe fondateur des relations humaines, donc que les hommes sont originellement, naturellement, inégaux. Si les hiérarchies qui structurent une société aristocratique laissaient deviner une origine humaine, elles démentiraient le principe hiérarchique sur lequel elles se fondent puisqu’elles suggéreraient qu’avant la décision humaine de les instaurer, les hommes étaient naturellement égaux. Toute doctrine contractualiste de l’origine des pouvoirs est une mise en question de l’aristocratie. Le principe hiérarchique implique nécessairement un principe d’hétéronomie. En revanche, le principe d’égalité qui est au fondement de la démocratie, le principe d’une égalité des conditions, est lié à un principe d’autonomie, qui peut laisser accroire que les principes fondateurs de la démocratie sont simplement d’origine humaine, qu’ils sont simplement le fruit d’une décision collective, qu’ils ont été inventés de toutes pièces par des hommes qui auraient enfin compris que les aristocraties ne sont que « l’Ancien Testament de la démocratie », que celle-ci est la vérité de celles-là car elle érige enfin l’homme en fondateur de la loi. Cependant, si les principes fondateurs de la démocratie peuvent inciter à penser que l’homme est la racine de l’homme, c’est justement dans la mesure où ils sont porteurs d’une illusion. En quel sens l’idée d’une origine simplement humaine de la loi, qui tend certes à se répandre dans les pays démocratiques, relève-t-elle d’une illusion ? Dans quelle mesure la démocratie peut-elle conjurer cette illusion prométhéenne, liée à une perversion du sens démocratique de l’autonomie ?
16Le principe d’égalité qui est au fondement de la démocratie ne saurait trouver son origine dans une loi votée au sein d’un parlement, puisque la formation d’un parlement le présuppose. Une Constitution peut « déclarer » que les hommes sont égaux, mais elle ne peut être à la source du principe d’égalité puisqu’elle suppose elle-même une procédure fondée sur un principe d’égalité. De même pour le principe d’autonomie et d’indépendance individuelle qui sont inséparables du principe d’égalité : toute loi votée démocratiquement, toute Constitution démocratique, les présupposent. Dira-t-on que les principes fondateurs de la démocratie ont été conçus avant la formation de l’État démocratique, avant la promulgation des Constitutions démocratiques ? Qu’ils ne proviennent pas de la volonté d’un législateur mais de celle d’un peuple qui s’est délivré des principes aristocratiques ?
- 10 Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », Essais sur le politique, Paris, Seuil, 198 (...)
17Certes, les hommes ont commencé à s’égaliser, à se rendre autonomes et indépendants les uns des autres avant de se découvrir égaux en droit, autonomes et indépendants en principe. L’action humaine est en effet constitutive (ou configuratrice) d’un monde. Mais il est vrai aussi, comme s’attache à le souligner Tocqueville, que c’est d’être ouvert à un monde qui se démocratise, qui est déjà régi par un principe d’égalité, que l’homme démocratique désire l’égalisation des conditions, aspire à l’autonomie et à son indépendance. En tant qu’ils sont constitutifs d’une ouverture au monde, d’un mode de la coexistence, les principes fondateurs d’un régime ne sauraient résulter simplement de décisions individuelles ou collectives. Force est de reconnaître que « l’humanité s’ouvre à elle-même en étant prise dans une ouverture qu’elle ne fait pas »10. Que les principes démocratiques eux-mêmes, parmi lesquels le principe d’autonomie, sont inséparables d’un principe d’hétéronomie, qui ne se laisse certes pas confondre avec le principe proprement aristocratique d’hétéronomie car il n’implique aucune référence à une origine divine de la loi, mais exprime seulement la transcendance d’un mode d’ouverture (d’un monde) par rapport aux manières humaines d’exister et de coexister. Dans quelle mesure la démocratie peut-elle conjurer l’illusion d’une origine simplement humaine de ses propres principes ? Dans quelle mesure peut-elle surmonter l’alternative d’après laquelle la loi est soit simplement d’origine divine soit simplement d’origine humaine ? Dans quelle mesure peut-elle, après avoir aboli le sens aristocratique de la transcendance, préserver un sens de la transcendance au cœur du vivre-ensemble ?
Le monde proprement humain comme monde « dénaturalisé »
- 11 Cf. Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986, p. 224 sq., (...)
18Appartenir à un monde déjà donné et déjà sensé signifie, d’après la phénoménologie, se mouvoir, de prime abord et habituellement, au sein d’un comprendre, au sein d’une compréhension du monde et de notre humanité. C’est bien ce que montre Tocqueville. Chaque régime – chaque aristocratie, chaque démocratie (ou chaque régime mixte : en partie aristocratique, en partie démocratique) – repose à ses yeux sur une compréhension du monde et de l’humanité de l’homme. Cependant, d’après la phénoménologie, si la compréhension d’un monde déterminait de part en part l’expérience du monde, si la compréhension de notre humanité déterminait de part en part notre expérience de l’humain, le comprendre enfermerait ceux qui se meuvent en lui dans une intelligibilité strictement circulaire. La donation de sens ne serait plus « simultanéité de la liberté et de l’appartenance » : la liberté s’effacerait au profit de l’appartenance. L’appartenance à un monde ne ferait pas place à une expérience de la transcendance radicale : le monde se confondrait avec la compréhension dans laquelle il se donne. C’est ce qui tend à se produire quand le monde et le sens de notre existence deviennent familiers ou évidents, comme c’est le cas, d’après Heidegger, au sein du monde de la préoccupation quotidienne, ou au sein d’un monde régi par la technique, où, d’après Husserl, au sein du monde naturel. Au sein du monde quotidien ou naturel (habituel, familier), l’être humain n’exerce pas encore son essentielle liberté ou, selon les termes de Heidegger, existe de manière « impropre ». Le monde ne reste humain, ne fait droit au « proprement humain », que dans la mesure où il n’enferme pas ses membres en lui, c’est-à-dire dans la mesure où il est toujours susceptible de les éveiller à une dimension de l’expérience humaine qui échappe à la compréhension « naturelle » au sein de laquelle ils se meuvent toujours déjà. Le monde quotidien est dit « naturel » en ce sens qu’il tend à se clore sur lui-même, à enfermer ses membres dans une intelligibilité circulaire, dans les évidences d’une compréhension commune, mais en tant que monde humain, le monde est toujours déjà « dénaturalisé » : sa clôture est toujours déjà brisée11. Cette brisure est ressentie, d’après la phénoménologie, à l’occasion de quelques expériences, telle l’expérience du temps, de soi, de la nature (comme nature « brute et sauvage »), du beau ou du sublime, de la pensée, d’autrui. De telles expériences peuvent certes se prêter à une compréhension « naturelle », mais elles peuvent aussi laisser émerger une dimension qui reste insaisissable, qui transcende toute conceptualisation. Toute société humaine qui reste humaine, vivante, peut ouvrir à l’énigme, à la transcendance radicale de ce qui échappe à la compréhension du monde qu’elle est, dans la mesure où en toute société humaine, vivante, les hommes peuvent faire l’épreuve, du moins tacitement, d’une dissolution des repères institués. Or cette épreuve ouvre à une forme nouvelle de transcendance. Non plus la transcendance des principes fondateurs d’un monde et d’un type d’humanité, mais la transcendance du monde et de l’humain par rapport à toute compréhension du monde et de notre humanité. Or cette expérience de la transcendance radicale – cette expérience de « la brisure de la clôture », pour reprendre l’expression de Castoriadis, où l’expérience de « la suspension de l’attitude naturelle », pour parler comme Husserl – ouvre la pensée à la transcendance des principes et à une interrogation sur le monde et sur l’humanité de l’homme. Dans quelle mesure l’aristocratie et la démocratie rendent-elles possibles des expériences qui ouvrent à la transcendance radicale, c’est-à-dire à la transcendance du monde et de notre humanité ?
