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AccueilNuméros44La démocratie en questions

Texte intégral

1La démocratie, d’après Tocqueville, ne définit pas simplement un mode de gouvernement. Elle désigne plus largement un mode du vivre-ensemble. Elle ne caractérise pas seulement la vie politique et l’exercice des pouvoirs. Elle se révèle aussi à travers les rapports que les hommes entretiennent avec le monde et entre eux. L’avènement de la démocratie, c’est la société qui « change de forme », écrivait-il ; et il précisait, en substance : c’est aussi la condition humaine qui se transforme. Or cette grande mutation, il ne la considérait pas seulement comme le passage d’une forme de société à une nouvelle forme de société, comme l’émergence d’un nouveau type d’homme. Elle représentait pour lui la genèse d’une société qui, loin d’apporter des réponses ultimes, confère à chacun le droit de penser, de juger et d’agir par lui-même. Ce qui revient à dire que la démocratie est pour lui ce régime qui, selon l’expression de Claude Lefort, « s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude ».

2Non pas que la société aristocratique plonge ses membres dans l’évidence des repères institués. Elle ne brime nullement le sens de l’interrogation, ou la sensibilité à l’abîme inhérente à l’être humain. Du reste, les principes mêmes de la société aristocratique, en particulier le principe d’hétéronomie, favorisaient un sens de la transcendance, qui ne pouvait qu’aiguiser le sens de l’énigme. Cependant le principe hiérarchique, qui, au sein des sociétés aristocratiques, était indissociable du principe d’hétéronomie, tendait à ramener l’expérience de la transcendance, de l’abîme, à l’expérience d’un sacré incarné dans des autorités. Accolé au principe hiérarchique, le principe d’hétéronomie renvoyait moins à un invisible de principe, à une source indéterminée et énigmatique de la Loi, qu’à l’idée d’un Fondement ultime qui garantit la permanence de l’ordre social. En se déprenant de toute référence à un Fondement transcendant, la démocratie, du moins si elle reste vivante, se signale par le déploiement de questions qui ne peuvent plus, par principe, s’éteindre dans des réponses officielles tenues pour définitives.

3Cependant, d’après Tocqueville, la dissolution des repères de la certitude ne caractérise qu’une face de la démocratie. Car elle ne peut manquer de susciter l’instauration de nouvelles évidences collectives. La destruction des hiérarchies entraîne une égalisation qui rend possible le débat collectif, la discussion, mais qui peut aussi répandre un désir de nivellement qui étouffe le sens de la distinction entre ce qui est grand et ce qui est médiocre, entre ce qui est noble et ce qui est vil, entre ce qui nous élève et ce qui nous rabaisse. Le desserrement des liens communautaires peut susciter l’indépendance des individus, et celle-ci peut conférer à chacun le pouvoir de décider de sa propre vie, peut favoriser l’initiative et l’action en commun ; mais l’indépendance individuelle peut aussi susciter l’isolement. Or l’isolement induit chacun à s’imaginer qu’il ne doit rien à personne, sinon en raison d’une convention librement acceptée. Il referme donc les individus en eux-mêmes, et alors même qu’il entretient en chacun l’illusion de ne dépendre que de soi, la fierté orgueilleuse et vaine de ne devoir rien à personne, il fait aussi sentir à chacun sa petitesse, son insignifiance, son impuissance, et du même coup fait ressortir la toute puissance d’une société qui semble s’élever au-dessus de tous comme un « être immense », auquel chacun est subordonné. L’aspiration à l’autonomie peut donner à chacun le pouvoir de s’émanciper des autorités établies et des préjugés ; mais elle peut aussi, d’une part, faire naître l’illusion anthropocentriste, selon laquelle une humanité délivrée des repères prétendument naturels et transcendants serait appelée à devenir la source souveraine du sens et de la loi, et, d’autre part, elle peut priver les individus du pouvoir de penser et de juger par eux-mêmes car, poussés à récuser toute ressource qui ne viendrait pas d’eux-mêmes, tout enseignement qui les dépasserait, ils se laissent attirer vers le seul guide qui leur reste, captés par la seule autorité qu’ils reconnaissent : l’opinion commune. La revendication du « je » – l’exaltation d’un « je » qui ne devrait rien qu’à lui-même et prétendrait tirer de lui-même les principes de sa pensée et de son action – a pour effet de précipiter dans le « on ». L’égalisation peut susciter le nivellement ; l’indépendance individuelle, l’individualisme ; l’autonomie, le conformisme. La dissolution des repères de la certitude peut provoquer la concrétisation de nouvelles assurances. Pas de démocratie sans une dénonciation des nouvelles formes de servitude qu’elle engendre de son propre sein. Pas de démocratie sans une mise en question de la démocratie.

4Cependant c’est au nom des principes fondateurs de la démocratie que Tocqueville met en question la démocratie. C’est au nom de l’égalité des conditions qu’il critique le nivellement et le relativisme ; au nom du principe d’autonomie qu’il s’en prend au règne de l’arbitraire et de l’opinion commune ; au nom de l’indépendance des individus qu’il stigmatise l’individualisme. Non pas qu’il se réfère aux principes de la démocratie comme à des repères de la certitude. Les principes d’égalité des conditions, d’autonomie, d’indépendance individuelle, ne sont nullement à ses yeux des axiomes soustraits à l’interrogation, ou des normes qui seraient claires et distinctes. Car ils renvoient eux-mêmes à une humanité qui, loin de se laisser cerner par un concept, est visée comme une idée au sens kantien. L’idée d’humanité qui s’affirme et se répand en toute démocratie suggère en effet une humanité indéterminée et infigurable. Mais qui s’impose aussi comme une norme qui transcende chaque individu. C’est seulement dans la mesure où l’homme démocratique ressent son humanité comme un au-delà de l’homme en l’homme qu’il peut retrouver un sens de la transcendance, et dès lors à la fois perdre ses assurances prométhéennes, et conquérir son autonomie et son indépendance.

5C’est pour rappeler que la démocratie, d’après Tocqueville, ne peut vivre qu’en se déclinant en questions infinies – elle ouvre à l’énigme en se mettant elle-même en question au nom d’une humanité qui est au-delà de toute incarnation – que j’ai souhaité placer toutes les contributions ici réunies sous le titre : « la démocratie en questions ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Robert Legros, « La démocratie en questions »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 44 | 2007, 7-9.

Référence électronique

Robert Legros, « La démocratie en questions »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 44 | 2007, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1793 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1793

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Auteur

Robert Legros

Université de Caen Basse-Normandie, département de philosophie

Chargé de cours à Science Po Paris et à l’Université Libre de Bruxelles. Publications : L’idée d’humanité, Grasset, 1990, rééd. Paris, Le Livre de poche, 2006 ; L’avènement de la démocratie, Paris, Grasset, 1999. La souveraineté, Paris, Ellipse, 2001. La naissance de l’individu dans l’art (en collaboration avec Tzvetan Todorov et Bernard Foccroulle), Paris, Grasset, 2004.

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