La fondation du concept tönnisien de communauté par Husserl
Résumés
En partant de la référence énigmatique de Husserl à Tönnies dans le manuscrit « Esprit commun I » de 1921, il s’agit, au sein de cet article, de montrer que la possibilité pour Husserl d’envisager un examen direct d’un concept particulier de la sociologie (celui de communauté) indique qu’il n’envisage pas la fondation des sciences de façon transcendantale, mais qu’il l’aborde comme une tentative de clarification d’un concept fondamental d’une science empirique. Bien que cette entreprise de clarification du concept de communauté ne cherche pas à se substituer aux analyses du monde social des sociologues, on verra que sa mise en œuvre donne l’occasion à Husserl de rappeler que la phénoménologie constitue une ressource épistémologique essentielle pour surmonter la crise des sciences modernes, notamment parce qu’elle force le scientifique (en l’occurrence le sociologue) à être attentif à la conformité de son discours à la manière dont l’objet qu’il étudie lui est donné.
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 E. Husserl, Méditations cartésiennes, M. de Launay (trad. fr.), Paris, PUF (Épiméthée), 1994, p. 18 (...)
- 2 Ibid., p. 206.
- 3 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, N. Depraz (trad. fr.), Paris, PUF (Épiméthée), 2001, p. 283 (...)
- 4 Ibid., p. 215. Tönnies étant le premier à opposer ces concepts qui se pensaient auparavant comme de (...)
1Dans le cadre d’une réflexion sur la modernité et sur le rapport ambigu de la sociologie allemande du début du XXe siècle au concept de « communauté [Gemeinschaft] » qui oscille entre l’admiration romantique et le constat pessimiste d’une impossibilité de faire renaître cette forme sociale, l’optique de cette étude sera d’exposer la façon dont Husserl, par son projet de fondation du savoir scientifique, a été sensible à cette difficulté et a tenté à sa manière de la surmonter afin de sauver les sciences sociales de la crise politique et épistémologique qui les menaçait. Même si d’emblée les lecteurs des Méditations cartésiennes savent, grâce aux derniers paragraphes de la « Cinquième méditation », que Husserl considère qu’il est possible d’appliquer la méthode d’analyse phénoménologique aux objets des sciences de l’esprit, puisqu’il annonce au § 58 que « c’est une tâche très importante que d’étudier soigneusement les actes [sociaux] dans leurs différentes configurations, et de faire aussi comprendre, sur cette base, l’essence de toute socialité »1, et qu’il le répète dans sa conclusion2, on peut avoir l’impression qu’il ne s’agit là que d’un effet d’annonce qui ne trahit pas un véritable souci de la socialité : en ouvrant un champ d’analyse programmatique, le père de la phénoménologie semble déléguer l’étude de la socialité à ses successeurs. Il pourrait d’ailleurs être tentant d’affirmer que si Husserl repousse constamment l’étude du monde social, c’est parce que cet objet résiste à sa perspective idéaliste. En effet, alors que la sociologie gagne sa scientificité en se restreignant à l’étude des faits, ce qui lui permet de ne pas universaliser un processus relatif à une société particulière, la phénoménologie transgresse toujours cette limitation au domaine de la facticité dès qu’elle cherche à accéder à des essences par la variation eidétique. Cependant, en lisant les manuscrits de 1921 intitulés « Esprit commun » [Gemeingeist], on s’aperçoit qu’avant de se lancer dans l’écriture des Méditations cartésiennes (l’ouvrage qui devait résumer sa pensée en 1929), Husserl a eu un véritable intérêt pour la formation des communautés sociales ainsi que pour leur fonctionnement, ce qui le conduit même à affirmer qu’il devrait « comparer [son analyse], concernant les concepts de communauté et de société, [à celle de] Tönnies, qui ne conçoit pas la communauté comme une communauté de volonté (volonté entendue dans mon sens précis) »3. Cette déclaration déroutante (puisque c’est une analyse de la volonté qui supporte chez Tönnies son analyse du corps social) fait d’ailleurs écho à un autre manuscrit plus ancien de 1910 dans lequel Husserl confrontait déjà la communauté à la société4. En outre, il est difficile de ne pas retrouver ce souci de la communauté dans les Méditations cartésiennes elles-mêmes, car avant d’annoncer la possibilité d’une « sociologie transcendantale » au § 58, Husserl avait déjà consacré plusieurs paragraphes à l’étude de la vie communautaire. Il y a donc une certaine dualité dans les textes husserliens, entre une tendance à repousser l’analyse effective du social et un intérêt précoce pour celui-ci, qu’il est nécessaire d’élucider avant de pouvoir montrer dans un second temps en quoi l’appropriation critique des concepts de Tönnies dans les manuscrits de 1921 peut être profitable épistémologiquement.
Les différentes approches de la communauté sociale dans la démarche husserlienne
Communauté et objectivité
- 5 « Par le biais des constitutions étrangères constituées dans mon propre moi, se constitue pour moi (...)
- 6 « L’étranger absolument premier (le premier non-je), c’est l’autre-je » (ibid., p. 156, l’auteur so (...)
2Dans les Méditations cartésiennes, Husserl se tourne vers la communauté en un sens général (au § 55) puis vers la « communauté des monades [Monadengemeinschaft] » (au § 56), cette forme complexe de l’être-ensemble où des subjectivités irrémédiablement séparées parviennent à se reconnaître mutuellement sur le mode de l’analogie, parce qu’il est confronté à une aporie dans son projet de fondation transcendantale du savoir scientifique, celle de l’« objectivité [Objektivität] ». En effet, dès que l’ego méditant réduit l’être à la donation phénoménale par l’épochè (c’est-à-dire par la suspension de la thèse d’existence de la chose au-delà de son activité noétique), il ne lui est plus possible de fonder l’objectivité des choses qu’il perçoit en postulant naïvement leur transcendance absolue, et ce n’est qu’en s’assurant que les autres subjectivités peuvent voir la chose comme il la voit qu’il va pouvoir redonner un sens à l’objectivité en la comprenant comme une intersubjectivité. De ce point de vue, la thématisation de la vie communautaire à son stade présocial est fondamentale pour le phénoménologue, car en insistant sur le fait que l’ego partage l’acte de constitution du monde avec les subjectivités qu’il reconnaît, elle l’oblige à admettre que les choses ne sont pas que pour lui5, qu’elles ont une certaine consistance ontologique au-delà de sa perception, sans pour autant le forcer à les réifier. Certes, dès le § 50, la découverte de l’autre subjectivité par l’empathie permettait déjà à l’ego méditant de s’extraire de sa solitude ontologique6, mais puisque la reconnaissance de l’existence d’un alter ego n’implique pas nécessairement qu’il accède aux mêmes objets que lui, Husserl devait encore s’ouvrir à la vie communautaire pour surmonter la possibilité compromettante du perspectivisme.
