Du nom propre comme prédicat stylistique
Résumés
En s’appuyant sur les analyses goodmaniennes sur le style et l’expression, Frédéric Bisson montre, à l’encontre de Goodman et de Kripke, que le nom propre n’est pas seulement un signe dénotatif, mais peut fonctionner esthétiquement comme un prédicat stylistique. Le style n’est pas l’expression d’un foyer énergétique autonome que serait le sujet, mais une propriété objective de l’œuvre ou de la performance artistique. Lorsqu’il devient un prédicat stylistique, le nom n’est plus propre à une personne : la personne qui porte ce nom n’en est qu’un cas paradigmatique.
Plan
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« Aiktor, vous avez du style ! »
J.-C. Forest, Barbarella, Paris, É. Losfeld, 1968, p. 53.
Introduction
1J’écoute ce morceau pour la première fois. Malgré cela, je parviens déjà à identifier un certain nombre de propriétés stylistiques qu’il exemplifie. D’abord, c’est du jazz. Et même, du free jazz. Je reconnais aussi le style du musicien soliste : c’est Ornette Coleman. Il n’est pas nécessaire qu’on me le dise, ou que je lise son nom sur la pochette du disque. Je le reconnais aussitôt au timbre, au vibrato, à la sonorité du saxophone alto, à la forme de sa phrase mélodique, un peu comme on reconnaît une personne familière au son de sa voix et à son phrasé, sans la voir, alors qu’elle vient par exemple de dire quelque chose dans notre dos. Dans ce dernier cas, la voix fonctionne comme un indice qui désigne un individu. Le style d’Ornette Coleman, lui aussi, permet cela : il sert d’indice pour l’identification de quelqu’un. Mais le style n’est pas seulement indexical. Il est signifié et apprécié pour lui-même, il possède une consistance logique propre, indépendante de l’individu qui en est porteur.
2C’est une expérience à la fois étrange et très familière que de parvenir ainsi à identifier un style à travers une occurrence singulière, alors même qu’on ne connaît pas la chose qui exemplifie ce style. Je ne connais pas ce morceau, mais je reconnais son style. On dirait que le style s’émancipe de l’individu, ou, par une amphibologie remarquable, que l’individu se dédouble lui-même en donnant son nom à un style qu’il se met à signifier.
3Quelle est exactement l’opération sémiotique qui se trouve engagée dans l’usage des prédicats stylistiques ? Telle est la question qui constitue la toile de fond générale de la présente étude. Dans l’expérience ordinaire dont je parle ci-dessus, on voit qu’il existe différents cercles, différents ordres de grandeur ou degrés d’abstraction des prédicats ou des étiquettes stylistiques : « jazz », « free jazz », « Ornette Coleman » sont trois étiquettes stylistiques d’inégale amplitude. Cette remarque est importante. Elle révèle que la prédication stylistique surmonte la différence grammaticale entre nom commun et nom propre, entre qualificatif et substantif. Un grand nombre de formes grammaticales peuvent logiquement fonctionner de manière homogène, comme des étiquettes stylistiques : le « style Louis XV », le « style Régence », le « style années trente », le « style Valentino » sont des styles, autant que les qualificatifs « baroque », « romantique » ou « anglais ». Ce fonctionnement a quelque chose d’exceptionnel dans le cas du nom propre. C’est sur ce cas spécial que je me concentrerai dans un second temps.
4Les analyses qui suivent prennent appui sur plusieurs concepts opératoires et canoniques de Nelson Goodman, grâce auxquels le champ de la réflexion esthétique s’est trouvé clarifié – mais ma thèse s’éloigne fortement de l’orthodoxie goodmanienne. Je pourrais la condenser comme suit : un nom propre n’est pas seulement un signe dénotatif, il fonctionne esthétiquement comme un prédicat stylistique. Par commodité plutôt que par exactitude, cette thèse pourrait être baptisée du nom d’antonomase logique. Mais, avant de l’exposer, il convient de définir avec rigueur le concept de style sur lequel cette thèse est étayée, et de dégager ainsi ce concept d’un certain nombre d’erreurs communes.
Du style comme fonctionnement symbolique
5En apparence, la dimension stylistique semble se distinguer comme la plus petite dimension signifiante non conceptuelle d’un énoncé. Qu’est-ce qu’une différence de style ? Pour le dire, considérons les trois énoncés suivants :
(1) Vénus est l’étoile du matin.
(2) Vénus est l’étoile du soir.
(3) Vénus est l’astre brillant, fils de l’aurore, tombé du ciel. (Isaïe, 14-12)
6Comparons maintenant la différence entre (1) et (2) avec la différence entre (1) et l’énoncé (3). Ces deux différences sont en effet très différentes.
7Selon la distinction canonique de Frege, les deux expressions « étoile du matin » et « étoile du soir » sont coextensives (elles ont la même dénotation : Vénus), mais elles n’ont pas la même signification. Dans les deux énoncés (1) et (2), si l’on remplace les descriptions définies « l’étoile du matin » et « l’étoile du soir » par leur commun référent, alors on obtient l’énoncé suivant :
(4) Vénus est Vénus.
8Or, l’énoncé (4) est tautologique. Sa valeur informative est nulle, tandis que les énoncés (1) et (2), au contraire, ont une valeur informative positive, de même que l’énoncé « L’étoile du matin est l’étoile du soir ». Quelqu’un peut ignorer le fait que l’étoile du matin est l’étoile du soir, alors que nul ne peut ignorer le fait que Vénus est Vénus. Deux expressions de même signification ont nécessairement le même référent, mais la réciproque n’est pas vraie : deux expressions coextensives n’ont pas nécessairement la même signification.
9Venons-en à (3). Les expressions « l’étoile du matin » et « l’astre brillant, fils de l’aurore, tombé du ciel » sont non seulement coextensives, mais elles ont aussi la même signification. La différence entre (1) et (3) est ce que Frege appellerait une différence de « couleur ». La différence de couleur stylistique n’implique aucune différence conceptuelle de signification. La valeur informative d’un énoncé tel que « L’étoile du matin est l’astre brillant, fils de l’aurore, tombé du ciel » est nulle. Par rapport à (4), l’énoncé (3) a néanmoins une valeur supplémentaire, qui serait donc le style, indépendamment de l’idée signifiée par « étoile du matin ». Deux expressions de même signification n’ont pas nécessairement le même style.
10Récapitulons les trois points qui résultent de ces analyses. Les trois expressions « l’étoile du matin », « l’étoile du soir » et « l’astre brillant, fils de l’aurore, tombé du ciel » ont un seul et même référent : Vénus. Les expressions « l’étoile du matin » et « l’étoile du soir » ont deux significations conceptuelles différentes. Les expressions « l’étoile du matin » et « l’astre brillant, fils de l’aurore, tombé du ciel » ont la même signification conceptuelle, mais pas la même couleur stylistique. Ce qui est signifiant dans le style serait donc infra-conceptuel, infra-logique.
