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Dossier

La prose du monde : le style comme universalité dans la partialité

Valentin Sonnet
p. 63-96

Résumés

Malgré l’abandon du projet initial de La prose du monde, le chapitre qui y est consacré au style atteste son importance chez Merleau-Ponty, qui le publia par deux fois, en 1952 et 1960. Il y a là une entrée possible dans la pensée merleau-pontienne du style, qui mérite clarification. Il s’agit d’abord de montrer que, sur le modèle du style propre du peintre, Merleau-Ponty appelle style toute identité de créateur, et que, en tant que telle, cette identité est une modalité d’être-au-monde, est une identité tout au-dehors que le créateur ne peut saisir qu’en la conquérant et la reconnaissant dans le monde, par ses créations. Voilà ce que Merleau-Ponty explicite alors, à partir de Malraux, en conceptualisant le style comme expression primordiale, parole parlante, conquérant sur le sol de mon expérience une signification commune, disponible pour moi comme pour autrui – comme conquête de l’universalité dans et par la partialité, par-delà l’opposition abstraite du subjectif et de l’objectif.

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Texte intégral

  • 1 S. A. Noble, Silence et langage. Genèse de la phénoménologie de Merleau-Ponty au seuil de l’ontolog (...)

1Comme nombre des textes dont nous disposons, celui que Claude Lefort édita sous le titre La prose du monde présente un statut particulier. Il est non seulement inachevé, mais délibérément interrompu, puisque Merleau-Ponty en publia les premières parties remaniées dans Les Temps Modernes, sous le titre « Le langage indirect et les voix du silence », en juin et juillet 1952, puis de nouveau, dans Signes, en 1960. Cette interruption vaut abandon du projet dans sa forme initiale, non de l’entreprise générale, puisqu’il y eut publication, et republication, d’une partie du texte, et que les notes de travail nous enseignent que « le projet se développe tout au long de la décennie [1950], dans d’importantes notes de travail, qui se prolongent jusqu’à la dernière période de la pensée du philosophe »1. L’écart entre les deux versions ne doit d’ailleurs pas être surestimé. Mieux, sa reprise dans Signes, en 1960, autorise à considérer que, pour Merleau-Ponty, ce texte est encore assez valable dans le cadre de sa dernière ontologie. Par là, les développements sur le style acquièrent une force et une importance dans la philosophie merleau-pontienne, que l’on ne saurait négliger, et l’on peut lire La prose du monde comme une introduction à cette dimension de l’œuvre merleau-pontienne.

2Nous entendons ici contribuer à expliciter ce texte difficile, et à en faire entrevoir la portée, en le considérant sous l’angle des rapports du style à la subjectivité – lecture dont la possibilité s’attestera en chemin, et ne saurait être justifiée au préalable, la difficulté commençant dès l’abord : lorsque, dans le chapitre de La prose du monde que Claude Lefort a intitulé « Le langage indirect », Merleau-Ponty introduit l’idée de style pour la thématiser, il nous livre, certes, deux de ses références sur la question (Husserl et Malraux), mais on ne peut dire qu’il précise alors ce qu’il a en vue sous le titre de style, avant d’entrer dans la thématisation de ce concept, les écrits de Malraux étant utilisés sans être exposés, tandis que, de Husserl, Merleau-Ponty ne dit presque aucun mot.

Ce que style veut dire. Style et intériorité

3Mais aussi ce silence est-il expressif : les pages précédentes de La prose du monde nous ayant installés sur le terrain de la création artistique, il signifie que style doit être pris, en première approximation, au sens qu’il avait alors couramment dans un tel contexte, et qu’il a depuis conservé : celui de style d’artiste, ou style propre, plutôt que de style de convenance, de genre, de ton, ou de style historique (style d’époque, style national, mouvement, courant ou école). Merleau-Ponty a en vue le style de Vermeer de Delft ou de Georges de La Tour, non le style simple, médiocre, ou noble ; non plus que le tragique, le comique, ou le dramatique ; que le style Empire ou le style Louis XIII ; que le baroque ou l’impressionnisme, l’art byzantin ou le gothico-bouddhique ; ou encore que ce qui, au cœur du baroque, signale immédiatement Telemann comme allemand, Vivaldi comme italien, ou Rameau, comme français. Si l’on s’aventure plus avant dans l’exploration merleau-pontienne du style, ce silence s’anime d’une vie sourde, bruissante d’indications.

4Ainsi Merleau-Ponty commence-t-il la thématisation du style :

  • 2 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, C. Lefort (éd.), Paris, Gallimard (Tel ; 218), 1992, p. 79-80. (...)

Ce que le peintre cherche à mettre dans un tableau, […] c’est son style, et il n’a pas moins à le conquérir sur ses propres essais […] que sur la peinture des autres […]. Combien de temps, dit Malraux, avant qu’un écrivain ait appris à parler avec sa propre voix2.

  • 3 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 155, l’auteur souligne.
  • 4 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, P. Clarac, Y. Sandre (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pl (...)

Si un peintre a à conquérir son style de toile en toile ; si chacune peut marquer un progrès, un recul, un dévoiement, ou une stase dans l’élaboration de ce style ; alors il ne peut s’agir d’un style de convenance, ton, ou genre, dont le peintre puisse changer à loisir d’un tableau à l’autre selon ce qu’il peint, comme il change de pinceau pour appliquer le fond ou réaliser une touche fine, marquer un contour ou l’estomper. Et, si un peintre conquiert toujours son style aussi sur celui de ses prédécesseurs, maîtres et contemporains, comme ce qui l’en distingue, alors on ne peut, ni disjoindre, ni réduire ce style à un style historique, dans lequel plusieurs peintres se rencontreraient : il s’agit plutôt d’une variante singulière de tels styles – éventuellement insigne, par exemple comme style précurseur d’un courant, fondateur d’une école, faîte d’un mouvement, caricature d’un style d’époque, ou résurrection d’un style national. Conquérir son style, c’est « parler avec sa propre voix », plutôt qu’être la voix de son maître – ou « refaire sa langue à l’intérieur de cette langue [reçue] »3, comme une « sorte de langue étrangère »4 au sein de la langue commune –, par quoi l’idée de style s’assimile rétrospectivement cette formule, intervenue une page plus haut, alors que Merleau-Ponty n’avait pas encore introduit le vocabulaire du style :

  • 5 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 78.

Mais il y a aussi l’improvisation de celui qui, tendu vers le monde, une œuvre faisant la courte échelle à l’autre, a fini par se constituer un organe d’expression et comme une voix apprise qui est plus sienne que son cri des origines5.

  • 6 Ibid., p. 196-197 et 202.
  • 7 Ibid., p. 140 : « était lui-même ».
  • 8 Ibid., p. 99-101.

« [S]a propre voix », « sa langue », « sienne » – ces expressions signifient que, par style, il faut entendre le style propre d’un artiste ; que mon style est nominalement « ce que j’ai de plus propre »6 en tant qu’artiste, ce que je suis dans l’ordre de l’art7, qui me distingue des autres artistes et m’annonce en ma singularité artistique – mon identité d’artiste. Or, si j’élabore et conquiers mon style d’œuvre en œuvre – « une œuvre faisant la courte échelle à l’autre » –, c’est-à-dire à la fois sur elles, en elles, et par elles, alors il est lisible en elles, et en elles seules : mon style est ce que je suis en tant qu’artiste, c’est-à-dire ce que mes œuvres sont, et qui les distingue de celles d’autres artistes. C’est ainsi que Merleau-Ponty, cherchant un peu plus loin à déterminer « ce qui fait pour nous “un Vermeer” », répondra que « c’est que [la toile] réalise la “structure Vermeer”, ou qu’elle parle le langage Vermeer », et nommera cette structure aussi bien « le style même des grands Vermeer » que « le style de Vermeer »8. En effet :

  • 9 Ibid., p. 93.

Nous pensons l’écrivain à partir de l’œuvre […] ; [il est pour nous] cette essence de diamant, cette parole sans bavures, que nous avons pris l’habitude de désigner par son nom9.

  • 10 Ibid., p. 100.
  • 11 Ibid., p. 161-163.

Un artiste étant un créateur, on ne saurait trouver ce qui le définit ailleurs que dans ses créations : il nous faut le caractériser « à partir de l’œuvre », c’est-à-dire, non par l’œuvre, mais par le style de l’œuvre, par cette « essence de diamant » que chacune de ses créations exhale – et, par exemple, tâcher de découvrir, « à travers la figure empirique des toiles dites de Vermeer, une essence, une structure, un style, un sens de Vermeer »10. Car chacune, réciproquement, irradiant au-delà d’elle-même un style à titre d’horizon, ne saurait être tenue pour un objet, délimité et clos, n’exprimant que lui-même ; et, au contraire, communique avec les autres créations déployant ce style, au point qu’ensemble elles tracent un être qui les dépasse toutes et que toutes expriment. C’est parce que l’artiste se définit ainsi par-delà ses œuvres de fait, quoiqu’à partir d’elles ; par un style qui est d’abord le leur, mais dont d’autres puissent alors participer ; que, dès que cela est possible, nous les désignons : elles et ce style, du nom de l’artiste, plutôt que, lui, du leur – La jeune fille à la perle est « un Vermeer », réalise le style de Vermeer ; et Vermeer ne serait désigné comme le maître de La jeune fille à la perle que si, comme le Maître de la Petite Passion, son nom nous demeurait inconnu. Les œuvres d’un artiste sont le corps de son style, comme le langage est le corps de la pensée, et on peut poser un mystère du style à peu près au sens où Merleau-Ponty parlera plus loin d’un « mystère du langage »11 : si l’on s’abandonne à l’œuvre, sans rien chercher au-delà d’elle, celle-ci nous ouvre comme par surcroît à un style, nous y installe ; et, si l’on cherche à le saisir directement, sans passer par l’œuvre, on ne trouve rien ; si bien qu’il n’est de style que hantant des œuvres, quoiqu’irréductible à chacune comme à leur ensemble. Aussi retournons-nous sans cesse à ces mêmes œuvres, même lassés d’elles, car c’est leur style que nous venons alors chercher, et nous ne saurions en jouir que par elles. C’est ainsi que, après des mois passés à écouter l’œuvre complète d’un musicien, je puis à la fois être las et inquiété par une attente d’autre chose, et pourtant ne rien désirer d’autre, écarter les morceaux de tout autre artiste, qui échouent bien plus que les siens à satisfaire mon inquiétude : parce que ce que j’attends d’autre serait un autre morceau de cette musique, qui me fût inconnu et prenne place dans l’œuvre de ce musicien, en réalise le style – une sixième symphonie d’Honegger, un Play Bach no 6 par Jacques Loussier.

5Il y a là un pas de plus, qui en exige un nouveau, pour clarifier ce que Merleau-Ponty a en vue sous le titre de style. Loin s’en faut que la mention de « l’écrivain » et de « son nom » ne se contente de confirmer que, par style, Merleau-Ponty entende l’identité artistique d’un artiste, son style propre. « Nous pensons l’écrivain à partir de l’œuvre », ce qui signifie qu’est style ce que l’œuvre d’un artiste accomplit et inaugure, et que, par fréquentation de celle-ci, « nous avons pris l’habitude de désigner par [le] nom [de cet artiste] » : le style d’un artiste s’articule à ses créations et à leur style comme une essence, un horizon ou une atmosphère vibrant au-delà de celles-là. Mais il y a plus, car c’est nous qui pensons l’artiste à partir de son œuvre et désignons par le nom de celui-là ce que celle-ci réalise, et il y a donc à distinguer ce que le style est pour nous, dans la réception de l’œuvre faite, et ce qu’il est pour l’artiste au travail, tourné vers la création de l’œuvre. Aussi Merleau-Ponty reprend-il :

  • 12 A. Malraux, Psychologie de l’art. 1- Le musée imaginaire, Genève, A. Skira, 1947, p. 79-80.
  • 13 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 79-81, l’auteur souligne.

Combien de temps, dit Malraux, avant qu’un écrivain ait appris à parler avec sa propre voix. De même, combien de temps avant que le peintre qui n’a pas, comme l’historien de la peinture, l’œuvre déployée sous les yeux, mais qui la fait, reconnaisse, noyés dans ses premiers tableaux, les linéaments de ce qui sera, mais seulement s’il ne se trompe pas sur lui-même, son œuvre faite… À vrai dire ce n’est pas même en eux qu’il se discerne lui-même. Le peintre n’est pas plus capable de voir ses tableaux que l’écrivain de se lire […], [d’]éprouver dans tout son relief le phénomène de l’expression. […] Le peintre fait son sillage, mais […] il n’aime pas tant le regarder : il a mieux par-devers soi ; pour lui tout est toujours au présent, le faible accent de ses premières œuvres est éminemment contenu dans le langage de sa maturité […].
Ainsi, ce « schéma intérieur » qui se réalise toujours plus impérieusement dans les tableaux, au point que la fameuse chaise devient pour nous « un brutal idéogramme du nom même de Van Gogh »12, pour Van Gogh, il n’est pas ébauché dans ses premières œuvres, il n’est pas davantage lisible dans ce qu’on appelle sa vie intérieure, car alors Van Gogh n’aurait pas besoin de tableaux pour se rejoindre, et cesserait de peindre. Il est cette vie en tant qu’elle sort de son inhérence et de son silence […] – non pas donc renfermé dans quelque laboratoire privé, au tréfonds de l’individu muet, mais diffus dans son commerce avec le monde visible13.