- 7 Cette idée est saisissable au § 58 de la « Cinquième méditation » quand Husserl déclare qu’il y a d (...)
3Ensuite, si Husserl a jugé indispensable d’interroger la « communauté sociale » à partir du § 58, alors même qu’il était déjà parvenu à fonder transcendantalement le concept d’objectivité en s’appuyant sur la simple communauté sensible, c’est avant tout parce qu’il ne voulait pas dissimuler les écarts qui existent entre les mondes que les différentes subjectivités constituent en fonction de leur histoire personnelle et de leur culture. Évidemment, il ne s’agit pas pour lui de mettre en cause le lien communautaire originaire qui existe entre toutes les consciences par le fait qu’elles co-perçoivent la nature objective primordiale, car, conformément à ce qu’il a révélé dans les paragraphes précédents, il considère que le monde que je vois n’est pas fondamentalement différent du monde qu’un homme totalement étranger pourrait voir en prenant ma place dans la mesure où nous accédons aux mêmes objets. Toutefois, puisqu’en revenant à l’expérience quotidienne des interactions avec les autres, il remarque que cette communauté primordiale cache parfois la profonde distance qui peut exister dans la façon dont les subjectivités donnent sens aux objets, il essaie d’y faire droit en insistant sur le fait que la vie avec les autres au sein d’une communauté sociale implique par moments une transfiguration des objets de telle sorte que des subjectivités qui n’auraient pas vécu les mêmes choses seraient incapables de leur conférer le même sens7. En effet, même s’il me suffit de pointer un objet de mon monde environnant pour vérifier que l’étranger co-constitue le même monde que moi, je ne peux pas présupposer que ce dernier accède exactement à la même compréhension des objets qui nous font face étant donné qu’il n’a pas pu être influencé par les mêmes relations et qu’il n’a pas intériorisé les rituels auxquels je suis devenu familier. Par exemple, quand je désigne le bâtiment en travaux dans lequel j’ai commencé mes études, l’étranger peut saisir de quel objet je parle et le discerner des autres, ce qui m’indique que nous partageons bien son apparition sensible, mais par de simples mots ou gestes, je ne pourrais jamais lui transmettre parfaitement ce que ce lieu signifie pour moi ainsi que pour les personnes que j’ai pu y côtoyer.
4Il faut admettre cependant que bien que ces analyses de la communauté sensible et sociale soient précieuses pour l’ego méditant (grâce à elles il parvient à élucider rigoureusement le paradoxe d’une « transcendance immanente » sans pour autant négliger la diversité des significations du monde), il n’est pas évident de déterminer la façon dont elles pourraient entrer en dialogue avec la sociologie, car Husserl ne s’intéresse pas spécifiquement aux conditions empiriques d’apparition et de dissolution de ces communautés, ni aux normes qui les traversent et à la façon dont elles sont intériorisées par leurs membres, il se concentre principalement sur les effets de la vie communautaire pour la constitution du monde. Certes, le problème du passage de la relation intersubjective (Je-Tu) à la possibilité d’une entente avec un nombre indéfini d’autres subjectivités (le Nous) lui offre l’occasion d’observer au § 55 que l’élévation à la sphère communautaire suppose toujours d’avoir préalablement constitué l’altérité d’autrui, ce qui lui permet d’établir que la reconnaissance est une condition de possibilité fondamentale de toutes les communautés (y compris celles sociales), mais, contrairement à ce qu’il avait annoncé dans les manuscrits de 1921, il ne développe pas les implications théoriques de cette observation transcendantale pour les sciences de l’esprit. La comparaison avec Tönnies semble écartée au profit d’une interrogation sur la façon dont une science universelle (la philosophie) pourrait aborder la socialité sans trahir la sphère d’évidence apodictique dégagée par la réduction de l’être à l’acte de constitution de l’ego. Cela signifie-t-il pour autant que Husserl aborde la communauté à partir d’une méthode ou d’un projet différent ? Qu’est-ce qui rend évidente la confrontation à Tönnies dans « Esprit commun I » alors qu’elle paraît désuète en 1929 ?
La clarification d’un concept fondamental de la sociologie
- 8 Bien que la plupart des héritiers de Husserl essaieront de montrer qu’il ne parvient pas à retrouve (...)
- 9 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 264.
- 10 « La manière dont se produit un lien entre personnes doit assurément prendre son point de départ da (...)
5Les manuscrits de 1921 ayant une forme inhabituelle, dans la mesure où Husserl analyse directement les conditions de l’apparition du Nous, sans en passer par la réduction phénoménologique, il peut être tentant de penser qu’il propose un discours indépendant de celui des Méditations cartésiennes. Cependant, même si cette interprétation est séduisante étant donné qu’elle permet de préserver les analyses de la communauté sociale de 1921 des difficultés de l’idéalisme transcendantal8, l’autonomie de ces dernières paraît difficile à défendre, puisque Husserl donne sciemment un ancrage égologique à sa compréhension de la communauté lorsqu’il affirme au début d’« Esprit commun I » qu’il faut partir de la situation du sujet avant sa rencontre d’autrui pour comprendre quand apparaissent les actes sociaux9, et qu’il insiste ensuite, comme dans la « Cinquième méditation », sur le rôle déterminant de l’« empathie [Einfühlung] » dans l’accès à une vie communautaire10. À cet égard, loin de marquer une rupture avec le cheminement égologique, les manuscrits de 1921 dévoilent plutôt une continuité de méthode dans l’observation des phénomènes sociaux qui laisse supposer que, s’il l’avait souhaité, Husserl aurait pu retranscrire ses analyses de la communauté dans ses ouvrages postérieurs. En précisant la façon dont l’ego méditant peut réussir à constituer le sens autrui dans la « Cinquième méditation », il justifie en effet après coup la validité transcendantale de ce qu’il tenait pour évident quelques années auparavant. De plus, s’agissant du projet lui-même, puisque l’horizon de la fondation des sciences est adopté par Husserl des premiers à ses derniers ouvrages, et que rien n’indique qu’il l’ait abandonné temporairement en 1921, il n’est pas convaincant de vouloir rendre totalement indépendantes les analyses de la communauté d’« Esprit commun ».