- 1 C. Baudelaire, « L’âme du vin », in Œuvres complètes, C. Pichois (éd.), Paris, Gallim (...)
11Si l’on suit ces deux distinctions élémentaires, la différence stylistique concernerait le domaine de ce que Jakobson appelle la fonction poétique du langage, qui porte sur la forme de l’énonciation, sans toucher au contenu informatif de l’énoncé. Considérons ce vers de Baudelaire1 :
(5) Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles.
12Sur ce vers, pratiquons une modification minime, comme celle qui donnerait :
(5’) L’âme du vin, un soir, chantait dans les bouteilles.
13De (5) à (5’), la valeur informative est demeurée la même. En revanche, la valeur poétique a été diminuée, voire anéantie.
14Selon ces exemples simples, le style ne concernerait pas ce qui est dit, mais la manière dont est dit ce qui est dit. Telle est l’idée reçue qui semble s’imposer comme la plus évidente à propos du style d’une œuvre littéraire ou picturale. Selon ce préjugé commun, le sujet et le style pourraient varier l’un par rapport à l’autre de manière non concomitante, deux œuvres pouvant dire la même chose dans deux styles différents, ou bien avoir le même style tout en traitant de deux sujets différents. Dans ses fameux Exercices de style, Queneau raconte quatre-vingt-dix-neuf fois la même chose, de quatre-vingt-dix-neuf manières différentes.
- 2 N. Goodman, « Le statut du style », in Manières de faire des mondes, M.-D. Popelard ( (...)
- 3 Ibid., p. 44 : « L’architecture, la peinture abstraite et une grande partie de la mus (...)
15Mais la division que nous venons d’établir, apparemment solide, s’avère fragile. Car l’identité stylistique d’une œuvre implique en fait très souvent un choix déterminant à propos du sujet de la représentation. Voyons quelques exemples. Le choix stylistique d’un biographe d’insister plutôt sur la carrière publique d’une personne donnée ou, au contraire, sur sa vie privée, est un choix qui porte sur ce qui est dit, non sur la nature de la prose2. Une œuvre stylistiquement romantique qui parlerait de courses au supermarché serait un pastiche, qui ne pourrait justement se comprendre adéquatement qu’à condition qu’on perçoive le contraste volontaire entre le sujet et le style, lequel prescrit normalement un autre type de sujet. De même, on ne peut pas concevoir une œuvre de style pornographique qui ne représente pas d’acte sexuel. Et le style n’affecte pas seulement le sujet d’une œuvre, mais aussi sa signification. La même scène sexuelle explicite et non simulée n’aura en effet pas le même sens si elle obéit à la contrainte stylistique d’un film pornographique ou si elle se trouve dans un « film d’auteur », comme Le pornographe de Bertrand Bonello. Les différences de styles coïncident donc souvent avec des différences de dénotation ou de signification. Dans le cas des arts non représentationnels, comme la musique et la peinture abstraite, la distinction entre le sujet et le style ne peut plus valoir, et on ne peut donc plus définir le style comme une manière de dire3. Le style est une notion transversale, il recoupe de l’intérieur les catégories usuelles de sujet et d’énonciation, de contenu et de forme, de dénotation et de connotation.
16Ces remarques nous conduisent à repenser la définition du style. Le style qualifie un fonctionnement sémantique. Les œuvres d’art peuvent faire plusieurs choses en tant que symboles, elles peuvent représenter quelque chose, ou exprimer des émotions, et elles peuvent aussi référer à un style.
Du style comme exemplification
17« Ce morceau est du free jazz » : un tel prédicat (« être du free jazz ») n’est pas seulement dénotatif. Selon la définition de Goodman, un trait stylistique est un trait qui se trouve exemplifié par l’œuvre d’art. L’erreur sémantique initiale dans la définition du style consiste à croire que le style est une propriété que l’œuvre possède simplement. Or, l’exemplification est une opération symbolique plus complexe que la simple possession. Qu’est-ce donc que l’exemplification ? C’est une sorte de référence d’un « échantillon » à une « étiquette ».
Définition. Un échantillon a exemplifie un prédicat (ou une étiquette) b si et seulement si a possède b et a réfère à b.
18Selon l’exemple paradigmatique de Goodman, un petit morceau de tissu présenté comme échantillon par un tailleur exemplifie la couleur, la texture et le tissage du tissu dont il est l’échantillon. L’échantillon possède réellement les propriétés du prédicat qui le dénote (« gris », « velours », etc.), et il réfère à ce prédicat. Le chat que je montre du doigt exemplifie le prédicat « être un chat », car mon geste ostensif établit une référence de ce chat au prédicat qui le dénote. Si le chat que je montre est blanc, il pourrait également exemplifier le prédicat « blanc », indépendamment du fait qu’il est un chat. Mais si je le montre du doigt pour exemplifier la catégorie des chats, le fait qu’il possède effectivement la propriété d’être blanc ne compte pas dans l’exemplification. De même, le carré de tissu dont se sert le tailleur exemplifie la couleur, la texture et le tissage du tissu, mais il n’exemplifie pas le fait d’être carré.
19La même distinction s’applique à propos du style. Un style ne saurait jamais être rigoureusement défini comme un simple « style d’être », car, pour avoir du style, il faut en outre que l’être en question réfère à la propriété qu’il possède. Certaines propriétés qu’un morceau de musique possède, bien qu’esthétiques, ne sont pas stylistiques, car le morceau les possède sans les exemplifier. Par exemple, le fait que la mélodie comporte un do dièse n’est pas une propriété stylistique, bien que le prédicat « être un do dièse » s’applique bel et bien à cette partie de la mélodie. Car, à moins de circonstances harmoniques particulières, la mélodie ne réfère pas au do dièse.
- 4 Ce fonctionnement à double sens de l’exemplification est ce qui la distingue de la dé (...)
20L’attribution de prédicats stylistiques à un objet consiste donc toujours à discerner et à sélectionner certains aspects de cet objet, qui fonctionnent symboliquement d’une manière très particulière, selon une sorte de symétrie : ils réfèrent aux prédicats qui les dénotent4. Le style d’Ornette Coleman dans Lonely Woman est le signe qui identifie Ornette Coleman, de la même manière que la voix de la personne dans mon dos est l’indice qui me permet de l’identifier – mais, dans le cas du style, le jeu actuel de Coleman dans Lonely Woman est aussi un signe qui réfère au style singulier de Coleman, ce qui n’est pas le cas de la voix en tant que simple indice.
- 5 N. Goodman, « Le statut du style », p. 61.
