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Varia

« J’ignore si mon interprétation résistera à votre regard de sociologue »

Réflexions sur l’échange entre Ferdinand Tönnies et Carl Schmitt
Céline Jouin
p. 179-194

Résumés

La brève correspondance entre Ferdinand Tönnies et Carl Schmitt (1924-1930), dont nous présentons dans ce numéro des Cahiers de philosophie de l’université de Caen la première traduction en français, est étonnante à plusieurs égards. On y voit le vieux Tönnies, l’un des pères de la sociologie allemande, engager un dialogue avec le jeune Schmitt, figure montante de la science du droit. On le voit s’adresser à lui avec respect, en dépit de la différence d’âge, de renommée, et surtout, d’orientation politique. Pour bref qu’il soit, cet échange est néanmoins précieux car il porte sur la crise du parlementarisme au moment où celle-ci s’intensifie, sous la République de Weimar. L’intérêt principal de cette correspondance réside dans la question insistante que le jeune Schmitt pose à Tönnies : agréera-t-il l’interprétation qu’il propose de Hegel et de Gierke, laquelle traverse ses textes sur le parlementarisme, et qu’il qualifie d’interprétation « sociologique » ? L’acceptera-t-il, alors qu’elle revient, sous la plume du juriste, à opposer le républicanisme « vrai » et le pluralisme ?

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Texte intégral

1La brève correspondance entre Ferdinand Tönnies (1855-1936) et Carl Schmitt (1888-1985) que nous publions ici est étonnante à plusieurs égards. On y voit le vieux Tönnies, l’un des pères de la sociologie allemande, engager un dialogue respectueux avec le jeune Schmitt, figure montante de la science du droit. On le voit s’adresser à lui avec respect, en dépit de la différence d’âge, de renommée, et surtout, d’orientation politique.

  • 1 Il est possible que certaines lettres aient été perdues et que d’autres aient suivi.
  • 2 C’est ce qu’écrit Schmitt dans son journal : il note que la soirée chez Werner Sombart, pendant laq (...)

2Au moment où Tönnies rédige les dernières lettres dont nous disposons, celles de juillet 19301, il est alarmé par le cours que prennent les événements politiques. Il vient d’entrer au SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) qu’il voit comme « le parti de la République ». Les deux hommes se rencontreront un an plus tard, le 14 mai 1931, lors d’une soirée chez Werner Sombart au cours de laquelle ils auront « une conversation sympathique »2.

3Au vu de leurs parcours respectifs, il y a fort à parier que leur échange n’aurait pu se poursuivre bien longtemps. Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, Tönnies est expulsé de la fonction publique suite à la « Loi pour la restauration de la fonction publique » promulguée en avril 1933, à cause de ses prises de position trop à gauche, alors que Schmitt se rapproche des cercles du pouvoir, devient membre du NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei) et entame une carrière de conseiller aux côtés des nazis.

  • 3 C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole po (...)
  • 4 C. Schmitt, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Berlin, Duncker & Humblot (...)
  • 5 C. Schmitt, « Éthique de l’État et État pluraliste » [1930], in Parlementarisme et démocratie, p. 1 (...)

4Pour bref qu’il soit, cet échange est néanmoins précieux car il porte sur la crise du parlementarisme au moment même où celle-ci s’intensifie. Il n’est pas encore question de Hobbes entre eux, grand thème qu’ils auront en commun. C’est qu’il est trop tôt : Schmitt n’a pas encore écrit son livre sur Hobbes3. Les textes qu’il envoie à Tönnies portent tous sur le parlementarisme de Weimar : Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus [1923]4, « Éthique de l’État et État pluraliste » [1930] et Hugo Preuss. Sein Staatsbegriff und seine Stellung in der deutschen Staatslehre [1930]5.

  • 6 F. Tönnies, « Zur Soziologie des demokratischen Staates » [1923], in Soziologische Studien und Krit (...)
  • 7 Supra, p. 161.
  • 8 F. Tönnies, « Demokratie und Parlamentarismus » [1927], texte qui parut d’abord dans le no 51 du Sc (...)

5En 1923, Tönnies avait écrit une recension bienveillante de la première Théologie politique de Schmitt6. Probablement encouragé par ce signe de reconnaissance, Schmitt lui envoie son essai Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus. Dans sa lettre du 17 septembre 1926, il lui demande s’il veut bien en discuter les thèses (« Il ne peut y avoir pour moi de plus grande reconnaissance que l’intérêt que vous portez à une publication. C’est pourquoi vous me feriez un grand plaisir […] si vous estimiez que mes thèses sur le parlementarisme et la démocratie, et en particulier sur l’homogénéité démocratique, sont dignes d’être discutées »7). Tönnies s’exécute en 1927. Il rédige une longue étude, d’ailleurs assez critique, sur l’essai de Schmitt, intitulée « Demokratie und Parlementarismus »8. Et il la lui envoie. Cette étude est restée l’un des commentaires les plus profonds de Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus publiés sous Weimar.

  • 9 Supra, p. 165. Schmitt se réfère à son texte sur Hugo Preuss.

6L’intérêt principal de cette correspondance, marquée surtout par l’échange d’hommages et d’anecdotes, réside dans la question insistante que le jeune Schmitt pose à son aîné : « Je ne sais pas si ma tentative d’interprétation sociologique de Hegel et de la théorie organique de l’État de Gierke résistera à votre regard de sociologue, mais un mot de critique de votre part, comme tout ce qui vient de vous, me serait extrêmement précieux »9. Question à laquelle Tönnies finit par répondre dans sa lettre du 18 juillet 1930.

