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Dossier

Le donné et la question du sujet

Émilie Tardivel
p. 15-30

Résumés

Le présent article établit deux résultats distincts mais complémentaires : il montre d’abord que Jan Patočka découvre, dans les années soixante-dix, le primat épistémologique de la donation, à partir duquel la question du monde dans son rapport au problème du donné se pose et se résout – le monde comme donné en totalité, le donné comme avance du monde ; il montre ensuite que cette découverte permet au philosophe tchèque de poser à nouveaux frais la question du sujet et de faire émerger une nouvelle figure du sujet, dont les principales caractéristiques anticipent sur celles de l’adonné – le sujet comme adonné-au-monde. Cet article aboutit ainsi à montrer que les concepts fondamentaux de la phénoménologie de la donation (donné, adonné, contre-expérience, témoin, appel-réponse, etc.), quand ils sont appliqués à la phénoménologie de Patočka, ne fonctionnent pas comme des catégories anachroniques, mais au contraire comme des clés herméneutiques qui révèlent à la fois l’originalité et l’actualité de cette phénoménologie.

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Texte intégral

  • 1 J. Patočka, « Platón a Evropa » [1973], in Sebrané spisy, t. II, Péče o duši II, I. Chvatík, P. Kou (...)

1Chez Jan Patočka, la question du sujet n’est pas première ; elle suppose la question du monde, dont l’élaboration entre les années trente et les années soixante-dix aboutit à un paradoxe : « le monde nous est donné en totalité, mais cela ne signifie pas qu’il ne nous soit pas donné selon des perspectives »1. Formulé au début des années soixante-dix, ce paradoxe doit être mis en rapport avec les développements de la fin des années soixante sur le phénomène de l’horizon :

  • 2 J. Patočka, « [Koncept přednášky o tělesnosti] » [1968-1969], in Sebrané spisy, t. VIII/2, Fenomeno (...)

L’horizon en revanche n’est phénomène qu’en ce sens qu’il est , qu’il nous montre sa présence – en tant que présence de ce qui n’est pas présent, donation du non-donné [danost nedaného]2.

  • 3 J. Patočka, « “Přirozený svět” v meditaci svého autora po třiatřiceti letech » [1969], in Sebrané s (...)

2Dans un texte de la même période, Patočka parle également de « l’ouverture horizontale – la donation du non-donné [danost nedaného], la présence du non-présent »3. Autrement dit, la donation du monde, donation de l’horizon de tous les horizons, ne peut s’exprimer que sous la forme d’un paradoxe – la donation du non-donné – dont Patočka reconnaît qu’il frise la contradiction. Comment le monde peut-il nous être en même temps « donné en totalité » et « donné selon des perspectives », donné en totalité et non donné en totalité ? Cette thèse n’est-elle pas purement et simplement contradictoire ?

  • 4 É. Tardivel, « L’épochè et le problème du donné », Revue de métaphysique et de morale, vol. III, no(...)
  • 5 J.-L. Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, 2e éd., Paris, PUF (Épiméthée (...)

3Comme nous l’avons montré dans un précédent article4, il est possible de lever la contradiction en posant une distinction que Patočka n’explicite pas, mais que ses analyses appellent. Il convient de distinguer, non pas deux donations différentes, mais deux versants d’une seule et même donation : la donation au sujet, c’est-à-dire le versant de la donation au sens strict, et la donation par le sujet, c’est-à-dire le versant de la manifestation au sens strict. La donation du non-donné exprime le « pli de la donation »5 : le monde nous est donné en totalité, mais nous ne pouvons le recevoir ni donc le manifester que selon des perspectives. Quand Patočka écrit « donation du non-donné », il faut ainsi entendre « donation du non-manifesté », ou encore « donation du non-montré », et donc appliquer à la manière dont il élabore la question du monde la distinction, théorisée par Jean-Luc Marion dans Étant donné, entre ce qui se donne et ce qui se montre. Ce qui se montre se donne, mais tout ce qui se donne ne se montre pas toujours :

  • 6 Ibid., p. 429.

Le donné peut également […] se donner avec un excès d’intuition ; cet excès peut saturer la capacité du concept, donc la réception de l’adonné ; dès lors le donné, que l’adonné ne peut mettre en scène, peut ne pas se montrer6.

  • 7 J. Patočka, « Věčnost a dějinnost » [1947], in Sebrané spisy, t. I, Péče o duši, I. Chvatík, P. Kou (...)
  • 8 Ibid., p. 225 ; trad. fr., p. 131.

4Compris à partir de cette distinction, le paradoxe attaché à la question du monde ne frise plus la contradiction, mais décrit au contraire une dimension fondamentale du monde : l’excès de ce qui se donne sur ce qui se montre. Patočka découvre ainsi, au terme de ses recherches, que le « problème de la donation [problém danosti] »7, dont il fait dès les années quarante le fil conducteur d’une révision de la méthode phénoménologique, ne se confond pas avec ce qu’il appelle, jusque dans les années soixante, le « problème du non-donné [problém nedaného] »8. Le problème de la donation ne relève pas d’un défaut, mais au contraire d’un excès de donné, si bien qu’il réside finalement dans ce qu’il faut appeler le « problème du donné » : le monde nous est donné en totalité, donc tout nous est donné, rien n’échappe à la donation ; mais la donation nous échappe, parce qu’elle nous excède, se dispense hors des conditions subjectives de sa réception et avant toute résolution du Dasein. Reste dès lors à approfondir le rapport entre la question du monde et le problème de la donation, en tant que « problème du donné », et montrer à partir de là comment la question du sujet reçoit chez Patočka un traitement original. C’est ce que nous étudierons dans cet article.

Le donné comme avance du monde

5La question du monde ne recouvre pas le problème de la donation ; tout à l’inverse, elle le découvre en ouvrant la réflexion au mode de donation et à la teneur en donation de tout donné, et donc à une herméneutique du donné qui soit proprement phénoménologique. Certes, Patočka ne théorise pas cette herméneutique, mais les textes les plus saillants de la dernière période indiquent nettement la direction à suivre :

  • 9 J. Patočka, « Phänomenologie als Lehre vom Erscheinen als solchem » [1974], in Vom Erscheinen als s (...)

Le monde est originairement donné, mais tout en lui n’est pas donné de la même manière. L’originarité n’est pas une marque unitaire, elle comporte au contraire des gradations et des qualités diverses9.

  • 10 Dans Reprise du donné, J.-L. Marion dit explicitement que la division de la phénoménalité en phénom (...)