19Avant d’aborder cette question, tentons de préciser en quel sens, pour Tocqueville comme pour la phénoménologie, l’appartenance à un monde suppose l’appartenance à une compréhension « naturelle » du monde et de notre humanité, et en quel sens, pour Tocqueville comme pour la phénoménologie, cette compréhension « naturelle » implique une intelligibilité circulaire.
La compréhension « naturelle » d’un monde
- 12 Cf. Heidegger, Sein und Zeit, § 32.
20D’après la phénoménologie, l’appartenance à un monde implique en quelque sorte une médiation immédiate. Elle signifie en effet que les rapports habituels que les hommes entretiennent avec le monde et entre eux sont immédiatement médiatisés par une compréhension du monde et d’eux-mêmes. Comme l’a longuement souligné Heidegger, les choses rencontrées au sein du monde quotidien appartiennent d’emblée à des finalités déjà comprises12. Certes nous usons de choses dont nous ne comprenons pas le fonctionnement, mais elles s’inscrivent d’emblée dans un contexte sensé. L’expérience brute du non-sens peut sans doute surgir, mais elle ne relève pas, même si elle la hante, de l’expérience quotidienne ou habituelle.
- 13 Heidegger, « La chose », Essais et conférences, Paris, Gallimard (Tel), 1958, p. 211.
21Soit le rapport aux objets d’usage tel qu’il est décrit par Tocqueville. Le monde aristocratique est un monde divinisé. Ce qui signifie qu’en son sein la nature et le surnaturel, l’ici-bas et l’au-delà, ne peuvent se dissocier radicalement l’un de l’autre. La matière dont sont faits les objets d’usage renvoie à une nature qui elle-même suggère une présence surnaturelle ou un fond qui échappe à toute explication. Chaque objet d’usage renvoie en outre à la classe pour lequel il est fabriqué, laquelle renvoie à une hiérarchie, qui renvoie à un au-delà de ses membres. Les objets doivent faire preuve d’une perfection et d’une durabilité qui évoquent un temps immuable, par-delà la succession des individus et des générations. Bref, en un monde aristocratique, la chose d’usage, selon l’expression de Heidegger « retient la terre et le ciel, les divins et les mortels »13. Alors que « le jeu des Quatre » (terre et ciel, mortels et divins) constitue pour Heidegger un ensemble immémorial, il ne s’insère, d’après Tocqueville, que dans le monde aristocratique. Car le monde démocratique est un monde dédivinisé ou désenchanté. Les objets d’usages n’y sont plus le produit d’un artisanat mais, en général, de la grande industrie. Leurs matières évoquent de moins en moins les matériaux naturels habituels (terre, bois, pierre) : elles renvoient de moins en moins à la nature et de plus en plus à des procédés chimiques. En raison même des progrès de la technique, ils ne sont plus faits pour durer.
- 14 Tocqueville, DA, II, 1, 8.
Je rencontre un matelot américain et je lui demande pourquoi les vaisseaux de son pays sont construits de manière à durer peu, et il me répond sans hésiter que l’art de la navigation fait chaque jour des progrès si rapides, que le plus beau navire deviendrait bientôt presque inutile s’il prolongeait son existence au-delà de quelques années14.
Les objets d’usage renvoient à un temps éprouvé comme progrès continu, et non plus à un temps immuable. Ceux qui sont produits en série sont en principe accessibles au plus grand nombre, en sorte qu’ils participent à un processus d’homogénéisation de tous les citoyens tenus pour des égaux en tant qu’hommes. Bref, en démocratie comme en aristocratie, l’outil présuppose l’ouverture d’un monde. Le rapport à un outil suppose un mode de dévoilement, qui n’est pas le fait de l’homme mais qui lui est assigné par le monde (le régime) auquel il appartient et auquel il est d’ores et déjà ouvert.
- 15 Tocqueville, DA, II, 1, 11.
22De même le rapport aux œuvres d’art. Tocqueville fait ressortir une différence profonde entre la compréhension habituelle de l’œuvre au sein de la société aristocratique chrétienne et au sein d’une démocratie. Dans la société médiévale chrétienne, l’art est un service rendu à la divinité. L’œuvre d’art est perçue comme œuvre d’art dans la mesure où elle est comprise comme destinée à faire ressentir une présence divine, ou à être le support d’une attitude de piété, ou à rendre un hommage à une divinité protectrice ou un Saint : elle est en elle-même d’essence religieuse. Quand les mœurs se démocratisent, l’art et le religieux se scindent l’un de l’autre. La divinité n’est plus présente ici-bas à travers une hiérarchisation, elle est déterminée a priori par une invisibilité de principe : elle devient irreprésentable par principe. L’idée de rendre la nature telle qu’elle apparaît, pour elle-même, prend sens. Les artistes visent alors une réalité tangible et temporelle plutôt qu’une réalité idéale et éternelle15. L’œuvre n’est plus liée à un culte, elle devient un objet esthétique. Or percevoir l’œuvre comme un objet esthétique, c’est adopter une attitude qui est celle d’un sujet qui entend juger l’œuvre par lui-même, c’est se comprendre comme sujet, se rapporter à soi-même comme à un sujet appelé à juger en toute indépendance. En aristocratie comme en démocratie, le simple rapport aux œuvres d’art trahit d’emblée une compréhension de l’au-delà, de la nature, de l’humanité de l’homme, bref la compréhension d’un monde ou un mode de dévoilement.
23Les rapports que les hommes nouent entre eux sont également pénétrés d’un comprendre préalable. La compréhension qui guide les rapports humains est fondée en aristocratie sur un principe hiérarchique, en démocratie sur un principe d’égalité. Elle est certes implicite, elle imprègne les attitudes indépendamment des conceptions explicites. Quand les mœurs commencent à se démocratiser, quand le principe d’égalisation œuvre au sein même d’une aristocratie, l’idée d’une similitude essentielle des hommes peut émerger, s’imposer à l’esprit alors que les corps restent encore aristocratiques dans leurs réflexes et leurs attitudes quotidiennes.
- 16 Kant, Kritik der praktischen Vernunft, Werke in zwölf Bänden, Frankfurt am Main, (...)
Fontenelle dit : « devant un grand je m’incline, mais mon esprit ne s’incline pas ». Je puis ajouter : devant un inférieur, un homme du commun en qui je remarque une droiture élevée à un degré que je n’ai pas conscience d’atteindre moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, et si haut que je redresse la tête pour que la supériorité de mon rang ne passe pas inaperçue16.
Une semblable distorsion entre les idées et les attitudes peut se produire également en démocratie : une critique des principes de la démocratie peut aller de pair avec une attitude « naturellement » démocratique.
- 17 Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 374.