- 11 L. Perreau, « Phénoménologie et sociologie. Esquisse d’une typologie des rapports interdisciplinair (...)
- 12 Ibid.
- 13 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie. 1- Introduction générale à la phénoménologie (...)
- 14 L. Perreau, « Le projet husserlien d’une sociologie transcendantale », in Husserl. Phénoménologie e (...)
6Toutefois, la référence à Tönnies, et par extension à la sociologie, indique que la conception de la fondation des manuscrits de 1921 ne peut pas être totalement identifiée à celle des Méditations cartésiennes, car, dans ces dernières, Husserl rejette la possibilité d’examiner immédiatement les sciences existantes au prétexte qu’elles risquent toujours d’être empreintes de la « naïveté » propre à l’attitude naturelle11. Pour rendre compte de cette ouverture à une science empirique particulière rendue inconcevable en 1929 par l’épochè, il est possible de postuler, comme l’a proposé Laurent Perreau, que ces manuscrits correspondent à la « tentative de réforme de l’appareil conceptuel des sciences sociales »12 telle qu’elle est présentée par Husserl au § 19 du troisième tome des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, lorsqu’il explique que la fondation peut se penser sous la forme d’une « clarification [Klärung] » des concepts fondamentaux d’une science. Il n’y a en effet qu’en revenant à un ouvrage dans lequel Husserl réfléchit explicitement aux « difficiles rapports de la phénoménologie […] aux sciences de l’esprit »13 que son projet de comparaison avec la sociologie peut devenir compréhensible. De ce point de vue, contrairement aux Méditations cartésiennes dans lesquelles il accomplit le « tournant transcendantal » en présentant la fondation comme une entreprise extérieure qui cherche à rendre compte de la condition de possibilité des sciences en revenant à une base égologique, il faudrait admettre que dans « Esprit commun I », il se représente encore la fondation comme pouvant être un travail interne d’examen des concepts propres à une science. Manifestement, les analyses de la communauté sociale qui dérivent de cette tentative peuvent être utiles dans la perspective d’une « sociologie transcendantale », puisqu’en s’efforçant de déterminer la façon dont un Nous peut s’établir à partir de Je(s) séparés, Husserl montre que « la vie sociale est une possibilité de la vie subjective »14, ce qui prépare l’élucidation transcendantale de la socialité, mais cette utilité postérieure ne doit pas cacher leur originalité.
- 15 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. 3- (...)
- 16 D. Seron, « Fondation phénoménologique et analyse conceptuelle », in Husserl. Phénoménologie et fon (...)
- 17 E. Husserl, Recherches logiques. 2- Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissa (...)
- 18 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. 2- (...)
- 19 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 198.
- 20 Voir le § 19 du troisième tome des Idées directrices dans lequel Husserl explique que même s’il exi (...)
7Pour préciser ce que signifie l’entreprise de clarification vraisemblablement en jeu dans « Esprit commun I », il faut d’abord avoir à l’esprit le contexte théorique dans lequel elle apparaît : celui de la crise des sciences modernes qui ont rendu obscures leurs théories par un usage symbolique de leur concept, puisque c’est en réponse au sentiment d’abstraction éprouvé par les scientifiques eux-mêmes que Husserl a défini la clarification, dans le quatrième chapitre du troisième tome des Idées directrices, comme un effort pour retrouver l’intuition originaire qui a motivé la création des concepts15. Lorsque le phénoménologue s’efforce de clarifier, il cherche avant tout à rendre de nouveau compréhensibles les théories scientifiques en revenant à la donation primordiale des « choses mêmes », ce qui explique l’insistance de Husserl sur des exemples de communautés concrètes comme les communautés amoureuses ou familiales dans les manuscrits de 1921. Il s’agit pour lui de dissiper la distance qui risque de se créer entre la connaissance sociologique du monde social et l’expérience effective que les sujets ont de la vie communautaire. En outre, pour ne pas se méprendre sur la méthode de clarification, il faut aussi se souvenir qu’au § 6 du deuxième tome des Recherches logiques, Husserl distingue l’acte de clarifier, qui s’applique à des concepts, et celui d’expliquer, qui renvoie à des jugements de causalité ou de motivation, car cela indique que la clarification porte exclusivement sur le sens des concepts utilisés dans les théories scientifiques et non sur le contenu des énoncés eux-mêmes16. À cet égard, quand Husserl se propose de comparer sa compréhension de la communauté à celle de Tönnies dans les manuscrits de 1921, il serait erroné de croire qu’il cherche à renouveler les analyses du monde social de ce dernier, comme si le sociologue avait besoin du philosophe pour atteindre une connaissance valide de son objet. Néanmoins, il serait réducteur de penser que l’acte de clarification n’a qu’une vocation didactique (celle de rendre compréhensibles les théories scientifiques), puisque, dans un second temps, le retour à l’intuition peut aussi donner l’occasion au phénoménologue de découvrir des inexactitudes dans la signification que les scientifiques accordent à leurs concepts ou d’identifier des usages illégitimes de ces derniers17. Par exemple, quand les psychologues se laissent tenter par une conception zoologique de l’homme, c’est-à-dire quand ils réduisent les phénomènes psychiques à des déterminations biologiques pour faciliter l’objectivation de l’esprit humain, la clarification du concept régional d’« esprit » par le retour à l’expérience subjective des actes noétiques peut servir à déceler l’illégitimité (théorique et morale) du naturalisme18. De la même façon, quand les historiens ou les sociologues utilisent le concept de « causalité » pour expliquer les phénomènes humains, Husserl rappelle qu’il serait préférable d’avoir recours à celui de « motivation » qui convient mieux à des personnes humaines capables de s’autodéterminer même quand elles sont influencées par leurs semblables ou par les événements19. Évidemment, cette potentielle portée épistémologique de la clarification ne remet pas en cause l’autonomie des sciences (notamment celle de la sociologie), parce qu’elles gardent la responsabilité d’édifier par elles-mêmes des énoncés cohérents pour expliquer les phénomènes qui relèvent de leur objet d’étude, toutefois la clarification reste une étape fondamentale dans la mesure où elle permet d’avertir les scientifiques sur les méprises que l’établissement abstrait de leurs concepts rend possible, ou sur la confusion des régions d’être (ce qui arrive quand un concept des sciences de la nature est utilisé pour rendre compte d’objets spirituels20).