6La phénoménologie de Patočka, dans sa pointe avancée, peut être ainsi considérée comme une anticipation du projet dont Marion formule les grandes orientations dans Reprise du donné : passer d’une topique de la manifestation, où les phénomènes sont analysés selon le modèle du découpage régional, à une véritable herméneutique de la manifestation, où les phénomènes sont analysés selon la manière dont leur mode de donation et leur teneur en donation sont interprétés par le sujet. Un même phénomène peut en effet apparaître comme un objet ou comme un événement selon l’herméneutique qui le prend en vue10.

7Cette herméneutique, qu’il ne théorise pas, Patočka la met expressément en œuvre dans sa philosophie de l’histoire, telle qu’elle se déploie dans les années soixante-dix. Prenons la question du sacrifice, qui a pour vocation de conjurer les tragédies de l’ère technique à la racine. Cette racine relève d’un certain mode de compréhension du monde et donc d’une certaine herméneutique :

  • 11 J. Patočka, « Čtyři semináře k problému Evropy » [1973], in Sebrané spisy, t. III, Péče o duši III, (...)

Le Gestell ne laisse aucune chose être ce qu’elle est, extrait de chacune ce qu’il veut. […] Il est un mode de compréhension de ce qui est – la manière dont les choses et le monde nous apparaissent aujourd’hui11.

8La question du sacrifice s’inscrit dans un conflit d’herméneutiques : l’herméneutique phénoménologico-historique, où le sujet interprète tout phénomène comme un événement du monde, contredisant, dans et par le sacrifice, l’herméneutique métaphysico-technique, où le sujet interprète tout phénomène comme un objet de la conscience. Élargie à l’ensemble de la philosophie de l’histoire de Patočka, cette approche implique une troisième herméneutique, qui est en fait chronologiquement première : l’herméneutique philosophico-naturelle, dans laquelle le sujet interprète tout phénomène comme une simple chose du monde.

  • 12 É. Tardivel, « L’épochè et le problème du donné », p. 319-323.
  • 13 M. Heidegger, « Zeit und Sein » [1969], in Zur Sache des Denkens, Tubingue, M. Niemeyer, 1969, p. 1 (...)

9L’objectif de cet article n’est pas de développer davantage cette question, mais de vérifier si la phénoménologie de Patočka pose de manière irréfutable les principes de cette herméneutique de la manifestation, le premier étant le privilège de la donation. Ayant déjà montré que le monde se donne hors des conditions subjectives de sa réception et avant toute résolution du Dasein12, il reste donc à vérifier que Patočka ne tombe pas sous le coup de la critique adressée par Marion à Heidegger. Celle-ci consiste à dire que Heidegger finit par reconduire ce qui se donne à l’Ereignis, c’est-à-dire par penser le donné à partir d’autre chose que de lui-même, d’autant plus que n’est jamais tranchée la question de savoir si le retrait de ce qui donne (l’être) de ce qu’il donne (l’étant) est à mettre au compte de cette « puissance indéterminée »13 ou de la donation elle-même :

  • 14 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 59.

Heidegger mobilise certes – et plus puissamment que tout autre phénoménologue – certaines propriétés de la donation, mais l’asservit au profit d’une entreprise qui en récuse par principe la fonction phénoménologique de principe14.

10Heidegger conçoit certes l’être à partir de la donation, mais celle-ci apparaît in fine chez lui comme une simple transition entre l’être et l’Ereignis.

11Qu’en est-il chez Patočka ? Le philosophe tchèque met certes l’être au compte du monde, le monde donne l’être de l’étant en se donnant, mais il ne récuse pas la fonction phénoménologique de principe de la donation, car le monde finit par s’y identifier :

  • 15 J. Patočka, « Phänomenologie als Lehre… », p. 118 ; trad. fr. : « [Épochè et réduction…] », p. 167, (...)

Cette donation absolue serait sans doute mieux désignée comme une sphère du donner absolu [des absoluten Gebens], du se-montrer [des Sich-Zeigens], de la manifestation [der Manifestation] et elle n’est, en aucun sens du terme, une sphère de choses étantes, qui apparaissent, fussent-elles subjectives15.

  • 16 J. Patočka, « Der Subjektivismus der Husserlschen und die Forderung einer asubjektiven Phänomenolog (...)
  • 17 Ibid., p. 303 ; trad. fr., p. 239.

12D’un point de vue épistémologique, Patočka ne conçoit pas la donation à partir du monde, mais le monde à partir de la donation. Tout étant se donne certes dans et par le monde, mais dans et par le monde signifie en lui-même et à partir de lui-même. Le monde s’identifie totalement à la donation de l’étant dans son être, parce que son essence même réside dans le se-montrer de ce qu’il donne : « le champ phénoménal est fondamentalement non autonome ; il est impossible en tant qu’étant absolu, clos sur soi ; toute son essence consiste à manifester »16 ; ou encore : « si le champ phénoménal n’a point d’être autonome, il n’en a pas moins un être propre qui réside précisément dans la monstration »17.

13L’essence du monde réside dans le se-montrer ou plus exactement dans le se-montrer possible de ce qu’il donne, si bien que le « soi » du monde se confond avec le « soi » de tout ce qui se donne. Cette thèse appelle deux remarques. La première en est une conséquence directe : si le « soi » du monde s’identifie au « soi » de tout donné, le monde ne se donne lui-même et à partir de lui-même qu’en se dissimulant dans tout ce qui peut se montrer. Patočka défend très clairement cette idée :

  • 18 Ibid., p. 303 ; trad. fr., p. 239.

Le se-montrer du phénoménal qui à la fois se dissimule dans ce qu’il fait apparaître rend superflue la méthode réflexive d’un « éveil » du latent, car le phénoménal est toujours là, fonctionnant simplement de manière différente selon qu’il se dirige sur autre chose ou sur soi-même18.

14Le monde ne se retire donc pas de ce qu’il donne, car il ne fait qu’un avec lui, mais il s’y dissimule néanmoins en tant que totalité, en mettant tout ce qui peut se montrer en corrélation avec un incommensurable qui, pour ainsi dire, s’y « contre-phénoménalise » :

  • 19 J. Patočka, « Platón a Evropa », p. 212-213 ; trad. fr. : Platon et l’Europe…, p. 83.

À côté de ce qui se montre à nous comme contraignant, proche, évident et qualitativement plein, il y a un incommensurable, indubitablement présent et en corrélation constante avec ce qui se manifeste immédiatement, dans sa plénitude19.

  • 20 J. Patočka, « Weltform der Erfahrung und Welterfahrung » [1972], in Vom Erscheinen…, p. 114 ; trad. (...)