21Notons que la référence de l’échantillon à l’étiquette n’est pas nécessairement un acte intentionnel. Un paysage peut avoir du style, même s’il s’agit d’un paysage naturel. Un lever de soleil peut n’être qu’un lever de soleil, mais il peut aussi symboliser le lever de soleil dont il est un échantillon ostensif ; ou il peut aussi référer au lieu où il est situé (c’est un lever de soleil « dans le style de Mandalay », dans l’exemple de Goodman5) ; il peut encore exprimer une émotion, la force du jour, etc. Dans tous ces cas, il acquiert alors un style, parce qu’il réfère aux propriétés qu’il possède. Le paysage n’est pas seulement une chose, c’est un signe ; il fonctionne symboliquement comme échantillon d’un style, de plusieurs styles potentiels, bien que personne n’ait intentionnellement déposé en lui ces aspects stylistiques. Il ne se contente pas non plus de l’évoquer chez un sujet cultivé qui projetterait sa représentation sur le monde. Le style désigne un fonctionnement objectif de certaines propriétés, indépendamment des sujets qui les cultivent ou les perçoivent. L’exemple se trouve dans l’objet.
Du style comme expression
22Si je dis « Voilà bien le style flottant et flamboyant d’Ornette ! », ou si je dis « Ah ! La bizarre gaieté ou l’étrange allégresse de ces mélodies : c’est Ornette ! », il s’agit là aussi de prédicats stylistiques. Mais ces qualités ne sont pas exactement de même nature que son vibrato, que son timbre ou que sa conception « harmolodique ». Car les propriétés telles que le vibrato, le timbre ou l’harmonie sont des propriétés qui sont littéralement dénotées quand on dit « ce vibrato fait partie du style d’Ornette ». Au contraire, il est impossible de dire au sens littéral que cette ligne de saxophone alto est gaie ou flottante. La mélodie n’« est » pas gaie de la même manière qu’une personne est gaie. « Pierre est joyeux » et « cet air est joyeux » sont deux énoncés de même forme grammaticale, mais pas de même forme logique, car, tandis que Pierre ressent de la joie, l’air mélodique, lui, ne ressent rien. Dans Eventually, le saxophone a un style rieur, mais personne ne rit. Des prédicats tels que « gai », « flamboyant », « rieur » correspondent donc à des propriétés qu’une chose peut exemplifier de manière seulement métaphorique.
23La « tristesse » d’un paysage d’hiver, la « solennité majestueuse » d’un coucher de soleil, la « gaieté » d’un air mélodique : ce sont des propriétés expressives. Un échantillon peut ainsi exprimer des qualités ou des émotions qui font partie intégrante de son style.
24Caractériser le statut des propriétés expressives permet de clarifier le statut du style en général. De prime abord, l’idée d’expression semble la plus simple qui soit. Un artiste s’exprime, rien de plus commun. Le style serait précisément comme une sorte de signature expressive, celle d’une subjectivité qui « imprime » sa marque à son œuvre. Comparons à nouveau deux énoncés :
(6) Bucéphale est le cheval d’Alexandre.
(7) Bucéphale est le canasson d’Alexandre.
- 6 G. Frege, « Recherches logiques », in Écrits logiques et philosophiques, C. Imbert (t (...)
- 7 G. Frege, « Sens et dénotation », in Écrits logiques et philosophiques, p. 106 : « La (...)
25La différence entre (6) et (7) est analogue à la différence entre (1) et (3). Frege a établi que les couleurs stylistiques d’une expression (familières, grossières, lyriques, etc.) ne font pas partie de son concept6. En distinguant le style et la signification, la vulgate frégéenne tend à rejeter le style hors de la sphère logique, dans le domaine psychologique et subjectif7. Les connotations stylistiques disent quelque chose, non pas à propos de l’objet dénoté, mais à propos du sujet de l’énonciation. Quelqu’un qui parle du « canasson d’Alexandre » pour désigner Bucéphale exprime en effet par là son propre rapport aux chevaux ou au langage, mais ne dit rien quant à l’objet lui-même. Le style relèverait ainsi de ce que Jakobson appelle la fonction expressive du langage, centrée sur le locuteur. Ou, à la limite, on peut dire aussi bien que, de ce point de vue, il relèverait de la fonction symétrique, la fonction impressive, étant donné que le choix du style implique une différence d’action et d’effet sur le récepteur de l’œuvre.
26Mais cette conception de l’expression stylistique fait à nouveau fausse route. Naïve ou philosophique, la compréhension habituelle de l’expression est maladivement subjectiviste. Elle ne cesse d’osciller entre une erreur expressionniste (« le style est la subjectivité qu’exprime l’artiste ») et une erreur émotiviste (« le style est ce qu’évoque l’œuvre chez le sujet qui en fait l’expérience »). Réfutons l’une après l’autre ces deux erreurs symétriques, qui constituent le cercle vicieux du subjectivisme.
27Contre l’expressionnisme, il est empiriquement aisé de montrer qu’il n’existe aucune nécessité dans le rapport qui lie une propriété expressive à une émotion correspondante chez l’auteur. Il arrive en effet souvent qu’un artiste ne transmette pas à son œuvre l’émotion qu’il a ressentie en la composant, et que son œuvre exprime une autre émotion que celle qu’il a ressentie. Stravinsky a travaillé à sa Symphonie en do au moment de la mort de sa première femme et de sa mère, pour exorciser son sentiment de perte, mais sa symphonie n’exprime en rien ce sentiment de perte. Beethoven a écrit le joyeux mouvement final de son Concerto pour piano no 1 alors qu’il était tourmenté par une gastro-entérite. Quand je l’écoute, j’avoue préférer que ce concerto n’exprime rien de l’émotion qui était alors celle de Beethoven.
- 8 N. Goodman, L’art en théorie et en action, J.-P. Cometti, R. Pouivet (trad. fr.), Par (...)
28La seconde objection n’est pas empirique, mais strictement logique. De manière générale, il ne faut pas imaginer le style comme une sorte de fluide ou de qualité magique qui rayonnerait d’un individu comme d’un foyer énergétique autonome, et qui déteindrait sur toutes ses productions, qui irradierait tout ce qu’il touche. Car c’est par une fâcheuse confusion que l’on attribue ainsi le style d’un auteur à sa personnalité ou à sa subjectivité, fût-elle « incarnée » dans la main du peintre. Un trait stylistique (« baroque », « maniériste », etc.) est par définition propre à une classe, dans laquelle il permet de situer une œuvre ou une occurrence. Dans une œuvre, une propriété possède une valeur stylistique uniquement quand elle associe cette œuvre avec d’autres œuvres dans un corpus significatif8. Ce qui est strictement individuel ne saurait donc en bonne logique jamais valoir comme style. La phrase « Ornette Coleman a du style » est en réalité une paraphrase, par antonomase, de propositions logiques telles que « les œuvres d’Ornette Coleman ont du style » ou « les performances d’Ornette Coleman ont du style ». Penser l’idée « Ornette Coleman a du style », c’est penser quelque chose d’analogue à « quelle est la ressemblance entre un canard ? ». Parler du style d’un auteur en l’attribuant à une quelconque partie de sa personne, c’est se tromper dans le fonctionnement logique d’un prédicat. Même une étiquette nominative telle que « Ornette Coleman » a, en tant qu’étiquette, plusieurs échantillons.
