Tocqueville et les emballements de la démocratie
Texte intégral
1J’ai choisi de vous parler de Tocqueville et des emballements de la démocratie, mais avant d’en arriver au vif de ce sujet, il faut que j’en aborde un autre, préalable, Tocqueville et la démocratie. D’ailleurs, cette succession a quelque chose de biographique, et cette biographie a quelque chose de générationnel. Je suis venu à Tocqueville après mes études, comme beaucoup de littéraires, d’historiens ou de philosophes de ma génération. Peut-être étudiait-on Tocqueville en classe de sociologie mais dans les années 1960, 1970, 1980, il n’en était jamais question, ni dans le secondaire, ni en khâgne, ni dans le supérieur dès lors que l’on faisait soit des études de lettres soit des études de philosophie. J’ai donc découvert Tocqueville tardivement, déjà adulte et dans le cadre d’une critique de la pensée marxiste, dans le cadre de l’émergence d’une pensée anti-totalitaire. C’est le climat des années 1970, il y a même une date qui peut servir en quelque sorte de pivot, de référence : 1977, date de la célèbre Charte 77 des dissidents de Tchécoslovaquie, ce moment où, comme l’a écrit Marcel Gauchet, le paradigme de l’intelligence politique du monde change. On sort d’une opposition communisme/capitalisme pour entrer dans une autre opposition, totalitarisme/démocratie. C’est à la lumière de la Démocratie en Amérique, livre majeur de Tocqueville, que la démocratie a été, en France, libérée de son épithète bourgeoise et rétablie dans sa légitimité substantive. On pouvait dire : la démocratie tout court. On a lu, ou redécouvert Tocqueville comme un auteur qui permettait de dissiper les prestiges de la radicalité, et de sortir de la critique marxiste de l’idéologie. Marx et le marxisme prétendaient traverser les apparences. Pourquoi disait-on démocratie bourgeoise ? Parce que l’égalité au nom de laquelle cette société s’établit est, disaient les marxistes, toute formelle, juridique. Derrière le rideau égalitaire, Marx dévoilait la disparité économique. Paix civile, apparente – tous les individus sont égaux, élisent leurs représentants, vaquent à leurs affaires ; mais sous la paix civile, il fallait voir la spoliation des prolétaires ; sous le contrat social, le socle, le fondement de la légitimité démocratique, il fallait voir la lutte des classes ; sous l’individu et ses droits, la situation violemment contrastée des hommes réels. Cette pensée, et c’était une des raisons de son prestige, déjouait les pièges du donné, la naïveté du premier regard et elle renvoyait tout énoncé démocratique à une vérité dissimulée de l’inégalité, de l’exploitation, de la déchirure. Les marxistes avaient, sur leurs adversaires, la supériorité du soupçon et aux adolescents qui se forgeaient une conscience politique, le soupçon procurait la grisante et glorieuse certitude de n’être pas né de la dernière pluie : c’étaient les parents qui se faisaient avoir comme des enfants. Avec le soupçon, la maturité changeait de classe d’âge. La grande trinité, Marx, Nietzsche, Freud donnait à des gens sans expérience, le sentiment d’être plus chevronnés que leurs pères. Ils ne s’en laissaient pas accroire, ils interprétaient, ils déchiffraient le sens caché des choses au lieu de les prendre pour argent comptant. En accolant au mot démocratie l’épithète de bourgeoise, ils faisaient preuve de leur déniaisement. Et c’est là qu’intervient Tocqueville, fiévreusement redécouvert dans la foulée de la dissidence. Ce qui a été lu avec passion à cette époque (les années 1970), c’est le chapitre extraordinaire de la Démocratie en Amérique intitulé « Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître ».
- 1 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Laffont (Bouquins), 1986, p. 549.
On n’a point encore vu, écrit Tocqueville d’entrée de jeu, de sociétés où les conditions fussent si égales qu’il ne s’y rencontrât point de riches et de pauvres ; et par conséquent de maîtres et de serviteurs1.