15La dissimulation du monde n’est pas un retrait au sens strict, une non-donation, mais une avance, une donation en excès, qui prend nécessairement la figure d’un retrait pour le sujet, qui ne peut donc manifester ce qui se donne que par esquisses. On peut ainsi toujours conserver le vocabulaire du retrait, mais il faut alors reconnaître que « le retrait est un mode de l’apparaître [die Verborgenheit ist aber ein Modus des Erscheinens] »20. Contrairement à Heidegger qui ne tranche pas la question, Patočka assigne expressément le retrait en son acception phénoménologique à l’apparaître, au se-montrer et donc à la donation elle-même. Le retrait est un mode de donation du monde : la manière dont le monde se donne en totalité dans tout ce qu’il donne. On en déduit la transcendance de tout donné dans son originarité différentielle, qui signifie que tout donné donne toujours plus que lui-même : tout donné non seulement se donne, mais donne aussi la totalité dans laquelle et à partir de laquelle il se donne. On peut dire en ce sens que la totalité est originairement co-donnée sur le mode du retrait dans tout donné. Tout donné diffère ainsi essentiellement de lui-même, car la totalité qui lui confère son identité marque également en lui sa différence irréductible.

  • 21 Patočka est le premier à introduire Hegel dans le milieu académique tchèque, de la recension de l’o (...)
  • 22 J. Patočka, « “Přirozený svět”… », p. 276 ; trad. fr. : « Méditation… », p. 62.
  • 23 J. Patočka, « K fenomenologii a ontologii pohybu » [1968-1969], in Sebrané spisy, t. VIII/2, p. 641 (...)

16D’où une seconde remarque, sous forme d’interrogation : comment le monde peut-il s’identifier à la fois au « soi » de tout donné et au « tout » du donné ? Comment le monde peut-il articuler, dans tout ce qu’il donne, deux donations contradictoires, la donation de la singularité (l’individuation) et la donation de la totalité (la totalisation) ? Faut-il qualifier la donation du monde de « dialectique » ? La question mérite d’être posée, ne serait-ce qu’en raison du dialogue que Patočka maintient tout au long de sa vie avec Hegel21. Mais il y a plus : Patočka écrit que la phénoménologie se protège en vain contre sa dialectisation, que phénoménologie et dialectique peuvent aller de pair22. Dans une note de travail, il définit également la réduction comme une pensée dialectique du mouvement : « la réduction […] n’est pas une pensée positive du mouvement, mais une pensée dialectique »23. Dans cette perspective, il faudrait considérer la donation de la totalité comme une puissance de « dés-objectivation » ; elle serait le moment négatif de l’avance du monde, la « donation du non-donné » dans tout ce que le monde donne, tandis que l’individuation, la donation de la singularité, en serait le moment positif, c’est-à-dire la « donation du donné ».

  • 24 J. Patočka, « “Přirozený svět”… », p. 315 ; trad. fr. : « Méditation… », p. 103.

17Cette perspective oublierait cependant que Patočka élabore une conception non pas onto-logique mais onto-génétique du mouvement. L’avance du monde articule, dans tout ce qu’elle donne, deux donations contradictoires, parce qu’elle est mouvement, parce qu’elle est « donation du donné-encore-non-donné », pour ainsi dire. Il faut donc avant tout qualifier la donation du monde de « dynamique », bien que ce dynamisme ne doive pas être entendu en un sens ontologique : il ne suppose pas de substance ni de sujet. Patočka le conçoit tout au contraire comme une « vie originelle, qui ne reçoit pas son unité du substrat conservé, mais créé elle-même sa propre unité et celle de la chose en mouvement »24. La critique s’adresse dans ce passage à Aristote, mais Patočka l’étend à Hegel :

  • 25 J. Patočka, Aristotelés, jeho předchůdci a dědicové. Studie z dějin filosofie od Aristotela k Hegel (...)

Pour Hegel lui-même, ce dynamisme est lié à la dynamique du sujet, le dynamisme universel, à un sujet universel. Notre tâche aujourd’hui est de bâtir […] une conception effectivement asubjective du mouvement25.

18On peut en conclure que la donation du monde est dynamique, que ce dynamisme a un caractère dialectique, mais qu’il n’est pas ontologique : le dynamisme est ontogénétique et donc événemential, car il ne suppose pas ce qu’il fait advenir.

19Patočka soutient cette position dans une note de travail de la seconde moitié des années soixante :

  • 26 J. Patočka, « [Konstituce předmětné jednosti] », in Sebrané spisy, t. VIII/2, p. 571 ; trad. fr. : (...)

Concept de mouvement comme fondement – mouvement conçu, non pas comme mouvement de l’objet, mais comme œuvre de la physis avant toute objectivation ou subjectivation – la physis comme essence qui est événement [podstata, která je událostí], essence qui advient [podstata, jež nastává]26.

  • 27 J.-L. Marion, Reprise du donné, p. 146.

20Le monde se donne en advenant, sur le mode du retrait, de la réserve, dans chaque événement qu’il dispense. Il se donne de manière événementiale. Il y a donc trois manières distinctes mais complémentaires de concevoir la donation du monde : l’avance, l’avènement et l’événement27. L’avance est la « donation du donné-encore-non-donné » ou plutôt « du donné-encore-non-manifesté » : l’avance donne tout ce qui peut, sans condition ni limite, se manifester. Cette avance comprend l’avènement et l’événement : l’avènement est la réserve dans tout donné, la donation de la totalité comme « donation du non-manifesté » ; l’événement est au contraire la dispense de tout donné, la donation de la singularité comme « donation du manifesté », qui implique par conséquent l’intervention du sujet venant déplier la donation et la transmuer en manifestation.

21Le monde articule la donation de la totalité, l’avènement de la donation, et la donation de la singularité, l’événement de la manifestation, à partir d’une seule et même avance, qui n’implique l’intervention d’aucun sujet. Le sujet n’intervient qu’après-coup, constitué dans son statut de destinataire par cette avance elle-même. L’avance précède donc le sujet, mais elle précède aussi le pli de la donation, elle est en deçà de la distinction de la négativité et de la positivité, qui doit être elle aussi mise au compte d’une seule et unique donation. Il faut ainsi en conclure avec Marion commentant Patočka :

  • 28 Ibid., l’auteur souligne.

L’avènement comme réserve ne constitue pas un moment négatif, dont l’événement constituerait le moment positif : l’avance du monde consiste plutôt en leur articulation, en leur pli et dépli28.

22L’avance du monde articule avènement et événement, parce qu’elle les produit en faisant advenir le sujet qui ne cesse d’en jouer le partage, en fonction de sa capacité à manifester tout donné comme un événement. Dans tout donné se joue donc le pli de la donation, c’est-à-dire une seule et même avance, celle du monde, qui fait advenir le sujet comme condition de ce pli et, par là même, du partage entre avènement de la donation et événement de la manifestation.