- 9 N. Goodman, Langages de l’art…, p. 81.
29Les insuffisances criantes de la thèse expressionniste conduisent d’habitude à tomber dans l’erreur symétrique, en définissant le style d’une œuvre par l’effet qu’elle suscite chez son récepteur9. Un requiem qui a été écrit sur commande peut bien « être triste » sans pourtant exprimer la douleur du compositeur, car la tristesse exprimée par la musique serait en fait la tristesse qu’elle évoque chez l’auditeur. Cette confusion de l’expression avec l’évocation est un lieu commun de la philosophie de l’art. Là encore, quelques cas empiriques suffisent à établir l’incertitude de l’évocation en tant que critère de l’expression. Une chanson joyeuse peut m’attrister si elle m’évoque l’ami défunt qui me l’a fait écouter pour la première fois ; une mièvre chanson d’amour peut tristement m’évoquer un amour passé dont elle était l’hymne conjugal (c’était « notre chanson »). Dans ces cas, ma réponse émotionnelle est inappropriée à ce que ces chansons expriment en elles-mêmes. Autrement dit, ce qu’un objet évoque ne dépend pas de lui, mais du sujet pour qui cela est évoqué. Il ne peut rien exister de tel qu’une « propriété évocatoire ». Au contraire, l’expressivité est une propriété que possèdent certains objets.
30On peut donc se tromper dans l’identification des propriétés expressives d’une œuvre. La perception du style n’est pas une opération mystérieuse, une communication occulte entre deux subjectivités, entre un artiste et un récepteur de son œuvre. Elle implique une cognition. Une émotion n’est pas un choc psychophysique, il y a une rationalité de l’émotion. Cela ne veut certes pas dire que la personne émue par le style expressif d’une œuvre soit nécessairement capable d’expliciter son émotion, d’en donner une justification discursive. Mais l’émotion repose sur une intuition cognitive : elle suppose que l’on comprenne l’exemplification stylistique opérée par l’œuvre.
31Imaginons d’abord un étrange spectateur qui se trouverait sexuellement excité par un film comme Bambi. Le film évoque chez lui quelque chose qu’il n’exprime pas, car Bambi ne fait pas référence à la qualité érogène qu’il évoque chez cet étrange spectateur. Réciproquement, imaginons un spectateur qui pourrait ne pas être sexuellement excité par un film pornographique réussi, mais, cela, pour de mauvaises raisons. (Il y en a sans doute de bonnes, mais là n’est pas la question.) Imaginons en effet un spectateur qui considère par exemple que le scénario du film pornographique qu’il regarde est très léger, que l’introduction des scènes sexuelles n’est pas narrativement crédible, qu’elles sont trop longues, qu’il n’y a pas de suspense, que les images sont mal cadrées (« trop de gros plans », dit-il), etc. On dirait alors d’un tel spectateur qu’il ne comprend pas le film. Car ces traits qu’il reproche au film sont précisément des traits stylistiques propres au genre pornographique dont le film est un exemple. Son absence d’excitation repose donc sur une intuition cognitive inappropriée du style exemplifié par le film. Son expérience est ratée parce qu’il n’a pas l’intuition qui convient à ce genre de film. Il regarde un film pornographique comme s’il s’agissait d’un « film d’auteur » ou d’un film narratif « traditionnel ». Il dit le film raté, comme il dirait d’une tomate qu’elle n’est pas une bonne fraise. Autrement dit, le jugement de ce spectateur repose sur une « erreur de catégorie » stylistique. Il ne s’agit pas même de dire que ce spectateur « juge » ou « évalue » le film, car, pour pouvoir l’évaluer, il faut d’abord identifier son mode de fonctionnement symbolique – ce qu’il ne fait pas.
32Concluons : le style est bien quelque chose qu’une œuvre peut exprimer, mais l’expression stylistique n’est pas subjective. Selon la définition rigoureuse de Goodman, elle est une exemplification métaphorique de propriétés telles que « joyeux », « triste », « élégant », « majestueux », etc. Voici la définition complète de l’expression :
- 10 Ibid., p. 125.
Définition. Un échantillon a exprime un prédicat b si et seulement si b dénote métaphoriquement a et a réfère à b. Autrement dit, si a exprime b, alors (1) a possède b, ou est dénoté par b ; (2) cette dénotation est métaphorique ; (3) a fait référence à b10.
- 11 Ibid., p. 84.
33Une œuvre d’art exprime la tristesse si elle possède métaphoriquement la propriété d’être triste et si elle fait référence à la tristesse. Démêlons trois sortes de fonctionnements symboliques intriqués dans une même œuvre. Un tableau de paysage d’hiver n’exprime pas le paysage, il le représente, le dénote par dépiction. Il possède littéralement la propriété d’être gris, mais il ne l’exemplifie pas. Le tableau exemplifie le style auquel il appartient, par exemple l’étiquette « peinture hollandaise », qui commande en partie le sujet de sa représentation. Enfin, la tristesse du tableau est également un échantillon : le tableau à la fois possède métaphoriquement la tristesse et réfère à cette tristesse11.
34Cette clarification goodmanienne nous a permis d’obtenir un résultat à la fois modeste et précieux : tout trait stylistique est une exemplification, soit littérale, soit métaphorique, de propriétés que possède un échantillon.
35Venons-en maintenant au cas spécial et ardu des noms propres en tant qu’étiquettes stylistiques.
La revanche du nom proustien
- 12 N. Goodman, « Le statut du style », p. 58.
36Les prédicats stylistiques sont à la fois caractérisants et déterminants. En tant que prédicats caractérisants, ils répondent à la question « comment ? ». En tant que prédicats déterminants, ils répondent aux questions « qui ? », « quand ? », « où ? »12. On caractérise un style (réaliste, lyrique, épique, etc.), qui permet de déterminer un auteur, une période (classique, baroque, romantique, etc.), un lieu (Angleterre, France, Allemagne, etc.). Autrement dit, un style caractérise l’intension d’une classe, et détermine son extension. Or, dans le cas d’un nom propre, l’affirmation « c’est Ornette Coleman ! » est-elle purement déterminante ? Je voudrais montrer que tel n’est pas le cas.