Autrement dit, même là où l’égalité est au principe du vivre-ensemble, la hiérarchie entre les êtres ne disparaît pas. Même en Amérique, ce pays sans passé féodal, on trouve des dominants et des dominés, des chefs et des subalternes, maître Puntila et son valet Matti : la division n’est pas résorbée, le monde reste peuplé de gens qui commandent et de gens qui obéissent. C’est ce qui conduit Marx, le démystificateur, à parler d’égalité imaginaire et à opposer la démocratie réelle à cette démocratie toute formelle et trompeuse.
2Héritiers de la critique marxiste, nous avons découvert dans Tocqueville la démystification de la démystification même :
- 2 Ibid., p. 551-552.
L’égalité des conditions fait du serviteur et du maître des êtres nouveaux et établit entre eux de nouveaux rapports. Les serviteurs ne formant point un peuple à part, ils n’ont point d’usage, de préjugé ni de mœurs qui leur soient propres ; on ne remarque pas parmi eux un certain tour d’esprit ni une façon particulière de sentir […]. Le serviteur n’est donc pas un autre homme que le maître. Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander et qu’est-ce qui force le second à obéir ? L’accord momentané et libre de leurs deux volontés […] En vain, la richesse et la pauvreté, le commandement et l’obéissance mettent accidentellement de grandes distances entre deux hommes, l’opinion publique qui se fonde sur l’ordre ordinaire des choses, les rapproche du commun niveau et crée entre eux une sorte d’égalité imaginaire, en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditions2.
3Tocqueville répond, par anticipation, à Marx et à Derrida en montrant, avec une très grande subtilité phénoménologique, qu’opposer la démocratie purement formelle à une démocratie réelle à venir, c’est, en croyant voir plus loin, perdre de vue le fait démocratique lui-même. Ce fait n’est pas un événement extérieur, mais une révolution intime, une nouvelle structuration de l’expérience, la découverte de l’autre, de n’importe quel autre – le premier venu, le riche, le pauvre, le plébéien, le compatriote, l’étranger – comme semblable. Ce qui saute aux yeux, en démocratie, ce ne sont pas les différences visibles, c’est l’invisible identité, la similitude abstraite. Là où il y a de l’inégalité, la démocratie voit l’égalité. Égalité imaginaire, donc. Mais imaginaire ne veut pas dire fictif, imaginaire ne veut pas dire illusoire. Cette imagination n’est pas la folle mais la perspicace du logis. Ce que Marx prend pour un voile jeté sur le monde et sur l’histoire est, en réalité, le signe distinctif de notre monde et le moteur de son historicité. L’appartenance à une classe, à un groupe, à une nation, à un sexe (ou à un genre, comme on dit symptomatiquement de nos jours) cesse de définir ceux qu’elle identifie. Et cette compréhension n’est pas un leurre. C’est bien parce que la différence du féminin et du masculin n’est plus perçue comme une différence naturelle que la situation des femmes a changé du tout au tout dans les sociétés modernes. Il y a des conditions historiques à ce changement du regard. Mais le regard lui-même a conditionné le changement et continue de le faire.
4Ce qu’annonce l’égalisation des conditions, c’est la constitution progressive d’une immense classe moyenne. Cette prédiction a-t-elle été réalisée ? Pas vraiment. Le fossé entre les riches et les pauvres s’accroît, l’État-Providence résiste mal à la mondialisation, et l’on parle, de plus en plus, dans notre pays notamment, d’exclusion et de fracture sociale. Ce phénomène est réel et réellement inquiétant mais il n’infirme pas le diagnostic de Tocqueville. Deux faits massifs coïncident aujourd’hui : le creusement de la fracture sociale et l’émergence d’une classe unique. Il y a des riches toujours plus riches, peut-être. Des pauvres, toujours plus pauvres, sans doute. Il est clair néanmoins que tout le monde appartient au même monde, que tout le monde parle de la même façon. L’élite est devenue jet-set et la jet-set s’exprime – on en a des témoignages quotidiens, il suffit d’allumer sa télévision – avec exactement la même familiarité, le même laisser-aller triomphal, la même spontanéité que ceux qui n’ont pas accès à une vie luxueuse. Tocqueville l’avait prévu dans une analyse remarquable de la disparition des formes dans la démocratie :
- 3 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 444.