Le sujet comme adonné-au-monde

  • 29 Voir notamment les articles de 1970 et de 1971 : J. Patočka, « Der Subjektivismus der Husserlschen (...)
  • 30 J. Patočka, « Phänomenologie als Lehre… », p. 123 ; trad. fr. : « [Épochè et réduction…] », p. 171- (...)

23Comment faut-il dès lors définir le sujet auquel le monde se donne en une seule et même avance ? Ou, pour le dire autrement, que reste-t-il du sujet dans le contexte d’une « phénoménologie asubjective »29, qui accorde au monde le privilège de se donner hors des conditions subjectives et ontiques de sa réception ? Cette question impose de citer d’emblée une affirmation radicale de Patočka concernant le sujet de la phénoménologie asubjective : « Le sujet n’est originairement rien d’autre que ce à quoi le monde apparaît »30. Autrement formulé, le sujet n’est pas originairement sujet (au sens du sujet transcendantal, producteur d’objet), mais destinataire du monde en son avance. Le monde devance toujours, par son avance, le sujet, qui se retrouve dans l’impossibilité de constituer le monde qui se donne comme un objet. Le sujet est paradoxalement asubjectif chez Patočka, ou plus précisément adonné-au-monde, puisqu’il se reçoit du monde qui, en se donnant sans condition ni limite, sature la capacité du sujet à le recevoir :

  • 31 J. Patočka, « Epoché und Reduktion » [1975], in Die Bewegung…, p. 421 ; trad. fr. : « Épochè et réd (...)

De même que le soi est la condition de possibilité de l’apparaître du mondain, de même le monde comme horizon originaire (et non pas comme l’ensemble des réalités) est la condition de possibilité de l’apparaître du soi31.

  • 32 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 343 sq.
  • 33 Ibid., p. 361.

24C’est cette thèse d’une similitude entre le sujet de la phénoménologie asubjective et l’adonné de la phénoménologie de la donation qu’il s’agit à présent de confirmer. Pour ce faire, revenons d’abord à la manière dont Marion définit l’adonné. Au livre V d’Étant donné, le sujet est redéfini selon la double figure de l’« attributaire » et de l’« adonné »32, sachant que l’adonné ne diffère pas essentiellement de l’attributaire, mais en est l’« ultime dénomination »33. Pour atteindre l’adonné, il s’agit donc de passer par l’attributaire. Cette nouvelle figure du sujet désigne non seulement ce qui reçoit ce qui se donne, mais aussi et avant tout ce qui se reçoit de ce qui se donne. L’attributaire ne précède pas ce qu’il reçoit, mais à l’inverse procède de ce qu’il reçoit ; autrement dit, il n’est pas à l’origine un « je », mais un « à qu[o]i » :

  • 34 Ibid., p. 344.

Le « soi » du phénomène […] inverse d’abord le nominatif (le sujet déjà, tel que la grammaire le pose) en un datif plus originel, qui désigne (grammaticalement encore) l’« à qu[o]i » de son attributaire34.

25L’attributaire ne procède pas de lui-même, mais du « soi » du phénomène, un « soi » que l’attributaire ne peut ni prévenir ni produire, parce qu’il provient du phénomène donné, c’est-à-dire du phénomène se donnant.

  • 35 J. Patočka, « Der Subjektivismus der Husserlschen und die Forderung… », p. 302 ; trad. fr. : « Le s (...)
  • 36 J. Patočka, « Phänomenologie als Lehre… », respectivement p. 123, 128 et 129 ; trad. fr. : « [Époch (...)
  • 37 J. Patočka, « Epoché und Reduktion », p. 423 ; trad. fr. : « Épochè et réduction », p. 260.

26Le sujet de la phénoménologie asubjective répond parfaitement à cette définition de l’attributaire. Deux textes en attestent de manière littérale. Celui de 1971 (l’un des deux articles, avec celui de 1970, consacrés à la formulation d’une phénoménologie absujective) soutient que l’« ego est ce à quoi l’apparaissant apparaît »35, tandis qu’un manuscrit de recherche de 1974 entérine à plusieurs reprises cette nouvelle figure du sujet dans le cadre d’une réflexion sur l’épochè : « Le sujet n’est originairement rien d’autre que ce à quoi le monde apparaît » ; ou encore : « le sujet à l’origine n’est uniquement que ce à quoi elle [la totalité] apparaît » ; et aussi : « ce à quoi l’apparaissant apparaît, la subjectivité (ayant une structure pronominal vide, à ne pas identifier avec un sujet singulier fermé) »36. Comme l’attributaire, le sujet de la phénoménologie asubjective est « dé-subjectivé » ; il ne procède absolument plus de lui-même, par cogitatio sui, mais du monde donné, du monde qui se donne et ne désigne donc plus « ce qui appartient au sujet comme composante structurale », mais « ce à quoi le sujet se rapporte comme à l’horizon de sa compréhension »37.

  • 38 Ibid., p. 423 ; trad. fr., p. 260.
  • 39 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 344.

27L’une des conséquences majeures de cette « dé-subjectivation » du sujet réside dans une modification décisive de sa relation au monde et à lui-même : le sujet n’entretient plus avec le monde ni avec lui-même de rapport de possession. La « dé-subjectivation » du sujet est à comprendre comme une « dé-possession », dépossession radicale, qui concerne non seulement le monde auquel le sujet se rapporte, mais aussi le rapport du sujet à lui-même, dans la mesure où l’« a priori du monde est à la fois ce qui rend possible le rapport à soi et, partant, le soi dans sa constitution ontologique »38. Étant dépossédé du monde, le sujet l’est également de lui-même, car il ne possède plus ce dont il procède, ne prévient plus ce dont il advient. Comme l’attributaire, le sujet de la phénoménologie asubjective s’oppose donc en tout point à ce que la métaphysique entend par « sujet », puisqu’il ne peut plus prétendre posséder le monde ni se posséder lui-même, toute relation de possession s’étant inversée en « un rapport purement allocatif, de contiguïté certes, mais d’écart irréductible, bref d’usufruit sans limite, mais aussi sans aucune garantie »39. Le sujet de la phénoménologie asubjective n’a donc que l’usufruit du monde et de lui-même ; il n’en a pas la nue-propriété.

  • 40 Ibid., p. 300.