  • 14 Ibid., p. 92.
  • 15 Ibid., p. 81.

D’un bout à l’autre, nous retrouvons cette indistinction de l’artiste et de son œuvre, mais selon différentes modalités. Pour le peintre ou l’écrivain, « appr[endre] à parler avec sa propre voix » revient bien à « se discerne[r] lui-même », « ne pas se trompe[r] sur lui-même », c’est-à-dire « reconna[ître] […] son œuvre faite », dont les « linéaments » étaient « noyés dans ses premiers tableaux » : conquérir son style est bien, pour un artiste, advenir à lui-même en tant qu’artiste, trouver ce qui le caractérise artistiquement, c’est-à-dire créer les œuvres qui accomplissent ce que les premières inauguraient timidement et appelaient – qui soient « son œuvre faite » au sens où l’on parle d’un homme, d’une femme, d’un vin ou d’un fromage faits : les œuvres « de [la] maturité », par opposition aux œuvres de jeunesse. On peut bien remarquer que, « [à] vrai dire », le peintre ne « se discerne » pas en se retournant sur « son sillage », pour le suivre et y voir émerger de toile en toile, quoique d’abord « noyés dans ses premiers tableaux, les linéaments » de son style, afin de le faire advenir en les accentuant, les détaillant et les prolongeant ; que, partant, « pour Van Gogh, [son propre style de la maturité] n’est pas ébauché dans ses premières œuvres ». Mais « il n’a pas moins à le conquérir sur ses propres essais », c’est-à-dire « a besoin de tableaux pour se rejoindre », de peindre pour trouver son style, et ne s’atteint qu’en tâchant à chaque toile d’« aller plus loin »14 que la précédente, en faisant fond sur elle pour la dépasser : pour lui comme pour nous, il se définit à partir de ses œuvres, par ce qu’elles apportent et instituent – par sa conquête. Et c’est pour cela seulement que, réciproquement, le style de l’artiste est lisible à même ses créations, « au point que la fameuse chaise devien[ne] pour nous “un brutal idéogramme du nom même de Van Gogh” » – pour cela que, pour nous qui avons « l’œuvre déployée sous les yeux », celle-ci trace un chemin, qui hésite, parfois se dévoie ou s’entête dans une impasse, mais qui, si elle réussit, parvient plus souvent à « aller dans le même sens “plus loin” »15 ; de sorte que, à cheminer d’œuvre en œuvre avec Van Gogh, nous voyons son style « se réalise[r] toujours plus impérieusement dans [s]es tableaux », ou, au contraire, par moments étouffer ou trahir la conquête qui avait paru dans des toiles antérieures ; et que, si nous l’empruntons en sens inverse, l’œuvre de la maturité nous apparaît déjà esquissée dans l’œuvre de jeunesse. Or, si, pour l’artiste non plus que pour nous, son style n’est rien indépendamment de ses créations, alors la distinction faite ici entre ce style-pour-nous et ce style-pour-l’artiste n’est pas celle entre, d’une part, l’être-pour-autrui de l’artiste, nécessairement porté par des emblèmes sensibles, auquel l’usage courant du terme style se restreint ; et, d’autre part, un être-pour-soi de l’artiste qui soit libre de toute présence mondaine, puisse s’élaborer « dans quelque laboratoire privé », « dans une vie secrète hors du monde » – la « vie intérieure » de l’artiste –, et jouir alors de soi avant tout essai pour s’incarner dans le monde de l’art, au risque de s’y compromettre.

  • 16 Ibid., p. 85.

6Que l’artiste ne se retourne pas sur ses anciennes œuvres pour s’y discerner, qu’il « n’aime pas tant le[s] regarder », parce qu’« il a mieux par-devers soi », ne signifie pas qu’il se saisisse immédiatement dans « sa vie intérieure », « au tréfonds de l’individu muet », et ait ainsi conscience de sa valeur avant toute création, sans quoi il s’en satisferait et n’aurait plus de motif de peindre. Le style-pour-soi de l’artiste n’est pas une identité d’intériorité, une conscience immédiate et sans distance de soi, pouvant être indépendamment de tout acte d’expression. C’est parce que « [l]e peintre fait son sillage » qu’« il n’aime pas tant le regarder » ; parce qu’il « la fait », qu’il « n’a pas […] l’œuvre déployée sous les yeux […], [et] n’est pas plus capable de voir ses tableaux que l’écrivain de se lire » : s’il « a mieux par-devers soi », et détourne alors son regard de ses toiles antérieures, ce n’est pas qu’il retourne en lui-même et se détourne de toute œuvre ; c’est, au contraire, que « pour lui tout est toujours au présent », c’est-à-dire parce qu’il est au travail, et tout à son travail : tourné vers le tableau qu’il peint, la toile en cours – ou, ce qui revient au même, au futur, tendu vers l’œuvre à faire. Ce style que le peintre a par-devers soi, et qui vaut mieux pour lui que ses créations passées, c’est le style auquel il travaille alors, et qu’il voit prendre forme à mesure qu’il avance dans sa toile. Alors, si, « pour Van Gogh, [son style] n’est pas ébauché dans ses premières œuvres », c’est parce qu’inversement « le faible accent de ses premières œuvres est éminemment contenu dans le langage de sa maturité », au présent : le peintre n’a pas conscience de son style présent comme esquissé par ses premiers tableaux, car une telle conscience ne peut être que rétrospective, au passé, et suppose de considérer les premières toiles à la lueur des dernières ; et que le peintre au travail est au présent, c’est-à-dire occupé à créer l’œuvre qui permettra ensuite une telle conscience rétrospective, et tout entier à cette toile à laquelle il travaille, plutôt qu’à ses précédents tableaux, si bien que, pour lui, c’est plutôt elle qui les récupère et en réalise au plus au point le style, qu’eux qui la préfigurent et l’appellent. Autrement dit, que le peintre au travail ne se retourne pas sur ses œuvres antérieures et le style qu’elles inaugurent, ne signifie pas qu’il crée sans s’appuyer sur ses anciennes créations, leurs conquêtes et ce qui se dessine à leur horizon. C’est dire que, avec le tableau en cours, il ne veut pas répéter ses précédentes toiles, mais « aller plus loin » qu’elles, ce qui est nécessairement aller plus loin qu’elles, donc partir d’elles et « aller dans le même sens “plus loin” » : il ne rompt pas le lien avec ses œuvres passées ; elles sont là pour lui, derrière lui, en fond, comme le sol sur lequel il s’appuie et s’élance afin d’aller au-delà. Aussi Merleau-Ponty pourra-t-il ajouter, sans contradiction, que le peintre ne cherche jamais qu’à « pousser plus loin le même sillon déjà ébauché […] dans ses œuvres précédentes »16.

  • 17 Ibid., p. 83 : « Quand le style est au travail ».
  • 18 Ibid.
  • 19 Ibid., p. 89.

7L’être-pour-soi de l’artiste ne s’oppose donc pas à son être-pour-nous comme l’intériorité à l’extériorité : loin d’être « lisible dans ce qu’on appelle sa vie intérieure », il « est cette vie en tant qu’elle sort de son inhérence et de son silence », en tant qu’elle s’exprime, se rend accessible et maniable pour autrui comme pour elle-même, s’accomplit en se réalisant sous forme d’œuvres. Parce qu’un peintre n’est tel qu’au travail, lorsqu’il peint, le style-pour-soi du peintre est le style du peintre-au-travail, et, par suite, style-au-travail17. Pour le peintre, son style est au travail, « diffus dans son commerce avec » le tableau naissant, inchoatif dans la toile en chantier : il n’est pas moins pour lui que pour nous un être-au-dehors, car une ex-pression, plutôt qu’une communication traduisant un message préalable ; seulement, il est l’expression au travail, et comme travail de création, tandis que nous le déployons devant notre regard, comme œuvre faite. Merleau-Ponty ne cessera de le répéter : « Il faut voir apparaître [le style] au point de contact du peintre et du monde »18. Car « [c]omment le peintre ou le poète seraient-ils autre chose que leur rencontre avec le monde ? »19. C’est dire que tout style est style d’être-au-monde, qu’exprimer est une manière d’être au monde, et qu’en tant qu’artistes au travail nous sommes au monde, des êtres pour lesquels

  • 20 J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », in Sit (...)

[…] finalement tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres. Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes20.

  • 21 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Tel ; 4), 1976, p. 11.

On ne peut se savoir lâche qu’en se découvrant tel en situation, en ayant à répondre à une situation de danger, et, dans l’ordre de l’expression aussi, « il n’y a pas d’homme intérieur, l’homme est au monde, c’est dans le monde qu’il se connaît »21. Aussi Merleau-Ponty peut-il affirmer de la conscience

  • 22 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 26.

[…] qu’il n’y a pas de différence pour elle entre l’acte de s’atteindre et l’acte de s’exprimer, et que le langage, à l’état naissant et vivant, est le geste de reprise et de récupération qui me réunit à moi-même comme à autrui22.

  • 23 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 216.
  • 24 M. Merleau-Ponty, « Sur la phénoménologie du langage », in Signes, Paris, Gallimard (Folio essais ; (...)
  • 25 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 198-199.

La formule laisse assez entendre qu’elle vaut pour toute expression, et non pour le seul langage : Van Gogh a besoin de peindre pour se rejoindre, de même que « la pensée tend vers l’expression comme vers son achèvement »23, que « mes paroles me surprennent moi-même et m’enseignent ma pensée »24. Si, donc, par style d’un artiste, il faut entendre une identité dans l’ordre de l’expression ; et si, comme être-au-monde, je ne me rejoins qu’en m’exprimant ; alors on comprend que tout artiste ait « à conquérir [son style] sur ses propres essais », en eux et par eux, ce qui signifie que le style est tout au-dehors, pour soi aussi bien que pour autrui – pour l’artiste, que pour nous ; au présent, qu’au passé ; au travail, que comme œuvre faite. Un être-pour-soi sur le mode de l’intériorité n’est pas moins impossible dans le champ de l’expression qu’ailleurs, et cette nécessité pour le style d’être comme ex-pression fonde la compossibilité des deux points de vue : pour-soi, pour-autrui, puisque ce qui n’est qu’au-dehors est visible pour moi autant que pour autrui, de telle façon que ce qu’il est pour moi « comporte des points d’amorçage »25 qui me permettent de rejoindre ce qu’il est pour autrui.

  • 26 Ibid., p. 94.
  • 27 Ibid., p. 83 : « Nous ne pouvons pas dire […] que la représentation du monde soit “un moyen du styl (...)
  • 28 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 95.
  • 29 M. Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne », in Sens et non-sens, Paris, Gallimard (Bibliothèque de p (...)
  • 30 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 81. L’explicitation, par l’idée d’insatisfaction devant les œuvres (...)
  • 31 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 116.
  • 32 Ibid., p. 178.

8Qu’est donc ce style-pour-soi, comme style de l’artiste au travail et style au travail, s’il est style d’être-au-monde, par opposition à une identité intérieure ? Si le travail de création est chaque fois un effort pour « aller dans le même sens “plus loin” » que ce à quoi l’on est parvenu avec les œuvres antérieures, alors, pour lui-même, l’artiste « est un homme au travail […]. Son œuvre ne s’achève pas : elle est toujours au futur »26, et n’est ainsi, ni un terme, ni une fin clairement délimitée et posée27, que l’artiste viserait expressément. Certes, « son travail obscur pour lui-même est pourtant guidé et orienté […], ce cheminement d’aveugle est cependant jalonné par des indices »28, puisqu’il s’agit chaque fois d’« aller dans le même sans “plus loin” », de sorte que « [c]e que nous appelons son œuvre n’[est] pour lui que l’essai et l’approche de sa peinture »29. Elle ne l’est pourtant pas au regard d’une œuvre faite ou achevée dont il aurait l’idée et qu’il viserait à titre de fin déterminée : elle l’est eu égard à l’insatisfaction que ses toiles passées faisaient naître chez lui, sans qu’il pût en assigner les motifs, et consistant en ceci qu’il éprouvait « l’excès de ce qui est à dire sur [ses] pouvoirs ordinaires »30, de ce qui est à faire sur ses anciens ouvrages. C’est cette insatisfaction qui guide le travail créateur, et qui cherche les œuvres pouvant y mettre fin. Ni terme, ni fin d’un procès d’individuation – ni, à plus forte raison, une identité inerte, toujours déjà réalisée dans l’intériorité de l’artiste ou dans un τόπος νοητός, dont la vie du peintre ne serait que la progressive manifestation historique –, le style est une individualité qui est individuation, une identité qui reste à jamais « en genèse »31, un « devenir soi-même »32 qui jamais ne cesse : il est style au travail, travail de création.