Il se peut, par exemple, que chez tel ou tel le mépris affiché pour les élections, pour les décisions d’une majorité, pour la démagogie des partis, s’allie avec un désir d’indépendance, une liberté de pensée et de parole, une sensibilité à autrui, une investigation de soi, une curiosité pour les cultures étrangères ou disparues, qui portent la marque de l’esprit démocratique17.
- 18 Husserl, « Recherche V », Recherches logiques, § 11.
- 19 Heidegger, Sein und Zeit, § 34.
- 20 Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », Questions III, Paris, Gallimard, 1966 ; Wegmarken, Francfort (...)
24D’après la phénoménologie, l’homme se meut déjà dans un comprendre dès lors qu’il pense, juge, agit, fabrique, mais aussi dès lors qu’il perçoit quelque chose, et même dès lors qu’il ressent quelque chose. Ses sensations et son affectivité sont d’emblée animées d’intentions, qui elles-mêmes sont d’emblée orientées par un comprendre implicite, comme en témoigne le fait qu’il est toujours déjà au-delà de ses sensations pures ou brutes : les impressions qui s’impriment sur son corps physique ou organique lui restent habituellement étrangères. Husserl : « je n’entends pas des sensations auditives mais la chanson de la cantatrice »18. De même Heidegger : l’homme « entend parce qu’il comprend »19. Le corps humain envisagé comme corps humain n’est pas un corps physique ou organique : « le corps de l’homme [der Leib des Menschen] est quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal »20.
25Le corps humain est essentiellement autre que l’organisme animal car la sensibilité humaine est en elle-même imprégnée d’un comprendre. C’est également ce que suggère Tocqueville quand il distingue les manières démocratiques de sentir et les manières aristocratiques de sentir. Récusant toute conception naturaliste de la sensibilité humaine, il s’attache en effet à montrer que celle-ci a une histoire, qu’il y a des passions et des envies proprement aristocratiques, et des passions et des envies proprement démocratiques ; des penchants et des instincts qui sont étrangers aux peuples aristocratiques et sont habituels au sein d’une démocratie ; des désirs et des jouissances qui se répandent dans une démocratie et qui sont ignorés au sein d’une aristocratie ; des plaisirs qui sont prisés en aristocratie et méprisés en démocratie ; des sentiments qui ont disparu quand les conditions se sont égalisées, et des sentiments auxquels la démocratie a donné naissance, tel le sentiment de pitié éprouvé à la vue de la souffrance de l’autre homme perçu comme un semblable en tant qu’homme, qui qu’il soit.
26D’après la phénoménologie, la « donation de sens » constitutive d’un monde est « simultanéité de la liberté et de l’appartenance », et non pas « l’œuvre d’un moi souverain ». Mais comment l’appartenance ne l’emporterait-elle pas sur la liberté s’il est vrai que c’est dans le cadre d’une compréhension du monde que l’être humain pense, agit, perçoit et sent ?
L’expérience « naturelle » d’un monde
27D’après la phénoménologie, nous ne comprenons que sur la base d’une expérience. Soit la religion. Comme l’écrit Patočka :
- 21 Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Lagrasse, Verdier, 1 (...)
L’homme de l’époque dédivinisée voit non seulement d’autres choses mais encore autrement que celui qui peut dire panta pléré theón (« tout est plein de dieux ») ou qui invite l’étranger à entrer dans la cuisine parce que là aussi il y a des dieux21.
Si les membres d’une aristocratie comprennent le monde comme monde divinisé, enchanté, c’est précisément parce qu’ils y font l’expérience concrète d’un monde habité par les dieux. Dans leur vie quotidienne, ils voient de leurs yeux et ressentent dans leur corps, de prime abord et habituellement, la présence sensible du divin. Cependant l’homme démocratique vit dans un monde dépourvu de toute dimension sacrée ou surnaturelle. Il va de soi à ses yeux que le sensible est simplement sensible, que l’au-delà est à proprement parler au-delà, que l’invisible est par principe irreprésentable ; et que l’expérience religieuse ne peut être que l’expérience d’un invisible de principe ou d’une transcendance radicale.
- 22 Tocqueville, DA, II, 3, 1.
28Soit le rapport à autrui. Quand la hiérarchie est le principe du vivre-ensemble, « on ne voit ses semblables que dans les membres de sa caste »22. L’idée d’une similitude essentielle des hommes, distincte de leur similitude spécifique (de la similitude qui les caractérise en tant que membres d’une même espèce animale), reste abstraite dans les sociétés aristocratiques car l’expérience elle-même y révèle que les hommes, en dépit de leur commune animalité, sont évidemment et prodigieusement différents les uns des autres.
- 23 Tocqueville, DA, II, 1, 3.
Lorsque les conditions sont fort inégales, et que les inégalités sont permanentes, les individus deviennent peu à peu si dissemblables, qu’on dirait qu’il y a autant d’humanités distinctes qu’il y a de classes ; on ne découvre jamais à la fois que l’une d’elles, et, perdant de vue le lien général qui les rassemble toutes dans le vaste sein du genre humain, on n’envisage jamais que certains hommes et non pas l’homme23.
L’appartenance à une humanité commune, universelle mais irréductible à l’espèce, n’est pas éprouvée, du moins de prime abord et habituellement.
- 24 Tocqueville, DA, II, 3, 1.
Chez un peuple aristocratique, chaque caste a ses opinions, ses intérêts, ses droits, ses mœurs, son existence à part. Ainsi, les hommes qui la composent ne ressemblent point à tous les autres ; ils n’ont point la même manière de penser ni de sentir, et c’est à peine s’ils croient faire partie de la même humanité24.
- 25 Ibid.
L’homme qui habite les pays démocratiques ne découvre, au contraire, près de lui, que des êtres à peu près pareils ; il ne peut donc songer à une partie quelconque de l’espèce humaine, que sa pensée ne s’agrandisse et ne se dilate jusqu’à embrasser l’ensemble25.
Bref au sein d’un monde aristocratique, l’idée d’inégalité tend à s’imposer « naturellement » car l’expérience elle-même révèle des différences prodigieuses et essentielles entre les hommes, tandis qu’en régime démocratique l’idée d’une égalité des conditions semble étayée sur un simple constat empirique, sur l’évidence sensible de la similitude de tous les membres de l’espèce humaine, comme si l’égalité était « naturelle ». C’est parce qu’il voit autour de lui des hommes qui ont des manières de penser et de sentir profondément différentes que l’homme aristocratique se laisse imprégner par l’idée d’une inégalité « naturelle » entre les hommes ; et c’est parce qu’il ne découvre près de lui que des êtres « à peu près pareils » que l’homme démocratique, de prime abord et habituellement, est enclin à penser que tous les hommes sont naturellement égaux.
« Le cercle de l’intelligibilité quotidienne »
29C’est seulement sur la base d’une expérience que nous comprenons, mais il est vrai aussi, d’après la phénoménologie, que l’expérience quotidienne d’un monde n’est pas elle-même « naturelle » : elle est intrinsèquement liée à une compréhension du monde. Celle-ci semble « naturelle » (évidente) dans la mesure même où elle semble directement issue de l’expérience, c’est-à-dire dans la mesure où l’expérience elle-même semble « naturelle ». De prime abord et habituellement, nous comprenons à partir de ce que nous percevons directement, à partir d’un donné préalable, et nous percevons à partir de ce que nous comprenons. Les membres d’une aristocratie ne se verraient pas comme des êtres naturellement, substantiellement ou essentiellement différents les uns des autres, si différents qu’ils soient effectivement, s’ils n’étaient animés d’une compréhension aristocratique du monde et de leur humanité ; de même que les citoyens d’une démocratie ne se sentiraient pas essentiellement semblables en tant qu’hommes, si semblables qu’ils soient effectivement, s’ils n’étaient imprégnés d’une compréhension démocratique du monde et de l’humain. Chacun comprend à partir de ce qu’il voit, mais voit à partir d’une compréhension préalable.