28Reste cependant à savoir ce qui motive l’inversion de la relation de possession en rapport d’allocation, ce qui opère la destitution du sujet de son statut transcendantal, de son rang de « sujet subjectif », pour ainsi dire. Dans Étant donné, cette destitution relève d’une expérience, d’autant plus décisive pour le sujet que l’« objet » de cette expérience se donne en saturant sa capacité à le recevoir et donc se donne comme un « non-objet ». Le sujet est d’autant plus destitué de son statut transcendantal, « dé-subjectivé », qu’il fait l’expérience paradoxale d’un « non-objet », qu’il réalise une « contre-expérience »40. Pour Marion,

  • 41 Ibid.

La contre-expérience n’équivaut pas ici à une non-expérience, mais à l’expérience d’un phénomène ni regardable, ni gardé suivant l’objectité, qui résiste donc aux conditions de l’objectivation41.

  • 42 Ibid., p. 361.

29La « dé-subjectivation » du sujet est par conséquent l’avers de la « dés-objectivation » du phénomène, et plus la « dés-objectivation » est forte, plus le phénomène donné est saturant, plus le sujet passe du statut d’attributaire au rang d’adonné. L’adonné n’est pas seulement ce qui se reçoit du phénomène donné en tant que tel (ce qui définit l’attributaire), mais ce qui se reçoit du phénomène donné en tant que saturé42.

  • 43 J. Patočka, « Negativní platonismus » [1953], in Sebrané spisy, t. I, p. 323 ; trad. fr. : « Le pla (...)
  • 44 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 300-301.
  • 45 J. Patočka, « Negativní platonismus », p. 325 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », p. 84.

30Y a-t-il chez Patočka un équivalent de cette contre-expérience, de cette expérience d’un donné saturé qui transforme le sujet en adonné ? Non seulement cette expérience est éminemment présente dans la phénoménologie de Patočka, mais elle porte également un nom : l’« expérience de la liberté [zkušenost svobody] »43. L’identification de l’expérience de la liberté à une contre-expérience s’atteste dans la mise en parallèle de leur définition : alors que « La contre-expérience offre l’expérience de ce qui contredit irréductiblement les conditions d’expérience des objets »44, « L’expérience de la liberté est ce qui fait de notre vécu des objets un vécu de la totalité »45. Autrement dit, l’expérience de la liberté est une contre-expérience, dans la mesure où, expérience de la totalité, elle offre l’expérience de ce qui contredit irréductiblement les conditions d’expérience des objets, puisque la totalité se donne hors des conditions subjectives et ontiques de sa réception. Dans l’expérience de la liberté, comme dans la contre-expérience, le sujet fait donc l’épreuve d’un non-objet, d’un phénomène donné en tant que saturé, c’est-à-dire d’un phénomène qui se donne en résistant aux conditions de l’objectivation, d’un phénomène qui se contre-phénoménalise.

  • 46 É. Tardivel, « L’épochè et le problème du donné », p. 327-328.
  • 47 J. Patočka, « Negativní platonismus », p. 322 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », p. 79.
  • 48 Ibid., p. 325 ; trad. fr., p. 83.
  • 49 Ibid., p. 325 ; trad. fr., p. 84.

31Il convient toutefois de souligner ici une difficulté interprétative liée à la dynamique interne à la pensée de Patočka. L’expérience de la liberté en tant qu’expérience de la totalité est thématisée dans les années cinquante, c’est-à-dire dans une période où le philosophe tchèque ne distingue pas encore nettement le donné de l’objectité46. Aussi l’expérience de la liberté apparaît-elle, dans « Le platonisme négatif », davantage comme l’expérience du dépassement de tout donné – enracinée dans une insatisfaction du sujet vis-à-vis du donné – que comme l’expérience du tout donné : « À quoi tient-elle donc, cette expérience de la liberté ? C’est l’expérience d’une insatisfaction vis-à-vis du donné [zkušenost neuspokojení v daném] »47. Cette traduction de « v daném » par « vis-à-vis du donné » rabat le donné sur l’objectité : « L’expérience de la liberté a […] le caractère négatif d’une distance, d’une distanciation, d’un dépassement de toute objectité [překonávání každé předmětnosti] »48. Elle se justifie doublement, par la période de rédaction du « Platonisme négatif » et par l’idée d’insatisfaction, qui implique celle d’un « vis-à-vis » et que Patočka mobilise aussi à propos de l’objectité : « in-satisfaction totale vis-à-vis d’elle [de l’objectité], de non-arrêt auprès du simple monde des objets [celkového ne-uspokojení, ne-spočinutí v pouhém předmětenstvu] »49.

32Cependant, la préposition « v », suivie du locatif, n’exprime pas d’abord en tchèque l’idée d’un « vis-à-vis », mais celle d’une insertion : « dans ». En ce sens, l’insatisfaction constitutive de l’expérience de la liberté est moins localisée dans le sujet que dans le donné lui-même ; l’expérience de la liberté est l’expérience d’une insatisfaction au sein du donné. La formulation peut sembler étrange voire absurde, car l’insatisfaction suppose un sujet qui l’éprouve à l’égard de quelque chose, d’une situation, d’un autre sujet, etc. ; mais elle a le mérite d’insister sur le caractère « objectif » de cette insatisfaction, comme si le donné lui-même était insatisfait et en appelait au sujet pour le satisfaire. C’est ce que Patočka affirme dans l’article de 1971 consacré à la phénoménologie asubjective :

  • 50 J. Patočka, « Der Subjektivismus der Husserlschen und die Forderung… », p. 307 ; trad. fr. : « Le s (...)

Le corps propre en tant qu’égologique répond à un appel phénoménal, satisfait ou tente de satisfaire à une exigence, posée par la chose apparaissante, qui s’ouvre devant moi (lorsque s’annonce comme caractère « objectif », comme insatisfaction, ce qui est à réaliser)50.

33La traduction de « v daném » par « au sein du donné » indique ce qui, dans « Le platonisme négatif » et au-delà de sa période de rédaction, préfigure les développements phénoménologiques des années soixante-dix.

34Certains passages corroborent ce choix de traduction, malgré une terminologie qui reste ambiguë, notamment dans la dernière partie du « Platonisme négatif » :

  • 51 J. Patočka, « Negativní platonismus », p. 329 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », p. 88.

L’être historique n’est pas celui qui vit dans l’éternité […], mais bien celui qui distingue, de ce qui est donné, ce qui est écoulé et perdu sans retour et ce qui n’est pas encore si ce n’est à la manière d’une insatisfaction au sein du présent [neuspokojenosti v tom, co je přítomné]51.

  • 52 Ibid., p. 329 ; trad. fr., p. 89.
  • 53 Ibid., p. 328 ; trad. fr., p. 88.