37Soulignons d’abord que la détermination de l’auteur d’une œuvre par son style ne saurait jamais atteindre au même degré de certitude que la détermination de l’auteur par l’histoire de la production de son œuvre. On peut se tromper dans la détermination d’un style, alors même que ce style se trouve pourtant dûment caractérisé. Un poème peut être écrit dans le style de Mallarmé sans être de Mallarmé ; une improvisation musicale peut être jouée à la manière d’Ornette Coleman sans être d’Ornette Coleman. Je peux facilement prendre un beau morceau de Sean O’Hagan pour un petit morceau de Brian Wilson. L’authentification est d’autant plus périlleuse que l’extension d’un style est plus étroite ; étant donné qu’il existe un seul individu auquel s’applique l’étiquette « Ornette Coleman », des saxophonistes qui jouent dans le même style, épigones de Coleman, ne pourront pas être identifiés par la caractérisation de ce style. Quand l’étiquette stylistique a une extension plus large, comme c’est le cas pour « baroque », « style anglais », « années trente », « Mississippi », « jamaïcain », « cool jazz » ou « hard bop », alors plusieurs individus peuvent exemplifier ces styles. Max Roach, Clifford Brown, John Coltrane, Sonny Rollins peuvent également exemplifier le style « hard bop ». Mais, même dans ce type de cas large, la détermination peut échouer. Par exemple, Sweet Virginia des Stones, sur Exile on Main Street, sonne dans le style d’un blues du delta du Mississippi, mais a été enregistré à Villefranche-sur-Mer. Un morceau de reggae jamaïcain peut être chanté par un « rastaman » périgourdin en 2012. En identifiant ces styles, on ne peut donc pas correctement répondre à la question « où ? ». Or, de telles erreurs dans la détermination extensionnelle n’affectent pas la qualité stylistique elle-même, car elles ne reposent pas sur un défaut de caractérisation. (On peut en effet toujours imaginer un double parfait d’un blues du Mississippi, qui aurait tous ses caractères en commun, à cette exception près qu’il est joué à Dunkerque.) Ici, « Mississippi » ou « jamaïcain » ne peuvent donc plus simplement fonctionner comme des noms de lieux. L’être s’est dédoublé ; le nom du Dasein a été absorbé dans le Sosein. Il existe désormais un Mississippi stylistique, une Jamaïque stylistique : ces noms propres sont devenus des prédicats. D’une certaine manière, on peut dire que le morceau chanté par notre « rastaman » périgourdin exemplifie le style jamaïcain, autant que Get Up, Stand Up de Bob Marley, même si le premier n’a jamais mis les pieds en Jamaïque. La fonction déterminante du style n’est donc pas sa seule, ni peut-être même sa principale fonction esthétique.
38Les prédicats stylistiques ne varient pas seulement en amplitude, ils sont aussi qualitativement hétérogènes entre eux. Un même morceau de Debussy peut en effet être rangé dans différentes classes symboliques, selon qu’on sélectionne tel ou tel de ses aspects stylistiques, le « style impressionniste », le « style du prélude pour piano », le « style de la musique descriptive », le « style de la gamme par tons », le « style français », ou le « style de Debussy ». Il peut exemplifier toutes ces propriétés. Un auteur peut ainsi composer une œuvre dans le style d’un autre auteur, par exemple dans le « style Debussy », autant qu’il peut composer dans le « style prélude ». Stylistiquement, « Debussy » signifie quelque chose, sans nécessairement dénoter Debussy.
39J’appelle « antonomase » l’opération de conversion du nom propre dénotatif en étiquette stylistique. Il s’agit ici d’une antonomase logique, plutôt que grammaticale, car elle n’est pas nécessairement aussi marquée que dans les cas où le nom propre devient un nom commun (« un Don Juan », « un Tartuffe », « un Rastignac », etc.). Mais son fonctionnement mérite pour cette raison d’autant plus d’être clarifié.
- 13 Selon l’exemple classique de Mill, une ville peut avoir été nommée « Dartmouth » parce qu (...)
- 14 Explicitons rapidement l’argument classique de Kripke. Les descriptions définies sont (...)
- 15 Sur la sémantique proustienne des noms propres, voir G. Genette, « Proust et le (...)
40Il est tout à fait remarquable qu’un nom propre puisse fonctionner comme étiquette stylistique. Ce fonctionnement semble en effet une sorte d’exception, presque « monstrueuse », au fonctionnement sémantique ordinaire des noms propres. Depuis Mill, puis grâce à Kripke surtout, il semble en effet logiquement acquis que les noms propres opèrent par « référence directe ». Selon Mill, les noms propres « dénotent mais ne connotent rien »13. Comme dira Kripke, les noms sont des « désignateurs rigides », c’est-à-dire des signes dont la dénotation ne varie pas d’un contexte modal à l’autre (elle est vraie « dans tous les mondes possibles »)14. La thèse impressionnante de Kripke revient à nier au nom propre toute dimension descriptive : il ne décrit aucun concept. Le nom « Gödel » désignerait Gödel même s’il n’avait pas inventé le fameux théorème, comme « A rose, by any other name, would smell as sweet ». Ce sont ainsi ce qu’on peut appeler des « noms shakespeariens », selon le mot de Geach. Le nom shakespearien se présente comme la désillusion du nom proustien. On peut en effet appeler « nom proustien » un nom qui serait non seulement évocateur, suggestif, cratyléen, comme le sont les noms de « Parme », « Florence », « Balbec » ou « Guermantes » pour Marcel Proust15, mais qui serait en outre doué de propriétés expressives et stylistiques. Sans pouvoir donner à ma thèse l’ampleur d’un adversaire de poids capable de se mesurer à l’argument modal de Kripke, je voudrais néanmoins proposer un début de riposte pour venger le nom proustien contre le triomphe sémantique du nom shakespearien.
41En tant que prédicat stylistique, notons que chaque nom conserve une forme d’individualité : je distingue spontanément les styles différents signifiés par les étiquettes « Ornette Coleman » et « Eric Dolphy », « Albert Ayler » et « John Coltrane ». Mais il s’agit pourtant là d’une autre forme d’individuation que celle qui consiste à attribuer son extension au nom propre ; il s’agit d’une individuation non personnelle. L’individuation stylistique est une individuation dans le Sosein, une individuation entièrement « rhématique », pour le dire avec Peirce. Bref, le nom est devenu un prédicat.
Reconception du nom propre en prédicat
42Les prédicats stylistiques (« x est du jazz », « x est du free jazz », etc.) peuvent être formalisés logiquement comme des fonctions propositionnelles insaturées, de la forme Fx, où l’individu x doit être considéré comme une instance. Comment peut-on logiquement traiter les noms propres selon cette forme ?
43Quine a montré que le langage logique pouvait éliminer les termes individuels en tant que constantes, en les remplaçant par des variables générales. Un énoncé tel que « Socrate est sage » se paraphrase classiquement de la façon suivante : « Il existe un x tel que x est Socrate, et Socrate est sage ». Et il peut par conséquent être symbolisé comme suit :
∃ x (x = a ∧ Gx)
- 16 W. V. O. Quine, Le mot et la chose, J. Dopp, P. Gochet (trad. fr.), Paris, Flammarion (...)