30Ce n’est évidemment pas parce qu’il aurait acquis le sens de l’observation, la capacité de se rapporter aux faits eux-mêmes, que l’homme démocratique découvre autour de lui un monde désenchanté, dédivinisé. C’est parce qu’il est imprégné d’une compréhension démocratique du monde qu’il est enclin à dénoncer comme trompeuses toutes les apparences du surnaturel, à bannir les formes du sacré, à se méfier des manifestations sensibles qui semblent faire miroiter une présence surhumaine parmi les hommes.
- 26 C’est du reste, comme l’a montré Rémi Brague de manière incontestable, c’est-à-dire par d (...)
31Ce n’est pas non plus parce que son regard aurait acquis la capacité de se déprendre des différences accidentelles, de les contourner et d’aller droit à l’essentiel, que l’homme démocratique en serait arrivé à percevoir d’emblée l’homme en chaque homme, et ainsi à s’ouvrir à l’idée de la similitude des hommes. Le regard aristocratique n’était nullement borné, n’était démuni ni du pouvoir d’observation ni de la faculté d’abstraction, et prétendait lui aussi aller droit à l’essentiel en contournant l’accidentel. Mais il était guidé par une compréhension d’après laquelle, s’agissant de l’humanité de l’homme, l’essentiel ne réside pas dans l’universel, dans ce que tous les hommes ont de fait en commun, mais dans des manières de vivre et de penser qui sont conformes à l’ordre du monde. Dans cette perspective, l’homme abstrait de ses appartenances particulières, l’homme sans détermination, est soit une abstraction vide soit le membre d’une espèce animale ; soit une universalité abstraite soit une brute. L’essentiel ne réside pas dans l’universel mais dans des manières particulières, tandis que l’universel ne réside pas dans l’essentiel mais simplement dans la commune appartenance à une même espèce. Dans cette compréhension de l’humanité de l’homme il va de soi que des hommes peuvent parfaitement avoir figure humaine sans être vraiment des hommes26. Par contre, au sein du monde démocratique (dans la mesure où les mœurs y restent démocratiques), les hommes se perçoivent comme essentiellement semblables en tant qu’hommes parce qu’ils sont guidés par l’idée d’une universalité essentielle des hommes.
- 27 Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard, 1971, p. 49. Die Frage n (...)
32L’homme aristocratique et l’homme démocratique ne perçoivent pas le même monde car ils ne le perçoivent pas dans le cadre d’une même compréhension du monde. Ils n’ont pas l’un et l’autre la même expérience de l’humanité de l’homme car ils n’ont pas la même compréhension de leur humanité. Toutefois l’un et l’autre sont, de prime abord et habituellement, animés par la croyance immédiate de percevoir simplement et directement le monde tel qu’il se présente, et l’autre homme tel qu’il se présente. En faisant ressortir l’inscription de l’expérience quotidienne du monde et de l’humanité en l’homme dans une compréhension du monde et de l’humain, Tocqueville fait ressortir très précisément cela même que Heidegger appellera « le cercle de l’intelligibilité quotidienne »27.
- 28 Tocqueville, DA, II, 3, 17.
33L’homme aristocratique est prisonnier d’une intelligibilité circulaire quand il croit que le principe hiérarchique est justifié par le fait empirique et évident que « les hommes sont prodigieusement dissemblables »28. De même l’homme démocratique. Lui aussi est victime d’une intelligibilité circulaire quand il croit que c’est le constat évident d’une similitude des hommes qui conduit tout naturellement à l’idée démocratique d’égalité, quand il croit que l’égalité est « naturelle », quand il croit préalablement à toute interrogation que l’idée d’une similitude essentielle des hommes va de soi.
34Dès lors qu’il s’emprisonne dans une intelligibilité circulaire, l’homme démocratique est porté à croire que l’homme aristocratique ne soumet pas sa pensée aux faits, ne voit pas ce qui se montre pourtant à ses propres yeux. Il est dès lors incité à penser que la sortie hors du monde médiéval – l’entrée dans un monde qui se dédivinise et au sein duquel les hommes commencent à se reconnaître comme des semblables en tant qu’hommes – témoigne d’une victoire contre l’obscurantisme, et que la science positive, objective, expérimentale, fondée sur l’observation des faits, est en mesure de vaincre les ténèbres.
- 29 Tocqueville, DA, II, 1, 3.
35En démocratie, l’idée de la similitude des hommes semble aller de soi car elle semble directement issue de l’expérience. Pourtant elle ne vient pas de l’expérience, puisqu’elle ne désigne pas la similitude empirique des membres de l’espèce humaine. Que ceux-ci soient semblables en tant que membres d’une même espèce, que le concept d’humanité entendu comme concept empirique englobent des êtres qui sont semblables en tant qu’ils relèvent d’un même concept empirique, voilà ce qui ne fait aucun doute au sein des aristocraties les plus aristocratiques. En revanche l’idée démocratique de la similitude des hommes ne s’est formée qu’à l’aube de la démocratie moderne : à cette idée de la similitude des hommes, même « les génies les plus grands et les plus vastes de Rome et de la Grèce n’ont jamais pu arriver »29. Ils ne pouvaient y arriver car elle suppose l’instauration de l’expérience démocratique du monde et de l’humanité de l’homme.
Le dispositif aristocratique et le dispositif démocratique de « naturalisation » du monde
36La vie au sein du monde « naturel » ou « quotidien » se caractérise aux yeux de Husserl et de Heidegger par une sorte d’enfermement au sein d’une intelligibilité circulaire car la « constitution » du monde s’ignore comme « constitution ». Le monde semble simplement donné, « naturel », précisément parce que la « constitution » d’un monde, enfouie dans la vie quotidienne, ne peut se former si elle ne s’intègre pas d’emblée dans le monde qu’elle façonne, et elle ne peut s’y intégrer sans s’y perdre, ni s’y perdre sans s’y engourdir. Certes, un monde humain n’est jamais purement et simplement « naturel ». Sa clôture est toujours déjà brisée, il peut laisser émerger une dimension qui transcende la compréhension « naturelle » dans laquelle il se présente de prime abord et habituellement. Mais il tend à se fermer sur lui-même, il est susceptible de capter les attitudes et de les soumettre à un dispositif sous l’effet duquel il se reproduit en quelque sorte mécaniquement. D’où vient ce danger qui menace de déshumaniser, ou de faire tomber l’existence humaine dans l’impropre ? Quelle est la source d’une telle « déchéance » ?
- 30 Husserl, L’origine de la géométrie, J. Derrida (trad.), Paris, PUF, 1974, p. 187-188.
37Au lieu de comprendre « activement », au lieu de réactiver le sens originaire des expressions, la pensée est encline à s’abandonner à une sorte de passivité. Les significations sont passivement reçues, s’associent d’elles-mêmes, et la pensée se laisse capter et engloutir par ces associations. La vie formatrice de sens déchoit très vite « dans un dire, écrit Husserl, et un lire purement assujettis aux associations »30.