35Ainsi, quand Patočka souligne que le sujet, comme être historique, « surmonte le donné et le présent »52, cela ne signifie pas que le sujet nie le donné et le présent, mais qu’il voit, « dans ce qui [lui] est donné et présenté là-devant, davantage que ce qui est immédiatement contenu dans le donné »53. L’expérience de la liberté n’est donc pas l’expérience du dépassement de tout donné, mais l’expérience du tout donné au sein du donné. Le donné donne toujours plus que lui-même : non seulement il se donne, mais il donne aussi la totalité dans et à partir de laquelle il se donne. L’expérience de la liberté est indissociable de l’expérience du donné, pour autant que, dans tout donné, le monde en son avance articule donation de la totalité et donation de la singularité, c’est-à-dire met en œuvre le pli de la donation.

  • 54 Ibid., p. 333 ; trad. fr., p. 94, l’auteur souligne.
  • 55 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 438 (cité dans Reprise du donné, p. 146).

36Cette conclusion permet de traduire l’idée d’« insatisfaction », qui traverse la pensée de Patočka des années cinquante aux années soixante-dix, dans les termes de la phénoménologie de la donation : l’« insatisfaction au sein du donné », dans laquelle s’enracine l’expérience de la liberté, correspond au « pli de la donation » caractérisant tout donné. On peut alors décrire l’expérience de la liberté comme la contre-expérience de la donation du monde : enracinée dans le pli de la donation (l’avance du monde), elle passe par la donation de la singularité (l’événement du monde), pour s’accomplir dans la donation de la totalité (l’avènement du monde). Aussi le monde en son avance, événement et avènement constitue-t-il l’origine, le milieu et le terme de l’expérience de la liberté. Comme toute expérience, l’expérience de la liberté est donc expérience du monde ; mais elle a en même temps ceci de spécifique et d’inouï que le sujet, qui vient y déplier la donation, la transmue, non pas en manifestation, mais en « contre-manifestation » : il n’y éprouve pas la totalité comme un objet, ni même comme un étant, mais comme un « plus négatif »54, comme la « nuit d’invus, donnés déjà mais sans espèces, [qui] enveloppe l’immense jour de ce qui se montre »55.

*

  • 56 Ibid., p. 302.

37Mettre en évidence la similitude entre le sujet de la phénoménologie asubjective et l’adonné de la phénoménologie de la donation supposerait d’aller encore plus loin dans la démonstration. En conclusion de cet article, posons simplement quelques jalons dans cette direction. Le premier réside dans la caractérisation de l’adonné comme témoin, qui résulte directement de la description de la contre-expérience dans Étant donné : « Sous le titre de témoin, il faut entendre une subjectivité dépouillée des caractères qui lui donnaient un rang transcendantal »56. « Le platonisme négatif » confirme cette caractérisation pour le sujet de la phénoménologie asubjective :

  • 57 J. Patočka, « Negativní platonismus », p. 330 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », p. 90.

De même que l’expérience passive constitue un témoignage sur l’univers de l’étant objectif […] ; de même notre expérience active elle aussi rend témoignage de quelque chose que nous ne pourrons jamais mettre sur le même plan que l’« étant » en ce sens, de quelque chose qui oblige à tourner la page57.

  • 58 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 370.

38L’expérience de la liberté transforme le sujet en témoin de l’avènement du monde, du « plus négatif », de l’« écart vide »58 qui contredit toute extase de la connaissance, où le sujet transcendantal constituait, devant lui et de manière transparente, l’univers de l’étant objectif.

  • 59 J. Patočka, « Prostor a jeho problematika » [1960], in Sebrané spisy, t. VIII/2, p. 37 ; trad. fr.  (...)
  • 60 Ibid., p. 37 ; trad. fr., p. 58.
  • 61 J. Patočka, « Celek světa a svět člověka » [1972], in Sebrané spisy, t. VII, p. 440 ; trad. fr. : « (...)

39Le deuxième jalon réside dans la caractérisation de l’adonné comme répondant à un appel. Il faut dès lors se demander si cette structure d’appel et de réponse est également constitutive du sujet. C’est ce qui ressort notamment des analyses que Patočka consacre à la problématique de l’espace dans les années soixante : « le je est originairement “dedans” ; il est celui qui, interpellé, répond, non pas celui qui émet l’appel et se manifeste »59. Interpellé, le sujet se détermine originairement à partir d’autre chose que de lui-même : « L’interpellé se détermine à partir de l’interpellation, l’inverse n’est pas vrai »60. Contrairement à Husserl, Patočka affirme que le sujet n’est pas originairement un centre géométrique. Le sujet est d’emblée décentré et son recentrement implique une interpellation originaire, qui le fait advenir comme un centre géométrique assignant à toute chose son lieu. Le sujet ne naît pas orientation-zéro, il le devient dans le premier mouvement de l’existence : « C’est dans ce mouvement que l’homme devient d’abord un centre »61. Pour pouvoir assigner à toute chose son lieu, le sujet doit d’abord recevoir le sien, il doit avant tout se recevoir. Le sujet est toujours déjà décentré, second et interpellé, c’est-à-dire avec un statut d’adonné.

40Le troisième et dernier jalon que nous mentionnerons pour clore cette conclusion programmatique – de manière partielle et provisoire, car on pourrait ajouter encore deux autres jalons – réside dans la caractérisation de l’adonné comme répondant à un appel qui vient d’ailleurs. Chez Patočka également, l’appel ne se confond pas avec l’interpellation du sujet par lui-même ; en témoigne un manuscrit de 1972 :

  • 62 J. Patočka, « [Tělo, možnosti, svět, pole zjevování] » [1972], in Sebrané spisy, t. VIII/2, p. 310  (...)

Ce n’est pas moi qui projette le monde des possibilités ; mais, comme je suis un être de la possibilité, enraciné dans une situation, la possibilité, le champ de possibilités du monde m’interpelle62.

  • 63 Ibid., p. 306 ; trad. fr., p. 120.
  • 64 Ibid., p. 306 ; trad. fr., p. 120.

41Contrairement à Heidegger, Patočka soutient que le projet suppose des possibilités que le Dasein ne s’ouvre pas de l’intérieur, mais qui lui sont ouvertes de l’extérieur, du monde : « Les possibilités viennent à moi du dehors, du monde »63. L’interpellation originaire n’est pas un appel qui vient du Dasein lui-même, mais du monde, c’est-à-dire d’ailleurs. L’interpellation originaire relève d’une auto-donation des possibilités. C’est donc à partir de possibilités dont il ne décide pas et auxquelles il s’adonne que le sujet se décide, d’abord en s’en recevant : « Ce n’est donc pas moi qui crée les possibilités, mais les possibilités qui me créent »64.