  • 33 Ibid., p. 78.
  • 34 Entretien avec P. Soulages, dans S. Berthomieux (réalisation), Pierre Soulages [DVD], Paris, Éditio (...)

9Par ailleurs, que le style soit modalité d’être-au-monde signifie qu’il nomme une identité qui, loin de reposer en elle-même, soit identification, au sens de rencontre – c’est-à-dire : explicite l’expérience de la reconnaissance. C’est ainsi que, dans l’ordre de l’expression, Van Gogh « a besoin de tableaux pour se rejoindre », « cherche à mettre [son style] dans un tableau », c’est-à-dire peint pour saisir ce qui fait son identité et sa singularité comme peintre, et ne peut ainsi s’atteindre qu’à condition de se reconnaître dans ses toiles, comme nous y voyons sa signature, le « “brutal idéogramme de [son nom] même” ». Certes, Merleau-Ponty nie très vite que le peintre conquière son style en en « reconnaiss[ant], noyés dans ses premiers tableaux, les linéaments » : « ce n’est pas même en eux qu’il se discerne lui-même ». Mais c’est parce que le peintre a à reconnaître au moins tacitement, par ce qu’il fait – si ce n’est expressément, par ce qu’il entend faire –, ce que ses anciennes œuvres ont apporté, inauguré et appelé, et à « aller dans le même sens “plus loin” », reprendre, poursuivre et accomplir discrètement ce qu’elles tentaient et n’avaient qu’insuffisamment construit : bien souvent, le phénomène de la reconnaissance qui caractérise le style au travail n’est qu’une reconnaissance latente, pratiquée sans être posée. Loin d’être toujours la conscience expresse d’avoir atteint le but visé, d’avoir trouvé ce que l’on cherchait (C’est ça !, ηὕρηκα), il est souvent le calme Là, voilà ! de satisfaction devant le tableau réussi, parfois réduit au mouvement qui, posant le pinceau sur la palette après un regard suspendu, signe en silence « le moment où l’œuvre est faite »33. C’est aussi Pierre Soulages, continuant de patauger dans cette pâte noire dans laquelle il s’est enlisé, malgré l’échec de ce qu’il avait tenté, sans savoir ce qui l’intéresse et le pousse à persister ; qui un moment se rend compte qu’il prend plaisir à voir des lumières naître, des surfaces se dynamiser, et suit dans l’obscurité le fil de ce plaisir, jusqu’à rencontrer une nouvelle peinture, l’« outre-noir », sans pouvoir assigner l’instant de cette rencontre ; qui, dans cette peinture, reconnaît et apprend alors ce qu’il cherchait, qui le guidait, et l’incitait à s’obstiner ; et qui, dès lors, n’aura de cesse d’explorer d’œuvre en œuvre le champ pictural, ainsi ouvert, de cette lumière née du noir34. Ceci nous permet de mieux comprendre en quel sens le style est identification.

10On comprend mieux encore que le style-pour-nous d’un artiste puisse nommer l’expérience de la reconnaissance, que l’unité d’un artiste soit pour nous une identité comme identification, si on la rapporte à l’identité personnelle d’autrui pour nous, ce que Phénoménologie de la perception faisait déjà au moment d’y référer l’unité du monde :

  • 35 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 384.

Elle est comparable à celle d’un individu que je reconnais dans une évidence irrécusable avant d’avoir réussi à donner la formule de son caractère, parce qu’il conserve le même style dans tous ses propos et dans toute sa conduite, même s’il change de milieu ou d’idées. Un style est une certaine manière de traiter les situations que j’identifie ou que je comprends dans un individu ou chez un écrivain […] même si je suis hors d’état de la définir35.

Comme être-au-monde, tout existant singulier est, pour autrui comme pour soi, un style de comportement, une manière de traiter le monde, les choses et les êtres, exprimée par chacune de ses conduites, et, par là, lisible et reconnaissable en celles-ci pour d’autres. Aussi, de même que, dans l’ordre de l’expression, il arrive que le style-pour-soi se formule C’est ça ! ; de même le style qui définit pour moi l’identité personnelle d’autrui s’exprime, plus communément cette fois, dans des interjections énonçant une reconnaissance et une familiarité, comme C’est du Hyacinthe tout craché ! – étant entendu que la reconnaissance qui porte ces exclamations, quoique proférée, n’est que rarement articulée ; que c’est parce que « je suis hors d’état de définir » la manière d’être de Hyacinthe et de préciser ce qui, dans sa conduite présente, me semble emblématique de son style d’être, qu’alors mes paroles ne « donne[nt pas] la formule de son caractère », et se contentent de le désigner par son nom. Or, nous avons déjà relevé dans l’ordre de l’expression ce même usage que nous faisons du nom de l’artiste pour désigner aussi bien chacune de ses œuvres que ce qui fait l’unité de leur ensemble, ou la singularité typique de leur auteur : l’écrivain est pour nous « cette essence de diamant, cette parole sans bavures, que nous avons pris l’habitude de désigner par son nom » ; réciproquement, « la fameuse chaise devient pour nous “un brutal idéogramme du nom même de Van Gogh” ». Les usages courant et merleau-pontien du terme de style et des noms de style ressaisissent cette expérience de la reconnaissance qui sous-tend nos paroles, lorsque nous disons, à propos d’un tableau que nous n’avons jamais vu, C’est un Cézanne ! ; d’une pièce de musique que nous n’avons jamais entendue, C’est du Prokofiev ! ; comme d’autres fois nous disons, d’une œuvre, que C’est du jazz, ça !, ou, hésitant, que C’est gothique, non ?. Ils ne visent pas moins cette reconnaissance tacite, ou simple familiarité – répondant à celle qui, dans le travail créateur, s’ignorait et n’était que pratiquée par l’artiste au travail –, qui arrive chaque fois qu’il nous semble connaître cette œuvre musicale, ou son compositeur, sans pouvoir nommer l’un ou l’autre, et que nous acquiesçons aux noms que quelqu’un avance alors, dans une réminiscence qui confirme notre premier sentiment (Ah !, oui !, c’est ça ! – Mais oui !, je le savais…), y compris lorsqu’elle infirme le nom que nous avions hasardé.

  • 36 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 183, l’auteur souligne.

On peut, en entrant dans une pièce, voir que quelque chose a été changé, sans savoir dire quoi. En entrant dans un livre, j’éprouve que tous les mots ont changé, sans pouvoir dire en quoi36.

  • 37 M. Merleau-Ponty, Causeries. 1948, S. Ménasé (éd.), Paris, Seuil (Traces écrites), 2002, p. 53-62.
  • 38 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 63.

La désignation d’un style par un emblème : le nom de l’artiste, de l’un de ses tableaux, etc., n’est pas qu’une facilité de langage ; elle exprime ceci que l’expérience du style est d’abord et le plus souvent une reconnaissance globale et inarticulée, dans laquelle le style reste indéterminé – d’où le motif récurrent du style comme je ne sais quoi –, est senti plutôt que pensé, nous saisit et nous hante plutôt que nous ne le saisissons ; et c’est parce que nous nous y installons et l’habitons plutôt que nous ne le posons, qu’alors nous sommes incapables de le définir, de l’expliciter – « hors d’état d’en rendre raison »37. Une telle identification, ou reconnaissance, n’est donc pas un acte exprès d’identification, une synthèse d’identification, qui fasse tomber l’identifié sous une catégorie, et l’enferme dans le connu. Elle est l’identification perceptive que Phénoménologie de la perception explicitait comme rencontre, ouvrant le perçu sur un horizon d’avenir, en reprenant et métamorphosant les concepts husserliens de « synthèse passive » et de « synthèse d’horizon ». Je perçois ce tableau qui m’était inconnu comme un Cézanne, et un Cézanne, au même sens où, dans la perception naturelle, ceci m’apparaît comme un arbre, et un arbre : ici et là, je ne perçois pas d’abord une singularité, que j’identifierais ensuite en la subsumant sous une catégorie, par un processus de comparaison et d’abstraction ; au contraire, le perçu s’offre d’emblée chargé d’un sens général, qui s’impose à la prise perceptive de mon corps sur le perçu avant tout acte d’identification et d’abstraction. Le style est donc une signification et généralité perceptives, une « généralité pré-conceptuelle »38, qui s’impose à moi dans la rencontre perceptive de l’œuvre, et c’est en ce sens que nous parlons ici d’identification ou de reconnaissance.

  • 39 Ibid., p. 99.
  • 40 Ibid., p. 81.

11C’est gothique !, et non seulement C’est Chartres ! ; C’est du jazz !, et non seulement C’est du Miles Davis ! : certes, centrée sur le style propre, et irréductible aux genres et aux styles historiques, l’idée merleau-pontienne de style ne rend pas moins compte de ceux-ci que la conception malrucienne. Car, lorsque Merleau-Ponty définit « ce qui fait pour nous “un Vermeer” » par cela seul que la toile réalise « le style de Vermeer », et explicite ainsi notre reconnaissance des peintures de Vermeer en tant que telles comme identification d’un style, il en tire cette conséquence rigoureuse qu’il n’est, ni suffisant, ni même nécessaire, pour un tableau, d’être « sorti des mains de l’individu Vermeer » pour être un Vermeer : il faut attribuer à Vermeer toute œuvre d’un faussaire qui réussirait à reprendre « le style même des grands Vermeer », et refuser de voir « “un vrai Vermeer” » dans telle toile, peinte par Vermeer de Delft, mais étrangère à son style39. C’est ce qu’il explicite en voyant dans le style-pour-nous de Vermeer une institution, comme il l’avait fait du style-pour-soi d’un artiste au travail, en rendant compte de la capacité d’un peintre d’« aller dans le même sens “plus loin” » que ses dernières créations – c’est-à-dire de l’unité stylistique des œuvres d’un peintre à travers leurs différences, de leur continuité malgré les métamorphoses –, par cela que « chaque expression réussie […] fondait une institution »40 prescrivant sa poursuite et sa confirmation.

  • 41 Ibid., p. 100-101, l’auteur souligne.

Que le tableau soit ou non sorti des mains de l’individu Vermeer […], ce n’est pas là ce qui distingue pour nous le vrai Vermeer et le faux, ce n’est pas même ce qui les distingue en vérité. Vermeer, parce qu’il était un grand peintre, est devenu quelque chose comme une institution […]. Car il n’est plus rien, devant l’histoire, qu’une certaine parole dite dans le dialogue de la peinture, et ce qu’il a pu dire au hasard n’entre pas en compte, comme on doit lui attribuer, si la chose est possible, ce que d’autres ont dit exactement comme il l’aurait dit41.

  • 42 A. Malraux, Psychologie de l’art. 1- Le musée… ; et L’homme précaire et la littérature, in Œuvres c (...)

C’est ainsi, par exemple, que nous disons de philosophes des XIXe et XXe siècles qu’ils sont kantiens, ou néo-kantiens ; et, d’auteurs contemporains, qu’ils ont une conception cartésienne de la liberté – et qu’ils le disent eux-mêmes. Ce n’est pas autrement que nous reconnaissons dans tel édifice architectural une cathédrale gothique ; comme, dans tel morceau de musique, du jazz. Pour nous comme pour l’artiste, l’œuvre réussie ne passe pas, est présente, vient prendre place dans le « musée imaginaire », la « Bibliothèque de la Pléiade » ou « bibliothèque intérieure »42 de chacun, devient une dimension par rapport à laquelle d’autres créations se situent ou s’élaborent, fonde une institution à laquelle de nouvelles peintures peuvent participer, inaugure un style dans lequel on peut voir

  • 43 M. Merleau-Ponty, « Titres et travaux. Projet d’enseignement », in Parcours deux. 1951-1961, J. Pru (...)

[…] comme une catégorie nouvelle de la peinture, puisqu’il a quelquefois pour effet de provoquer un reclassement des œuvres du passé, ou en tout cas de dessiner entre elles de nouveaux rapports de parenté et une nouvelle histoire43.

  • 44 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 34 sq.
  • 45 M. Merleau-Ponty, Causeries…, p. 53-62.
  • 46 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 137.