- 31 Cf. Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme, p. 224 sq.
38Cette déchéance [Verfallen], qui pour Husserl menace constamment le développement scientifique, et qui pour Heidegger est au fondement même de la quotidienneté, est pour Tocqueville un danger qui est au cœur de tout régime politique. Toute forme de société, toute société politique, tend à se reproduire en produisant un type d’homme qui tend « spontanément », en dehors de toute réactivation du sens des significations reçues, à la reproduire31.
- 32 Tocqueville, DA, II, 3, 26.
Lorsque les citoyens sont divisés en castes et en classes, non seulement ils diffèrent les uns des autres, mais ils n’ont ni le goût ni le désir de se ressembler32.
En revanche, dans un état social démocratique, les hommes se sentent semblables les uns aux autres en tant qu’hommes, mais en outre ils désirent se rendre semblables les uns aux autres :
- 33 Tocqueville, DA, II, 3, 26.
Quand un peuple a un état social démocratique, […] les hommes se ressemblent, et de plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne pas se ressembler33.
Or le désir démocratique qui pousse les hommes à se rendre semblables les uns aux autres est coupé du sens démocratique originel de la similitude des hommes, qui ne réside nullement dans une similitude empirique (spécifique) mais bien plutôt dans une similitude essentielle qui était restée inconcevable tout au long des siècles aristocratiques.
39De même que les membres d’une humanité aristocratique peuvent sombrer dans une compréhension « passive » des significations aristocratiques, peuvent être mus par un désir de se différencier pour se différencier, peuvent répéter les significations religieuses comme des formules, confondre la vie religieuse avec des gestes de soumission mécaniquement répétés, réduire la transcendance religieuse aux formes fascinantes du sacré, de même les hommes qui vivent en démocratie peuvent recevoir passivement des significations devenues « évidentes », et se laisser emporter par un processus aveugle d’égalisation. Comment s’opère cette « naturalisation » qui suscite une « déchéance dans l’impropre » ?
40Tocqueville distingue une modalité proprement aristocratique et une modalité proprement démocratique de la « déchéance » ou de l’enfermement dans une intelligibilité circulaire. Comment s’opère la « naturalisation » du monde aristocratique ? Par une « naturalisation » des appartenances tenues pour essentielles, donc de la tradition, et par une divinisation du monde. Comment s’opère la « naturalisation » du monde démocratique ? Par un rejet de toutes les formes de transcendance, sous l’effet duquel la similitude des hommes en vient à prendre le sens d’une similitude simplement empirique ou spécifique.
41En aristocratie, les modes de vie sont régis par des appartenances de naissance. Chacun est censé penser, agir, sentir selon des appartenances qui n’ont rien de conventionnel, qui semblent liées à un ordre naturel du monde. Chacun se sent alors porté par les usages ancestraux auxquels il est tenu d’être fidèle, traversé par des manières de penser et d’agir qu’il doit perpétuer, dispensé d’avoir à se choisir, et éprouve dès lors sa subjectivité comme constituée par ses appartenances : je suis ce que je suis – je pense ce que je pense, j’agis comme j’agis, je ressens comme je ressens – en raison de mes propres appartenances. La conscience n’est pas première, mais l’incorporation.
42Divinisation du monde signifie sacralisation des hiérarchies. Les pouvoirs les plus élevés semblent directement reliés à un au-delà en raison de leurs manières de subjuguer. S’agissant des autorités légitimes moins élevées, telle l’autorité paternelle, elles sont reliées par la voie hiérarchique aux pouvoirs les plus élevés. Quel que soit son rang, une autorité tenue pour légitime reçoit les indices d’une hauteur qui la rend intouchable par ceux qu’elle dirige et lui confère une grandeur indiscutable.
- 34 Tocqueville, DA, II, 1, 17.
43En même temps que les autorités sont sacralisées par le lien qu’elles sont censées entretenir avec l’au-delà, les puissances célestes sont revêtues de formes terrestres par leur présence dans des autorités humaines. La divinisation aristocratique du monde va strictement de pair avec une mondanéisation des dieux. Toute aristocratie, même celle qui se prétend monothéiste, est fondamentalement païenne et implicitement polythéiste. « Un peuple aristocratique sera toujours enclin à placer des puissances intermédiaires entre Dieu et l’homme »34.
44Au sein d’une aristocratie, le monde tend à s’imposer comme « naturel », de même que le sens de l’existence humaine, dans la mesure où la tradition et les coutumes semblent relever d’un ordre naturel du monde, et dans la mesure où l’au-delà lui-même est présent dans l’ordre naturel du monde et dans les autorités. Tout autre est le dispositif de « naturalisation » en démocratie.
- 35 Tocqueville, DA, II, 1, 1.
45Quand les conditions s’égalisent, les appartenances naturelles (de naissance) et particulières paraissent inessentielles, tandis que la seule appartenance tenue pour essentielle, l’appartenance à l’humanité, ne s’impose plus comme une appartenance au sens strict. Chacun ressent sa propre subjectivité comme plus originelle que ses appartenances, comme plus originelle que ses manières habituelles de penser et d’agir. Or la sensation neuve que procure le pouvoir de suspendre toute adhésion, de se délier de toute assise, de tout destin, de tout engagement, peut aussi entraîner chacun à se considérer comme le fondement ultime de ses propres manières de penser et d’agir. Quand les coutumes « se dénaturalisent », les citoyens font l’épreuve de leur pouvoir de suspension, sont incités à se soustraire « aux maximes de famille, aux opinions de classe, et jusqu’à un certain point aux préjugés de nation », et en même temps qu’ils échappent à leur enfermement dans une vie communautaire, qu’ils se déprennent de l’argument d’autorité, ils sont, dans leur vie quotidienne, « sans cesse ramenés vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité » ; chacun veut « chercher par soi-même et en soi seul la raison des choses », bref chacun « n’en appelle qu’à l’effort individuel de sa raison »35. Les individus n’étant plus immergés dans leurs communautés, englobés dans une classe ou fixés à un rang, ni subjugués par le prestige d’une autorité sacralisée, sont tentés de se replier sur eux-mêmes pour y penser à partir d’eux-mêmes : « chacun se referme donc étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde » (ibid.).
- 36 Ibid.
46La dédivinisation du monde laisse deviner une origine humaine à la naissance des hiérarchies. Dès lors la sacralisation des autorités en vient à apparaître comme une imposture. Du coup les citoyens redoutent de s’en laisser accroire. Ils soupçonnent un artifice trompeur dans les manifestations qui, par leur éclat, leur faste ou leur solennité, évoquent une présence de l’au-delà. La pompe et la magnificence qui soulignent la majesté d’un pouvoir ne les bernent plus : ils n’y voient qu’une mise en scène humainement orchestrée en vue de fasciner des populations naïves : « cela leur donne peu de foi pour l’extraordinaire et un dégoût presque invincible pour le surnaturel »36.