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Notes

1 J. Patočka, « Platón a Evropa » [1973], in Sebrané spisy, t. II, Péče o duši II, I. Chvatík, P. Kouba (éd.), Prague, Oikoymenh, 1999, p. 211 ; trad. fr. : Platon et l’Europe. Séminaire privé du semestre d’été 1973, E. Abrams (trad.), Lagrasse, Verdier (Verdier philosophie), 1997, p. 82, l’auteur souligne.

2 J. Patočka, « [Koncept přednášky o tělesnosti] » [1968-1969], in Sebrané spisy, t. VIII/2, Fenomenologické spisy III/2, I. Chvatík, P. Kouba (éd.), Prague, Oikoymenh, 2016, p. 200 ; trad. fr. : « [Leçons sur la corporéité] », in Papiers phénoménologiques, E. Abrams (éd., trad.), Grenoble, J. Millon (Krisis), 1995, p. 63-64 (abrégé PP), l’auteur souligne.

3 J. Patočka, « “Přirozený svět” v meditaci svého autora po třiatřiceti letech » [1969], in Sebrané spisy, t. VII, Fenomenologické spisy II, P. Kouba, O. Švec (éd.), Prague, Oikoymenh, 2010, p. 276 ; trad. fr. : « Méditation sur Le monde naturel comme problème philosophique », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, E. Abrams (trad.), Dordrecht – Boston – Londres, Kluwer Academic Publishers (Phaenomenologica ; 110), 1988 (abrégé MNMEH), p. 62.

4 É. Tardivel, « L’épochè et le problème du donné », Revue de métaphysique et de morale, vol. III, no 95, 2017, p. 317-328.

5 J.-L. Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, 2e éd., Paris, PUF (Épiméthée), 1998, p. 102.

6 Ibid., p. 429.

7 J. Patočka, « Věčnost a dějinnost » [1947], in Sebrané spisy, t. I, Péče o duši, I. Chvatík, P. Kouba (éd.), Prague, Oikoymenh, 1996, p. 221 ; trad. fr. : Éternité et historicité, E. Abrams (trad.), Lagrasse, Verdier, 2011, p. 127.

8 Ibid., p. 225 ; trad. fr., p. 131.

9 J. Patočka, « Phänomenologie als Lehre vom Erscheinen als solchem » [1974], in Vom Erscheinen als solchem. Texte aus dem Nachlaß, H. Blaschek-Hahn, K. Novotný (éd.), Fribourg-en-Brisgau, K. Alber (Orbis phaenomenologicus. Perspektiven und Quellen ; II, 3), 2000, p. 128-129 ; trad. fr. : « [Épochè et réduction – manuscrit de travail] », in PP, p. 176, l’auteur souligne.

10 Dans Reprise du donné, J.-L. Marion dit explicitement que la division de la phénoménalité en phénomènes pauvres, phénomènes de droit commun et phénomènes saturés, proposée dans Étant donné…, reste tributaire du « paradigme métaphysique d’un topique de la phénoménalité ; elle présuppose qu’entre les degrés de saturation se fixent, comme dans un triptyque ou dans le septuor d’un prisme, soudain et nettement des frontières fermant des régions, sans passage ni transition (au sens où Husserl tranchait entre la région-conscience et la région-monde) ». Pour remettre définitivement en question ce paradigme, « il faut admettre la gradualité de la saturation, puisque le même donné intuitif peut finir par se montrer (se phénoménaliser) comme plus ou moins saturé, selon l’herméneutique qui le prend en vue » (J.-L. Marion, Reprise du donné, Paris, PUF [Épiméthée], 2016, p. 94).

11 J. Patočka, « Čtyři semináře k problému Evropy » [1973], in Sebrané spisy, t. III, Péče o duši III, I. Chvatík, P. Kouba (éd.), Prague, Oikoymenh, 2002, p. 388 ; trad. fr. : « Séminaire sur l’ère technique », in Liberté et sacrifice. Écrits politiques, E. Abrams (trad.), Grenoble, J. Millon (Krisis), 1990, p. 279 (abrégé LS).

12 É. Tardivel, « L’épochè et le problème du donné », p. 319-323.

13 M. Heidegger, « Zeit und Sein » [1969], in Zur Sache des Denkens, Tubingue, M. Niemeyer, 1969, p. 18 ; trad. fr. modifiée (d’après celle de J.-L. Marion, Étant donné…, p. 58) : « Temps et Être », in Questions III et IV, J. Beaufret, C. Roëls (trad.), Paris, Gallimard (Tel ; 172), 2002, p. 215.

14 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 59.

15 J. Patočka, « Phänomenologie als Lehre… », p. 118 ; trad. fr. : « [Épochè et réduction…] », p. 167, l’auteur souligne.

16 J. Patočka, « Der Subjektivismus der Husserlschen und die Forderung einer asubjektiven Phänomenologie » [1971], in Die Bewegung der menschlichen Existenz. Phänomenologische Schriften II, K. Nellen, J. Němec, I. Srubar (éd.), Stuttgart, Klett-Cotta (Ausgewählte Schriften ; 4), 1991, p. 302-303 ; trad. fr. modifiée : « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, E. Abrams (éd., trad.), Grenoble, J. Millon (Krisis), 1988, p. 239 (abrégé QP).

17 Ibid., p. 303 ; trad. fr., p. 239.

18 Ibid., p. 303 ; trad. fr., p. 239.

19 J. Patočka, « Platón a Evropa », p. 212-213 ; trad. fr. : Platon et l’Europe…, p. 83.

20 J. Patočka, « Weltform der Erfahrung und Welterfahrung » [1972], in Vom Erscheinen…, p. 114 ; trad. fr. : « Forme-du-monde de l’expérience et expérience du monde », in PP, p. 224.

21 Patočka est le premier à introduire Hegel dans le milieu académique tchèque, de la recension de l’ouvrage de Heinrich Levy, Die Hegel-Renaissance in der deutschen Philosophie (1927) et des recensions des années trente et quarante à la traduction de la Phénoménologie de l’esprit en 1960 et de l’Esthétique en 1966, en passant par les articles et les premières traductions des années cinquante. Patočka est aussi l’auteur d’un texte inédit, intitulé La “Phénoménologie de l’esprit” hégélienne, issu d’un cycle de cours donnés à l’université Charles de Prague entre 1949 et 1950. Voir J. Patočka, Hegelova “Fenomenologie ducha”, Přednáškový cyklus na FF UK 1949/1950, 3306-I, 1/III, Archiv Jana Patočky. Sur ce dernier texte, et plus généralement sur le rapport historique et systématique de Patočka à Hegel, voir le livre de C. Pesaresi, Jan Patočka. Dalla libertà alla natura, Macerata, Eum – Edizioni Università di Macerata, 2020.