7Notons dès à présent que l’interprétation de Schmitt se veut sociologique. On peut penser que la déférence du juriste à l’égard du sociologue ne vient pas seulement de leur différence d’âge ou de renommée, mais aussi du fait que l’auteur de La notion de politique s’avance sur un terrain qui n’est pas le sien. On sait que sa Théologie politique de 1922 avait d’abord été publiée comme une contribution à la définition sociologique du concept d’État. Schmitt était l’un des rares juristes conservateurs de Weimar à faire une place à la sociologie dans ses théories. À ses yeux, comme d’ailleurs aux yeux de Tönnies – dont c’est l’une des thèses maîtresses –, c’est la sociologie qui a remplacé le droit naturel comme première source du discours critique relatif à la politique. Or, Hegel comme Gierke ont chacun joué un rôle décisif dans ce remplacement.

8D’où sa « tentative » d’interprétation. D’où sa question.

Diagnostics de crise

  • 10 Rappelons qu’il s’agit de : Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus [1923], «  (...)

9Dans les trois textes sur le parlementarisme que Schmitt envoie à Tönnies10, le juriste démontre que le parlementarisme et le pluralisme font partie des causes de la crise que traverse la République de Weimar.

10Dans Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Schmitt distingue le parlementarisme et la démocratie. Il définit la démocratie comme l’identité des gouvernants et des gouvernés. Certes, dans un premier temps, c’est sur Rousseau qu’il s’appuie. Mais – glissement brutal – c’est le régime mussolinien qu’il impose finalement comme le paradigme même de la démocratie. Alors que sous sa plume la présence du peuple plébiscitant son chef devient la vérité de la démocratie, le parlementarisme apparaît plus comme une croyance que comme un régime de fait : croyance que les décisions de l’État résultent de la discussion rationnelle du parlement (alors qu’elles se prennent en dehors). Croyance que la division des pouvoirs permet de rationaliser le pouvoir, alors qu’elle ne fait que l’affaiblir au profit des puissances économiques.

  • 11 C. Schmitt, « Éthique de l’État… », p. 150.
  • 12 Ibid., p. 139-140.

11Les deux autres textes que Schmitt envoie à Tönnies prolongent ce diagnostic. Dans « Éthique de l’État et État pluraliste », le juriste s’en prend aux théories pluralistes des guild socialists anglo-saxons (Laski et Cole) qui font de l’État une association comme une autre. Ces théories discréditent selon lui le noyau éthique de l’État et diffusent « une éthique de la guerre civile »11. Ce qu’elles présentent comme une libération vis-à-vis de la tutelle de l’État n’est en fait que l’asservissement de l’individu aux groupes sociaux. Pour Schmitt seul un État fort préserve la liberté de l’individu12.

  • 13 C. Schmitt, Hugo Preus…, p. 20.

12Dans son texte sur Hugo Preuss, le juriste commence par brosser un portrait assez élogieux du père de la Constitution de Weimar. Mais il place ce portrait dans un panorama plus vaste, envisageant la genèse de la doctrine publiciste allemande tout entière. C’est par le biais de ce vaste panorama qu’il retrouve les motifs présents dans « Éthique de l’État et État pluraliste ». Expliquant que la théorie du droit public fut l’outil dont la bourgeoisie allemande s’est dotée au XIXe siècle, à mesure qu’elle se politisait, Schmitt constate que cette dernière s’est finalement dépolitisée et bureaucratisée après l’échec de 1848. À l’en croire, cette dépolitisation serait à l’origine de l’abandon par la bourgeoisie allemande de l’idéal hégélien d’un État transcendant la société. Comment expliquer sinon qu’elle se soit laissé séduire par un idéal aussi trompeur que celui que promouvait Hugo Preuss, l’idéal de l’État neutre ou de « l’État comme auto-organisation de la société »13 ? En rédigeant en 1918 la première Constitution démocratique d’Allemagne – Constitution qui se voulait une paix entre les classes sociales –, Preuss aurait ainsi donné corps à un État sans volonté propre. Un État faible ne faisant que coordonner la volonté des autres, celle des divers groupes sociaux.

*

  • 14 Supra, p. 166.

13Après un certain temps, Tönnies réagit à ces textes de Schmitt. « Votre diagnostic […] a l’air conforme aux apparences, il y a bien une crise en effet. Pourtant, j’ose contredire votre thèse »14, écrit-il au juriste dans sa lettre datée du 17 juillet 1930.

  • 15 Supra, p. 166.
  • 16 Supra, p. 167.

14De quelle thèse s’agit-il ? La suite de la lettre l’indique : « Je ne prends pas beaucoup au sérieux les théories pluralistes »15. Et plus loin : « En ce qui concerne la racine du mal dans le parlementarisme, je considère […] qu’il vient du changement fréquent des législateurs et surtout des ministres »16.

15Aux yeux de Tönnies, la République de Weimar traverse bien une crise. Qui le nierait ? Mais pour d’autres raisons que celles qu’indique Schmitt. Le sociologue admet qu’il y a un problème dans le parlementarisme (« la racine du mal dans le parlementarisme »). Mais le parlementarisme n’est pas lui-même le problème. Tönnies défend la République. Pour lui, ni le pluralisme, ni le parlementarisme, ni la Constitution républicaine ne sont des causes, même partielles, de la crise politique. Ils sont mis en crise par autre chose.

Terrain d’entente

16Chose prévisible, Tönnies se démarque du diagnostic de Schmitt. Un terrain d’entente se dégage néanmoins, aussi étonnant que cela soit. Des points d’accord se dessinent, malgré leurs positions politiques antagoniques.

  • 17 Supra, p. 167.
  • 18 Supra, p. 168.

17Premier point d’accord : Tönnies est un partisan de l’État unitaire, tout comme Schmitt (le fédéralisme « freine le développement »17). Il est un réaliste politique (« Il n’existe qu’un seul postulat inconditionné pour l’État : celui de veiller à sa propre conservation, à l’extérieur comme à l’intérieur »18).