44Or, selon Quine, on peut paraphraser l’énoncé ainsi : « Il existe un x tel que x socratise et x est sage »16. Et il peut par conséquent être symbolisé comme suit :
∃ x (Fx ∧ Gx)
45Autrement dit, les noms propres ne réfèrent pas logiquement à des termes singuliers irréductibles, mais peuvent être traités au même niveau que les autres prédicats (« être sage », « être un homme »). Un nom propre est logiquement un prédicat à place unique, vrai d’un seul individu. Être Socrate n’implique pas logiquement une donnée substantielle, ce n’est pas autre chose qu’être blanc ou être sage. Être Socrate, c’est être la valeur d’une variable dans un prédicat que l’on peut qualifier : « socratiser ».
- 17 Ibid., p. 258.
46Même quand il fait usage de noms propres, notre langage ne réfère donc jamais directement à des individus que l’on devrait supposer existants. Il n’a pas besoin de référer pour signifier. La signification de nos énoncés n’implique pas d’engagement ontologique quant à l’existence individuelle. « Toute prétention d’existence qui serait ressentie comme inhérente à la signification des termes singuliers est bel et bien éliminée »17. De ce point de vue, la difficulté posée par l’usage des noms vides se trouve levée ; un énoncé tel que « Pégase vole » ne présuppose en effet aucune référence à un individu, mais se contente d’énoncer une signification prédicable, du type « pégaser ». Quine reconstruit ainsi la catégorie des noms propres en la subordonnant à la catégorie des fonctions propositionnelles. La reconstruction prédicative des noms propres par Quine doit être comprise de la manière suivante :
∃ x [Fx ∧ ∀y (Fy → y = x)]
« Il existe un x tel que x socratise et quel que soit y, si y socratise, alors y est identique à x. »
- 18 J’emprunte à Quine sa formalisation prédicative des noms propres, mais dans une strat (...)
47Mais le point important pour moi est d’admettre le nom propre dans la catégorie logique des fonctions propositionnelles. Car, une fois ce point acquis, le nom s’est déjà logiquement détaché de son référent personnel18.
48Cette reconstruction prédicative des noms propres permet d’entrevoir un univers de significations irréférentes, détachées des constantes qui remplissent ces fonctions. Il faut essayer de penser un univers à l’image de cette forme logique, un univers rhématique où les noms propres n’engageraient ontologiquement à aucune existence individuelle, où les individus ne seraient que les accidents éponymes de leurs propres noms, où les noms survoleraient leurs porteurs comme des verbes infinitifs, plus légers qu’eux. Un univers où Debussy debussise, où Barbara barbarise, où Virginie virginise. Je voudrais pour finir essayer de pénétrer dans cet univers rhématique où les noms signifient des styles.
L’étrange cas de la résurrection vocale de Johnny
49Juin 2019. J’entends par hasard un morceau de variété à la radio, Retourner là-bas. Je suis formel : c’est Johnny Halliday. Ce timbre, ce vibrato, cette accentuation, ce phrasé, ces tics de prononciation. Et pourtant, Johnny est mort il y a peu. S’agit-il d’un vieux titre méconnu, ou de la publication posthume d’un dernier enregistrement ? Rien de tout cela. Ce n’est pas Johnny qui chante. Jean-Baptiste Guégan est plus qu’un sosie vocal presque parfait de Johnny Halliday, il est en quelque sorte sa réincarnation vocale. Guégan chante non seulement des chansons dans le style de Johnny ; plus encore, il chante comme Johnny aurait chanté des chansons qui auraient été écrites avant sa mort pour Johnny, mais que Johnny n’aurait pas eu le temps d’enregistrer. La caractérisation de son style échoue ici à déterminer le denotatum du nom « Johnny ».
50Imaginons Pierre, un fan de Johnny à qui l’on ferait écouter Retourner là-bas en lui faisant passer ce morceau pour le dernier enregistrement de Johnny. Pierre est ému, il pleure en écoutant les paroles de celui qui n’aura pas eu le temps de « Retourner là-bas, à Nashville », dans son Amérique mythique et fantasmée. Imaginons qu’à la fin du morceau, on lui avoue qu’il s’agit en fait de Guégan et non de Johnny. Comment réagirait Pierre ? Probablement assez mal. On peut comprendre la réaction de Pierre en mettant en évidence la confusion dans un contexte intensionnel. Soit le raisonnement suivant :
(8) Pierre veut écouter la voix de Johnny.
Jean-Baptiste Guégan a la voix de Johnny.
Pierre veut écouter la voix de Jean-Baptiste Guégan.
51La conclusion de ce raisonnement est manifestement fausse. Les deux voix sont qualitativement identiques, mais numériquement distinctes ; Pierre ne veut pas écouter quelqu’un d’autre que Johnny chanter comme Johnny, il veut écouter Johnny chanter.
52Il est vrai que la voix de Guégan ressemble à celle de Johnny, mais la relation entre ces deux voix n’est pas seulement de ressemblance. Car la relation de ressemblance est symétrique : si a ressemble à b, alors b ressemble à a. Au contraire, la relation entre les deux voix n’est pas symétrique : la voix de Guégan réfère à celle de Johnny, mais celle de Johnny ne réfère pas à celle de Guégan. Guégan a la voix de Johnny, mais Johnny n’a pas la voix de Guégan. (Il est théoriquement possible qu’arrive un jour où, en écoutant L’envie, on ne reconnaisse plus spontanément la voix de Johnny, mais plutôt celle de son sosie, et que l’on s’exclame « Quel est donc ce chanteur qui imite Jean-Baptiste Guégan ? ». Mais ce n’est pas d’actualité.) Autrement dit, la voix de Guégan exemplifie le style de la voix de Johnny. Elle ne possède pas seulement les mêmes propriétés physiques (timbre, raucité) ou esthétiques (accentuation, vibrato) ; elle réfère aussi à ces propriétés qu’elle possède en commun avec la voix de Johnny. Mais qu’en est-il de la voix de Johnny, dans sa propre opération stylistique ? La voix de Johnny réfère elle-même à des propriétés qu’elle a élevées au style.
53L’opération sémantique du nom stylistique est donc la suivante : l’objet du nom réfère à son propre sens. Si Johnny a du style, cela veut dire ceci : il chante en référant à ce dont son nom est le prédicat. Ainsi le nom propre se dédouble-t-il, dans une sorte d’amphibologie positive. L’attribution d’un nom propre stylistique n’est pas seulement la désignation en extension de l’unique individu auquel s’applique ce nom. En tant que prédicat stylistique, le nom propre a aussi une intension : il signifie une qualité à laquelle l’individu réfère en même temps que son nom le désigne.