Ce qui n’était d’abord que le style d’un peintre ou de certains de ses tableaux, repris, confirmé, développé et fermement élaboré par d’autres, devient le nom d’un courant ou d’une époque, soutenu de toutes parts par des toiles et peintres du passé qui se présentent alors sous la figure de précurseurs, dont la parenté aurait jusqu’ici paru bien insolite et insensée, et s’ordonnant en une histoire dont on peut retracer les étapes – comme, dans son cours sur La nature, Merleau-Ponty instituera explicitement au cours de sa recherche la tradition philosophique dans laquelle il inscrit son ontologie, et dont il se veut le prolongement et l’accomplissement, unissant dans une même histoire Schelling, Bergson, et Husserl. C’est aussi ce rôle de catégorie artistique qui s’exprime, pour nous, dans diverses propositions de noms de convention, tel celui de Maître de la Petite Passion, telle l’idée d’un art gothico-bouddhique44 ; et, pour l’artiste au travail, par ceci que « les œuvres réussies » serviront « à en inspirer d’honnêtes »45. Nous n’usons pas des noms de style pour formuler une reconnaissance ponctuelle, identification d’un individu, c’est-à-dire d’une singularité autarcique, sans porte ni fenêtre, et qui disparaîtrait aussi brutalement qu’elle aurait surgi ; nous reconnaissons avec eux une singularité qui « comporte des points d’amorçage » par lesquels autrui peut la rejoindre, et qui peut alors valoir, pour soi et pour autrui, comme dimension par rapport à laquelle situer d’autres œuvres, ou comme une institution, dans laquelle s’inscrire, à reprendre et prolonger par d’autres recherches ; ce que nous reconnaissons alors « est singulier comme un ton, un style ou un langage, c’est-à-dire participable par les autres, et plus qu’individu »46. Aussi n’avons-nous aucun scrupule à mêler dans nos usages les styles propres et les styles historiques, à ne pas réserver aux uns et aux autres des usages spécifiques : parce que cela n’a aucun sens.

  • 47 Pour se faire une idée de ce motif, on pourra consulter J.-P. Zarader, Malraux. Dictionnaire de l’i (...)
  • 48 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 211 : « Mais nous avons appris que si la mort (...)
  • 49 A. Malraux, La métamorphose des dieux. III – L’intemporel, in Œuvres complètes V. Écrits sur l’art, (...)
  • 50 A. Malraux, « Introduction générale à La métamorphose des dieux », in La métamorphose des dieux. I  (...)
  • 51 A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie de l’absolu, Genève, A. Skira, 1950, p. 150.
  • 52 A. Malraux, in R. Stéphane, André Malraux. Entretiens et précisions, Paris, Gallimard, 1984, p. 102 (...)
  • 53 A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie…, p. 151.
  • 54 A. Malraux, Les voix du silence, in Œuvres complètes IV. Écrits sur l’art, I, J.-Y. Tadié (éd.), Pa (...)
  • 55 M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard (Folio essais ; 118), 1989, p. 55-57.

12Ce « reclassement des œuvres du passé » peut très bien mettre l’histoire c’en dessus dessous, et Merleau-Ponty prend ici toute la mesure de l’idée malrucienne de métamorphose. Un motif central de Psychologie de l’art, repris et étoffé dans La métamorphose des dieux47, consistait à souligner ceci que les œuvres du passé ne sont pas pour autant passées, puisqu’elles nous sont présentes, survivent – ou ressuscitent – en entrant au « musée imaginaire », où elles coexistent, dialoguent48 et mènent une seconde vie, celle de la métamorphose, par opposition à toute conservation inerte49. Le « monde de l’art » est « le monde de la présence, dans notre vie, de ce qui devrait appartenir à la mort »50. Ainsi, « l’art, sans se séparer de l’histoire, se lie à elle en un sens inverse »51 : survie, présence, métamorphose, dialogue, l’historicité de l’art est une « histoire “discontinue” », par opposition à toute « histoire “continue” ». Identifiant l’histoire, non seulement à la succession chronologique, mais encore au déterminisme historique, Malraux voyait alors dans cette survie une « puissance de destruction de l’histoire »52, et caractérisait la temporalité propre de l’art en écrivant que « l’art est un anti-destin »53, ou que « le temps de l’art n’est pas la durée de l’histoire »54. L’explicitation du phénomène de l’expression par l’idée d’institution permet à Merleau-Ponty de penser également l’historicité de l’expression par-delà l’histoire objective, la succession historique, l’historicisme et le déterminisme historique, cette fois, non contre l’histoire, mais au contraire comme modèle de toute historicité55.

  • 56 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 112.

[Il s’agit] de reconnaître l’ordre de la culture ou du sens comme un ordre original de l’avènement qui ne doit pas être dérivé de celui, s’il existe, des purs événements, ni traité comme le simple effet de certaines rencontres peu probables56.

  • 57 Ibid., p. 116.
  • 58 Ibid., p. 114.

Or, si la temporalité de l’avènement n’est pas celle, linéaire, de la succession chronologique des événements objectifs, alors on comprend que la conquête d’une nouvelle peinture puisse inaugurer une « nouvelle histoire », « provoquer [rétrospectivement] un reclassement des œuvres du passé », et dresser « entre elles de nouveaux rapports de parenté », avant elles impossibles57, jusqu’à dessiner une histoire de la peinture qui « se ressoude par-dessus les interruptions »58, et emprunte ainsi des chemins aussi tortueux qu’imprévus et inconcevables.

  • 59 Ibid., p. 101.

Non pas contre l’histoire empirique, qui n’est attentive qu’aux événements, et aveugle pour les contenus, mais tout de même au-delà d’elle, une autre histoire s’écrit, qui distingue ce que l’événement confondait, mais aussi rapproche ce qu’il séparait, qui dessine la courbe des styles, leurs mutations, leurs métamorphoses surprenantes, mais aussi et en même temps leur fraternité dans une seule peinture59.

  • 60 Ibid., p. 111, l’auteur souligne.
  • 61 Ibid., p. 164.
  • 62 M. Merleau-Ponty, « Le métaphysique dans l’homme », in Sens…, p. 113. – Malraux écrivait en 1922 : (...)
  • 63 Par exemple, à propos de l’abside de la basilique de Saint-Cosme : « ces masses puissantes, cette a (...)
  • 64 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 182-183 et p. 211 ; et A. Malraux, Psychologi (...)
  • 65 A. Malraux, La métamorphose des dieux. I – Le surnaturel, p. 178.
  • 66 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 156.
  • 67 A. Malraux, entretien avec P. Dumayet, « Les maîtres de l’irréel », diffusé à la télévision dans C. (...)
  • 68 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 120.

Au regard d’une telle histoire, peuplée de « convergences singulières qui font que d’un bout à l’autre du monde des artistes qui s’ignoraient produisent des œuvres qui se ressemblent »60, et mue par une « métamorphose qui […] ranime certaines œuvres du passé et leur arrache un écho qu’elles n’avaient jamais rendu », il n’est pas a priori absurde, anachronique – et d’autant moins que l’on ne peut voir apparaître une figure qu’« en lui fournissant un fond convenable, sur lequel elle puisse se détacher » par différenciation61, si bien que je ne puis comprendre une époque révolue qu’en éprouvant ma particularité et « en percevant par contraste ce que le passé a été pour lui-même »62 –, de rapprocher des styles chronologiquement ou géographiquement disjoints63, de définir le style d’un artiste par celui d’un lointain successeur, jusqu’à faire d’un inattendu et antique précurseur un « plagiaire par anticipation » : de spécifier les styles d’El Greco et de Poussin à partir de l’œuvre de Cézanne64 ; de parler d’un art gréco-bouddhique ; ou, de Gislebert, maître du tympan de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun, comme d’un « Cézanne roman »65 ; de voir en Cézanne encore l’augure des hautes tours modernes66 ; ou, en Giotto, l’inventeur du cadre, de la scène et, par là, du cinéma67. Que l’on puisse avancer de telles propositions à l’encontre de toute chronologie, que même contestables, elles soient parlantes, signifie que ces œuvres, ces artistes, ces styles nous sont présents, valent pour nous comme institutions, dimensions ou catégories – ce pourquoi, réciproquement, ces suggestions nous permettent de mesurer l’importance de Cézanne pour Malraux. Comme tout « phénomène d’expression »68, un style est une institution, c’est-à-dire une histoire, indistinctement avènement et tradition, inauguration et reprise, continuation et métamorphose, pour reprendre les termes qui traversent La prose du monde.

  • 69 Ibid., p. 77.
  • 70 Ibid., p. 113.
  • 71 Ibid., p. 97.
  • 72 Ibid., p. 108.
  • 73 Ibid., p. 107.

13Nous sommes désormais en mesure de comprendre que le style soit ici ou là présenté comme « la signature, la griffe d’un moment de vie »69, « la signature de l’artiste »70, sa « trace […] projet[ée] dans le monde »71, « sa marque [laissée] jusque dans le monde inhumain »72, ou « sa zébrure [marquant] la matière »73, ces termes désignant ensemble la singularité de l’artiste, ce qui lui est artistiquement le plus propre et à quoi on l’identifie comme on reconnaît l’écriture d’autrui sans être graphologue, en tant que cette identité artistique échappe à tout retrait dans l’intériorité, s’exprime et se dote d’emblèmes qui la rendent lisible, disponible et maniable pour autrui autant que pour soi.

  • 74 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 8.
  • 75 Ibid., p. 219.
  • 76 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 130.
  • 77 Ibid., p. 137, l’auteur souligne.
  • 78 Ibid., p. 136.
  • 79 Ibid., p. 137.
  • 80 Ibid., p. 129-130.
  • 81 Ibid., p. 137.
  • 82 Ibid., p. 123.
  • 83 Ibid., p. 83.
  • 84 Ibid., p. 182-203.

14Enfin, et sans entrer dans les détails, le dessein de La prose du monde exige d’étendre tout ce que nous avons ici relevé au-delà du domaine restreint de l’art, à celui, plus général, de l’expression : style nomme, non seulement l’identité d’artiste, mais toute identité de créateur, toute identité dans l’ordre de l’expression. Ce n’est pas un hasard si nous avons, ici ou là, explicité ce qui est en jeu sous le titre de style par des comparaisons avec le domaine de la philosophie : de même que, dans une formule ressaisissant le double aspect pour soi – pour autrui du style, l’avant-propos de Phénoménologie de la perception posait que « la phénoménologie se laisse pratiquer et reconnaître comme manière ou comme style »74, avant que le chapitre sur l’expression ne relève ceci que, pour le lecteur, l’esquisse du sens d’un texte philosophique est « un style spinoziste, criticiste ou phénoménologique »75 ; de même, et conformément au rôle que joue, dans La prose du monde, le détour par la peinture, aux pages qui caractérisent ce qu’est pour nous « un Vermeer » par « une essence, une structure, un style, un sens de Vermeer », et font de Vermeer une institution, répondent celles qui affrontent l’entreprise de « cerner Descartes »76, d’identifier le « propre de Descartes »77 – de définir qui il était pour lui et ses contemporains, et ce qu’il est encore pour nous –, posent « une signification de Descartes »78, un « sens de Descartes »79, et voient en Descartes une institution80, c’est-à-dire refusent de faire du « propre de Descartes […] quelque chose qui ne soit qu’à Descartes », puisqu’au contraire celui-ci « est singulier comme un ton, un style ou un langage, c’est-à-dire participable par les autres, et plus qu’individu »81. De même trouverions-nous de nombreux parallèles avec les développements sur la pensée formelle et la signification mathématique, dans lesquels le terme de style point à l’occasion. À vrai dire, il y a là encore approximation : ces pages-là ne portent pas sur le seul Descartes philosophe, et considèrent largement l’identité personnelle de Descartes en général, motivant par là nos comparaisons du style d’un artiste avec l’identité personnelle de tout être-au-monde ; par ailleurs, Merleau-Ponty entend rapprocher les trois problèmes de la perception, l’histoire et l’expression82, en définissant l’histoire sur le modèle de l’expression, en reconnaissant que « la perception déjà stylise »83, et en explicitant l’expérience du dialogue à la lumière de celle d’autrui84. Ainsi entrons-nous de plain-pied dans la conceptualisation merleau-pontienne du style, sans laquelle nous ne pourrions saisir la portée de ces gestes et en finir avec les approximations.

Le style comme expression primordiale, et, partant, universalité dans la partialité

Le style comme expression primordiale

15Si, maintenant, on demande par quels concepts Merleau-Ponty ressaisit et explicite ces descriptions du phénomène du style, la réponse suppose d’entrer dans le dessein de La prose du monde, que nous devrons ici nous contenter de présenter sommairement, sans pouvoir déployer une justification textuelle précise.

  • 85 Ibid., p. 23 et 80, nous soulignons.
  • 86 Par exemple, ibid., p. 32-37 et 117-123.
  • 87 Ibid., p. 137.
  • 88 Ibid., p. 17 et 20, nous soulignons.
  • 89 Ibid., p. 196, nous soulignons.
  • 90 Ibid., p. 199-203, nous soulignons.
  • 91 Ibid., p. 166, nous soulignons.
  • 92 Ibid., p. 23, 80, 120.
  • 93 Ibid., p. 110-111, l’auteur souligne.