La comparaison avec Tönnies
- 21 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 265.
- 22 E. Kant, Critique de la raison pratique, F. Picavet (trad. fr.), Paris, PUF (Quadrige), 1943, p. 87
- 23 « Du fait [que les amants] sont liés par une communauté d’amour, toute l’aspiration de l’un pénètre (...)
- 24 D’ailleurs, dans le deuxième tome des Idées directrices, Husserl présentait déjà le couple comme l’ (...)
8Même si une simple analyse formelle du concept de communauté suffirait à affirmer que celle-ci renvoie au partage de quelque chose de commun, par contraste avec une forme d’association plus profonde comme la fusion, ou plus superficielle comme la simple agrégation, l’acte de clarification, quant à lui, va permettre de préciser la compréhension de ce concept, puisqu’en revenant à l’intuition d’une communauté particulière et en faisant varier ses propriétés par l’imagination, le phénoménologue peut déterminer concrètement ce qui doit nécessairement être partagé par les membres d’une association pour que celle-ci continue à être identifiée comme une communauté. Sur ce modèle, dans « Esprit commun I », Husserl part de la communauté amoureuse et réussit à montrer que c’est la reconnaissance de l’intentionnalité de l’autre ainsi que le partage de la volonté qui sont décisifs pour déterminer la présence d’une communauté sociale. Il observe en effet que si les amants n’avaient pas conscience de leur altérité réciproque et qu’ils étaient motivés à coexister uniquement par une pulsion sexuelle, il ne serait pas nécessaire de recourir au concept de socialité21 dans la mesure où il suffirait de parler d’une communauté d’intérêts ou d’une communauté pulsionnelle. Certes, contrairement à Kant qui tente d’isoler l’amour de l’affectivité en distinguant un « amour rationnel » d’un « amour pathologique »22, Husserl ne pense pas la communauté amoureuse comme une relation purement rationnelle, puisqu’il considère que l’amour a ses racines dans la vie pulsionnelle, mais il remarque qu’au-delà de la simple affectivité qui peut s’estomper, il y a quelque chose de plus fondamental qui se joue dans cette relation personnelle : l’interpénétration des volontés individuelles23 qui peut parfois conduire à la constitution d’une volonté commune (ce qui arrive quand les amoureux adhérent mutuellement à un projet qu’ils ont déterminé ensemble). Évidemment, il serait réducteur d’identifier absolument les autres communautés sociales à la communauté amoureuse, étant donné que la manière dont les sujets vivent la communauté sociale peut varier en fonction du degré d’intimité qui les lie. L’amoureux aura plus de facilité à mobiliser et à servir la volonté de sa conjointe que celle de son collègue de travail. Cependant, l’exemple de la relation amoureuse n’est pas anodin, puisqu’il offre au phénoménologue l’opportunité d’identifier de façon claire le moment où la communication et la proximité des sujets leur permettent de saisir leurs aspirations réciproques et éventuellement de se les approprier pour participer à leur accomplissement24. Mais que change le fait de comprendre la communauté sociale comme une communauté de volonté (d’aspirations) ?
L’ego, le point de départ de la compréhension du lien communautaire
- 25 Bien que certaines expressions dans les manuscrits de 1921 puissent donner l’impression que Husserl (...)
- 26 L. Perreau, Le monde social selon Husserl, Phaenomenologica 209, Dordrecht – Heidelberg – Londres, (...)
- 27 C. Jouin, « Introduction. Le concept de communauté : l’héritage de Tönnies et Weber », Cahiers de p (...)
- 28 M. Weber, Économie et société I. Les catégories de la sociologie, J. Freund, P. Kamnitzer, P. Bertr (...)
- 29 F. Tönnies, Communauté…, p. XLIX.