Rien ne révolte plus l’esprit humain dans les temps d’égalité que l’idée de se soumettre à des formes. Les hommes qui vivent dans ces temps supportent impatiemment les figures ; les symboles leur paraissent des artifices puérils dont on se sert pour voiler ou parer à leurs yeux des vérités qu’il serait plus naturel de leur montrer toutes nues et au grand jour ; ils restent froids à l’aspect des cérémonies et ils sont naturellement portés à n’attacher qu’une importance secondaire aux détails du culte3.
Ce texte est admirable. Les formes, dit Tocqueville, sont les survivances des temps aristocratiques dans les démocraties. On met des formes là où la hiérarchie régit le vivre-ensemble. Là où prévaut l’égalité, les formes d’abord apparaissent conventionnelles : elles ne sont plus enracinées dans l’être. Elles n’ont plus de légitimité divine. Ce n’est pas pour répercuter la hiérarchie entre le terrestre et le céleste à l’intérieur même de l’humanité qu’on met les formes, c’est seulement parce qu’il est un certain nombre de conventions proprement humaines qui l’exigent. Or qui dit conventionnel, dit très vite artificiel. Le caractère conventionnel des formes est transitoire : elles sont d’abord vidées de leur substance aristocratique, reconnues comme conventionnelles, pratiquées comme conventionnelles et dénoncées comme conventions ensuite. Si c’est seulement conventionnel, à quoi bon se laisser corseter ? En mai 1968, la spontanéité des êtres s’est dressée contre la rigidité des mœurs et l’anachronisme des bonnes manières. Un des gestes majeurs des années 1970, c’était de manger par terre. On s’est remis à table mais plus comme avant. Pourquoi le rituel ? Pourquoi le cérémonial ?
5La convention apparaît comme répressive. Les formes ont donc peu à peu été abolies, et jusque dans le langage, surtout dans le langage. Dès lors que nous sommes égaux, nous pouvons exhiber notre moi tel qu’il est, nos sentiments sans chichis comme ils nous viennent. Et nous avons du mérite à le faire puisque c’est une façon d’en finir, à l’intérieur de nous-mêmes, avec les bienséances absurdes qui nous enchaînent et brident notre droit à la libre expression. Ainsi, émerge, au sein du monde de la fracture sociale, la classe unique. Il y a une fracture sociale toujours plus alarmante, il y a une classe unique toujours plus homogène. Telle est la situation. La disparité entre riches et pauvres n’empêche en aucune façon l’uniformisation progressive de la société par des instruments techniques dont Tocqueville n’avait pas idée mais qui se sont mis, tout à fait naturellement, au service de l’histoire qu’il avait décrite. La télévision est la grande homogénéisatrice. La télévision, c’est « Qui veut gagner des millions ? », « Les Guignols de l’Info », le « Maillon faible » dans tous les pays d’Europe. Selon le même rituel – voilà ce qui reste des rituels ! –, selon les mêmes modalités. Homogénéisation forcenée dans le cadre de l’inégalité économique maintenue et même accrue. Tocqueville nous permet donc d’aller au-delà d’une analyse purement économique du moment qui est le nôtre. Il y a des riches et des pauvres ; il y a des gens qui commandent et d’autres qui obéissent ; mais il n’y a plus de bourgeois. La classe bourgeoise disparaît, et s’il reste des bourgeois, c’est à titre de vestiges et de faire-valoir ridicules de la désinhibition générale.
6Nous sommes en démocratie. La démocratie est fondée sur l’égalité des conditions et cette égalité, quelle que soit la situation économique, progresse sans cesse. Dans les années 1970, une telle idée a permis à une génération de se réconcilier avec la démocratie. Et ce faisant, de lire Tocqueville de manière unilatérale et réductrice. Car on l’enrôlait, et c’était compréhensible – on lit les auteurs du passé avec les problèmes du présent –, au service d’une cause qui ne pouvait pas être la sienne. Tocqueville n’a jamais imaginé le totalitarisme et surtout pas dans la dernière partie de la Démocratie en Amérique, ce passage prémonitoire où il voit s’élever au-dessus d’hommes agités par leurs passions médiocres la douceur d’un pouvoir immense et tutélaire. Cette puissance infantilisante-là n’a rien à voir avec le totalitarisme. Elle a peut-être à voir avec les déclarations de Patrick Le Lay disant qu’il vendait à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible. Elle a peut-être à voir avec l’une des tentations, ou l’une des possibilités de la société démocratique : des individus enfermés dans le cercle de leurs petits désirs et se déchargeant sur l’État, dit Tocqueville, du trouble de penser et de la peine de vivre. C’est tout autre chose que l’aboutissement totalitaire des passions révolutionnaires.