16On pourrait montrer que, dès la fin de Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty avait ouvert pour lui-même un domaine de recherches qu’il explorera jusqu’à sa mort, visant à expliciter le passage de la perception et du monde perçu à la culture et au monde culturel, et jusqu’à la vérité, de telle façon que soient repoussées aussi bien la réduction empiriste de la culture et de la connaissance au sentir, que toute tentative de récuser la perception comme étant à rectifier. Sans entrer dans le détail des inflexions et métamorphoses de cette orientation générale, indiquons qu’elle prend la forme, au début des années 1950, d’une philosophie de l’expression, qui entend d’abord expliciter le « phénomène de l’expression »85, et, ensuite, montrer que l’on peut comprendre l’histoire et les institutions sociales sur le modèle du langage et de l’expression86. La fonction de La prose du monde est alors d’initier cette philosophie de l’expression. Les passages qui y sont consacrés à la peinture et au style artistique sont, à ce titre, non seulement une entreprise généalogique, opérant le passage de la peinture au langage, mais encore un moyen de comprendre la puissance expressive du langage. Autrement dit, Merleau-Ponty entend montrer que ce que nous appelons couramment style doit être pensé comme ce qui conquiert une signification : comme le nom que prend, en art et dans toutes les « formes d’expression muettes »87, ce que, dans l’ordre du langage, Merleau-Ponty nomme « langage parlant »88, « parole conquérante »89, « parole »90, et « puissance parlante »91 ; c’est-à-dire le « phénomène de l’expression »92, au sens de l’« expression primordiale »93, d’opération instituante, conquérante, créatrice, qui fait exister d’un même mouvement une expression linguistique et une signification inédites qui ne sauraient, ni exister, ni être pensées, indépendamment l’une de l’autre, et s’enveloppent donc l’une l’autre. En définissant le style comme expression primordiale, Merleau-Ponty élargit considérablement le concept de style par rapport à son sens courant et sa notion malrucienne. Nous ne pourrons ici que présenter et justifier brièvement cette identification, avant d’en faire voir la portée quant aux rapports entre style et subjectivité.

  • 94 Ibid., p. 71, l’auteur souligne.
  • 95 Malraux décrivait les artistes comme « possédés par l’admirable nécessité de créer un monde » (A. M (...)
  • 96 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 41-42.
  • 97 Ibid., p. 11.
  • 98 Ibid., p. 25.
  • 99 Ibid., p. 53-54.
  • 100 Ibid., p. 36.
  • 101 Ibid., p. 64.
  • 102 A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie…, p. 229.

17C’est ici que les travaux de Malraux s’avèrent si précieux aux yeux de Merleau-Ponty, en ce qu’ils déploient une conception de l’art comme « expression créatrice »94, comme création au sens fort95, et jamais représentation, si bien que l’effort malrucien pour élucider la conquête et la création d’un style donnait réciproquement à voir le style comme création et conquête : celles d’un système de formes inédit ; et celles, par ces formes, d’une signification inouïe – le monde profane, le « primat de l’homme »96 et « le droit conquis par l’homme de s’opposer aux dieux »97, prononcés « pour la première fois »98 par le monde hellénique, et qui font la Grèce antique ; la Vérité chrétienne, au-delà du monde réel, qui distingue le monde chrétien des mondes païens, encore habités par le divin, qui l’ont précédé99 ; la divinité de Jésus et de Siddharta, l’individualité du Christ et du Bouddha, nouveautés de ces religions « fondées sur des biographies d’une bien autre précision que celles d’Osiris ou d’Astarté (ou de Zeus) »100 ; la souffrance d’« une femme devant son fils supplicié », qu’aucun art n’avait jusque-là figurée101 ; la nuit, mystérieuse et sereine, paisible et pieuse, douce et sacrée, du recueillement chrétien, qui fait de Georges de la Tour « le seul interprète de la part sereine des ténèbres »102, par opposition à sa part inquiète : le silence de Dieu, la mort, le mal, l’angoisse. Reprenant à cette lumière les pages qui ouvrent la thématisation du style, et que nous avons commentées précédemment, nous les comprenons mieux : elles décrivent la tâche et le travail du peintre, pour y déceler cette opération signifiante et instituante, créatrice. Elles permettent à Merleau-Ponty de conclure, du style d’un peintre, qu’il

  • 103 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 81-83, l’auteur souligne.

[…] n’est pas lisible dans ce qu’on appelle sa vie intérieure […]. Il est cette vie en tant qu’elle sort de son inhérence et de son silence, […] et devient moyen de comprendre et de faire comprendre, de voir et de donner à voir […]. Le style est ce qui rend possible toute signification. Avant le moment où des signes ou des emblèmes deviendront en chacun et dans l’artiste même le simple indice de significations qui y sont déjà, il faut qu’il y ait ce moment fécond où ils ont donné forme à l’expérience, où un sens qui n’était qu’opérant ou latent s’est trouvé les emblèmes qui devaient le libérer et le rendre maniable pour l’artiste et accessible aux autres. Si nous voulons vraiment comprendre l’origine de la signification – et, faute de le faire, nous ne comprendrons aucune création, aucune culture […], il faut ici nous priver de toute signification déjà instituée, et revenir à la situation de départ d’un monde non signifiant qui est toujours celle du créateur, du moins à l’égard de cela justement qu’il va dire. […] Quand le style est au travail, le peintre ne sait rien de l’antithèse de l’homme et du monde, de la signification et de l’absurde, puisque l’homme et la signification se dessineront sur le fond du monde justement par l’opération du style. Si cette notion, comme nous le croyons, mérite le crédit que Malraux lui ouvre, c’est à condition qu’elle soit première, et que le style donc ne puisse se prendre pour objet, puisqu’il n’est encore rien et ne se rendra visible que dans l’œuvre103.

  • 104 Ibid., p. 67.
  • 105 Ibid., p. 143.
  • 106 Ibid., p. 145, l’auteur souligne.
  • 107 Ibid., p. 110-111.
  • 108 Ibid., p. 117 et 120.
  • 109 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 182.
  • 110 Ibid., p. 493.
  • 111 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 203.

18L’idée de style est ici expressément introduite afin de « comprendre l’origine de la signification », et, par là, « [toute] création, [toute] culture » : d’opérer le passage du monde perçu à la culture, et d’assister à la naissance des significations et des signes en tant que tels, de voir comment un phénomène perceptif, un « objet », une « circonstance », des couleurs, des formes ou des sons, « se mettent à signifier, et sous quelles conditions » – « deviennent, comme les fontaines ou les forêts, le lieu d’apparition des Esprits […], comme le minimum de matière dont un sens avait besoin pour se manifester »104. Nous observons ce moment qui « donn[e] forme à l’expérience », c’est-à-dire élabore une signification qui « n’[était] encore rien » ni nulle part, la détermine, en en façonnant les emblèmes qui seuls peuvent « la rendre maniable pour l’artiste et accessible aux autres » : pensable, communicable et mobilisable, parce que ces emblèmes seuls la font « visible », lui donnent un visage et la circonscrivent, et permettent ainsi de la saisir, de l’appréhender. Ce moment est celui de l’expression primordiale. Or, cette situation initiale d’un monde non signifiant « est toujours celle du créateur, du moins à l’égard de cela justement qu’il va dire », puisque, si vraiment il crée – dit ce qui n’a jamais été dit, installe dans le monde une signification inédite –, alors rien de ce que les signes institués lui disent n’est exactement ce qu’il a à dire, et il a à écrire le discours qui, enfin, le fasse entendre à lui-même et à autrui. Décrire la création artistique est donc assister à cette opération instituante. Or, celle-ci est à la fois élaboration d’un style – puisque, « [c]e que le peintre cherche à mettre dans un tableau, […] c’est son style », et qu’il a « à le conquérir » –, et « l’opération du style » : s’installer dans la situation du créateur pour guetter le geste créateur est se placer « au moment où le style opère », où « le style est au travail », ce qui suppose que le style soit opérant, donc « premi[er] » – et non seulement résultat d’une opération, produit d’un travail. « Le style est ce qui rend possible toute signification », en ce sens que « la signification se dessine […] par l’opération du style » : il est la puissance d’institution des significations, dont l’opération est expression primordiale. Il importe ici de noter la généralité de toutes ces formules. Il s’agit pour Merleau-Ponty de « comprendre l’origine de la signification » en général, non de la signification picturale, non plus que de la signification des modes muets d’expression ; y échouer serait ne comprendre « aucune création, aucune culture », et non seulement la création et la culture artistiques. Alors, on trouve que « [l]e style est ce qui rend possible toute signification », et non seulement les significations picturales et artistiques, et pas plus que le style rend possible des significations. La dualité lexicale du style et de la parole parlante n’est donc pas, chez Merleau-Ponty, une façon de ressaisir ceci que « [l]a peinture est muette »105, que « le langage dit et [que] les voix de la peinture sont les “voix du silence” »106. Si le concept de parole parlante est élaboré dans l’ordre du langage, Merleau-Ponty introduira plus loin le nom général, valant au-delà de la sphère du langage, d’« expression primordiale », pour nommer une opération qu’il repère jusque dans la perception et l’action107, et, partant, dans l’histoire108 – continuant par là le geste de Phénoménologie de la perception, qui définissait le corps comme étant « le mouvement même d’expression »109, c’est-à-dire « le mouvement de transcendance du sujet »110 ; et anticipant ainsi Le monde sensible et le monde de l’expression, qui définira toute conscience comme expression. Se demandant plus loin encore comment nommer au mieux « ce pouvoir […] qui fait […] du sens avec notre vie »111 – et non seulement avec des mots, proférés, écrits ou signés –, il choisira finalement de l’appeler parole. Ainsi, style, parole (parlante) et expression primordiale sont des noms différents pour un même phénomène, une même puissance instituante ou une même opération conquérante, qui se retrouve partout. Le style n’est pas une modalité de l’expression primordiale : il est l’expression primordiale – il est la corporéité comme expression, la transcendance. Reste à le comprendre.

  • 112 É. Zola, L’œuvre, Paris, Le livre de poche (Classiques ; 429), 1968, chap. II, p. 32-33.
  • 113 Entretien avec P. Soulages, dans Cinéastes de notre temps, « Bleu comme une orange », émission d’A. (...)
  • 114 Scène du film de Mike Leigh, Mr. Turner, 2014.
  • 115 Merleau-Ponty, La prose…, p. 64, l’auteur souligne.
  • 116 La formule varie selon les occurrences, par exemple : « Moi, je travaille par désir, par plaisir de (...)
  • 117 Merleau-Ponty, La prose…, p. 183.