9Étant donné que, selon la perspective idéaliste adoptée par Husserl, ce sont toujours des subjectivités irrémédiablement séparées qui sont mises en rapport les unes avec les autres dans la sphère sociale25, la clarification permet d’abord d’éviter de penser une préexistence du tout sur les parties. En revenant à une expérience particulière de la vie communautaire, le phénoménologue peut en effet montrer que si les subjectivités n’étaient pas toutes enclines individuellement à constituer le sens autrui et à assimiler sa volonté, elles ne pourraient jamais se rencontrer et collaborer sciemment. À partir de là, en reprenant le modèle simmelien des cercles concentriques26 (où toutes les relations sociales se hiérarchisent autour d’un point central qui est l’individu), Husserl peut dire que l’ego est le fondement de toutes les communautés sociales, puisqu’il observe que c’est à son échelle que se génère et s’organise l’ensemble des liens communautaires. Cette observation est fondamentale dans la perspective de l’examen des concepts de la sociologie, puisqu’elle autorise Husserl à prescrire une approche subjective au sociologue qui souhaite revenir à l’origine des phénomènes sociaux. Dans cette optique, pour véritablement comprendre ce que signifie une communauté amoureuse, il faudrait que le sociologue se projette à partir de sa propre expérience dans cette relation, c’est-à-dire qu’il l’interprète, sous peine de ne jamais réussir à rendre compte des actions qu’il observe. Certes, la compréhension subjective de la communauté de Husserl ne l’autorise pas à dépasser totalement l’anthropologie individualiste des philosophes contractualistes (ce à quoi pouvait prétendre Tönnies27), puisqu’une fois que je réduis ce qui m’apparaît à mon activité constitutive l’autre est toujours rapporté à moi, et ce n’est que par notre ressemblance (ou par un contrat) que je peux entrer en relation avec lui, mais contrairement à Tönnies qui tend par moments à objectiver la relation communautaire en la traitant comme un fait historique, Husserl peut rappeler, grâce à la méthode phénoménologique, qu’en dehors de la somme des actions individuelles qui forment le tissu social, il n’y a rien à étudier. Évidemment, cela amène à une définition particulière de la sociologie qui n’est pas universellement partagée. Toutefois, dans le cadre d’une tradition allemande cette exigence méthodique est moins difficile à adopter, étant donné qu’elle ne fait que déployer l’exigence wébérienne d’une « sociologie compréhensive qui interprète » avant d’expliquer28. D’ailleurs, Tönnies ne serait pas fondamentalement opposé à cette approche subjective des phénomènes sociaux, puisqu’il affirme dans l’« Avant-propos » de la deuxième édition de Communauté et société que « toutes les structures sociales sont des artefacts de substance psychique, et [que] leur compréhension sociologique doit en même temps être une compréhension psychologique »29, seulement la fonction polémique de son propos l’empêche de tenir jusqu’au bout cette exigence dans la description des phénomènes sociaux.
Le refus de la réification des relations sociales
- 30 Voir le dernier paragraphe des Méditations cartésiennes dans lequel Husserl explique que la phénomé (...)
- 31 « Max Weber dénonce le piège des métaphores organicistes ; pour lui, elles ont au plus une valeur h (...)
10Dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, il semble qu’il existe un autre point de rencontre entre les efforts husserlien et wébérien pour éclairer les fondements de l’analyse sociologique, celui de la lutte contre la réification (c’est-à-dire contre l’hypostase d’un rapport subjectif), puisque ces deux auteurs refusent radicalement la possibilité d’une chose en soi pour ne pas faire du phénomène une simple représentation dont il faudrait se détourner pour atteindre la réalité sociale30. Pour eux, il n’y a rien à observer au-delà du sens que les agents confèrent à leurs actions, et même s’il peut y avoir des disciplines dans lesquelles la métaphore organiciste gagne à être hypostasiée (c’est le cas par exemple du droit moderne qui a besoin de penser certaines entités collectives comme des sujets pour les rendre susceptibles d’être jugées), ils estiment que le sociologue devrait toujours s’en abstenir pour ne pas croire à tort que la réalité sociale existe au-delà de son apparition subjective31.
- 32 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 218.
- 33 E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität : Texte aus dem Nachlass. Erster Teil : 1905- (...)
- 34 M. Weber, Économie…, p. 78.
- 35 C. Colliot-Thélène, « La notion de “communauté” chez Max Weber : enjeux contemporains », Cahiers de (...)
- 36 Voir le titre allemand du § 55 des Méditations cartésiennes : « Vergemeinschaftung der Monaden und (...)
11Dans la perspective de Husserl, il ne peut pas y avoir de réification de la « communauté sociale », puisqu’il considère que cette dernière n’a d’effectivité qu’aussi longtemps que les subjectivités se lient par la volonté, et que si les sujets cessaient de le faire, les formes sociales qu’ils co-constituent seraient immédiatement anéanties. Il donne un exemple de cette idée dans le manuscrit « Communauté et société » de 1910, lorsqu’il affirme que d’un point de vue phénoménologique, la disparation subite de tous les citoyens d’un État impliquerait également la disparation de cette forme de communauté jusqu’à ce que les individus la rétablissent32. De plus, chose assez surprenante dans le cadre de l’examen du rapport entre la phénoménologie et la sociologie, pour insister sur le fait que les entités sociales n’ont d’effectivité qu’aussi longtemps qu’elles sont reconnues subjectivement, Husserl va reprendre dès 1910 le concept de « communautisation [Vergemeinschaftung] »33 que Weber a forgé dans le premier tome d’Économie et société34 afin de remplacer le concept de « communauté » de Tönnies35, et y aura souvent recours par la suite36. Ce terme est idéal pour Husserl, puisque l’ajout du préfixe ver- et du suffixe -ung au concept de Gemeinschaft lui permet de présenter sans ambiguïté la communauté sociale comme une communauté d’intentions en devenir.
- 37 « La conjonction entre les concepts transcendantaux de l’intersubjectivité husserlienne et les type (...)
- 38 « L’association [peut] être compris[e] soit comme vie réelle et organique – nous avons affaire alor (...)
- 39 Ibid., p. 208.
- 40 Ibid., p. 194-195.
12Même s’il y a certaines régularités dans les actions qui peuvent donner l’impression qu’une chose existe en dehors des agents, la force de l’idéalisme transcendantal husserlien réside dans le fait qu’il oblige celui qui le prend en compte à ne pas interpréter la persistance ontique comme une preuve d’une transcendance réale37 (dans le cadre de la réduction phénoménologique, même l’objectivité est pensée comme co-constitution intersubjective). Là encore, Weber et Husserl ne font que développer une idée qui est déjà présente en puissance chez Tönnies, puisque lorsque ce dernier déclare que la « communauté » et la « société » sont deux formes de l’association (deux rapports pour renvoyer à une même chose38), il marque par avance sa potentielle adhésion au concept d’idéal-type. Ils apportent toutefois quelque chose en plus, à savoir le refus absolu de l’attitude réifiante à laquelle Tönnies n’échappe pas, quand il affirme par exemple qu’il y a des formes d’association qui résistent foncièrement à être comprises comme des sociétés (la famille par exemple39) ou lorsqu’il explique qu’il y aurait une évolution de la forme communautaire vers la forme sociétale40. Insister sur ce point est nécessaire pour Husserl, parce qu’il considère que la mauvaise élucidation des rapports sociaux conduit à des conséquences politiques tout à fait désastreuses. En effet, si les hommes n’ont pas conscience que la communauté est une forme sociale fragile qui est suspendue à leur activité constitutive, ils risquent toujours de ne pas se soucier suffisamment de sa préservation, ce qui est notamment arrivé en Europe lorsque les hommes ont oublié, au début du XXe siècle, ce que signifiait la vie en communauté. Husserl relève cet enjeu pratique du travail de clarification, lorsqu’il écrit dans un article pour la revue japonaise Kaizo que :
- 41 E. Husserl, Sur le renouveau. Cinq articles, L. Joumier (éd. et trad. fr.), Paris, J. Vrin (Bibliot (...)