  • 19 C. Schmitt, Hugo Preuss…, p. 32.

18Deuxième point : il adhère à l’une des thèses maîtresses de Schmitt, qui pose l’impossible neutralité politique de la Constitution. Dans sa lettre du 21 juin 1930, le juriste lui a demandé de prendre position sur cette question. On lit dans Hugo Preuss : « Un État ne peut pas plus être neutre par rapport à sa propre existence qu’une Constitution ne peut être neutre par rapport aux décisions politiques qui sont sa substance même »19. Dans ce texte, il prend le contre-pied des juristes qui qualifient d’inconstitutionnelle la loi pour la protection de la République du 25 mars 1930. Cette loi limite l’accès qu’ont les membres des partis communiste et national-socialiste à la radio et à la fonction publiques. À ceux qui avancent qu’elle fausse le principe de neutralité qui veut que l’on donne à tous les partis une chance égale d’atteindre les deux tiers des voix permettant de réviser la Constitution, Schmitt objecte que cette neutralité est impossible. Il défend donc cette loi de protection de la République, contre les communistes, mais aussi, cette fois, contre les nazis…

  • 20 Supra, p. 167-168.

19Tönnies lui donne raison dans sa lettre du 18 juillet 1930 : « Sachez tout d’abord que non seulement j’approuve votre principe selon lequel aucune Constitution ne peut conserver une neutralité absolue et inconditionnée sans tourner à l’absurde, mais que je le considère comme évident »20.

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  • 21 Voir la critique de G. Radbruch dans F. Tönnies, « Partei und Staat », Die Gesellschaft, vol. 2, no(...)
  • 22 Supra, p. 165.

20Tous deux s’opposent au « libéralisme naïf » du juriste Gustav Radbruch, membre du SPD comme Tönnies. Le sociologue avait critiqué Radbruch dans son texte « Partei und Staat »21 [1929]. Schmitt lui emboîte le pas dans sa lettre du 21 juin 1930 et l’accuse de diffuser des confusions dans une théorie du droit public qu’il « domine entièrement »22.

21Dans son essai sur Preuss, auquel Tönnies réagit, Schmitt réaffirme ses thèses bien connues relatives à l’état d’exception : le fondement de la Constitution n’est pas pour lui une norme fondamentale, mais un ordre concret. Il est donc justifié que la Constitution de Weimar prévoie de se suspendre elle-même en donnant les pleins pouvoirs au souverain lorsque cet ordre est menacé (dans l’article 48). Les normes constitutionnelles ne peuvent être appliquées qu’en temps normal. En temps de crise, c’est à la décision souveraine – et non aux normes abstraites – de rétablir l’ordre.

  • 23 H. A. Winkler, Der lange Weg nach Westen, Munich, C. H. Beck, t. I, Deutsche Geschichte vom Ende de (...)

22Il est frappant que Tönnies ne trouve rien à redire à ces thèses au moment précis où son parti, le SPD, engage une bataille contre l’usage que le gouvernement Brüning commence à faire de l’article 48 de la Constitution de Weimar. En effet, le jour même où Tönnies écrit à Schmitt qu’il est d’accord avec sa théorie de la Constitution – le 18 juillet 1930 –, le SPD échoue dans sa tentative de faire annuler le premier décret d’urgence [Notverordnung] édicté par le président du Reich, celui du 16 juillet, qui enclenche la mutation « présidentielle » du Reich23.

  • 24 Supra, p. 168.

23Tönnies était alarmé par ce tournant : le gouvernement se mettait à gouverner non plus par voie parlementaire, mais indépendamment des majorités, par les « cabinets présidentiels », au moyen de décrets d’urgence, sur la base de l’article 48 de la Constitution. Il reste que, sur le plan théorique, il s’accorde avec Schmitt. Il semble que son jeune collègue soit moins pour lui un juriste qui relativise les principes du droit public, que celui qui en éclaire une dimension profonde, contrairement à ce que pensent nombre de républicains et d’intellectuels de gauche. Il écrit à Schmitt qu’« une Constitution démocratique ne peut pas éliminer complètement la possibilité d’une révolution légale », même si elle doit la rendre « aussi improbable que possible »24. Il anticipe par là l’idée qui sera au cœur du dernier essai du juriste, « La révolution légale mondiale » [1978].

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  • 25 O. Kirchheimer, « Weimar… und was dann ? » [1930], in Gesammelte Schriften, H. Buchstein (éd.), Bad (...)
  • 26 Dans sa lettre du 21 juin 1930. Supra, p. 165.

24Cependant Tönnies ne va pas jusqu’à suivre l’ancien doctorant de Schmitt, Otto Kirchheimer, dans son essai « Weimar… et ensuite ? »25. Membre comme lui du parti social-démocrate, schmittien de gauche et futur membre de l’École de Francfort, Kirchheimer affirme que la Constitution de Weimar est une « Constitution sans décision ». Schmitt applaudit et soumet l’essai de son élève au jugement de Tönnies26. Au lieu de contenir un programme d’action, la Constitution de Weimar ne contiendrait que l’atermoiement d’un tel programme. Au lieu de trancher entre les intérêts du prolétariat et ceux de la bourgeoisie, elle juxtaposerait des principes inconciliables et défendrait tantôt le travail, tantôt le capital.

  • 27 Supra, p. 168.

25Tönnies a admis qu’une Constitution ne pouvait pas être neutre politiquement, mais la thèse de Kirchheimer lui semble « intenable »27. Que déduire de ce jugement lapidaire ? Sans doute la Constitution de Weimar prend-elle bien une décision pour le sociologue, et même, probablement, la bonne décision (la défense des travailleurs). Mais elle se heurte à des forces externes qui l’empêchent de s’appliquer.