47Ainsi se complaisent-ils à démasquer l’homme ordinaire et banal derrière les apparences de l’extraordinaire, du merveilleux ou de l’étrange. Cependant leur désillusion risque de les illusionner. Car elle peut les amener insensiblement à cultiver une aversion non pas seulement à l’égard des formes du sacré, qui contribuent à subjuguer ceux qui sont désignés pour servir ; non pas seulement à l’égard des apparences qui se donnent l’air de refléter les merveilles d’un monde céleste, mais aussi, plus généralement, à l’égard de toutes les figures de la transcendance. Quand l’au-delà éblouissait, le surnaturel et l’inexplicable se confondaient ; aussi, quand le dégoût presque invincible pour le surnaturel se développe, il s’étend presque irrésistiblement à l’inexplicable. Non seulement les citoyens qui se déprennent de l’emprise du sacré se refusent à percevoir la trace d’un autre monde dans ce qui dépasse l’intelligence humaine, mais « ils nient volontiers ce qu’ils ne peuvent comprendre », et sont portés à conclure « que tout dans le monde est explicable, et que rien n’y dépasse les bornes de l’intelligence » (ibid.). Bref la récusation du principe d’hétéronomie peut entraîner la consécration du principe de raison (nihil est sine ratione), donc un rejet irréfléchi de tous les phénomènes qui font signe vers un au-delà de l’homme.
48Le monde démocratique « se naturalise » sous l’effet d’un dispositif qui incite chacun à adopter la posture d’un sujet qui se veut le fondement ultime de ses pensées et de ses actes, et qui dès lors est animé par le désir de récuser tout ce qui semble le constituer, l’englober ou le dépasser. Bref le dispositif qui tend à « naturaliser » la société démocratique est un dispositif qui tend à transformer l’essence de l’homme en le faisant advenir comme sujet qui se prétend source souveraine du sens.
49La méfiance à l’égard des formes de la transcendance ne conduit plus seulement à une récusation du sacré au cœur des autorités mais également à une négation de tout au-delà de l’homme en l’homme, négation qui se traduit par l’affirmation de la similitude empirique des hommes, et par un désir de ressemblance empirique. Désir renforcé par l’isolement auquel peut conduire l’indépendance individuelle. Car l’impuissance et l’insignifiance de l’individu isolé peuvent susciter en lui le désir de se fondre dans le social. Plus il est isolé, plus il est capté par l’opinion commune. C’est précisément dans la mesure où il est isolé que l’individu est privé de la capacité de penser et d’agir par lui-même, et dès lors ne peut que penser comme on pense, se comporter comme on se comporte. Le on n’est pas le sujet de la quotidienneté en général, en toute société humaine, mais le sujet de la quotidienneté au sein des démocraties quand la vie quotidienne y devient prisonnière du dispositif démocratique de « naturalisation » du monde. En aristocratie, le sujet de la quotidienneté est le « nous » constitué par une « caste ». En démocratie, le sujet de la quotidienneté est le sujet impersonnel de l’opinion commune.
- 37 Tocqueville, DA, II, 2, 2.
- 38 Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 48.
50La société aristocratique est menacée de « déchéance » dans la mesure où elle est régie par une « métaphysique » qui met en demeure de diviniser le monde et de naturaliser les coutumes. La société démocratique est menacée de « déchéance » par une « métaphysique » qui met en demeure d’adopter à l’égard du monde la posture d’un Sujet qui prétend penser, juger et expliquer à partir de lui-même. Dans un cas comme dans l’autre, la « déchéance » est liée à un dispositif qui tend à naturaliser le monde, à imposer une intelligibilité circulaire. Cependant la « déchéance » aristocratique et la « déchéance » démocratique ne se manifestent nullement de la même manière. Car la naturalisation des appartenances et la divinisation du monde exigées par la « métaphysique » aristocratique conduisent à une « déchéance » dans l’improprement humain dans la mesure où elles entraînent une immobilisation de la société. La divinisation et la naturalisation aristocratiques tendent à immobiliser la société car elles visent à assurer la fixation des rangs, à garantir l’immutabilité des privilèges, à enfermer chaque famille dans un même état pendant des siècles. Immobilisation de la société qui suggère un arrêt du temps, car elle « rend, pour ainsi dire, toutes les générations contemporaines »37. La « métaphysique » aristocratique repose fondamentalement sur ce que Patočka appelait une « volonté de l’immuable »38. En revanche, la « métaphysique de la subjectivité » est source d’une « déchéance » dans l’improprement humain dans la mesure où elle repose sur la formation d’un dispositif qui, loin d’immobiliser, consiste au contraire à emporter les citoyens dans une dynamique aveugle et sans fin (DA, Introduction). Alors que la « déchéance » proprement aristocratique se caractérise par une pétrification de l’ordre du monde, la « déchéance » proprement démocratique se manifeste par une incessante mobilisation.
L’expérience humaine de la transcendance radicale
51Toute société humaine qui reste humaine, vivante, peut ouvrir à l’énigme, à la transcendance radicale : à une dénaturalisation du monde et de l’humain, sous l’effet de laquelle les hommes peuvent s’arracher à l’intelligibilité circulaire du monde. Certes, il va de soi en aristocratie que la hiérarchie est au principe, comme il va de soi en démocratie que les hommes sont égaux en droit. Mais l’aristocratie et la démocratie peuvent aussi, comme le souligne Tocqueville, faire droit à une interrogation sur le monde et sur notre humanité.
52Sans doute Tocqueville s’attache-t-il à montrer que l’expérience d’autrui semble ordinairement « naturelle » en aristocratie comme en démocratie, comme si l’ouverture à l’énigme, à la question de l’homme comme question infinie, ne pénétrait pas dans les mœurs, que celles-ci soient aristocratiques ou démocratiques, ou comme si elle restait confinée dans l’interrogation philosophique ou la poésie. Quand les mœurs sont aristocratiques, écrit Tocqueville, « on ne voit ses semblables que dans les membres de sa caste », et cette perception du « semblable » paraît tout aussi « naturelle » (simple, directe, immédiate, évidente) que la perception du « semblable » en démocratie, où l’on voit ses semblables non plus dans les membres d’une « caste » mais dans les membres de l’humanité. Cependant Tocqueville montre aussi qu’une aristocratie ou une démocratie ne restent vivantes, humaines, que dans la mesure où les hommes y restent ouverts à l’énigme de leur humanité, à une dimension qui dépasse la compréhension qui les guide de prime abord et habituellement. Autrement dit, il montre aussi que l’expérience du semblable devenue « naturelle » (en aristocratie : l’expérience devenue « naturelle » du semblable comme membre de ma « caste » ; en démocratie : l’expérience devenue « naturelle » du semblable comme membre de l’humanité) doit être tenue pour une dégradation de l’expérience d’autrui, de notre humanité. Dans quelle mesure un régime peut-il faire droit à une expérience de l’humain qui ne soit déjà englobée dans une compréhension « naturelle » liée à un mode du vivre-ensemble ?
- 39 Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Paris, Seuil, 2007, p. 96.
