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1Quel que soit le paradigme dans lequel le philosophe s’inscrit, la définition conceptuelle est une finalité essentielle de son activité. Ce qu’on attend d’une définition – ou les procédures pour y aboutir – est très différent selon nos présupposés théoriques, selon que l’on pense possible, ou non, une définition d’essence, ou selon notre ontologie explicite ou implicite. Mais la tâche d’une définition rigoureuse, par-delà les imprécisions, lacunes et incohérences des autres usages du langage, est partie prenante de la philosophie, voire ce qui justifie le passage à un discours philosophique. Dans cette perspective, le discours philosophique peut-il avoir quelque prétention que ce soit à propos du style ? Car, avec cette notion, nous n’avons pas affaire à un mot ambigu ou à l’usage complexe (comme celui de liberté, de pouvoir, d’art, ou même d’être) qu’il conviendrait d’élucider : la philosophie se retrouve ici face à ce qui est déjà un concept opératoire solide (le concept au fondement de la « stylistique » en littérature), ou face à un terme ayant depuis longtemps donné lieu à des tentatives de conceptualisation rigoureuses en histoire de l’art ou en musicologie. On peut dès lors douter qu’il reste ici quelque chose à faire dans l’ordre de la définition conceptuelle.
2Sans doute est-ce pour cette raison que la philosophie s’est tenue plutôt à l’écart d’un concept majeur dans le développement de l’histoire de l’art et de la science de l’art aux XIXe et XXe siècles. Ainsi les auteurs auxquels les études réunies dans ce dossier sont consacrées rencontrent-ils le style, ou usent-ils de la notion de style, par nécessité : c’est Husserl, qui cherche une manière de qualifier le mode d’être et de donnée d’un sujet ou d’une chose ; c’est Merleau-Ponty, qui tombe sur l’énigme du style en cherchant dans la peinture la solution au mystère de l’expression ; Maldiney, qui trouve le style en cherchant le rythme d’une œuvre d’art ; Foucault, qui use du style pour justifier d’une nouvelle manière philosophique ; et Goodman, qui, dans sa théorie sémiotique de l’expérience esthétique, doit se confronter à la manière dont une œuvre est référée par un style ou réfère à un style. Mais il est remarquable que ces philosophes d’orientations théoriques si diverses usent d’un concept de style presque entièrement détaché des grandes conceptualisations qui en furent proposées par les théoriciens de la littérature, les historiens de l’art et les musicologues. S’ils sont influencés à la marge par ces théories, comme Foucault par la redéfinition structuraliste du style par exemple, la référence demeure toujours implicite : face à un concept qui connut tant de propositions théoriques et épistémologiques majeures dans le domaine artistique et littéraire, le discours philosophique se replie vers un usage ordinaire ou flou du terme, ou propose une théorisation autonome très éloignée des définitions opératoires du style dans les autres ordres discursifs.
- 1 Au moment de la rédaction de cette présentation paraissait l’article de J.-O. Bégot, (...)
3Ce dossier des Cahiers de philosophie de l’université de Caen propose d’interroger les raisons pour lesquelles des philosophes, à un moment de leur parcours, rencontrent le style, et de comprendre leur ignorance volontaire des conceptualisations scientifiques du terme. Chez tous les auteurs étudiés dans ce dossier, la réflexion sur le style rencontre l’interrogation sur le sujet : quel est son mode d’être ? Est-il la source originaire d’un style irréductible, ou est-ce le style qui construit une figure du soi, puis du sujet ? Peut-on donner une formulation rigoureuse sur le plan logique de l’adage « Le style, c’est l’homme », ou le style n’est-il qu’une manière, pour un objet quelconque, d’exemplifier certaines propriétés ? La division contemporaine majeure entre discours philosophiques s’inscrivant dans l’héritage de la « philosophie du sujet », et discours philosophiques déconstruisant la figure du sujet, se traduit par des traitements radicalement opposés de la notion de style, mais dont le cœur problématique demeure la question du sujet, qu’il s’agisse d’en conforter la dimension irréductible, ou d’en détruire une fois de plus la figure tutélaire. L’actualité philosophique de cette question justifie qu’on ait restreint notre champ d’étude aux auteurs du XXe siècle, et exclu dans les limites de ce dossier un auteur comme Nietzsche1.