*

26Les positions théoriques ne reflètent pas les appartenances politiques. Tönnies se montre d’accord avec Schmitt. Il n’est pas d’accord avec Kirchheimer et Radbruch, membres du SPD comme lui. S’égare-t-il, flatté par la déférence que Schmitt manifeste à son égard ? Est-il naïf ?

27En fait, le terrain d’entente entre Schmitt et Tönnies est très circonscrit. La ligne politique et théorique que dessine Tönnies d’une lettre à l’autre, d’un texte à l’autre, claire et cohérente, est incompatible avec celle du juriste.

Hegel ou Gierke ?

28Repartons de la question du pluralisme et du parlementarisme, qui est au cœur de cette correspondance et des textes que le juriste et le sociologue se sont envoyés l’un à l’autre.

29L’« Éthique de l’État et État pluraliste » et Hugo Preuss, les deux essais que Schmitt a envoyés à Tönnies en 1930, communiquent par leur second plan plutôt que par leur premier plan. Le premier texte démontre que les théories pluralistes en vogue dans les années 1920 (celles de Laski et de Cole) affaiblissent l’État et son noyau éthique, hégélien ou « républicain ». Le second texte est un texte sur Hugo Preuss, père de la Constitution de Weimar. Or, Hugo Preuss et les pluralistes anglais se réclament du même maître : le juriste allemand Otto von Gierke (1841-1921), le dernier grand représentant de l’École historique du droit et l’auteur du monumental Deutsches Genossenschaftsrecht [1868-1913]. Et il se trouve que Gierke, le maître commun des pluralistes anglais et de Preuss, est aussi l’un des maîtres de Tönnies.

  • 28 « Domination et association (Gierke), communauté et société (Tönnies) se sont substitués au schéma (...)
  • 29 Voir F. Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, S. Mesure, (...)
  • 30 Voir C. Jouin, « Le moment Gierke », in O. von Gierke, Althusius et le développement des théories p (...)

30Schmitt le sait bien. Il cite dans un même souffle Gierke et Tönnies dans La notion de politique28. Il sait qu’en démontrant que le droit naît par en bas, des communautés et des groupes sociaux eux-mêmes, Gierke a exercé une influence décisive sur le sociologue. Et ce, de deux manières au moins : d’une part, parce que Tönnies s’est grandement inspiré du concept gierkien de Genossenschaft pour forger son concept de communauté [Gemeinschaft]29. D’autre part, parce que sa lecture de Hobbes et sa conception du droit naturel comme proto-sociologie sont en grande partie issues des travaux de Gierke et du dialogue qu’il a mené avec lui au sujet du Léviathan30.

31D’où la question que Schmitt pose à Tönnies, question névralgique parce qu’elle force à faire le lien entre les maîtres classiques et la conjoncture politique : que pensez-vous de ma tentative pour interpréter sociologiquement Hegel et Gierke ?

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32Dans son texte sur Preuss, Schmitt s’amuse de l’aspect disparate de l’héritage gierkien :

  • 31 C. Schmitt, Hugo Preuss…, p. 12.

On trouve représentées parmi les partisans et les disciples de la théorie organique de l’État de Gierke toutes les orientations politiques possibles de droite et de gauche : des monarchistes, des bismarckiens, des libéraux, des démocrates. Même la théorie pluraliste de l’État de Laski, qui nie l’unité et la transcendance de l’État au profit d’un socialisme syndicaliste, peut se réclamer pour une grande part de Gierke31.

  • 32 Ibid., p. 14-15.

33Au râtelier de Gierke, tous les théoriciens désorientés peuvent manger. Gierke lui-même n’était-il pas politiquement désorienté, à l’image de la bourgeoisie allemande32 ?

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  • 33 Ibid., p. 12.

34Tönnies a dû se sentir interpellé par ce réquisitoire à charge. Pour Schmitt, Gierke est clairement la « racine allemande » de la théorie pluraliste qu’il voit s’insinuer partout en Europe, celle qui gangrène « l’Éthique de l’État ». Gierke est de ceux qui ont contribué à détourner la bourgeoisie de sa tâche historique, la défense de l’État. Certes, le théoricien de la Genossenschaft s’était gardé de dresser les associations contre l’État et avait maintenu le concept de souveraineté. Mais ses disciples, Hugo Preuss et les pluralistes anglais, plus radicaux et plus cohérents que lui, ont compris que le seul moyen de réaliser « la démocratie potentielle de la théorie de la Genossenschaft de Gierke [die potenzielle Demokratie von Gierkes Genossenschaftstheorie] »33 était de se débarrasser de la souveraineté.

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35Ainsi, sous la plume de Schmitt, la question Hegel ou Gierke ? devient-elle une question cruciale dans la conjoncture de l’époque. République ou parlementarisme ? L’éthique de l’État ou sa destruction par le pluralisme ?

36Où se situe Tönnies parmi les héritiers ? Fait-il partie de la troupe bariolée de ceux qui méprisent l’État ?

  • 34 Supra, p. 168.

37Le sociologue aborde le sujet de front à la fin de sa lettre du 18 juillet 1930 : « Je trouve intéressant ce que vous écrivez sur Hegel et Gierke », écrit-il, « je pense à votre affirmation que la réalité hégélienne de l’idée éthique a tout de même plus de signification […] »34.

  • 35 Supra, p. 168.
  • 36 De son côté, Gierke jugeait Tönnies trop pessimiste. Voir la lettre de F. Paulsen du 12 février 188 (...)
  • 37 Supra, p. 168.

38Sans renier celui qui est l’un de ses maîtres (« J’ai toujours beaucoup admiré Gierke – non seulement pour son érudition, mais aussi pour la richesse de ses points de vue – […] »35), il admet qu’il est trop romantique36 (« L’idéalisme de Gierke diffère entièrement de celui de Hegel, comme le romantisme du rationalisme. […] sa façon de penser m’a toujours paru un peu enfantine »37).