- 4 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 435.
7On n’a donc pas épuisé l’intelligence de Tocqueville lorsqu’on l’a incorporé dans cette grande bataille. Ce n’est pas lui rendre justice que d’en faire le chantre ou l’apôtre de la démocratie moderne. Il y a certes une ironie vengeresse à pouvoir appliquer, sous son égide, à la démocratie la définition que Marx donne du communisme : « le mouvement réel qui abolit l’état actuel. » Mais Tocqueville, à l’inverse des néo-tocquevilliens, ne se frotte pas les mains de cette dissolution. Elle lui inspire des sentiments mêlés, alors même que beaucoup de se ses lecteurs récents ont reporté sur la révolution démocratique la passion révolutionnaire déçue par le socialisme réel. Et ce faisant, ils ont simplifié Tocqueville. Tocqueville, c’est l’homme qui voit clairement dans l’égalité deux tendances : l’une, qui « porte l’esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles », et l’autre, qui les « réduirait volontiers à ne plus penser »4. L’égalité progresse mais tout est possible, le meilleur et le pire. Le paradoxe de l’égalité, c’est que l’homme pourrait être conduit à ne plus penser par le principe même selon lequel chacun a le droit, et même l’obligation, de penser par lui-même. Nous sommes en démocratie. La raison ou le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. C’est, dit Tocqueville, au début de la Démocratie en Amérique, le cartésianisme devenu mentalité. Pour autant, un homme qui pense par lui-même peut se trouver réduit à ne plus penser. Tocqueville s’efforce de réfléchir à ce paradoxe. Souvent on dit : Tocqueville est ambivalent à l’égard de la démocratie, c’est normal. C’est une ambivalence existentielle : il appartient à la fois à l’ancien et au nouveau mondes. On rappelle la particule : c’est un noble normand. Il est donc forcément nostalgique. Et l’on met ses craintes, ses inquiétudes sur le compte de la nostalgie : un noble qui digère mal la disparition de l’aristocratie. Et là encore, on se trompe, gravement. Tocqueville, en effet, est à la charnière. Cela lui donne une acuité du regard tout à fait extraordinaire. Et il ne raisonne pas, comme les hommes des Lumières, en termes de progrès. Il n’est pas un homme des Lumières au sens condorcetiste d’une vision linéaire, téléologique et triomphaliste de l’histoire. Il se refuse à opposer les sociétés hiérarchiques aux sociétés égalitaires comme les Ténèbres au Paradis. Tocqueville ne pense pas ainsi. Il aborde l’histoire des mises en forme du monde avec une impartialité d’ethnologue. L’humanité démocratique et l’humanité aristocratique sont, dit-il, comme deux humanités distinctes. Il montre ce que peut avoir de grand l’aristocratie, mais de limité aussi, et de cruel. Il divulgue les défauts, les passions basses du monde démocratique. Mais il est des moments où il lui faut choisir, et Tocqueville opte toujours pour la démocratie. Ce n’est pas seulement le spectacle de la nécessité historique qui l’impressionne : il juge la démocratie moralement supérieure au monde qu’elle enterre. « Le christianisme qui a rendu tous les hommes égaux ne répugne pas à voir tous les citoyens égaux devant la loi. » Telle est sa conviction. Comme chrétien, dit Tocqueville, et pas simplement comme homme clairvoyant, qui sait s’accommoder de l’inévitable, j’affirme que la liberté comme droit vaut mieux que la liberté comme privilège. Parce que c’est un droit égal. Les réactionnaires, au même moment, ont la nostalgie des temps anciens et combattent l’impiété des temps démocratiques. Tocqueville se situe à un tout autre niveau. Sans doute ces sociétés sont-elles séculières, sans doute ont-elles dissipé le caractère religieux des hiérarchies, reste qu’elles sont conformes au message de l’Évangile. Ainsi, l’œuvre de Tocqueville ne porte pas le deuil de l’Ancien Régime. Et c’est en tant qu’ami de la démocratie, qu’il voit le danger pour l’égalité de réduire l’homme à ne plus penser. Pourquoi cette menace ? L’homme considère que l’autre est son alter ego. Tout homme est son semblable. Dès lors, il n’a pas besoin de trouver en l’autre les lumières dont il sait qu’elles se trouvent en lui.