19Nous l’avons vu, pour un peintre, son style est lui-même en tant que peintre, c’est-à-dire ce qu’il cherche à faire en peignant, la peinture qu’il entend réaliser, ne l’ayant ou ne s’étant encore conquis : son identité de peintre en tant que tâche, c’est-à-dire son œuvre à faire. Ce n’est pas dire que son style est quelque chose d’intérieur, « ce qu’on appelle sa vie intérieure », ni « lisible » en elle. Certes, pour le peintre, son style n’est, en tant que style encore à conquérir, que cet il-ne-sait-lui-même-quoi qu’il tente d’accomplir dans l’ordre de la peinture, qui apaiserait son insatisfaction à l’égard de la peinture existante, à commencer par la sienne. Mais, cela, c’est sa vie intérieure de peintre entre deux tableaux, et le fond seulement de sa vie intérieure de peintre au travail. Si l’on s’installe dans le peintre à l’ouvrage, tendu vers le tableau en chantier, nous découvrons une vie intérieure qui est quelque chose de bien plus précis, et n’est déjà plus intérieure, repliée sur elle-même dans l’intimité, mais « sort de son inhérence », et une vie intérieure au travail, opérante, tout entière à ce qu’elle fait, répandue dans toute la toile : elle est la surcharge de ce coin-ci par rapport au vide de ce coin-là, qui demande de remanier la composition ; l’inachèvement de ce jeu de masses et de lignes, qui réclame d’être reconfiguré on ne sait encore comment pour aboutir ; l’appel de cette forme qui ne se laisse encore que deviner, mais qui est pleine de promesses, et qui réclame telle courbe et tel contraste chromatique pour s’accuser et se dessiner tout à fait ; la satisfaction de Claude Lantier à l’égard de l’« opposition noire » au premier plan, exigée par cette femme nue, couchée sur l’herbe dans « un trou de forêt », où « tombait une ondée de soleil », et qu’il a su créer « en y asseyant un monsieur, vêtu d’un simple veston de velours », le dos tourné112 ; Pierre Soulages, soudain intéressé par les formes et les rythmes de noirs et blancs de la partie gauche du canevas, encore ébauchés et à travailler, qui reprend le tableau dans leur perspective, s’aperçoit qu’ils prennent d’autant plus d’intensité que la partie droite de la toile est foncée, et y dispose une grande masse noire, effaçant les blancs qui y crépitaient113 ; Turner, lors des jours de vernissage précédant l’ouverture du salon de la Royal Academy de 1832, regardant sa marine Helvoetsluys ; The City of Utrecht, 64, Going to Sea, qu’il pensait faite, y suspecte une insuffisance dans le jeu des couleurs, la confirme à la lumière de The Opening of Waterloo Bridge, tout or et vermillon, que Constable achève à côté et qui lui suggère par là même une solution, élabore celle-ci en interrogeant son œuvre du regard, se détermine, dépose une tache rouge au milieu de ces tons marins, froids, dans l’axe d’un épais rai de lumière, à la frontière de l’ombre qui couvre les vagues, structurant ainsi la toile, c’est-à-dire notre regard, s’en satisfait et en fait une bouée à la mer114. Une telle vie intérieure n’a plus rien d’intérieur, mais, tout au-dehors, elle est être-au-monde, car expression – précisément, elle est être-à-l’œuvre au double sens de l’expression : elle est au tableau en cours de création, auprès de lui et attentive à ce qui s’y passe, à ce que cela exige, interdit, appelle et permet ; ce, parce qu’elle est à l’ouvrage, au travail, agissante, levant le pinceau et peignant, c’est-à-dire tendue vers la toile sur le mode de la création. Par ailleurs, lorsqu’elle était intérieure, entre deux tableaux, elle n’était en tant que telle rien d’actuel : une insatisfaction indéterminée quant à ses motifs et son remède, tendue vers elle-ne-savait-quoi, car vers ce qui n’était encore rien, et qu’elle devait créer – au sens fort : inventer, inaugurer. Obscure pour elle-même, elle ne peut se trouver qu’au travail, par le commerce avec l’œuvre en chantier, et, y reste irréductiblement tâtonnante : même sentant que sa marine requiert ici une bouée rouge, et se la représentant, Turner n’a pas d’autre moyen de confirmer son sentiment que de la peindre et de l’essayer sur la toile, c’est-à-dire de la voir et de la regarder fonctionner au sein du tableau. Or, c’est dire qu’elle a « besoin de tableaux pour se rejoindre », n’est rien d’effectif et de déterminé en dehors, non seulement de son opération, mais encore de ses créations : qu’elle doit se conquérir par son travail et en se manifestant sous forme d’œuvres, n’ayant pas d’autre manière de se reconnaître que de peindre des toiles, et d’advenir comme peinture – portraits, paysages, natures mortes, marines, fresques, esquisses, études, polyptyques, etc. Ainsi, même maintenant que nous la surprenons à l’ouvrage, au moment où elle opère, et bien qu’elle y soit déjà plus déterminée, elle « n’est encore rien » : rien de « visible » qu’elle puisse « prendre pour objet », étaler devant soi, puisqu’elle est opération et non résultat, « première » et non conséquence, et qu’elle est en train de se faire en peignant la toile, de se conquérir en créant « ce tableau-là qui n’existait pas encore »115, « et ne se rendra visible que dans l’œuvre » peinte. Autrement dit, elle est tout au-dehors parce qu’« il n’y a pas de différence pour elle entre l’acte de s’atteindre et l’acte de s’exprimer ». Et le peintre Pierre Soulages le répète inlassablement : « C’est ce que je trouve qui m’apprend ce que je cherche »116. Le style au travail est donc « cette vie en tant qu’elle sort de son inhérence et de son silence », c’est-à-dire : s’exprime, prend forme et s’atteint par l’acte de création picturale ; donc en tant qu’elle « devient moyen de comprendre et de faire comprendre, de voir et de donner à voir », de même que la parole parlante est ce pouvoir « de lancer autrui vers ce que je sais et qu’il n’a pas encore compris, ou de me porter moi-même vers ce que je vais comprendre »117, qui inaugure et institue une signification pour moi et pour autrui, m’enseigne ma pensée et conduit autrui à penser ce qu’il n’avait jamais pensé. Une vie intérieure qui ne s’atteint qu’en s’exprimant, ne se rejoint que dans ses créations, n’apprend ce qu’elle cherchait qu’en le trouvant : autant de façons de dire qu’elle est l’institution simultanée d’une signification et de son emblème, expression primordiale. À cela au moins deux conséquences, quant au rapport entre style et subjectivité.

Le style comme organe d’expression

20Pour un peintre, son style est à conquérir, est son identité en tant que tâche, mais en tant que tâche dans laquelle il est déjà engagé, et qui a déjà porté quelques fruits : son style n’est pas rien ; seulement, ce qu’il est n’est qu’une étape dans un processus qui ne s’achèvera jamais, et ne sera qu’interrompu par la mort du peintre – il est à jamais « au futur », « en genèse ». Que verrait-on alors, si l’on opérait une coupe synchronique dans la vie du peintre : si l’on se plantait devant la dernière création d’un peintre, et si celui-ci peignait d’innocentes toiles pour se délasser entre deux essais sérieux ? Et comment conceptualiser ce que l’on verrait alors, si tout style est expression primordiale ?

  • 118 Ibid., p. 82.

Dans la mesure où le peintre a déjà peint, et où il est à quelque égard maître de lui-même, ce qui lui est donné avec son style, ce n’est pas un certain nombre d’idées ou de tics dont il puisse faire l’inventaire, c’est un mode de formulation aussi reconnaissable pour les autres, aussi peu visible pour lui que sa silhouette ou ses gestes de tous les jours118.

  • 119 M. Proust, « À propos du style de Flaubert », in Chroniques, Paris, Gallimard (L’imaginaire ; 673), (...)
  • 120 M. Merleau-Ponty, Causeries…, p. 53-62 : « Car enfin ce qui peut constituer la beauté cinématograph (...)
  • 121 Tel est l’usage du mot inventaire dans M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 46, p. 98, p. 130-133.
  • 122 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 217.
  • 123 Ibid., p. 220.

Remarquons d’abord qu’il y a bien là quelque chose à voir, et que nous voyons – ces lignes proposent une définition du style-pour-soi d’un peintre : de « ce qui lui est donné avec son style », qui s’étend pourtant au style-pour-nous, dans la mesure où celui-là est « reconnaissable pour les autres », précisément parce qu’il s’agit ici de définir un style qui s’est déjà partiellement conquis, c’est-à-dire exprimé, donné forme, s’est déjà trouvé un corps. Et nous ne saurions alors manquer de noter la proximité de ces formules avec la définition explicite du style dans Phénoménologie de la perception, que nous rappelâmes plus haut, et de mobiliser ce que nous en disions alors. Nous reconnaissons le plus souvent un style, attribuons correctement une œuvre à son auteur, sans pourtant être capable de le définir, de dire ce en quoi il consiste, voire d’identifier un seul trait caractéristique – de même que nous pouvons voir que quelque chose a changé chez une personne ou dans une pièce, sans pourtant être en mesure de déterminer ce qui a changé, et qui ne reste pour nous rien de plus qu’un simple quelque chose, indéterminé. L’expérience d’un style est le plus souvent pour nous la saisie, globale et indistincte, d’un je ne sais quoi, non celle d’un ensemble articulé, ni, à plus forte raison, d’une somme d’éléments, chacun posé pour lui-même. La réussite du pastiche proustien, rapportée à l’échec du pastiche analytique – lequel abstrait des faits de styles, ponctuels, du phénomène global du style, avant de les juxtaposer et de les recombiner indifféremment, jusqu’à la caricature119 –, confirme d’ailleurs la nécessité de partir de cette prise globale pour la détailler ensuite, et faire ainsi paraître chaque moment dans l’organisation d’ensemble, lié aux autres selon un ordre déterminé, si l’on veut pouvoir épouser un style étranger. Cet échec écarte aussi bien les traits formels (« tics », « manies », « procédés », « mots favoris d’un écrivain », etc.) que sémantiques (« idées » récurrentes, sujets ou thèmes de prédilection, etc.), ceux-ci l’étant aussi par la possibilité de les reformuler et de les résumer sans perte en prose, tandis que le tableau, la statue, le poème et le roman perdraient quelque chose à être ainsi résumés120. Il est donc exclu que le style synchronique d’un peintre soit pour nous « un certain nombre d’idées ou de tics dont [on] puisse faire l’inventaire », c’est-à-dire une somme de traits caractéristiques ponctuels, que nous puissions saisir chacun pour lui-même et énumérer, en faisant la part entre ceux qui appartiennent à ce style et ceux qui n’en relèvent pas121 – qu’il s’agisse de traits formels ou sémantiques. La réussite du pastiche proustien – qui se glisse dans un style d’abord étranger, et le pratique comme sien, sans avoir eu à le définir préalablement –, interdit également d’envisager que, pour le peintre, son style synchronique soit une somme de faits de style. Ce qui est donné au peintre et que je reconnais ainsi est, lit-on ici, un « mode de formulation », comme on lisait alors qu’un style est une « manière de traiter les situations », c’est-à-dire, entre autres, que le style du peintre n’est pas plus une manière indifférente à tout sujet que le style personnel n’est une façon de faire les choses indifférente aux choses faites, une forme indifférente au fond : il y a si peu de sens à distinguer un comportement et la façon dont on l’accomplit, que l’on ne saurait formuler de relation entre les deux, sauf à dire que toute la manière de se conduire dans une situation réside dans la conduite que l’on déploie dans et pour répondre à cette situation – au sens où, par exemple, se comporter avec courage, ou courageusement, est résister à la torture, plutôt que trahir ses camarades, non une façon de se taire –, et que, réciproquement, tout le contenu de ce que l’on fait tient dans la façon dont on l’effectue – au sens où, par exemple, ce sont deux comportements distincts d’avoir ou de manquer de tact, de dire la même chose avec ou sans tact. Ce refus de séparer, dans l’œuvre d’art, la manière et le sujet, le fond et la forme, est une constante des remarques merleau-pontiennes sur l’art, et sans surprise : dès Phénoménologie de la perception, le désaveu de toute distinction, dans la perception, de la matière sensible et de la forme intelligible, du divers de sensations et de l’organisation de la perception, conduisait à former un concept d’expression dans lequel on ne peut distinguer la puissance d’expression, l’opération d’expression, le moyen d’expression et l’exprimé, parce qu’ici l’expression est conquérante, est parole parlante, et qu’une pensée n’est actuelle que proférée, que « la parole, chez celui qui parle, ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l’accomplit », et qu’alors la parole parlante « est identique à la pensée »122, « comme l’artiste n’a qu’un moyen de se représenter l’œuvre à laquelle il travaille : il faut qu’il la fasse »123. Le terme de style sert ici à nommer cette unité du fond et de la forme, du signifiant et du signifié :

  • 124 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 126. L’accolade contient un ajout de la version publiée dans Signes(...)

On a bien raison de condamner le formalisme, mais on oublie d’habitude que ce qui est condamnable en lui, ce n’est pas qu’il estime trop la forme, c’est qu’il l’estime trop peu, au point de la détacher du sens. En quoi il n’est pas différent d’une littérature du sujet, qui, elle aussi, détache le sens de l’œuvre de la structure. Le vrai contraire du formalisme est une bonne théorie {du style, ou} de la parole qui la distingue de toute technique ou de tout instrument parce qu’elle n’est pas seulement moyen au service d’une fin extérieure, et qu’elle a en elle-même sa morale, sa règle d’emploi, sa vision du monde comme un geste révèle toute la vérité d’un homme. Et cet usage vivant du langage est, en même temps que le contraire du formalisme, celui d’une littérature des « sujets »124.

  • 125 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 64 : l’expression primordiale « ne choisit pas seulement un signe p (...)
  • 126 Ibid., p. 78. Voir également p. 80-81.
  • 127 Ibid., p. 112.