53Que certaines expériences humaines ouvrent les hommes à ce qui échappe à la compréhension du monde au sein de laquelle ils se meuvent d’ores et déjà, transcende toute conceptualisation, et en ce sens soient des expériences de la transcendance radicale, Tocqueville le suggère à différentes reprises. Il laisse entendre que l’œuvre d’art est irréductible au monde institué dont cependant elle témoigne ou, pour le dire comme Castoriadis, que « le beau sort l’être humain du monde institué tel qu’il est »39. Mais c’est principalement dans le rapport de l’homme à sa propre humanité que Tocqueville décèle une expérience de la transcendance radicale. Il suggère en effet que l’homme – entendons : l’homme en tant qu’homme, qu’il s’agisse de l’homme aristocratique ou de l’homme démocratique – est ouvert à son humanité comme à une énigme insurmontable. L’homme, écrit-il, a certes une « idée » de lui-même, qui excite son imagination et le pousse à vouloir se saisir et à se peindre, mais jamais il n’arrive à se voir clairement : « s’il se voyait clairement, son imagination resterait oisive ». Autrement dit :
- 40 Tocqueville, DA, II, 1, 17.
L’homme est assez découvert pour qu’il aperçoive quelque chose de lui-même, et assez voilé pour que le reste s’enfonce dans des ténèbres impénétrables, parmi lesquelles il plonge sans cesse, et toujours en vain, afin d’achever de se saisir40.
Bref l’idée d’humanité, d’après Tocqueville, est une idée au sens kantien du terme, et non pas un concept empirique. Une idée au même titre que l’âme, le monde, Dieu ou la nature. Une idée que l’imagination ne peut s’empêcher de poursuivre mais qui, comme telle, reste irreprésentable, imprésentable dans le sensible. La poésie (Tocqueville prend ce terme dans un sens qui englobe la littérature) peut nous toucher en illuminant certains côtés obscurs du cœur humain, peut nous éveiller à notre humanité, précisément dans la mesure où elle peut nous faire sentir l’insondable, faire sortir « l’être humain du monde institué tel qu’il est ». Dans quelle mesure un régime (l’appartenance à un monde) peut-il faire droit à l’expérience de l’énigme ou de l’insondable ?
54En aristocratie, la transcendance est interprétée comme transcendance divine. Et la transcendance divine est interprétée sur la base du principe hiérarchique, ce qui implique qu’elle est éprouvée comme transcendance d’une puissance despotique de laquelle émane toute autorité humaine. Bref l’expérience de la transcendance radicale, d’un au-delà qui échappe à l’expérience quotidienne, à la compréhension habituelle, est occultée par la référence à une puissance qui n’est irreprésentable qu’en fait. Cependant, s’il est vrai que chaque religion peut se dégrader en anthropomorphisme, masquer la transcendance radicale par des représentations, chacune est cependant une ouverture sur l’abîme. Dans cette mesure chaque religion, du moins si elle ne sombre pas dans le sectarisme ou le prosélytisme, le fanatisme ou la superstition, peut ébranler la naturalisation des attitudes, la compréhension quotidienne dans laquelle s’inscrivent les rapports que les hommes entretiennent avec le monde et entre eux. Le paganisme pouvait ouvrir à l’insaisissable, comme en témoigne la naissance de la philosophie et de la vie politique dans les Cités grecques anciennes. Le monothéisme a pu s’intégrer dans les sociétés aristocratiques en apportant une image du Souverain céleste, en sacralisant les autorités, mais il porte aussi en lui-même l’affirmation inconcevable qui heurte frontalement le principe hiérarchique, selon laquelle tout être humain est également (à un même degré) « à l’image de Dieu », ce qui signifie que tout être humain porte en lui un au-delà de lui-même, laisse paraître une invisibilité de principe – comment l’homme pourrait-il ressembler au Dieu unique s’il se réduisait à son apparence visible ? – laisse entrevoir un abîme. Le monothéisme a pu être au fondement des hiérarchies aristocratiques et cependant témoigne d’une expérience d’autrui comme essentiellement semblable en tant qu’homme. Tout autre est l’expérience démocratique d’autrui comme essentiellement semblable en tant qu’homme, mais elle aussi peut se confondre avec une expérience de la transcendance ou se dégrader en une expérience « naturelle ».
- 41 Ibid.
55Chez les peuples démocratiques, écrit Tocqueville, la poésie (la littérature) ne peut plus ouvrir à l’abîme par l’évocation d’êtres surnaturels, par le biais de légendes, en se nourrissant de traditions. « Toutes ces ressources lui manquent, mais l’homme lui reste, et c’est assez pour elle »41. Cependant ce n’est pas seulement par une poésie tournée vers l’énigme de notre humanité (c’est-à-dire par ce que Kant appelait une « idée esthétique »), que la démocratie peut ouvrir à une idée d’humanité qui ébranle l’évidence de ses principes. C’est également par ses mœurs, du moins si celles-ci restent fidèles à l’expérience démocratique de l’autre homme comme essentiellement semblable en tant qu’homme.
56Certes, l’expérience démocratique du semblable devenue naturelle oblitère la relation à une transcendance radicale dans la mesure où elle est ressentie comme expérience de la similitude empirique de tous les membres de l’espèce humaine, ou dans la mesure où elle tend à ramener l’humanité entendue comme idée à un concept empirique. En revanche l’expérience démocratique du semblable comme essentiellement semblable en tant qu’homme ouvre à une expérience radicale de la transcendance dans la mesure où elle suggère une idée d’humanité qui n’a rien d’empirique et qui est cependant en chacun, qui ne renvoie à aucune divinité et qui cependant est au-delà du visible. Plutôt que de renvoyer à une présence du divin en l’homme, elle ouvre à l’idée de l’homme comme libre en tant qu’homme, mais aussi comme porteur d’une dignité en tant que libre, d’une dignité qui doit être préservée. En même temps que l’humanité de l’homme est éprouvée comme un au-delà en chacun, comme un au-delà invisible par principe, elle est ressentie comme une norme : ce que Kant exprime à travers l’impératif catégorique qui interdit de traiter autrui simplement comme un objet ou un moyen. Dans quelle mesure la démocratie fait-elle droit à l’idée d’humanité comme au-delà en l’homme et comme norme ?
57La référence constante à une humanité au nom de laquelle, sous la surveillance de laquelle, et en vue de laquelle s’exercent tous les pouvoirs authentiquement démocratiques témoigne d’une reconnaissance de la transcendance de l’humanité de l’homme par rapport aux pouvoirs humains. Les limites du pouvoir, en démocratie, ne viennent ni d’un pouvoir surnaturel, divin, ni du pouvoir lui-même. Elles ne sont ni des contraintes extérieures ni de simples autolimitations. Ce n’est pas parce qu’il aurait décidé de se limiter que le pouvoir démocratique reconnaît le principe de la liberté de la presse, de réunion ou d’opinion, ou le principe d’une séparation des pouvoirs et d’une indépendance de la Justice. Car en démocratie, ces principes viennent de plus haut que tout pouvoir humain. Ils ne se fondent certes pas sur un ordre naturel du monde, mais ils ne relèvent pourtant pas du conventionnel, ne sont pas d’origine contractuelle, ne sont pas le produit d’une décision. Ils viennent d’une expérience de notre humanité comme au-delà et comme norme. L’exigence qui anime les peuples authentiquement démocratiques de vouloir « trouver dans les limites de l’humanité, et non au-delà, l’arbitre principal de leurs croyances » (DA, II, 1, 2), est indissociable de l’exigence de tenir l’humanité qui arbitre leurs croyances pour une idée qui les transcende.