4La focalisation sur le sujet comme problème est à la fois ce qui exige que la philosophie rencontre le style et en traite, et ce qui l’éloigne des conceptualisations scientifiques du style. La question est alors celle de l’évaluation axiologique de cet écart : faut-il soutenir que, face aux conceptions empiriques du style, le discours philosophique seul tiendrait l’essence du style ? Ou faut-il prendre acte du fait que le discours philosophique use du terme de style, mais construise dans certains cas un concept qui n’a plus aucun lien avec ce que le terme désigne scientifiquement ou même ordinairement ? Pour parler un langage plus institutionnel, le style est-il susceptible de devenir un objet interdisciplinaire ou pluridisciplinaire, ou ne peut-il qu’être l’occasion d’une interminable querelle de mots entre champs disciplinaires distincts ? L’écart entre concept philosophique de style et concept littéraire de style, par exemple, ne serait alors pas plus important que l’écart entre concept littéraire et concept musicologique de style. L’exigence d’un questionnement philosophique sur le style viendrait-elle alors de la nécessité d’unifier, au-delà des frontières épistémiques et discursives, le concept de style à un niveau plus fondamental ?
- 2 En 2010, un numéro de Critique, intitulé Du style !, entendait « confronter et […] (...)
5Quelle que soit la réponse à ces questions – et les auteurs des études ici réunies expriment naturellement des thèses divergentes –, force est de constater que les conceptualisations philosophiques explicites du style n’ont guère donné lieu à des reprises dans l’histoire de l’art, la musicologie ou la théorie littéraire, ou de manière très exceptionnelle2. On a affaire ici à un étrange chiasme : les différentes théories non philosophiques du style sont fortement influencées par la philosophie, mais rarement par les conceptualisations philosophiques du style.
Style, expression, représentation
6Dans L’art et l’illusion, Gombrich fait du style la principale énigme de l’histoire de l’art :
- 3 E. H. Gombrich, L’art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, G. Duran (...)
Comment se fait-il que le monde visible ait été représenté de tant de façons différentes, au cours de périodes diverses et par tant de peuples divers ? Les peintures, qui nous semblent reproduire fidèlement une réalité prise sur le vif, paraîtront-elles, au regard des générations futures, aussi peu réalistes que l’est aujourd’hui pour nous la peinture égyptienne ? Tout ce qui concerne l’art est-il entièrement subjectif, ou y a-t-il, en cette matière, des critères de nature objective ? Si ces critères existent, si les méthodes enseignées de nos jours dans les académies de pose permettent d’imiter plus fidèlement la nature que les conventions utilisées par les Égyptiens, comment se fait-il que les Égyptiens ne les aient pas adoptées avant nous ? La façon dont ils voyaient la nature […] était-elle différente de la nôtre ? De si frappantes divergences dans la vision artistique ne pourraient-elles pas nous permettre également de mieux comprendre une imagerie déconcertante, créée par les artistes contemporains3 ?
7Le problème du style pose la question des modes de représentation, de leurs dimensions culturelle et naturelle, de la nature de leur « réalisme », et enfin des raisons de leur évolution. La principale référence philosophique citée par Gombrich est ainsi le célèbre exemple du canard-lapin, traité par Wittgenstein : je peux voir dans ce dessin un canard ou un lapin, et selon l’interprétation que je donne de ce dessin, les caractéristiques stylistiques que j’en percevrai ne seront pas les mêmes.
- 4 Ibid., p. 5.