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39Mais contrairement à Schmitt, Tönnies ne joue pas Hegel contre Gierke. Pas plus qu’il n’oppose le républicanisme au parlementarisme, opposition qui est un véritable coup de force de Schmitt.

L’esprit démocratique

40Que Tönnies ne puisse pas accepter la façon dont Schmitt pose le problème politique de leur temps, c’est ce qui apparaît clairement à la lecture de « Demokratie und Parlamentarismus » [1927], le commentaire qu’il a donné de l’essai du juriste, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus.

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41Comme Schmitt, Tönnies distingue la démocratie et le parlementarisme. Mais il le fait d’une tout autre manière que l’auteur de La notion de politique, notamment parce qu’il redéfinit la démocratie et le parlementarisme à partir du problème de la propriété.

  • 38 F. Tönnies, « Demokratie und Parlamentarismus », p. 40.

42Selon Tönnies, le parlementarisme est tendanciellement aristocratique : il « veut la domination du propriétaire », en premier lieu du propriétaire capitaliste38. Le libéralisme politique n’est pas intrinsèquement lié au système politique de l’équilibre des pouvoirs. Ce qui le caractérise est plutôt le fait de conditionner l’octroi des droits politiques. C’est pourquoi l’idée de cens est une « idée vraiment libérale ». N’accorde-t-elle pas les droits politiques en fonction des impôts payés, conformément aux principes libéraux du juste échange et de l’équivalence entre prestations et contre-prestations ?

  • 39 Ibid., p. 41.

43Proche du Marx de la Question juive et du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Tönnies estime que si le libéralisme politique se satisfait du système de l’équilibre des pouvoirs, c’est parce que ce dernier permet en général aux forces historiques de conserver leur pouvoir39.

  • 40 Ibid., p. 44.

44Du point de vue névralgique de la propriété, la seule différence entre le parlementarisme moderne et les anciennes « assemblées des états [Ständeversammlungen] »40 est que les élites capitalistes urbaines y ont remplacé les grands propriétaires fonciers. La différence entre la société d’ordres et la société libérale moderne paraît alors toute relative. L’exemple de l’Angleterre, où la transition de l’État féodal à l’État libéral fut douce, vient étayer ce propos. Le sociologue démystifie le parlementarisme à la façon des marxistes, façon dont Schmitt était lui-même assez proche dans son essai de 1923, et qui ne pouvait pas lui déplaire.

  • 41 Ibid., p. 41.

45C’est quand il définit la démocratie que le fossé se creuse d’un coup avec Schmitt. En effet, Tönnies juge peu heureuse la définition schmittienne de la démocratie. Pour lui la démocratie n’est pas l’identité des gouvernants et des gouvernés, contrairement à ce que dit le juriste, en s’appuyant sur Rousseau. Nul régime politique n’élimine la domination, la démocratie pas plus qu’un autre. La démocratie est en réalité « la domination du peuple sur lui-même [die Herrschaft des Volkes über sich selber] »41. Nulle part la démocratie n’existe sans une représentation du peuple, nulle part le peuple ne se gouverne lui-même. Le peuple veut toujours être gouverné. Mais dans les États démocratiques, il veut l’être d’une certaine façon : il veut que ses intérêts soient défendus. La question de la démocratie nous ramène donc à la question de la représentation des intérêts, dont Schmitt a montré par tous les moyens qu’elle résultait d’un dévoiement du politique, opéré par le libéralisme et le marxisme.

  • 42 Ibid., p. 42.
  • 43 Ibid., p. 77.

46Aux yeux de Tönnies, la question de la défense de l’intérêt des couches défavorisées de la société se confond à ce point avec la question démocratique, à leur époque, qu’elle permet de balayer l’objection d’un Robert Michels, pour qui la démocratie se transforme nécessairement en oligarchie. Tönnies affirme que l’évolution du parti socio-démocrate allemand prouve le contraire42. La démocratie suppose certes l’existence d’une relation de confiance entre les gouvernés et les gouvernants, confiance qui est également nécessaire au sein d’un parti, entre la base et la direction. Mais cette confiance n’est pas toujours naïve ou aveugle : les chefs de partis et les gouvernants peuvent très bien s’atteler vraiment à la tâche qui est alors celle de la démocratie, celle « d’étendre le sens civique des républiques antiques et des villes médiévales à l’État de masse »43.

47Cette tâche n’est réalisable qu’à condition de « donner forme à la propriété » :

  • 44 Ibid., Tönnies souligne.

Donner forme [gestalten] à la propriété, cela signifie la chose suivante : non pas en premier lieu distribuer plus justement les revenus et les richesses, mais attribuer la propriété principale à la collectivité, afin que les membres eux-mêmes de la communauté soient les propriétaires des substrats de la production (des terres, des ressources minières et énergétiques, enfin de la force de travail, qui est la source d’énergie la plus importante)44.

  • 45 Ibid., p. 66.

La démocratie n’engendrerait pas en son sein le socialisme, si elle ne se heurtait pas à l’influence sociale et au pouvoir politique de la couche dominante qui s’oppose à elle dans tous les pays45.

  • 46 Ibid., p. 77.

48L’État allemand étant un « État capitaliste centré sur la grande industrie »46, il est donc normal que la lutte entre le capital et le travail se déplace au cœur même de l’État, même si au départ elle a son foyer dans la grande industrie. C’est ce déplacement qui renouvelle l’idée de « république ». Loin d’être une maladie qui gangrène la res publica, la lutte entre les groupes sociaux vise à réaliser celle-ci. Le républicanisme du temps présent est donc nécessairement pluraliste. La divergence des intérêts des différents groupes sociaux est si bien une réalité que les théories de la souveraineté nationale qui ne veulent pas la reconnaître se mettent à promouvoir une unité de façade et à sombrer dans l’idéologie.