58Il revient à Kant d’avoir donné expression à cette idée neuve de l’autonomie de l’homme : l’autonomie comme révélatrice d’une transcendance de l’humain en l’homme. Et d’avoir fondé la dignité de l’homme sur l’autonomie ainsi entendue. C’est cette expérience d’une dignité de l’homme en tant que libre en tant qu’homme que Tocqueville appelle l’expérience démocratique du semblable. Elle peut certes dégénérer en se réduisant à une expérience de la similitude empirique, et dès lors se convertir en une expérience « naturelle » d’autrui, dépourvue de toute énigme. Elle peut certes susciter l’exigence d’adopter la posture du sujet qui se veut souverain et dès lors faire naître une égalisation aveugle. Mais elle peut aussi ouvrir à l’expérience de l’abîme, grâce à laquelle nous pouvons rompre avec l’enfermement au sein du monde « naturel », c’est-à-dire appréhender l’égalité, l’autonomie et l’indépendance des individus non plus comme des évidences et des principes instaurés par des sujets souverains mais comme des principes qui, ouvrant le monde au sein duquel nous nous interrogeons, débordent infiniment ce que nous pouvons en penser.
- 42 Cf. Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 29. Cf. également (...)
59Quand l’aristocratie fait droit à une perte des repères institués, par exemple en favorisant l’activité artistique ou en laissant se répandre l’idée d’une image du Dieu unique en chaque homme, elle se renie elle-même, contredit ses propres principes. En revanche, quand la démocratie suscite une suspension de tous les repères établis, par exemple en diffusant l’idée d’une essentielle humanité qui transcende toute incarnation, elle s’affirme comme vivante, donne sens à ses propres principes en les soustrayant à leur naturalisation. Elle incite à porter l’interrogation sur le sens de l’idée d’égalité, d’autonomie humaine et d’indépendance individuelle. En ce sens la démocratie est bien ce régime qui « s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude »42.
Notes
1 Tocqueville, De la démocratie en Amérique [désormais abrégé DA], II, 4, 8.
2 Tocqueville, ibid.
3 Tocqueville, DA, II, 1, 2.
4 Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1988, p. 132.
5 D’après Husserl, le moi constituant le monde a toujours déjà accompli une aperception de soi comme appartenant au monde [eine verweltlichende Selbstapperzeption] qu’il constitue (Méditations cartésiennes, § 45). Ce moi constituant n’est jamais isolé : il vit dans un monde commun à la constitution duquel il participe. Dans le monde commun, le moi constituant est un « nous », qui est à la fois sujet constituant le monde et sujet appartenant lui-même au monde qu’il constitue. Par la vie en commun, dans laquelle on se soucie d’un même monde en étant constamment l’un avec l’autre, le monde commun, écrit Husserl, « […] devient le monde de nos intérêts, le monde environnant de notre vie pratique, en lequel le nous (moi et les autres) appartient lui-même au monde constitué des objets, et cela d’une manière durable, tandis qu’il est en même temps le “nous” sujet du monde, le nous faisant l’expérience du monde (de lui-même y compris), le nous ayant un savoir du monde, le nous agissant dans le monde, avec des résultats qui enrichissent le contenu objectif du monde » (texte du 10 janvier 1931, Hua XV, p. 138).
6 Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 133.
7 Ibid., p. 135.
8 Heidegger, « Le séminaire de Zähringen », Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 325.
9 Marx, « Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie », Die Frühschriften, Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 2004, p. 120.
10 Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 263.
11 Cf. Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986, p. 224 sq., p. 263 sq., p. 411 ; La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, p. 118, p. 161-162.
12 Cf. Heidegger, Sein und Zeit, § 32.
13 Heidegger, « La chose », Essais et conférences, Paris, Gallimard (Tel), 1958, p. 211.
14 Tocqueville, DA, II, 1, 8.
15 Tocqueville, DA, II, 1, 11.
16 Kant, Kritik der praktischen Vernunft, Werke in zwölf Bänden, Frankfurt am Main, Suhrkamp, VII, p. 197 ; Critique de la raison pratique, première partie, livre I, chap. III, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1985, t. II, p. 701.
17 Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 374.
18 Husserl, « Recherche V », Recherches logiques, § 11.
19 Heidegger, Sein und Zeit, § 34.
20 Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », Questions III, Paris, Gallimard, 1966 ; Wegmarken, Francfort, Vittorio Klostermann, 1967, p. 155-156.
21 Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Lagrasse, Verdier, 1981, p. 26.
22 Tocqueville, DA, II, 3, 1.
23 Tocqueville, DA, II, 1, 3.
24 Tocqueville, DA, II, 3, 1.
25 Ibid.
26 C’est du reste, comme l’a montré Rémi Brague de manière incontestable, c’est-à-dire par des citations de textes, ce qu’affirmaient les philosophes de l’Antiquité et du Moyen Âge, depuis Aristote jusqu’à Thomas d’Aquin, en passant par Cicéron, Sénèque, Epictète, Boèce, Maïmonide et Maître Eckhart. Cf. Rémi Brague, « Le déni d’humanité. Sur le jugement : “ces gens ne sont pas des hommes” dans quelques textes antiques et médiévaux », in Au moyen du Moyen Âge, Paris, Éditions de la Transparence, 2006. Je suis cependant en désaccord avec l’interprétation que Rémi Brague apporte des textes qu’il cite : ces textes philosophiques qui nient l’humanité de certains hommes « se déduisent, écrit-il, du geste même par lequel le philosophe se définit comme tel, à savoir comme l’homme de la raison, et donc comme l’homme le plus digne de sa propre humanité » ; il précise : « Ces textes sont en effet la conséquence directe de la définition classique de l’homme par genre prochain (animal) et différence spécifique (raisonnable). Si la différence spécifique est absente, on est ramené au seul genre prochain : un animal non raisonnable n’est pas un homme, ou n’est tel que par abus de langage » (ibid., p. 231). Dans la perspective de Tocqueville, c’est en raison de leur appartenance à un monde aristocratique que les philosophes de l’Antiquité et du Moyen Âge ont été amenés à distinguer entre une véritable humanité, celle qui est conforme à nos manières, et des humanités qui ne sont pas vraiment humaines, qui ne sont pas conformes à l’essence de l’homme. C’est au contraire dans la mesure où ils décelaient une raison en tout être humain (pour Aristote, par exemple, l’âme humaine est tripartite, ce qui implique que tout être humain a le don du logos), qu’ils ne sont pas, en tant que philosophes, restés enfermés dans les préjugés de leur monde.
27 Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard, 1971, p. 49. Die Frage nach dem Ding, Tübingen, Max Niemeyer, 1962, p. 29.
28 Tocqueville, DA, II, 3, 17.
29 Tocqueville, DA, II, 1, 3.
30 Husserl, L’origine de la géométrie, J. Derrida (trad.), Paris, PUF, 1974, p. 187-188.
31 Cf. Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme, p. 224 sq.
32 Tocqueville, DA, II, 3, 26.
33 Tocqueville, DA, II, 3, 26.
34 Tocqueville, DA, II, 1, 17.
35 Tocqueville, DA, II, 1, 1.
36 Ibid.
37 Tocqueville, DA, II, 2, 2.
38 Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 48.
39 Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Paris, Seuil, 2007, p. 96.
40 Tocqueville, DA, II, 1, 17.
41 Ibid.
42 Cf. Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 29. Cf. également p. 329.
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Référence papier
Robert Legros, « Tocqueville phénoménologue », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 27-57.
Référence électronique
Robert Legros, « Tocqueville phénoménologue », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1804 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1804
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