54Le style dont l’étiquette « Johnny Halliday » est le nom n’est pas une propriété inhérente à Jean-Philippe Smet. De même que les traits stylistiques du baroque ou du rococo sont des traits qui permettent d’associer plusieurs œuvres les unes aux autres dans une même classe, de même, le trait stylistique « Johnny » associe entre eux différents morceaux, différentes performances, différents moments dans différents morceaux ou dans différentes performances. Un trait stylistique n’a pas de sens autrement que comme exemple d’une classe symbolique. Autrement dit, le style « Johnny » n’est pas une propriété possédée par Johnny, c’est une propriété exemplifiée par des œuvres, des performances, des moments. Tout ce que fait Johnny en matière de chant n’est donc pas, du seul fait que c’est Johnny qui le fait, étiquetable en tant qu’échantillon de son propre style. Et réciproquement, ce style ne lui est donc pas attaché comme le patronyme à son porteur.
55Quand Pierre veut écouter Johnny chanter, cela ne veut donc pas seulement dire que Pierre veut que ce soit Johnny qui chante. Pour lui, cela veut aussi dire implicitement que Johnny chante comme Johnny, c’est-à-dire dans le style dont ce nom est l’étiquette. Pierre veut que Johnny exemplifie Johnny.
56Pour comprendre ce qui se passe dans l’étrange cas du sosie vocal de Johnny, je vais faire un détour, en comparant ce cas avec celui du fonctionnement ambigu de l’image photographique. Soit une photographie de Peter Cushing en Sherlock Holmes. De quoi cette photographie est-elle l’image ? Selon les termes de Wittgenstein, il s’agit d’une image à double aspect, comparable au fameux « canard-lapin » de Jastrow. On peut voir cette image de deux manières, soit la voir comme une photographie de Peter Cushing, soit la voir comme une image « de » Sherlock Holmes. Si l’on demande « de qui est-ce la photographie ? », la réponse ne peut être que : « une photographie de Peter Cushing ». Il est en effet impossible qu’on ait affaire ici à une photographie de Sherlock Holmes, car Sherlock Holmes n’est pas quelqu’un. Tout ce qui est photographié existe ; or, Sherlock Holmes est une entité fictionnelle, il n’existe pas ; donc il ne peut exister de photographie de Sherlock Holmes. L’image en tant que photographie dénote Peter Cushing, et, en tant qu’image fictionnelle, elle signifie Sherlock Holmes. Une image « de » Sherlock Holmes a la même extension nulle qu’une image « de » Van Helsing, et cependant, ce sont deux images distinctes. Comment résoudre cette difficulté ? Selon la solution classique de Goodman, il n’est pas nécessaire qu’une image ait une dénotation pour qu’on sache la distinguer d’une autre. L’image fictionnelle n’est pas dénotative, mais prédicative, et c’est en tant que prédicat qu’on peut distinguer une image-de-Sherlock d’une image-de-Van-Helsing, et constituer deux classes d’images fictionnelles. Maintenant, peut-on percevoir en même temps l’image comme une photographie de Peter Cushing et comme une image-de-Sherlock ? Dans le cas du canard-lapin, il est impossible de voir la même image simultanément comme un canard et comme un lapin. Cela est moins évident dans le cas de notre exemple, car les deux aspects de l’image sont sémiotiquement hétérogènes. Dans le cas du canard-lapin, les deux significations déterminent deux dénotations différentes de l’image : l’image-de-canard (prédicat) donne une image de canard (dénotation), l’image-de-lapin une image de lapin. Tel n’est pas le cas dans l’exemple de la photographie de Peter Cushing en Sherlock Holmes, où la signification semble dissociée de la dénotation. Différentes images photographiques peuvent avoir la même extension sans avoir la même signification ; par exemple, deux photographies de Peter Cushing ont la même dénotation, mais pas la même signification fictionnelle, si l’une le représente en Sherlock Holmes, et l’autre en Van Helsing.
- 19 N. Goodman, Langages de l’art…, p. 54.
57Il me semble que la voix de Johnny peut être décrite dans les mêmes termes que l’image de Peter Cushing en Sherlock Holmes. Remplaçons « image » par « voix », et nous obtenons en effet des résultats similaires. Pierre ne veut certes pas écouter la voix « de » Guégan, pas plus que je ne veux strictement voir une image « de » Peter Cushing quand je regarde une fiction holmesienne. Mais il n’est pas non plus certain que Pierre veuille absolument écouter la voix « de » Johnny, s’il est du moins assuré de pouvoir écouter la voix-de-Johnny. Imaginons en effet qu’il existe un disque secret de Johnny, dans lequel Johnny aurait chanté dans un tout autre style que le sien, de manière inhabituelle, par exemple du rap ou du Brassens, sans pousser sa voix, sans vibrato, en roulant les « r », etc. Si Pierre est fan du prédicat stylistique « Johnny », alors on peut supposer qu’il préférera mille fois écouter quelqu’un d’autre que Johnny qui satisfait aux caractères de ce prédicat, plutôt qu’écouter Johnny qui ne chante pas comme Johnny. (Ce contrefactuel trouve déjà des indices factuels dans l’expérience commune : je préfère pour ma part mille fois écouter un morceau de Sean O’Hagan dans le style Smile de Brian Wilson, plutôt qu’un morceau de Brian Wilson effondré, sans inspiration.) L’image d’un cheval noir, photographié de très loin, dénote certes ce cheval, mais l’image ne peut être décrite comme une image-de-cheval-noir si le cheval se réduit à une petite tache noire sur la photo19. Il en va de même dans notre contrefactuel. L’enregistrement de la voix de Johnny chantant comme Brassens ou comme Eminem dénoterait certes Johnny, mais l’exemplification ne pourrait alors pas fonctionner, car cet enregistrement ne référerait pas au prédicat voix-de-Johnny.
58Mais que veut donc Pierre ? Je crois cette conclusion acceptable : Pierre veut écouter la voix de Johnny en tant que voix-de-Johnny, ou la voix de Guégan en tant que voix-de-Johnny, comme je regarde indifféremment Peter Cushing ou Basil Rathbone en Sherlock Holmes. J’entre dans la fiction, et je vois Sherlock Holmes. De même, j’entre dans la musique, et j’entends la voix-de-Johnny dans Retourner là-bas. La conclusion du raisonnement (8) ci-dessus n’est donc fausse qu’en raison d’une erreur dans la compréhension du prédicat initial. On peut ainsi désambiguïser le raisonnement en disant que l’objet intentionnel du désir de Pierre n’est pas nécessairement le référent du nom « Johnny », mais le prédicat « Johnny » ou « voix de Johnny » en lui-même, indépendamment de sa dénotation.
59Ma thèse peut paraître contre-intuitive, mais je crois qu’elle correspond à une expérience esthétique : il n’est pas toujours nécessaire d’identifier l’extension d’un style pour caractériser et apprécier ce style en intension. Il existe une relative autonomie des caractères stylistiques abrégés par un nom propre par rapport à la détermination de l’extension correcte de ce nom. On peut écouter une œuvre dans le Sosein.