49Tel est pour Tönnies le véritable point de vue sociologique sur l’État. Il n’est autre que le point de vue du socialisme.

50On peut en conclure que c’est l’une des raisons pour lesquelles Tönnies refuse de suivre Otto Kirchheimer et Schmitt lui-même quand ils disent que la Constitution de Weimar est une Constitution sans décision. En constitutionnalisant les conseils de travailleurs et la négociation collective (qui devient une source du droit du travail), Hugo Preuss a pris une décision, et la bonne. La décision d’un pluralisme, non pas naïf mais combatif, non pas apolitique mais politique, puisqu’elle institutionnalise ce qui, de l’aveu même de Schmitt, est le criterium du politique, à savoir le conflit.

51C’est pourquoi Otto Kirchheimer et Carl Schmitt se trompent quand ils pensent que l’une des sources de la crise de Weimar est la Constitution elle-même.

*

52Si l’on revient maintenant vers la correspondance, on s’aperçoit que la lettre que Tönnies a écrite à Schmitt le 17 juillet 1930 contient un écho de ces analyses.

  • 47 Supra, p. 166.

53Le fait que « depuis la guerre mondiale », le prolétariat allemand se soit mis à « approuve[r] l’État » et à « reconnaît[re] sa propre volonté dans l’État » lui paraît être « quelque chose de très important »47.

54Alors que Schmitt mise entièrement sur la bourgeoisie – seule gardienne de l’État et de la rationalité politique à ses yeux –, le sociologue voit l’entrée du prolétariat sur la scène politique comme une chance offerte à l’État de se démocratiser.

  • 48 Supra, p. 166.

55Il mentionne « les services immenses qu[e l’État] a demandés à ses pauvres sujets pendant la guerre mondiale ». Il rappelle que le prolétariat « pendant si longtemps n’a fait que subir l’État ». Et que dans « la lutte du capital et du travail pour s’emparer du pouvoir étatique », le capital a eu beau jeu, puisque la quasi-totalité des « puissances réelles et idéelles étaient de son côté »48.

*

  • 49 Supra, p. 168.
  • 50 Dans une lettre à Friedrich Paulsen datée du 4 décembre 1882, Tönnies écrit : « […] l’œuvre de Gier (...)
  • 51 Supra, p. 169.

56Certes, Tönnies admet devant Schmitt l’ambiguïté de la pensée de Gierke : « son ambivalence et son incertitude se manifestent déjà dans le fait qu’il commence en libéral et termine en conservateur »49. Cette opinion, il l’exprimait déjà 30 ans plus tôt devant son ami Friedrich Paulsen50. Il admet avoir « élaboré [sa] théorie des concepts de communauté et de société en partie contre [Gierke] »51.

  • 52 F. Tönnies, « Demokratie und Parlamentarismus », p. 47.
  • 53 Ibid.

57Mais à ses yeux, l’ambiguïté de Gierke est l’ambiguïté du libéralisme tout entier. « Le libéralisme est toujours ambigu et oscillant », écrit-il dans « Demokratie und Parlamentarismus »52. Il s’accommode très bien des « formes mixtes d’État », par exemple de la monarchie constitutionnelle, alors que la démocratie, « forme pure d’État [reine Staatsform] »53, les rejette : dans une démocratie, la représentation du peuple doit être le pouvoir tout entier et non un pouvoir ajouté à un pouvoir existant.

  • 54 Ibid.

Le libéralisme s’est formé dans l’opposition et […] il a combattu l’absolutisme. Mais il n’est pas du tout contraire à sa nature de laisser le pouvoir exécutif dans les mains de la monarchie (qu’elle soit légitime ou césariste) ou dans les mains d’un président dont le pouvoir est limité dans le temps. Le gouvernement parlementaire n’est pas une conséquence nécessaire du principe du libéralisme54.

58La pente de cet argument conduit Tönnies à mettre en cause la généalogie du libéralisme que Schmitt a proposée dans Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus. Quelle est la racine historique du libéralisme ? Est-ce la défense du principe de la représentation et de la publicité de la politique contre les arcanes du pouvoir, comme Schmitt l’affirme dans Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, au cours d’une analyse que Tönnies trouve confuse ? Est-ce le combat des monarchomaques contre les absolutistes et les machiavéliens ?

  • 55 Ibid., Tönnies souligne.

En fait on pourrait avancer non sans raison que l’État absolutiste a davantage défendu le libéralisme moderne que ne l’ont fait les « états » [Stände] – un libéralisme dont le but était l’État et l’Individu ainsi que le développement de l’individualisme – et ce, même si l’État absolutiste n’a pas accordé de libertés à l’individu55.

  • 56 Ibid., p. 74.

59De ce raisonnement, le sociologue tire la conclusion que la négation de l’État souverain n’est pas le trait distinctif du libéralisme. « L’État libéral a été préparé par l’absolutisme princier »56. L’État libéral a en commun avec l’État absolutiste la tendance à mettre face à face l’État souverain et « l’individu souverain », et à détruire les corps intermédiaires. C’est la thématique de Gierke que Tönnies retrouve ici pour corriger l’analyse « confuse » de Schmitt relative à la genèse de la pensée libérale.

60Et c’est encore à Gierke, le théoricien de la Genossenschaft, que Tönnies fait allusion quand il cherche à définir « l’esprit démocratique », à la fin de son commentaire de Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus :

  • 57 Ibid., p. 78-79, je souligne.