- 5 Ibid., p. 434.
Quand l’homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l’environnent, il sent avec orgueil qu’il est égal à chacun d’eux5.
Mais que se passe-t-il ?
- 6 Ibid.
Les hommes dans les temps d’égalité n’ont aucune foi les uns dans les autres à cause de leur similitude et cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre6.
D’où l’émergence du pouvoir de l’opinion. La société s’atomise, chacun fait confiance à son propre jugement et l’exerce sur toute chose. Et c’est dans le cadre de cette atomisation en particules élémentaires que « s’exerce par la pression de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun, un pouvoir social sans limites. » Pouvoir social sans limites, pouvoir de l’opinion. En démocratie, on ne fait plus allégeance à la tradition dont on se libère mais à l’opinion. On est solitaire, et en en même temps grégaire. On s’isole les uns des autres, on se regarde en chiens de faïence et l’on pense pareil.
8Mais il n’y a pas seulement tyrannie de la majorité, il y a aussi tyrannie de la vie, comme dit Hannah Arendt, ou comme dit Tocqueville de la « passion du bien-être ». Dans les temps d’égalité, l’aspiration au bien-être est obsessionnelle et universellement partagée. On n’est pas assez à l’abri des coups du sort pour oublier le désir d’acquérir les commodités matérielles et on n’est pas assez pauvre, ou assez à l’écart, pour être à l’abri de cette avidité. Par conséquent, cette passion se répand partout. Or il y a un danger, prévient Tocqueville, le danger que les individus « absorbés par les jouissances de la vie matérielle ne voient plus que celles-ci à l’horizon » autrement dit qu’ils oublient jusqu’à l’existence des autres aspirations. Le bien-être, s’inquiète Tocqueville, menace de devenir, dans les démocraties, une passion exclusive. Ce qui ferait des individus, des galériens de la vie. Tocqueville a alors cette vision finale qui, encore une fois, n’a rien à voir avec le totalitarisme :
- 7 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 648.
Une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme7.
9On doit s’interroger sur l’appartenance politique d’Alexis de Tocqueville. Libéral ? Républicain ? Libéral, répondent à la fois ceux que Tocqueville a délivrés de la vision marxiste du monde et ceux qui reviennent à la bonne vieille radicalité d’antan maintenant que l’utopie de la démocratie à venir n’est plus handicapée par le vivant démenti du socialisme réel.
10Ce classement est abusif. Tocqueville n’appartient pas au camp républicain stricto sensu, mais il n’est pas non plus comme Benjamin Constant, l’avocat passionné de la liberté des Modernes (c’est-à-dire la jouissance paisible de l’indépendance privée) contre la liberté des Anciens (c’est-à-dire la participation à la vie politique de la Cité). Cette nouvelle idée de la liberté, Tocqueville la voit à l’œuvre et va jusqu’à forger pour elle le mot d’individualisme qu’il définit comme :
- 8 Ibid., p. 496.
un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être créé ainsi une société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même8.
11Mais voici la différence : même si, à cette formule enthousiaste de Saint-Just « le bonheur est une idée neuve en Europe », Tocqueville préfère, sans nul doute, la phrase raisonnable de Benjamin Constant : « Que le gouvernement se charge d’être juste, nous nous chargeons d’être heureux », il ne fait pas l’apologie de l’individualisme moderne. Il y voit même la défaite de l’individu. L’individu, laissé à lui-même, est une proie pour la parole dominante et pour l’obsession du bien-être. En s’isolant, il croit s’émanciper. En réalité, il se soumet au double empire du pouvoir social et du processus vital. Ce qui conduit Tocqueville à réserver, le plus souvent, le beau mot de liberté pour un tout autre usage.
- 9 Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Laffont (Bouquins), 1999, p. 951- (...)