60Quand on fait ce type d’expérience, le nom n’est plus propre à une personne, il est le nom d’une signification stylistique complète, pleinement caractérisée. Et la personne qui porte ce nom en est le cas paradigmatique, comme une constante qui remplit une fonction, comme un blanc que l’on comble dans un rhème. Quel bonheur que de perdre ainsi son nom pour l’élever au style, et d’ensuite s’y lover à nouveau comme dans un prédicat sur mesure dont on se fait le vivant exemple !
Notes
1 C. Baudelaire, « L’âme du vin », in Œuvres complètes, C. Pichois (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. I, 1975, p. 105.
2 N. Goodman, « Le statut du style », in Manières de faire des mondes, M.-D. Popelard (trad. fr.), Nîmes, J. Chambon, 1992, p. 47.
3 Ibid., p. 44 : « L’architecture, la peinture abstraite et une grande partie de la musique n’ont pas de sujet. Leur style ne peut pas concerner la façon dont elles disent quelque chose puisque, littéralement, elles ne disent rien » (nous soulignons).
4 Ce fonctionnement à double sens de l’exemplification est ce qui la distingue de la dénotation. N. Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, J. Morizot (trad. fr.), Nîmes, J. Chambon, 1990, p. 92 : « Pour qu’un mot (par exemple) dénote des choses rouges, il est suffisant d’admettre qu’il puisse y faire référence ; mais pour que mon chandail vert exemplifie un prédicat, il ne suffit pas d’admettre que le chandail fasse référence à ce prédicat. Il faut aussi que le chandail soit dénoté par le prédicat ; c’est-à-dire qu’il faut admettre que le prédicat fasse référence au chandail ».
5 N. Goodman, « Le statut du style », p. 61.
6 G. Frege, « Recherches logiques », in Écrits logiques et philosophiques, C. Imbert (trad. fr.), Paris, Seuil (L’ordre philosophique), 1971, p. 177 : « Que j’emploie le mot “cheval”, “coursier”, “monture” ou “rosse”, aucune différence n’en résulte pour la pensée. La force affirmative ne porte pas sur la valeur différentielle des mots. Ce que l’on peut appeler la tonalité, le parfum, l’éclairage d’une poésie, cette couleur donnée par les césures et le rythme, rien de cela n’appartient à la pensée ».
7 G. Frege, « Sens et dénotation », in Écrits logiques et philosophiques, p. 106 : « La dénotation d’un nom propre est l’objet même que nous désignons par ce nom ; la représentation que nous y joignons est entièrement subjective ; entre les deux gît le sens, qui n’est pas subjectif comme l’est la représentation, mais qui n’est pas non plus l’objet lui-même ».
8 N. Goodman, L’art en théorie et en action, J.-P. Cometti, R. Pouivet (trad. fr.), Paris, Éditions de l’éclat, 1996, p. 44.
9 N. Goodman, Langages de l’art…, p. 81.
10 Ibid., p. 125.
11 Ibid., p. 84.
12 N. Goodman, « Le statut du style », p. 58.
13 Selon l’exemple classique de Mill, une ville peut avoir été nommée « Dartmouth » parce qu’elle se situe à l’embouchure de la Dart (« at the mouth of the Dart »), mais si le fleuve se trouvait recouvert de sable, ou si un tremblement de terre en détournait le cours loin de la ville, ce nom continuerait néanmoins de désigner la même ville.
14 Explicitons rapidement l’argument classique de Kripke. Les descriptions définies sont susceptibles de varier dans des contextes modaux contrefactuels, à la différence des noms propres qui ne sont pas soumis à ces variations. La description « l’inventeur du théorème d’incomplétude » est vraie de Gödel dans le monde actuel, mais elle n’est pas vraie dans tous les mondes possibles : il s’agit là d’un désignateur accidentel. Au contraire, un nom propre est ce que Kripke appelle un « désignateur rigide », vrai dans tous les mondes possibles, parce qu’il réfère sans signifier. Un nom propre ne peut donc pas être considéré comme l’abréviation d’une description définie. Ce n’est pas son sens qui fixe sa référence. À partir d’un « baptême initial » qui fixe sa référence par ostension, un nom réfère grâce à sa transmission à travers une chaîne causale de communication. S. Kripke, La logique des noms propres, P. Jacob, F. Recanati (trad. fr.), Paris, Minuit (Propositions), 1982, p. 36 : « Les noms sont des désignateurs rigides. […] Bien qu’il eût été possible que quelqu’un d’autre que celui qui est en fait le président des États-Unis en 1970 soit le président des États-Unis en 1970 (par exemple, Humphrey aurait pu l’être), personne d’autre que Nixon n’aurait pu être Nixon. De la même façon, un désignateur désigne un certain objet rigidement s’il désigne cet objet partout où celui-ci existe ».
15 Sur la sémantique proustienne des noms propres, voir G. Genette, « Proust et le langage indirect », in Figures II, Paris, Seuil (Points. Essais), 1969, p. 232 sq.
16 W. V. O. Quine, Le mot et la chose, J. Dopp, P. Gochet (trad. fr.), Paris, Flammarion, 1977, chap. V, section 37 intitulée « Une nouvelle analyse des noms propres », p. 253-254 : « L’égalité “x = a” est en effet reclassée comme une prédication “x = a”, où “= a” est le verbe, le “F” de “Fx”. Ou considérez la chose de la façon suivante. Ce qui, exprimé en mots, était “x est Socrate” et en symboles, “x = Socrate”, est maintenant, de nouveau en mots, “x est Socrate”, mais le “est” n’est plus traité comme un terme de relation séparé, “=”. Le verbe “est” à présent est traité comme une copule qui, comme dans “est mortel” et dans “est un homme”, sert simplement à donner à un terme général la forme d’un verbe, et, ainsi, à le rendre apte à occuper la position prédicative. “Socrate” devient un terme général qui est vrai tout juste d’un objet, mais il est néanmoins général, en ce qu’il sera traité désormais comme grammaticalement admissible en position prédicative et non dans les positions que peuvent occuper les variables. Il en vient à jouer le rôle de “F” dans “Fa” et cesse de jouer celui de “a” ».
17 Ibid., p. 258.
18 J’emprunte à Quine sa formalisation prédicative des noms propres, mais dans une stratégie évidemment contraire à son intention, puisqu’il ne s’agit pas ici de défendre des thèses de sensibilité nominaliste et extensionnaliste. D’une part, l’élimination des termes singuliers désignés par les noms se fait ici au profit d’une efflorescence d’entités rhématiques, que Quine remiserait dans le « bidonville des possibles ». D’autre part, je m’oppose à l’extensionnalisme, en défendant l’idée suivant laquelle les intensions ne peuvent pas être éliminées de la sémantique.
19 N. Goodman, Langages de l’art…, p. 54.
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Référence papier
Frédéric Bisson, « Du nom propre comme prédicat stylistique », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 58 | 2021, 137-156.
Référence électronique
Frédéric Bisson, « Du nom propre comme prédicat stylistique », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 58 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1663 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1663
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