En 1848, quand on a ajouté le mot de « fraternité » aux grands mots de liberté et d’égalité, c’était dans l’intuition de ce qui manque aujourd’hui à la « société » [Gesellschaft] en dépit de toute sa richesse et de l’éclat de sa civilisation. C’était dans l’intuition de ce qu’elle ne pourra peut-être jamais être, bien qu’elle ait essayé, à savoir une « communauté » [Gemeinschaft] d’êtres vivant ensemble et ayant besoin les uns des autres […].
L’esprit démocratique implique de reconnaître que l’idéal libéral de la séparation stricte du droit et de la morale n’est pas réalisable et qu’il a échoué. C’est un aspect important de la situation actuelle. À cet égard, un certain retour à un mode de pensée pré-libéral s’est effectué au moment de l’âge d’or du libéralisme, une fois passé le premier moment où l’idée libérale s’était introduite sous l’habit de l’équité. Sur le long terme, cet habit n’a pu cacher la vraie nature du droit naturel, qui était de favoriser l’individualisme et la « société ». Mais cela n’a pas empêché que quelques gouttes de morale ne s’infiltrent tout de même jusque dans le système du droit privé. La seconde version du BGB était instructive à cet égard, comme le montre la polémique efficace de Gierke contre la première version57.

  • 58 « Nous avons besoin d’un droit privé dans lequel, en dépit de l’aspect sacré et intouchable de la s (...)
  • 59 Voir G. Gurvitch, L’idée du droit social : notion et système du droit social [1932], Aalen, Scienti (...)
  • 60 O. von Gierke, Althusius et le développement…

61On ne peut s’y méprendre : l’allusion à la seconde version du Code civil allemand (le BGB [Bürgerliches Gesetzbuch]), aux « gouttes de morale » qui s’y sont infiltrées, mais aussi l’évocation d’un certain retour à la pensée pré-libérale au sein même du libéralisme et celle de l’héritage individualiste de la théorie du droit naturel renvoient toutes à Gierke. En effet l’historien du droit voulait faire couler des « gouttes de socialisme » dans le droit privé58. Il appelait de ses vœux l’émergence du droit social59. Il plaçait la question de la propriété au cœur de la politique. Il relisait l’histoire du droit naturel moderne comme un mouvement de promotion de l’individu, d’un « individu » qui n’a rien d’originaire, mais qui résulte de la dissolution plus ou moins violente, plus ou moins complète, de communautés ou de liens d’appartenances préexistants60.

*

62En mettant en relief la complémentarité de l’individualisme libéral et de l’absolutisme étatiste, Tönnies bat en brèche les conceptions de Schmitt : le libéralisme n’est pas aussi apolitique ou hostile à l’État qu’il ne le dit. En particulier, il démonte l’alternative entre Hegel et Gierke qu’érige Schmitt. Faire de Hegel le symbole des théories de la souveraineté nationale et de Gierke l’incarnation du pluralisme destructeur du corps politique est non seulement inexact sur le plan de l’histoire des idées, mais c’est aussi politiquement tendancieux. Gierke n’a pas nié la souveraineté de l’État ; Hegel n’a pas rejeté le pluralisme social des groupes divergents ou des corporations. L’alternative construite par Schmitt entre un républicanisme souverainiste qui aurait seul le souci de l’unité de la chose publique et un pluralisme destructeur apparaît comme une conception polémique de la république. Elle conduit à oblitérer la dimension sociale de la citoyenneté.

63Il est visible que le sociologue cherche à éviter toute contamination « des grands mots de liberté et d’égalité » avec l’idée d’une homogénéité des citoyens. Pour Tönnies, « l’esprit démocratique » n’est pas à chercher du côté d’une identité commune des citoyens, idée qui triomphe au contraire chez Schmitt, notamment par des références à Hegel et à Rousseau. C’est pourquoi l’interprétation du juriste ne pouvait tenir à ses yeux.

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Notes

1 Il est possible que certaines lettres aient été perdues et que d’autres aient suivi.

2 C’est ce qu’écrit Schmitt dans son journal : il note que la soirée chez Werner Sombart, pendant laquelle il fut « assis à côté du vieux Tönnies » fut une « formidable soirée entre hommes ». Voir le compte rendu de Reinhard Mehring dans : Schmittiana. Beiträge zu Leben und Werk Carl Schmitts, Carl-Schmitt-Gesellschaft (éd.), nouv. éd., Berlin, Duncker & Humblot, vol. III, 2016, p. 106, je traduis. Sauf indication contraire, les traductions de textes allemands présentes dans cet article ont toutes été réalisées par mes soins.

3 C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique [1938], D. Trierweiler (trad. fr.), Paris, Seuil, 2002. Sur la confrontation des lectures schmittiennes et tönnisiennes de Hobbes, voir C. Jouin, Le retour de la guerre juste. Droit international, épistémologie et idéologie chez Carl Schmitt, Paris, J. Vrin – Éditions de l’EHESS (Contextes), 2013, p. 326 sq.

4 C. Schmitt, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Berlin, Duncker & Humblot, 2017. L’édition française du livre est : Parlementarisme et démocratie, J.-L. Schlegel (trad. fr.), Paris, Seuil, 1988.

5 C. Schmitt, « Éthique de l’État et État pluraliste » [1930], in Parlementarisme et démocratie, p. 131-150 ; id., Hugo Preuss. Sein Staatsbegriff und seine Stellung in der deutschen Staatslehre, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1930.

6 F. Tönnies, « Zur Soziologie des demokratischen Staates » [1923], in Soziologische Studien und Kritiken, Iéna, G. Fischer, vol. 2, 1926, p. 304-352.

7 Supra, p. 161.

8 F. Tönnies, « Demokratie und Parlamentarismus » [1927], texte qui parut d’abord dans le no 51 du Schmollers Jahrbuch, repris dans F. Tönnies, Soziologische Studien und Kritiken, vol. 3, 1929, p. 40-84.

9 Supra, p. 165. Schmitt se réfère à son texte sur Hugo Preuss.

10 Rappelons qu’il s’agit de : Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus [1923], « Éthique de l’État et État pluraliste » [1930] et Hugo Preuss. Sein Staatsbegriff und seine Stellung in der deutschen Staatslehre [1930].