Il n’y a que la liberté qui puisse retirer les citoyens de l’isolement dans lequel l’indépendance même de leur condition les fait vivre, pour les contraindre à se rapprocher les uns des autres, qui les réchauffe et les réunisse chaque jour par la nécessité de s’entendre, de se persuader et de se complaire mutuellement dans la pratique d’affaires communes [et là Tocqueville enfonce le clou républicain] seule elle est capable de les arracher au culte de l’argent et aux petits tracas journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire apercevoir et sentir à tout moment la patrie au-dessus d’eux et à côté d’eux ; seule elle substitue de temps à autres à l’amour du bien-être, des passions plus énergiques et plus hautes ; fournit à l’ambition des objets plus grands que l’acquisition des richesses et crée la lumière qui permet de voir et de juger les vertus des hommes9.
12Tocqueville n’oppose pas la liberté au pouvoir. Il oppose la liberté à ce que l’on pourrait appeler la tyrannie du conatus. Il se met à l’écart de l’ontologie libérale : conatus essendi, formule spinoziste, persévérance d’un être dans son être, la loi de chaque être, c’est de persévérer dans son être. Et le libéralisme a voulu fonder ses ingénieuses constructions sur cette loi universelle. Il l’a fait, antérieurement à Constant et avec de très bonnes raisons : les hommes sont en désaccord sur tout, l’Europe est en proie aux guerres civiles de Religion qui sont des guerres d’anéantissement, comment va-t-on fonder un État et sur quoi ? Sur la Loi divine ? Mais elle n’est pas interprétée de la même façon par les uns et par les autres. Il faut donc trouver un autre fondement et l’on s’appuie sur ce qu’il y a de plus bas mais de plus sûr : chaque être veut persévérer dans son être, nul ne veut mourir. On confie donc à l’État la tâche d’éviter à chacun de ses citoyens la mort violente. Chacun veut, en outre, s’assurer d’une bonne vie, ainsi se construira l’État libéral, toujours à partir de ce conatus. Or Tocqueville montre qu’il peut y avoir une tyrannie du conatus. Le premier bien, c’est la liberté mais, qu’est-ce, ontologiquement, que la liberté sinon l’affranchissement de l’être qui persévère dans son être du souci exclusif de son être ? Je peux penser à autre chose, me dédier au monde. Et Tocqueville rend un magnifique hommage à la Révolution française dans ses commencements :
Je ne crois pas qu’à aucun moment de l’histoire, on ait vu sur aucun coin de la terre, un pareil nombre d’hommes si sincèrement oublieux de leurs intérêts, si absorbés dans la contemplation d’un grand dessein, si résolus à hasarder ce que les hommes ont de plus cher dans la vie pour faire effort sur eux-mêmes, pour s’élever au-dessus des petites passions de leur cœur.
Un pareil nombre d’hommes, c’est le miracle de l’égalité, et oublieux de leurs intérêts, c’est le miracle de la liberté politique. Miracle du désencombrement de soi. Quand on dit aliénation, on pense traditionnellement aliénation à l’autre. Et d’abord aliénation à Dieu : l’homme projette sur Dieu un ensemble de prédicats qui sont en fait les siens, il faut donc qu’il les récupère. À ce motif feuerbachien, Tocqueville oppose l’aliénation de soi à soi. Le soi est aliéné à ses intérêts, ses soucis, ses préoccupations, et tout d’un coup, la liberté politique le désaliène de lui-même. Elle libère le soi de soi. Le soi se perd de vue. La vie s’oublie. L’existence n’est plus accaparée par son intendance. L’égoïsme est transcendé et ce que l’on expose alors sur la scène publique, ce ne sont pas ses tracas, ses appétits, ses besoins, ses frustrations, c’est ce que Hannah Arendt appellera plus tard l’amor mundi. Une telle liberté ne se vit pas comme droit mais comme obligation, comme responsabilité partagée pour la chose publique. Tocqueville est républicain en ceci qu’il fait émerger un concept de liberté identifié à celui de responsabilité. La patrie au-dessus d’eux et à côté d’eux, la chose publique. Nous sommes coresponsables. Le monde m’importe plus que moi-même.
13Il y a donc un malentendu entre Tocqueville et ceux qu’il a réconciliés avec la démocratie. Traumatisés par la destruction totalitaire des droits de l’homme, ces néo-tocquevilliens sont passés à côté de son inquiétude devant la destruction de la liberté par l’explosion des conatus qui peuvent envahir la scène publique de leur hargne, de leurs griefs, de leurs revendications.