Que le style soit mode de formulation s’oppose à la fois à « la forme […] détach[ée] du sens » qu’elle exprime, existant indépendamment de lui à titre de « technique » ou d’« instrument », de manière séparée de et indifférente au sujet qu’elle traite ; et au « sens de l’œuvre […] détach[é] […] de la structure » qui l’exprime, existant indépendamment d’elle à titre de signification pure (ἰδέα dans un τόπος νοητός, Idée hégélienne, information, etc.) ou de réalité en soi, de « sujet » séparé de et indifférent à la manière qui le traite. En effet, en tant qu’expression primordiale, qui conquiert ce qu’elle exprime en l’exprimant, le style ne peut consister à traduire ou représenter dans un langage préexistant une signification ou une réalité préalable que l’on aurait pu saisir, déterminer et penser indépendamment de cette expression125 ; et à plus forte raison ne peut-il en être une déformation subjective, puisque ce qui serait ainsi déformé n’est encore rien avant d’avoir été conquis par l’opération du style. Ce que Merleau-Ponty appelle mode de formulation est ainsi le contraire d’un ensemble de procédés formels plaqués de l’extérieur sur un sujet existant par soi hors de l’œuvre ; le contraire, donc, d’une expression de la subjectivité de l’artiste, par déformation subjective d’une réalité objective. Il faut entendre ce mode de formulation au sens où le peintre, « une œuvre faisant la courte échelle à l’autre, a fini par se constituer un organe d’expression et comme une voix apprise qui est plus sienne que son cri des origines »126, et où « un organe ajouté pourrait accroître les pouvoirs de notre corps »127. Le style est un organe d’expression par opposition à tout outil (« technique », « instrument », « moyen ») préexistant à son emploi, pouvant être employé ou non, servant à réaliser une « fin extérieure » déterminée préalablement à cet emploi, et appliqué à une réalité antérieure à cet emploi : le style n’est pas un outil dont le peintre puisse se servir ou non, parce que ce style est le peintre lui-même. Et, inversement, le style n’est pas le peintre au sens d’une subjectivité fonctionnant nécessairement, quoiqu’involontairement, comme un prisme déformant – comme on tente parfois d’expliquer les soi-disant déformations du modèle par l’astigmatisme ou l’angoisse du peintre. Il est, au contraire, un organe d’expression au sens où nous avons des organes de perception et des organes d’action :

  • 128 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 261.

Dire que j’ai un champ visuel, c’est dire que par position j’ai accès et ouverture à un système d’êtres, les êtres visibles, qu’ils sont à la disposition de mon regard en vertu d’une sorte de contrat primordial et par un don de la nature, sans aucun effort de ma part ; c’est donc dire que la vision est prépersonnelle128.

  • 129 Ibid., p. 182.
  • 130 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 110-111.

La vision étant fondamentalement vision d’un autre visible que soi, l’organe visuel m’ouvre au-delà de moi-même à un « champ visuel », entendu comme « système d’êtres, les êtres visibles » ; me jette et me fait accéder à d’autres visibles que moi, est mon pouvoir d’être au visible, d’être visuellement au monde. Il est une modalité d’être-au-monde, qui m’ouvre à ce qui n’est pas moi, par opposition à toute subjectivité ; qui est même « prépersonnelle », par opposition à toute modalité d’être-au-monde exprimant ma singularité personnelle. De même, la main, comme organe de maniement, est mon pouvoir d’être au maniable, d’être pratiquement et manuellement au monde. De même, enfin, toute expression étant fondamentalement expression de quelque chose, et d’autre chose que soi, dire que le style est le peintre au sens d’un organe d’expression, signifie qu’il est son pouvoir d’expression, d’être à l’exprimé, d’être expressivement au monde. Le style est une modalité d’être-au-monde, par laquelle le peintre rejoint ce qui n’est pas lui, le saisit, par opposition à tout enfermement dans sa subjectivité, ne serait-ce que sous les traits d’une déformation du monde – le style exprime le monde, non le peintre. Et il faut ici prendre ce de même à la lettre, car déjà Phénoménologie de la perception montrait que la perception et l’action pouvaient se comprendre comme expression, que le corps « est le mouvement même d’expression, ce qui projette au dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait qu’elles se mettent à exister comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux »129. De nouveau, La prose du monde entend montrer qu’« [i]l faut donc reconnaître sous le nom de regard, de main et en général de corps un système de systèmes voué à l’inspection d’un monde » ; que « tout usage de notre corps est déjà expression primordiale » ; et, réciproquement, que « la présence du style […] se confond avec le mystère de notre corporéité »130, c’est-à-dire que le style est, à la lettre, un organe ou une puissance du corps humain en tant que tel.

Le style comme universalité dans la partialité et comme institution

21Modalité d’être-au-monde, le style est ainsi désubjectivé, sans être objectivé.

  • 131 Ibid., p. 88.

On peut faire de la peinture en regardant le monde parce que le style qui définira le peintre pour les autres, il lui semble le trouver dans les apparences mêmes (en tant, bien entendu, qu’elles sont apparences siennes)131.

Que tout style – et, en général, toute expression primordiale – soit modalité d’être-au-monde, signifie d’une part que l’opération expressive conquiert pour moi et autrui une signification qui ressaisisse quelque chose du monde, par opposition à toute création arbitraire, au point que l’artiste – et, en général, tout créateur – ait l’impression de la trouver dans le monde, de la découvrir.

  • 132 Ibid., p. 84-85, citant A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 158.

« Tout style est la mise en forme des éléments du monde qui permettent d’orienter celui-ci vers une de ses parts essentielles. »132

  • 133 Ibid., p. 199.

[Et] nous appelons parole le pouvoir que nous avons de faire servir certaines choses convenablement organisées, – le noir et le blanc, le son de la voix, les mouvements de la main, – à mettre en relief, à différencier, à conquérir, à thésauriser les significations qui traînent à l’horizon du monde sensible133.

  • 134 Ibid., p. 67, nous soulignons.
  • 135 Ibid., p. 86.
  • 136 Ibid., p. 94.

Mais, d’autre part, être au monde n’est pas subir l’action causale d’un monde objectif, et la signification que le style exprime n’existe pas par elle-même dans le monde objectif, ou dans un τόπος νοητός, mais « traîne à l’horizon du monde sensible » : l’artiste ne la trouve que « dans les apparences », en tant qu’« apparences siennes », c’est-à-dire dans son monde, dans son expérience, dans sa vie ; et, loin de la trouver, il lui « semble l[a] trouver », puisqu’il doit la conquérir, l’instituer, puisqu’elle n’est jusque-là qu’« un sens épars dans l’expérience »134, devant être rassemblé et ressaisi. Aussi faut-il dire que le peintre, par l’acte d’expression primordiale, « concentre la signification encore éparse dans sa perception, et la fait exister expressément »135, elle qui n’était encore rien qu’une vague sollicitation, une « interrogation éparse à travers les spectacles du monde »136. Ainsi, comme expression primordiale, le style exprime quelque chose du monde, et apporte par là une signification pouvant prétendre valoir pour tous ; mais le peintre – et, en général, tout créateur – ne peut conquérir cette signification qu’à partir de sa propre expérience, sa propre vie, en la portant à l’expression. L’œuvre d’un peintre n’est pas une simple expression de sa vie, et son style pictural n’est pas la simple transposition picturale de son style personnel, de la manière qu’il a de traiter le monde et autrui dans sa vie extra-picturale ; et, pourtant, son style et son œuvre ne peuvent être sans rapport avec cette vie et ce style personnel, s’appuient sur eux pour aller au-delà :

  • 137 Ibid., p. 104, l’auteur souligne.

À l’égard de sa propre vie, le sentiment du peintre est du même ordre : son style n’est pas le style de sa vie, mais il la tire, elle aussi, vers l’expression. On comprend que Malraux n’aime pas les explications psychanalytiques en peinture137.

  • 138 Ibid., p. 94.

Le second degré de la maturité est de comprendre qu’il n’y a pas de surhomme, aucun homme qui n’ait à vivre une vie d’homme, et que le secret de la femme aimée, de l’écrivain et du peintre n’est pas dans quelque au-delà de sa vie empirique, mais si étroitement mêlé à ses moindres expériences, si pudiquement confondu avec sa perception du monde, qu’il ne saurait être question de le rencontrer à part, face à face138.

  • 139 Ibid., p. 159.

La désubjectivation du style opérée par sa définition comme expression primordiale, qui le révèle comme modalité d’être-au-monde, ne sombre donc pas dans la prétention dogmatique et illusoire à se défaire de sa subjectivité au profit de l’objectivité – ou d’une position de spectateur étranger, du savoir absolu hégélien, ou de la contemplation d’ἰδέαι dans un τόπος νοητός –, et « les idées, les valeurs sont au contraire données par surcroît à celui qui a su en délivrer la source, c’est-à-dire comprendre ce qu’il vit »139. Le style est porteur de vérité et d’universalité, non en se défaisant de sa situation et de sa particularité, mais en les approfondissant et les explicitant, en les portant à l’expression :

  • 140 Ibid., p. 81.

Il est cette vie en tant qu’elle sort de son inhérence et de son silence, que sa différence la plus propre cesse de jouir d’elle-même et devient moyen de comprendre et de faire comprendre, de voir et de donner à voir, – non pas donc renfermé dans quelque laboratoire privé, au tréfonds de l’individu muet, mais diffus dans son commerce avec le monde visible, répandu dans tout ce qu’il voit140.

Or, ce n’est pas seulement la situation et la partialité de l’artiste qui sont ici mobilisées, ce sont aussi celles de ceux qui rencontrent son œuvre, puisque celle-ci ne conquiert pour ceux-là une signification nouvelle qu’à condition de leur parler, de résonner ou de faire écho à leur propre expérience, de s’imposer à eux comme parlant aussi de leur vie et du même monde. Le style, comme toute expression primordiale, réalise l’universalité dans et par la partialité, dont la perception offre le modèle, en tant que perception de la chose même dans et par mon expérience :

  • 141 Ibid., p. 184-185, l’auteur souligne. Voir également p. 202-203.

Le plus haut point de vérité n’est donc encore que perspective et nous constatons, à côté de la vérité d’adéquation qui serait celle de l’algorithme […], une vérité par transparence, recoupement et reprise, à laquelle nous participons, non pas en tant que nous pensons la même chose, mais en tant que, chacun à notre manière, nous sommes par elle concernés et atteints. L’écrivain parle bien du monde et des choses, lui aussi, mais il ne feint pas de s’adresser en tous à un seul esprit pur, il s’adresse en eux justement à la manière qu’ils ont de s’installer dans le monde, devant la vie et devant la mort, les prend là où ils sont, et ménageant entre les objets, les événements, les hommes, des intervalles, des plans, des éclairages, il touche en eux les plus secrètes installations, il s’attaque à leurs liens fondamentaux avec le monde et transforme en moyen de vérité leur plus profonde partialité. L’algorithme parle des choses et atteint par surcroît les hommes. L’écrit parle aux hommes et rejoint à travers eux la vérité141.

  • 142 Ibid., p. 67.
  • 143 Ibid., p. 95.
  • 144 Ibid., p. 129.
  • 145 Ibid., p. 120.
  • 146 Ibid., p. 203.

C’est notamment pour cela que tout style est, non seulement modalité d’être-au-monde, mais encore style d’être-au-monde, manière singulière d’être au monde. Et l’on comprend peut-être mieux désormais que l’on puisse appeler style aussi bien le style propre, singulier, d’un individu (Bach, Vermeer, Husserl), que le style historique, commun, d’un groupe, d’un mouvement, d’une école, d’une époque, d’une nation, etc. (le baroque, l’école hollandaise, le style phénoménologique), jusqu’aux genres et aux tons (le style simple et l’atticisme, le style médiocre ou rhodien, le style noble et l’asianisme). Si, en effet, tout style est expression primordiale, conquiert une signification nouvelle en « mobilis[ant] à son profit des instruments déjà investis »142 d’un sens, et la conquiert pour soi comme pour autrui, alors on comprend que tout style singulier puisse devenir une institution, au double sens de ce qui, loin d’être propre à son fondateur, est « participable par les autres », et de ce dont la reprise par autrui donne lieu à une histoire, car est indissociablement métamorphose, continuation et dépassement, conservation et destruction, fidélité et déformation143. C’est ainsi que Descartes inaugure le cartésianisme, comme de nombreux artistes s’insérèrent dans le baroque et le romantisme ; réciproquement, et de même qu’il y a une histoire du baroque, « [l]es métamorphoses de la philosophie de Descartes sont célèbres », puisque, « [a]vant nous, Spinoza, Malebranche, Leibniz avaient, comme on sait, chacun à leur manière, mis les accents, changé les rapports des “figures” et des “fonds” et revendiqué chacun leur Descartes »144. Ce n’est donc pas qu’une analogie de dire que les rapports du style et de la subjectivité sont, chez Merleau-Ponty, les mêmes que ceux de l’individu à l’histoire, du sujet individuel aux institutions sociales, puisqu’histoire et institution ne sont chacun qu’« un autre nom pour le phénomène d’expression sur lequel nous avons insisté »145 sous le titre d’expression primordiale ou, dans le domaine artistique, de style. Réciproquement, ce sont tous ces phénomènes qu’une étude serrée du style peut contribuer à élucider, et, en parlant de littérature et de peinture, de philosophie et de pensée formelle, d’histoire et d’institutions sociales, de la vérité ou du rapport à autrui, La prose du monde parle toujours de « ce geste ambigu qui fait de l’universel avec le singulier, et du sens avec notre vie »146, qui réalise l’universalité dans et par la partialité, et que l’on peut nommer parole ou style.

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Notes

1 S. A. Noble, Silence et langage. Genèse de la phénoménologie de Merleau-Ponty au seuil de l’ontologie, Leyde – Boston, Brill, 2014, p. xiii.