Ce pessimisme sceptique et l’impudence de la sophistique politique dominant de façon si funeste notre époque, qui se sert de l’argumentation socio-éthique seulement comme couverture pour les buts égoïstes d’un nationalisme complètement dégénéré, ne seraient pas même possibles si les concepts de communauté qui se sont formés naturellement n’étaient pas affublés, en dépit de leur caractère naturel, d’horizons obscurs, de médiations embrouillées et dissimulées dont l’explicitation clarificatrice dépasse totalement les forces du penseur non formé. Seule la science rigoureuse peut procurer ici des méthodes sûres et des résultats fixes ; elle seule peut donc fournir le travail théorique préalable dont dépend une réforme rationnelle de la culture41.
13Quand bien même la sociologie peut être tentée de s’enorgueillir de sa capacité à se fonder elle-même, il serait préférable, selon Husserl, qu’elle accepte de s’inspirer des exigences méthodiques de la phénoménologie afin d’interdire toute utilisation funeste de son propos et de ne pas laisser des préoccupations politiques diriger ses recherches.
Une voie vers la dé-naturalisation de la communauté sociale
- 42 Étant donné que Husserl part d’une conception traditionnelle de la volonté comme relevant d’une cau (...)
- 43 « La famille n’est pas seulement une sorte d’habitude que l’on a de vivre les uns à côté des autres (...)
- 44 F. Tönnies, Communauté…, p. 28.
- 45 Même si Husserl était prêt à reconnaître que la forme de la communauté prise dans sa plus grande gé (...)
14Concernant le concept de communauté lui-même, l’opposition entre Husserl et Tönnies naît à partir de la question de ce qui supporte le lien social et lui permet d’apparaître, puisque Husserl accuse réception de la distinction entre la « communauté » et la « société », mais pas de celle entre la « volonté essentielle » et la « volonté arbitraire », alors même que c’est celle-ci qui est censée donner la clé de compréhension de tout l’ouvrage de Tönnies. Évidemment, Husserl reconnaît qu’il y a une part pulsionnelle dans les échanges avec autrui, et en ce sens il serait prêt à reconnaître que des événements passés peuvent disposer les sujets à certaines actions en fonction de l’agrément ou de la peine qu’elles leur ont procuré. Dans le cas de la famille par exemple, la coexistence durable des individus peut parfois être expliquée uniquement par un instinct qui les pousse à vouloir rester auprès des membres de leur lignée. Cependant, Husserl affirme que ce type de vie familiale ne mérite pas d’être associé à une communauté sociale, puisqu’il n’y a pas encore un accord des volontés arbitraires42. Ainsi, contrairement à Tönnies qui estime que le passage de l’affectivité à la rationalité marque la sortie de la sphère communautaire, Husserl peut affirmer que les hommes ne vivent dans des communautés sociales qu’à la condition qu’ils se réapproprient par une décision ce à quoi ils étaient naturellement enclins43, ainsi que ce à quoi leurs pairs aspirent. Là où Tönnies laissait entendre que la « communauté sociale » était inscrite dans la nature de l’homme qui, par la disposition de ses facultés (mémoire, sensibilité), était contraint de s’attacher aux êtres qui lui font du bien et qui lui sont proches, Husserl rappelle que cette forme du rapport à l’autre n’est jamais gagnée par avance, parce qu’elle suppose de laisser sa volonté être pénétrée par une autre. Dans cette perspective, l’affirmation de Tönnies selon laquelle « la vie collective est une donnée de la nature »44 apparaît douteuse au regard de celui qui s’est exercé à la phénoménologie. En effet, même s’il est possible d’observer en zoologie des comportements vraisemblablement sociaux (et qu’en ce sens Husserl est prêt à affirmer qu’il pourrait y avoir une socialité animale), il est impossible d’excéder l’empire du comme si sans outrepasser en même temps les limites de ce qui peut être observé : le lien empathique avec les animaux s’effectuant sur le mode d’une quasi-communauté, il est impossible d’avoir la certitude qu’ils ont une volonté et qu’ils font le choix de vivre les uns avec les autres. Ce faisant, Husserl rappelle qu’il est nécessaire de s’abstenir d’universaliser le rapport proprement humain des volontés, puisque la modalité existentielle de l’animal – à défaut d’un moyen de communiquer – reste tout à fait étrangère à l’ego45.
* * *
- 46 L. Perreau, Le monde…, p. 161.
15Finalement, il serait réducteur de considérer que la référence à Tönnies dans le manuscrit « Esprit commun I » n’est qu’un aide-mémoire que se laisserait Husserl afin de se souvenir d’où provient son inspiration théorique pour traiter de la communauté, puisqu’il envisage une comparaison avec Tönnies dans un cadre précis, celui du projet de clarification des concepts fondamentaux des sciences empiriques. Même si d’un point de vue sociologique, on pourrait reprocher à Husserl de négliger les effets du capitalisme sur les subjectivités (et sur les rapports qu’elles entretiennent), ainsi qu’un conservatisme social douteux (notamment concernant sa vision patriarcale de la famille46), il demeure indéniable que la phénoménologie constitue une ressource épistémologique précieuse que la sociologie compréhensive a su exploiter, en tant qu’elle entraîne le sociologue à ne pas naturaliser les rapports sociaux et qu’elle lui apprend le rejet de toute réification des relations subjectives. Cependant, au-delà de l’apport potentiel de la phénoménologie à la sociologie, la référence à Tönnies peut également permettre d’envisager une dépendance de la phénoménologie à l’égard des sciences existantes. En effet, Husserl a besoin de se référer à des tentatives d’explication du monde social pour enrichir son analyse transcendantale en déterminant ce qui survient quand l’ego passe du Je au Nous. Sans ouverture à l’effort de classification des relations sociales de Tönnies, Husserl n’aurait probablement pas eu l’opportunité d’insister sur le rôle du partage des volontés dans l’accès à une communauté sociale.