22 J. Patočka, « “Přirozený svět”… », p. 276 ; trad. fr. : « Méditation… », p. 62.

23 J. Patočka, « K fenomenologii a ontologii pohybu » [1968-1969], in Sebrané spisy, t. VIII/2, p. 641 ; trad. fr. : « Phénoménologie et ontologie du mouvement », in PP, p. 40.

24 J. Patočka, « “Přirozený svět”… », p. 315 ; trad. fr. : « Méditation… », p. 103.

25 J. Patočka, Aristotelés, jeho předchůdci a dědicové. Studie z dějin filosofie od Aristotela k Hegelovi, Prague, Nakladatelství Československé Akademie Věd, 1964, p. 325 ; trad. fr. : Aristote, ses devanciers, ses successeurs, E. Abrams (trad.), Paris, J. Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 2011, p. 404. Sur le rapport historique et systématique de Patočka à Aristote, voir D. Duicu, Phénoménologie du mouvement. Patočka et l’héritage de la physique aristotélicienne, Paris, Hermann (Philosophie), 2014.

26 J. Patočka, « [Konstituce předmětné jednosti] », in Sebrané spisy, t. VIII/2, p. 571 ; trad. fr. : « [Notes de travail – Ms. 10D/42] », in PP, p. 269, l’auteur souligne.

27 J.-L. Marion, Reprise du donné, p. 146.

28 Ibid., l’auteur souligne.

29 Voir notamment les articles de 1970 et de 1971 : J. Patočka, « Der Subjektivismus der Husserlschen und die Möglichkeit einer “asubjektiven” Phänomenologie » [1970] et « Der Subjektivismus der Husserlschen und die Forderung einer asubjektiven Phänomenologie » [1971], in Die Bewegung… ; trad. fr. : « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et la possibilité d’une phénoménologie “asubjective” » et « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », in QP, respectivement p. 189-215 et 217-248.

30 J. Patočka, « Phänomenologie als Lehre… », p. 123 ; trad. fr. : « [Épochè et réduction…] », p. 171-172, l’auteur souligne.

31 J. Patočka, « Epoché und Reduktion » [1975], in Die Bewegung…, p. 421 ; trad. fr. : « Épochè et réduction », in QP, p. 258.

32 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 343 sq.

33 Ibid., p. 361.

34 Ibid., p. 344.

35 J. Patočka, « Der Subjektivismus der Husserlschen und die Forderung… », p. 302 ; trad. fr. : « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence… », p. 238-239.

36 J. Patočka, « Phänomenologie als Lehre… », respectivement p. 123, 128 et 129 ; trad. fr. : « [Épochè et réduction…] », respectivement p. 171-172, 176 et 177, l’auteur souligne.

37 J. Patočka, « Epoché und Reduktion », p. 423 ; trad. fr. : « Épochè et réduction », p. 260.

38 Ibid., p. 423 ; trad. fr., p. 260.

39 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 344.

40 Ibid., p. 300.

41 Ibid.

42 Ibid., p. 361.

43 J. Patočka, « Negativní platonismus » [1953], in Sebrané spisy, t. I, p. 323 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », in LS, p. 80.

44 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 300-301.

45 J. Patočka, « Negativní platonismus », p. 325 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », p. 84.

46 É. Tardivel, « L’épochè et le problème du donné », p. 327-328.

47 J. Patočka, « Negativní platonismus », p. 322 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », p. 79.

48 Ibid., p. 325 ; trad. fr., p. 83.

49 Ibid., p. 325 ; trad. fr., p. 84.

50 J. Patočka, « Der Subjektivismus der Husserlschen und die Forderung… », p. 307 ; trad. fr. : « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence… », p. 245.

51 J. Patočka, « Negativní platonismus », p. 329 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », p. 88.

52 Ibid., p. 329 ; trad. fr., p. 89.

53 Ibid., p. 328 ; trad. fr., p. 88.

54 Ibid., p. 333 ; trad. fr., p. 94, l’auteur souligne.

55 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 438 (cité dans Reprise du donné, p. 146).

56 Ibid., p. 302.

57 J. Patočka, « Negativní platonismus », p. 330 ; trad. fr. : « Le platonisme négatif », p. 90.

58 J.-L. Marion, Étant donné…, p. 370.

59 J. Patočka, « Prostor a jeho problematika » [1960], in Sebrané spisy, t. VIII/2, p. 37 ; trad. fr. : « L’espace et sa problématique », in QP, p. 58.

60 Ibid., p. 37 ; trad. fr., p. 58.

61 J. Patočka, « Celek světa a svět člověka » [1972], in Sebrané spisy, t. VII, p. 440 ; trad. fr. : « Le tout du monde et le monde de l’homme », in MNMEH, p. 270, l’auteur souligne.

62 J. Patočka, « [Tělo, možnosti, svět, pole zjevování] » [1972], in Sebrané spisy, t. VIII/2, p. 310 ; trad. fr. : « [Corps, possibilités, monde, champ d’apparition] », in PP, p. 123-124.

63 Ibid., p. 306 ; trad. fr., p. 120.

64 Ibid., p. 306 ; trad. fr., p. 120.

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Pour citer cet article

Référence papier

Émilie Tardivel, « Le donné et la question du sujet »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 59 | 2022, 15-30.

Référence électronique

Émilie Tardivel, « Le donné et la question du sujet »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 59 | 2022, mis en ligne le 15 novembre 2022, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1712 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1712

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Auteur

Émilie Tardivel

Institut catholique de Paris,
« Religion, culture et société » (UR 7403)

Diplômée de Sciences Po Paris et docteur en philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Émilie Tardivel est professeur extraordinaire à la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris. Titulaire d’une chaire en partenariat avec l’ESSEC Business School, ses recherches recouvrent trois grands domaines : la phénoménologie, la philosophie politique et l’éthique économique. Lauréate du prix La Bruyère de l’Académie française pour son livre La liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka (J. Vrin, 2011), elle a co-écrit un ouvrage avec Jean-Luc Marion, Fenomenologia del dono (Morcelliana, 2018), et termine une monographie sur les rapports entre la phénoménologie de Patočka et la phénoménologie de la donation. Elle est aussi l’auteur d’un essai intitulé Tout pouvoir vient de Dieu. Un paradoxe chrétien (Ad Solem, 2015) et de nombreux articles.

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