2 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, C. Lefort (éd.), Paris, Gallimard (Tel ; 218), 1992, p. 79-80. Merleau-Ponty s’appuie ici sur A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création artistique, Genève, A. Skira, 1948, p. 114.

3 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 155, l’auteur souligne.

4 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, P. Clarac, Y. Sandre (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 229), 1971, p. 299.

5 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 78.

6 Ibid., p. 196-197 et 202.

7 Ibid., p. 140 : « était lui-même ».

8 Ibid., p. 99-101.

9 Ibid., p. 93.

10 Ibid., p. 100.

11 Ibid., p. 161-163.

12 A. Malraux, Psychologie de l’art. 1- Le musée imaginaire, Genève, A. Skira, 1947, p. 79-80.

13 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 79-81, l’auteur souligne.

14 Ibid., p. 92.

15 Ibid., p. 81.

16 Ibid., p. 85.

17 Ibid., p. 83 : « Quand le style est au travail ».

18 Ibid.

19 Ibid., p. 89.

20 J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », in Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 29-32.

21 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Tel ; 4), 1976, p. 11.

22 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 26.

23 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 216.

24 M. Merleau-Ponty, « Sur la phénoménologie du langage », in Signes, Paris, Gallimard (Folio essais ; 381), 2001, p. 144, et La prose…, p. 64, marge : « on ne sait pas ce qu’on dit, on sait après avoir dit ».

25 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 198-199.

26 Ibid., p. 94.

27 Ibid., p. 83 : « Nous ne pouvons pas dire […] que la représentation du monde soit “un moyen du style”, ce qui serait le faire connu d’avance comme une fin ». La formule moyen du style est d’A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 158.

28 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 95.

29 M. Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne », in Sens et non-sens, Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 1996, p. 13.

30 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 81. L’explicitation, par l’idée d’insatisfaction devant les œuvres déjà faites, de la possibilité pour l’artiste de s’appuyer sur ses créations précédentes dans son travail, sans avoir à se retourner vers elles, sera reprise et liée à celle des essais et échecs dans la première conversation suivant « L’homme et l’adversité ».

31 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 116.

32 Ibid., p. 178.

33 Ibid., p. 78.

34 Entretien avec P. Soulages, dans S. Berthomieux (réalisation), Pierre Soulages [DVD], Paris, Éditions Montparnasse, 2018, à partir de 22 minutes et 40 secondes ; documentaire initialement diffusé sur Arte, le 22 octobre 2017, 52 minutes.

35 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 384.

36 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 183, l’auteur souligne.

37 M. Merleau-Ponty, Causeries. 1948, S. Ménasé (éd.), Paris, Seuil (Traces écrites), 2002, p. 53-62.

38 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 63.

39 Ibid., p. 99.

40 Ibid., p. 81.

41 Ibid., p. 100-101, l’auteur souligne.

42 A. Malraux, Psychologie de l’art. 1- Le musée… ; et L’homme précaire et la littérature, in Œuvres complètes VI. Essais, J.-Y. Tadié (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 566), 2010.

43 M. Merleau-Ponty, « Titres et travaux. Projet d’enseignement », in Parcours deux. 1951-1961, J. Prunair (éd.), Lagrasse, Verdier, 2001, p. 29.

44 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 34 sq.

45 M. Merleau-Ponty, Causeries…, p. 53-62.

46 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 137.

47 Pour se faire une idée de ce motif, on pourra consulter J.-P. Zarader, Malraux. Dictionnaire de l’imaginaire, Paris, Klincksieck, 2017, entrées : « Métamorphose », p. 192-202 ; « Présence », p. 250-253 ; et surtout « Survie », p. 296-301.

48 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 211 : « Mais nous avons appris que si la mort ne contraint pas le génie au silence, ce n’est pas parce qu’il prévaut contre elle en perpétuant son langage initial, mais en imposant un langage sans cesse modifié, parfois oublié, comme un écho qui répondrait aux siècles avec leurs voix successives : le chef-d’œuvre ne maintient pas un monologue souverain, mais un invincible dialogue ».

49 A. Malraux, La métamorphose des dieux. III – L’intemporel, in Œuvres complètes V. Écrits sur l’art, II, H. Godard (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 509), 2004, p. 778 : « Sa survie n’est pas sa conservation : c’est la présence, dans la vie, de ce qui devrait appartenir à la mort ».

50 A. Malraux, « Introduction générale à La métamorphose des dieux », in La métamorphose des dieux. I – Le surnaturel, in ibid., p. 33.

51 A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie de l’absolu, Genève, A. Skira, 1950, p. 150.

52 A. Malraux, in R. Stéphane, André Malraux. Entretiens et précisions, Paris, Gallimard, 1984, p. 102-103.

53 A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie…, p. 151.

54 A. Malraux, Les voix du silence, in Œuvres complètes IV. Écrits sur l’art, I, J.-Y. Tadié (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade ; 508), 2004, p. 879.

55 M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard (Folio essais ; 118), 1989, p. 55-57.

56 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 112.

57 Ibid., p. 116.

58 Ibid., p. 114.

59 Ibid., p. 101.

60 Ibid., p. 111, l’auteur souligne.

61 Ibid., p. 164.

62 M. Merleau-Ponty, « Le métaphysique dans l’homme », in Sens…, p. 113. – Malraux écrivait en 1922 : « Nous ne pouvons sentir que par comparaison. Quiconque connaît Andromaque ou Phèdre sentira mieux ce qu’est le génie français en lisant le Songe d’une nuit d’été qu’en lisant toutes les autres tragédies de Racine. Le génie grec sera mieux compris par l’opposition d’une statue grecque à une statue égyptienne ou asiatique, que par la connaissance de cent statues grecques » (A. Malraux, « La peinture de Galanis », in Œuvres complètes IV. Écrits sur l’art, I, p. 1170).

63 Par exemple, à propos de l’abside de la basilique de Saint-Cosme : « ces masses puissantes, cette architecture pathétique, qui les retrouvera, avant Masaccio ? » (A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie…, p. 184). – Ou : « Grünewald et Van Gogh retrouvent les sculpteurs thébains… » (A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 149).

64 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 182-183 et p. 211 ; et A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie…, p. 89.

65 A. Malraux, La métamorphose des dieux. I – Le surnaturel, p. 178.

66 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 156.

67 A. Malraux, entretien avec P. Dumayet, « Les maîtres de l’irréel », diffusé à la télévision dans C. Prévost, Les métamorphoses du regard, Paris, troisième chaîne de l’ORTF, 1974, puis publié dans Le Monde des 2 et 3 juin 1974, et dans Le Figaro littéraire, no 1464, 8 juin 1974, puis édité en DVD en 2006 par Maeght Éditeur.

68 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 120.

69 Ibid., p. 77.

70 Ibid., p. 113.

71 Ibid., p. 97.

72 Ibid., p. 108.

73 Ibid., p. 107.

74 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 8.

75 Ibid., p. 219.

76 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 130.

77 Ibid., p. 137, l’auteur souligne.

78 Ibid., p. 136.

79 Ibid., p. 137.

80 Ibid., p. 129-130.

81 Ibid., p. 137.

82 Ibid., p. 123.

83 Ibid., p. 83.

84 Ibid., p. 182-203.

85 Ibid., p. 23 et 80, nous soulignons.

86 Par exemple, ibid., p. 32-37 et 117-123.

87 Ibid., p. 137.

88 Ibid., p. 17 et 20, nous soulignons.

89 Ibid., p. 196, nous soulignons.

90 Ibid., p. 199-203, nous soulignons.

91 Ibid., p. 166, nous soulignons.

92 Ibid., p. 23, 80, 120.

93 Ibid., p. 110-111, l’auteur souligne.

94 Ibid., p. 71, l’auteur souligne.

95 Malraux décrivait les artistes comme « possédés par l’admirable nécessité de créer un monde » (A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie…, p. 125) ; de « créer, à côté du monde réel, un monde soumis à leurs propres lois » (ibid., p. 99), « un monde autonome » (ibid., p. 129) ; si bien « qu’un style est ce par quoi un système de formes organisées qui se refusent à l’imitation, peut exister en face des choses comme une autre Création » (A. Malraux, Psychologie de l’art. 1- Le musée…, p. 62).

96 A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 41-42.

97 Ibid., p. 11.

98 Ibid., p. 25.

99 Ibid., p. 53-54.

100 Ibid., p. 36.

101 Ibid., p. 64.

102 A. Malraux, Psychologie de l’art. 3- La monnaie…, p. 229.

103 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 81-83, l’auteur souligne.

104 Ibid., p. 67.

105 Ibid., p. 143.

106 Ibid., p. 145, l’auteur souligne.

107 Ibid., p. 110-111.

108 Ibid., p. 117 et 120.

109 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 182.

110 Ibid., p. 493.

111 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 203.

112 É. Zola, L’œuvre, Paris, Le livre de poche (Classiques ; 429), 1968, chap. II, p. 32-33.

113 Entretien avec P. Soulages, dans Cinéastes de notre temps, « Bleu comme une orange », émission d’A. S. Labarthe, diffusée sur la deuxième chaîne de l’ORTF, le 16 mars 1968, 58 minutes, premier entretien ; extrait disponible sur le site internet de l’INA, intitulé Pierre Soulages, son utilisation du noir, à partir de 7 minutes et 57 secondes, URL : https://www.ina.fr/video/I12171405.

114 Scène du film de Mike Leigh, Mr. Turner, 2014.

115 Merleau-Ponty, La prose…, p. 64, l’auteur souligne.

116 La formule varie selon les occurrences, par exemple : « Moi, je travaille par désir, par plaisir de peindre, par besoin d’interroger ce que recèle la peinture que je suis en train de faire et sur laquelle germent d’autres toiles. Mais c’est toujours ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche. J’apprends ce que je cherche en peignant » (entretien de P. Lefait avec P. Soulages, dans Le cercle, « L’art français », émission de P. Desfons, diffusée sur France 2, le 8 décembre 1998, 1 h 41 ; extrait disponible sur le site internet de l’INA, intitulé Pierre Soulages sur les rétrospectives, à partir de 3 minutes et 46 secondes, URL : https://www.ina.fr/video/I13107609).

117 Merleau-Ponty, La prose…, p. 183.

118 Ibid., p. 82.

119 M. Proust, « À propos du style de Flaubert », in Chroniques, Paris, Gallimard (L’imaginaire ; 673), 1927, p. 204.

120 M. Merleau-Ponty, Causeries…, p. 53-62 : « Car enfin ce qui peut constituer la beauté cinématographique, ce n’est ni l’histoire en elle-même, que la prose raconterait très bien, ni à plus forte raison les idées qu’elle peut suggérer, ni enfin ces tics, ces manies, ces procédés par lesquels un metteur en scène se fait reconnaître et qui n’ont pas plus d’importance décisive que les mots favoris d’un écrivain ».

121 Tel est l’usage du mot inventaire dans M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 46, p. 98, p. 130-133.

122 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 217.

123 Ibid., p. 220.

124 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 126. L’accolade contient un ajout de la version publiée dans Signes, p. 124.

125 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 64 : l’expression primordiale « ne choisit pas seulement un signe pour une signification déjà définie, comme on va chercher un marteau pour enfoncer un clou ou une tenaille pour l’arracher. Elle tâtonne autour d’une intention de signifier qui ne dispose d’aucun texte pour se guider, qui justement est en train de l’écrire ».

126 Ibid., p. 78. Voir également p. 80-81.

127 Ibid., p. 112.

128 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 261.

129 Ibid., p. 182.

130 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 110-111.

131 Ibid., p. 88.

132 Ibid., p. 84-85, citant A. Malraux, Psychologie de l’art. 2- La création…, p. 158.

133 Ibid., p. 199.

134 Ibid., p. 67, nous soulignons.

135 Ibid., p. 86.

136 Ibid., p. 94.

137 Ibid., p. 104, l’auteur souligne.

138 Ibid., p. 94.

139 Ibid., p. 159.

140 Ibid., p. 81.

141 Ibid., p. 184-185, l’auteur souligne. Voir également p. 202-203.

142 Ibid., p. 67.

143 Ibid., p. 95.

144 Ibid., p. 129.

145 Ibid., p. 120.

146 Ibid., p. 203.

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Pour citer cet article

Référence papier

Valentin Sonnet, « La prose du monde : le style comme universalité dans la partialité »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 58 | 2021, 63-96.

Référence électronique

Valentin Sonnet, « La prose du monde : le style comme universalité dans la partialité »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 58 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1649 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1649

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Auteur

Valentin Sonnet

Normandie Univ, Unicaen, « Identité et subjectivité » (EA 2129), 14 000 Caen, France

Il est agrégé de philosophie, enseigne la philosophie en classe de terminale, et prépare une thèse de doctorat consacrée au concept de style dans la philosophie de Merleau-Ponty, sous la direction d’Emmanuel Housset, à l’université de Caen Normandie.

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