Notes
1 E. Husserl, Méditations cartésiennes, M. de Launay (trad. fr.), Paris, PUF (Épiméthée), 1994, p. 182.
2 Ibid., p. 206.
3 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, N. Depraz (trad. fr.), Paris, PUF (Épiméthée), 2001, p. 283, l’auteur souligne.
4 Ibid., p. 215. Tönnies étant le premier à opposer ces concepts qui se pensaient auparavant comme des synonymes, il est probable que Husserl ait eu des échos de Communauté et société dès 1910, mais il est vraisemblable qu’il ne l’ait pas lu à cette date étant donné qu’il fait de la société la forme antérieure de la communauté, alors qu’historiquement pour Tönnies c’est l’inverse : « communauté est vieux, société est nouveau comme chose et comme mot » (F. Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, S. Mesure, N. Bond [éd. et trad. fr.], Paris, PUF [Le lien social], 2010, p. 6). D’un point de vue tönnisien, parler de « sociétés symbiotiques » où « la vie commune est motivée par des instincts originels » (E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 215) est un contresens.
5 « Par le biais des constitutions étrangères constituées dans mon propre moi, se constitue pour moi […] le monde qui nous est commun à nous tous » (E. Husserl, Méditations…, p. 136, l’auteur souligne).
6 « L’étranger absolument premier (le premier non-je), c’est l’autre-je » (ibid., p. 156, l’auteur souligne).
7 Cette idée est saisissable au § 58 de la « Cinquième méditation » quand Husserl déclare qu’il y a des « configurations particulières de l’environnement mondain où le monde se présente à nous chaque fois selon notre éducation personnelle, notre évolution, notre appartenance à telle ou telle nation, à tel ou tel domaine de civilisation » (E. Husserl, Méditations…, p. 186). Néanmoins, le style individuel et culturel des mondes propres ne doit pas éclipser le fait qu’ils s’élaborent toujours sur l’horizon d’un monde commun sans quoi la perspective d’une science universelle ne serait pas concevable.
8 Bien que la plupart des héritiers de Husserl essaieront de montrer qu’il ne parvient pas à retrouver l’autre une fois qu’il adhère aux exigences contraignantes de l’épochè et de la réduction au propre (voir J.-L. Marion, Questions cartésiennes I. Méthode et métaphysique, Paris, PUF [Philosophie d’aujourd’hui], 1991, p. 205), il ne faut pas oublier que pour lui le fait que je sois celui qui constitue autrui est justement un moyen de préserver son altérité, car cela me rappelle que je ne serai jamais lui et qu’il n’y aura jamais de fusion. Comme je peux en faire l’expérience dans toutes les relations communautaires, aussi intimes soient-elles, je n’accède jamais immédiatement aux intentions de l’autre, et c’est justement sur cette impossibilité que s’établit la possibilité d’un Nous social qui n’est pas qu’un Je agrandi : « si ce qui est spécifiquement essentiel à l’autre était directement accessible, ce serait un simple moment de mon essence propre et, finalement, lui et moi ne ferions qu’un » (E. Husserl, Méditations…, p. 158).
9 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 264.
10 « La manière dont se produit un lien entre personnes doit assurément prendre son point de départ dans une empathie actuelle et un accord actuel » (ibid., p. 283, l’auteur souligne). Alors que la pitié aurait permis d’envisager une transgression de l’activité constitutive de l’ego en insistant sur la donation immédiate d’un sentiment étranger, l’empathie ramène la manifestation de l’autre à l’activité constitutive de l’ego, puisqu’elle suppose que celui-ci projette dans le corps étranger qui lui fait face une intentionnalité semblable à la sienne.
11 L. Perreau, « Phénoménologie et sociologie. Esquisse d’une typologie des rapports interdisciplinaires », Alter. Revue de phénoménologie, no 17, 2009, p. 69. Le scientifique devant « traduire » une « expérience subjective en connaissance objective », il est toujours tentant pour lui d’attribuer une consistance ontologique propre à ses objets afin d’avoir l’impression qu’il étudie de véritables choses.
12 Ibid.
13 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie. 1- Introduction générale à la phénoménologie pure, P. Ricœur (trad. fr.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1950, p. 8.
14 L. Perreau, « Le projet husserlien d’une sociologie transcendantale », in Husserl. Phénoménologie et fondements des sciences, J. Farges, D. Pradelle (dir.), Paris, Hermann, 2019, p. 443.
15 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. 3- La phénoménologie et les fondements des sciences, D. Tiffeneau (trad. fr.), Paris, PUF (Épiméthée), 1993, p. 116.
16 D. Seron, « Fondation phénoménologique et analyse conceptuelle », in Husserl. Phénoménologie et fondements…, p. 58-59.
17 E. Husserl, Recherches logiques. 2- Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, H. Élie, A. L. Kelkel, R. Schérer (trad. fr.), Paris, PUF (Épiméthée), 1961, p. 141.
18 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. 2- Recherches phénoménologiques pour la constitution, É. Escoubas (trad. fr.), Paris, PUF (Épiméthée), 1982, p. 268-269.
19 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 198.
20 Voir le § 19 du troisième tome des Idées directrices dans lequel Husserl explique que même s’il existe des concepts communs à toutes les sciences (les « concepts logiques-formels »), il y a également des « concepts régionaux » qui sont propres aux sciences d’une même région ontologique.
21 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 265.
22 E. Kant, Critique de la raison pratique, F. Picavet (trad. fr.), Paris, PUF (Quadrige), 1943, p. 87.
23 « Du fait [que les amants] sont liés par une communauté d’amour, toute l’aspiration de l’un pénètre universellement dans l’aspiration de l’autre, respectivement y a pénétré, et inversement » (E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 273).