14Après la tyrannie de la majorité qui se traduit par la domination d’un pouvoir social et la soumission de l’opinion de ceux qui viennent de s’émanciper de la tradition et la tyrannie du bien-être, ou du conatus, Tocqueville dévoile un troisième danger : la tyrannie de l’égalité – l’emballement démocratique par excellence. La vraie question de Tocqueville, que la lecture antitotalitaire de son œuvre a mis sous le boisseau et que le néo-progressisme actuel ne voudra pas entendre : Jusqu’où va progresser l’idée du semblable ? N’y a-t-il place que pour des hiérarchies conventionnelles c’est-à-dire arbitraires dans le monde démocratique de la réversibilité potentielle des positions et de l’identité intrinsèque des personnes ? Toutes les dissymétries, toutes les différences, entre hommes et femmes, parents et enfants, adultes et jeunes, maître et élèves, autochtones et étrangers, cultivés et incultes, auteurs et lecteurs, artistes et public, toutes ces distinctions sont-elles vouées à disparaître dans la grande épitaphe sartrienne, la dernière phrase des Mots (légèrement retouchée pour effacer toute trace de domination masculine) : « Un être humain fait de tous les êtres humains et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».
15Est-ce cela le destin des démocraties ? L’équivalence et l’interchangeabilité sont-elles notre avenir démocratique et technique ? Tocqueville envisageait cette possibilité avec angoisse. Euphoriques et impatients, les démocrates contemporains veulent en accélérer la réalisation. Ainsi Mona Chollet, et les adeptes « citoyens » de l’Internet qui se réjouissent avec elle de voir la technique rabattre leur caquet à toutes les autorités consacrées :
- 10 Mona Chollet, Marchands et citoyens, la guerre de l’Internet, Nantes, L’Atalante, 2001, (...)
L’auteur ne disparaît pas bien sûr ; en revanche, il quitte le piédestal sur lequel la prédominance des supports statiques – livres, disques – avait permis qu’on le place. Son propos peut être en permanence modifié, complété voire, s’il ne s’agit pas de fiction, contesté, réfuté. […] La recombinaison permanente met en évidence la relativité et la précarité de tout savoir. Sur Internet, l’auteur se rapproche du simple quidam et le simple quidam de l’auteur10.
La technique se met ainsi au service de la promesse : rien de durable ni de solide ne résiste au grand courant démocratique. Tout est égal, tout est transformable, tout est échangeable, tout est malléable, tout est désormais liquide.
16Même esprit de revanche égalitaire, libérateur et liquidateur chez le philosophe Philippe Choulet dans un livre intitulé La Bonne École. Il demande :
- 11 Philippe Choulet et Philippe Rivière, La Bonne École, Seyssel, Champ Vallon, 2004, t. I (...)
Quel bénéfice réel, en termes de savoir, peuvent bien tirer l’école et ses représentants d’une bagarre pluri-hebdomadaire et épuisante avec rente, quarante élèves qui n’ont strictement à rein à faire des intrigues de la Cousine Bette ou des malheurs d’Albertine11 ?
- 12 Ibid., p. 229.
17Par cette question-réponse, il invite l’école à devenir bonne, au double sens moral et pratique du terme, en enseignant le français et non la littérature sur les nouveaux supports (« les plus récentes formes de médias et tout l’arsenal informatique »). On se refusera à établir la moindre hiérarchie entre les niveaux de langue et « on participera ainsi par la perte du prestige du texte faisant autorité et humiliant le sujet par la perfection de son modèle, à l’exercice du sens critique et historique sur les articles, les paroles et les textes »12. Débarrassé des génies par l’introduction du point de vue de l’histoire, l’élève pourra redresser la tête et être enfin ce qu’il est : un adolescent fait de tous les adolescents, un jeune fait de tous les jeunes et qui vaut tous les Sartre et qui vaut n’importe quel Proust, Balzac, Racine ou Dostoïevski.