11 C. Schmitt, « Éthique de l’État… », p. 150.

12 Ibid., p. 139-140.

13 C. Schmitt, Hugo Preus…, p. 20.

14 Supra, p. 166.

15 Supra, p. 166.

16 Supra, p. 167.

17 Supra, p. 167.

18 Supra, p. 168.

19 C. Schmitt, Hugo Preuss…, p. 32.

20 Supra, p. 167-168.

21 Voir la critique de G. Radbruch dans F. Tönnies, « Partei und Staat », Die Gesellschaft, vol. 2, no 9, 1929, p. 193-197.

22 Supra, p. 165.

23 H. A. Winkler, Der lange Weg nach Westen, Munich, C. H. Beck, t. I, Deutsche Geschichte vom Ende des Alten Reiches bis zum Untergang der Weimarer Republik, 2000, p. 489-490.

24 Supra, p. 168.

25 O. Kirchheimer, « Weimar… und was dann ? » [1930], in Gesammelte Schriften, H. Buchstein (éd.), Baden-Baden, Nomos, vol. 1, Recht und Politik in der Weimarer Republik, 2017.

26 Dans sa lettre du 21 juin 1930. Supra, p. 165.

27 Supra, p. 168.

28 « Domination et association (Gierke), communauté et société (Tönnies) se sont substitués au schéma ternaire de Hegel dans la seconde moitié du XIXe siècle » (C. Schmitt, La notion de politique – Théorie du partisan, M.-L. Steinhauser [trad. fr.], Paris, Flammarion [Champs ; 259], 1992, p. 120).

29 Voir F. Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, S. Mesure, N. Bond (éd. et trad. fr.), Paris, PUF (Le lien social), 2010, p. XXIII-XXIV.

30 Voir C. Jouin, « Le moment Gierke », in O. von Gierke, Althusius et le développement des théories politiques du droit naturel [1880], traduction de l’allemand et présentation par C. Jouin, Paris, Classiques Garnier (Bibliothèque de la pensée juridique), 2021, p. 21 sq. Sur la pensée de Hobbes, Gierke et Tönnies dialoguent par livres interposés, Tönnies dans les retouches successives qu’il apporte à son Hobbes Leben und Lehre, dans les trois éditions du livre (1896, 1912 et 1925), auxquelles Gierke répond dans les annexes successives qu’il ajoute à son ouvrage sur Althusius, en 1902 et en 1913.

31 C. Schmitt, Hugo Preuss…, p. 12.

32 Ibid., p. 14-15.

33 Ibid., p. 12.

34 Supra, p. 168.

35 Supra, p. 168.

36 De son côté, Gierke jugeait Tönnies trop pessimiste. Voir la lettre de F. Paulsen du 12 février 1888, in F. Tönnies, F. Paulsen, Briefwechsel 1876-1908, O. Klose, E. G. Jacoby, I. Fischer (éd.), Kiel, F. Hirt, 1961, p. 245.

37 Supra, p. 168.

38 F. Tönnies, « Demokratie und Parlamentarismus », p. 40.

39 Ibid., p. 41.

40 Ibid., p. 44.

41 Ibid., p. 41.

42 Ibid., p. 42.

43 Ibid., p. 77.

44 Ibid., Tönnies souligne.

45 Ibid., p. 66.

46 Ibid., p. 77.

47 Supra, p. 166.

48 Supra, p. 166.

49 Supra, p. 168.

50 Dans une lettre à Friedrich Paulsen datée du 4 décembre 1882, Tönnies écrit : « […] l’œuvre de Gierke m’inspire un respect infini. Il a saisi l’histoire médiévale par le bon bout, même si on ne peut pas en dire autant de sa conception de la modernité » (F. Tönnies, F. Paulsen, Briefwechsel 1876-1908, p. 174).

51 Supra, p. 169.

52 F. Tönnies, « Demokratie und Parlamentarismus », p. 47.

53 Ibid.

54 Ibid.

55 Ibid., Tönnies souligne.

56 Ibid., p. 74.

57 Ibid., p. 78-79, je souligne.

58 « Nous avons besoin d’un droit privé dans lequel, en dépit de l’aspect sacré et intouchable de la sphère de l’individu, l’idée de communauté reste vivante […]. Une goutte d’huile socialiste doit s’infiltrer dans notre droit privé ! » (O. von Gierke, Die soziale Aufgabe des Privatrechts [1889], Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, 1948, p. 10).

59 Voir G. Gurvitch, L’idée du droit social : notion et système du droit social [1932], Aalen, Scientia, 1972.

60 O. von Gierke, Althusius et le développement…

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Pour citer cet article

Référence papier

Céline Jouin, « « J’ignore si mon interprétation résistera à votre regard de sociologue » »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 58 | 2021, 179-194.

Référence électronique

Céline Jouin, « « J’ignore si mon interprétation résistera à votre regard de sociologue » »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 58 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1670 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1670

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Auteur

Céline Jouin

Normandie Univ, Unicaen, « Identité et subjectivité » (EA 2129), 14 000 Caen, France

Céline Jouin est maître de conférences en philosophie politique et en philosophie du droit à l’université de Caen Normandie et membre de l’équipe d’accueil « Identité et subjectivité » depuis 2011. Elle est l’auteur de Le retour de la guerre juste. Droit international, épistémologie et idéologie chez Carl Schmitt (Paris, J. Vrin, 2013). Elle a dirigé l’ouvrage collectif La constitution matérielle de l’Europe (Paris, A. Pedone, 2019) et publié une édition critique de l’ouvrage d’Otto von Gierke : Althusius et le développement des théories politiques du droit naturel, qu’elle a traduit (Paris, Classiques Garnier [Bibliothèque de la pensée juridique], 2021).

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