24 D’ailleurs, dans le deuxième tome des Idées directrices, Husserl présentait déjà le couple comme l’expérience communautaire privilégiée pour accéder à une « “expérience sociale” » (E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. 2- Recherches phénoménologiques…, p. 280).
25 Bien que certaines expressions dans les manuscrits de 1921 puissent donner l’impression que Husserl dépasse la clôture des consciences, l’importance qu’il accorde à la communication prouve qu’il maintient l’impossibilité d’accéder à l’intentionnalité de l’autre immédiatement, car si je pouvais savoir directement ce que l’autre veut, il se confondrait avec moi et nous n’entamerions pas une relation sociale. Comme Husserl l’explique dans « Esprit commun II », la « personnalité commune » n’est qu’un « analogon d’un sujet individuel » (E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 294).
26 L. Perreau, Le monde social selon Husserl, Phaenomenologica 209, Dordrecht – Heidelberg – Londres, Springer, 2013, p. 156.
27 C. Jouin, « Introduction. Le concept de communauté : l’héritage de Tönnies et Weber », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, no 56, 2019, p. 8.
28 M. Weber, Économie et société I. Les catégories de la sociologie, J. Freund, P. Kamnitzer, P. Bertrand, É. de Dampierre, J. Maillard et J. Chavy (trad. fr.), Paris, Pocket, 1995, p. 28.
29 F. Tönnies, Communauté…, p. XLIX.
30 Voir le dernier paragraphe des Méditations cartésiennes dans lequel Husserl explique que la phénoménologie doit exclure « la métaphysique naïve occupée à d’absurdes choses en soi » (E. Husserl, Méditations…, p. 207).
31 « Max Weber dénonce le piège des métaphores organicistes ; pour lui, elles ont au plus une valeur heuristique, elles permettent d’identifier et de délimiter les réalités à décrire ; le piège est de prendre la description d’une totalité organique pour une explication susceptible de se substituer à la compréhension interprétative » (P. Ricœur, « Hegel et Husserl sur l’intersubjectivité », in Phénoménologies hégélienne et husserlienne. Les classes sociales selon Marx, G. Planty-Bonjour [dir.], Paris, CNRS Éditions, 1981, p. 15).
32 E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 218.
33 E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität : Texte aus dem Nachlass. Erster Teil : 1905-1920, Husserliana XIII, I. Kern (éd.), La Haye, M. Nijhoff, 1973, p. 89.
34 M. Weber, Économie…, p. 78.
35 C. Colliot-Thélène, « La notion de “communauté” chez Max Weber : enjeux contemporains », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, no 56, 2019, p. 36.
36 Voir le titre allemand du § 55 des Méditations cartésiennes : « Vergemeinschaftung der Monaden und die erste Form der Objektivität » (E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Husserliana I, S. Strasser [éd.], La Haye, M. Nijhoff, 1950, p. 149).
37 « La conjonction entre les concepts transcendantaux de l’intersubjectivité husserlienne et les types-idéaux de la sociologie compréhensive de Max Weber constitue à son tour la réponse complète de la phénoménologie husserlienne à la phénoménologie hégélienne. Dans ce mariage, Husserl apporte le principe de l’analogie de l’ego comme le transcendantal qui règle tous les rapports parcourus par la sociologie compréhensive et, avec ce principe, la conviction fondamentale que l’on ne trouvera jamais autre chose que des rapports intersubjectifs et jamais des choses sociales » (P. Ricœur, « Hegel et Husserl… », p. 16).
38 « L’association [peut] être compris[e] soit comme vie réelle et organique – nous avons affaire alors à l’essence de la communauté – soit comme construction idéelle et mécanique – c’est alors le concept de la société qui permet de la nommer » (F. Tönnies, Communauté…, p. 5).
39 Ibid., p. 208.
40 Ibid., p. 194-195.
41 E. Husserl, Sur le renouveau. Cinq articles, L. Joumier (éd. et trad. fr.), Paris, J. Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 2005, p. 25.
42 Étant donné que Husserl part d’une conception traditionnelle de la volonté comme relevant d’une causalité libre qui permet à l’ego de trancher sur ses instincts s’il le souhaite, il est possible d’associer la volonté telle qu’il l’entend avec la volonté arbitraire de Tönnies.
43 « La famille n’est pas seulement une sorte d’habitude que l’on a de vivre les uns à côté des autres, d’être les uns avec les autres dans la vie, mais il s’agit d’une communauté de vie dotée de règles de vie qui ont un caractère social » (E. Husserl, Sur l’intersubjectivité II, p. 279). Parmi ces règles, un exemple significatif pour Husserl est celui de l’exigence de propreté : « Lorsque l’enfant grandit, il apprend à comprendre l’exigence, il apprend la nécessité de la propreté, etc., il apprend à se soumettre, à tolérer, à obéir, et finit par apprendre à vouloir lui-même librement, et à aspirer passivement de lui-même à ce qui lui était auparavant imposé, il apprend même à comprendre la valeur de la santé, et il en retire même une excitation momentanée, une acceptation et un confort momentanés » (ibid., p. 278). Alors que Tönnies aurait considéré que la « communauté sociale » est déjà présente dans l’imposition de la règle et dans le respect de celle-ci, Husserl pense que la socialité ne commence qu’au moment où l’enfant comprend la règle et se la réapproprie.
44 F. Tönnies, Communauté…, p. 28.
45 Même si Husserl était prêt à reconnaître que la forme de la communauté prise dans sa plus grande généralité concerne en droit toutes les subjectivités pensables, il ne serait pas enclin à affirmer, comme le fait Tönnies, que « la communauté existe en général entre tous les êtres organiques » (ibid.).
46 L. Perreau, Le monde…, p. 161.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Édouard Jean, « La fondation du concept tönnisien de communauté par Husserl », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 58 | 2021, 195-210.
Référence électronique
Édouard Jean, « La fondation du concept tönnisien de communauté par Husserl », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 58 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1674 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1674
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page