18Ultime exemple de ce nihilisme jubilatoire : le droit à la différence. L’éducation libérale avait pour effet bienfaisant d’introduire des distinctions dans le grand magma du monde : des distinctions, c’est-à-dire des hiérarchies, des inégalités – du beau et du laid, du magnifique et du médiocre entre les œuvres, les êtres, les styles, les paysages. Le droit à la différence transmue ce bienfait en forfait. Distinguer, c’est juger ; juger, c’est discriminer ; discriminer, c’est exclure ; exclure, c’est mal. Nulle supériorité ne demeure là où la différence fait la loi. Rien ne reste du goût du beau, à l’âge des différences déployées, sinon un préjugé tenace fondé sur le dégoût du goût des autres ; rien ne demeure de la distinction, sinon l’antipathique souci de se démarquer du vulgaire par un livre d’art négligemment posé sur la table basse du salon ou une prédilection ostentatoire pour la grande musique.
19Pourquoi prendre la culture au sérieux ? Parce qu’elle n’est pas seulement une compilation de lectures, une réserve de citations, ou un faisceau de connaissances, mais l’exercice du discernement ou, selon la très belle définition d’Hannah Arendt, l’apanage de celui « qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé. » La démocratie qui tourne désormais à plein régime juge cette faculté réactionnaire. Et ce que fait crûment apparaître le retour en force du concept-poubelle de Réaction apparu pendant la Révolution française, c’est, par-delà les changements spectaculaires de drapeau et d’humeur politiques, la persistante allégeance de la pensée majoritaire à l’Histoire.
20Quand on s’est livré, à travers Tocqueville, à la grande réhabilitation de la démocratie, on s’est raconté qu’on renouait avec la scène démocratique, cet espace où se déploie la pluralité humaine, où des opinions, des points de vue divergents s’échangent, s’opposent, se confrontent. Mais Tocqueville décrit la démocratie comme un processus, comme une dynamique, comme un mouvement torrentiel. Ce torrent aujourd’hui envahit la scène. Le monde commun est inondé. Ceux que n’enchantent ni la criminalisation de la verticalité ni la dissolution de l’excellence dans la multiplicité des préférences ni le nivellement de tout ce qui faisait autorité par l’évidence du tout est égal et du droit universel à la dignité, ceux-là méritent la noyade.
21Qui l’affirme ? Le parti unique de l’universel. Ce parti est formé de tous les apôtres du flux, de tous les militants du processus, de tous ceux qui, une fois encore, remplacent la politique par l’histoire. À leurs yeux, quoiqu’ils disent, la démocratie n’est pas le lieu de l’élaboration en commun du sens ; c’est une déferlante, c’est la sortie progressive hors de l’âge des séparations et des exclusions, c’est l’indomptable dynamique des droits de l’homme, c’est l’évidence de l’entrée de la Turquie en Europe, du mariage des homosexuels, du métissage de toutes les identités, c’est l’irrésistible établissement de la reconnaissance mutuelle, achevée et égalitaire, c’est l’humanité qui avance, c’est le mouvement du monde.
22Tocqueville a vu poindre la démocratie intégrale dans la démocratie commençante. Il a décrit la grande marche vers l’indistinction. Et ce n’était pas l’homme d’Ancien Régime, c’était le moderne en lui qui affirmait son effroi devant la perspective d’une démocratie intégrale. Je conclurai par cette phrase : quand bien même on s’y mettrait à plusieurs, on ne renversera pas le parti unique de l’universel ; sa dictature est inculpabilisable, inaltérable, irrémédiable ; tout juste peut-on lui demander, poliment mais fermement, de chercher un autre père fondateur que Tocqueville.
Notes
1 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Laffont (Bouquins), 1986, p. 549.
2 Ibid., p. 551-552.
3 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 444.
4 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 435.
5 Ibid., p. 434.
6 Ibid.
7 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 648.
8 Ibid., p. 496.
9 Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Laffont (Bouquins), 1999, p. 951-952.
10 Mona Chollet, Marchands et citoyens, la guerre de l’Internet, Nantes, L’Atalante, 2001, p. 142-143.
11 Philippe Choulet et Philippe Rivière, La Bonne École, Seyssel, Champ Vallon, 2004, t. II, p. 160.
12 Ibid., p. 229.
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Référence papier
Alain Finkielkraut, « Tocqueville et les emballements de la démocratie », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 13-26.
Référence électronique
Alain Finkielkraut, « Tocqueville et les emballements de la démocratie », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1798 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1798
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