Le dessin ne reproduit pas de façon très exacte la forme de l’un ou de l’autre de ces animaux. Il est certain cependant que l’apparence du dessin se transforme de quelque manière au moment où le bec du canard se change en oreilles de lapin, et fait ressortir un tracé négligé jusqu’alors qui devient le museau du lapin. « Négligé », ai-je dit, mais quand nous revenons à l’identification de la forme « canard » comment pouvons-nous encore parler de négligence4 ?
8Interpréter une représentation, c’est identifier simultanément son objet et son style. Contrairement à la lecture qu’en fera Goodman dans Langages de l’art, il ne faut pas en conclure que la représentation soit entièrement conventionnelle, car si l’on peut certainement voir dans ce célèbre dessin tantôt un canard, tantôt un lapin, et peut-être en s’exerçant une libellule à longues ailes par exemple, il n’est pas possible d’y déceler un chat ou un éléphant. Et contrairement à une conception formaliste du style, il n’est pas possible d’identifier un style indépendamment de ce qui est représenté. C’est pourquoi l’identification du style est elle-même le résultat d’une interprétation, celle-là même qui a permis la reconnaissance de ce qui est imité.
- 5 Au moment de la rédaction de cette présentation paraissait L’histoire de l’art et ses con (...)
- 6 H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du (...)
- 7 C. Malabou, Avant demain : épigenèse et rationalité, Paris, PUF, 2014.
9Ces questions exigent de l’historien de l’art qu’il s’interroge sur la vision : voyons-nous la nature comme les humanistes de la Renaissance, comme les Grecs ou comme les Égyptiens ? En sous-titrant son livre Psychologie de la représentation picturale, Gombrich s’inscrit dans la lignée des historiens de l’art majeurs comme Wölfflin, qui ont articulé la question du style à la psychologie de la vision5. Le philosophe qui fuirait au simple mot de « psychologie » ferait ici erreur. Tout d’abord, sous l’influence de Kant et de ses disciples, c’est bien au niveau transcendantal des « catégories de la visibilité »6 que Wölfflin posait le problème du style en histoire de l’art. Au-delà du style classique de la Renaissance ou du style baroque de la Contre-Réforme, il y a bien des pôles de visibilité invariants dans l’histoire, qui font qu’on ne peut représenter ou voir quelque chose que de manière linéaire ou picturale par exemple, et qui explique qu’on passe naturellement du mode linéaire de représentation au mode pictural de représentation (la réciproque n’étant pas vraie). Cette dimension transcendantale de l’interrogation de Wölfflin est essentielle : sans cela, il serait incompréhensible, selon l’historien de l’art, qu’au-delà des écarts culturels et historiques, nous soyons malgré tout capables de retrouver un mode de perception adapté à l’œuvre que nous regardons. De la même manière, si Gombrich renia l’interprétation conventionnaliste que fit Goodman de L’art et l’illusion, c’est justement parce que ses recherches dans la psychologie contemporaine pour comprendre les variations stylistiques n’excluent pas la question apriorique, sa détermination cérébrale et sa possible évolution. Comme le souligne Catherine Malabou dans Avant demain7, Kant ne montra-t-il pas lui-même la voie d’une épigenèse du transcendantal dans la Critique de la raison pure ? Le problème des styles de représentation pose ainsi, in fine, l’épineuse question ontologique de l’unité du monde. La question n’est plus seulement de savoir si nous voyons différemment le monde que les médiévaux ne le faisaient par exemple, mais de savoir si nous vivons dans le même monde que les hommes du XIIe, du XIIIe ou du XIVe siècle. Comme le souligne Alain de Libera dans Penser au Moyen Âge, l’hypothèse métaphysique d’une continuité ou d’une discontinuité du monde est au soubassement des différentes écoles d’histoire de la philosophie.
- 8 A. de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991, p. 354, l’auteur (...)
[Q]uel pouvait bien être le monde d’un philosophe professant que les cieux sont animés ; que la pensée existe dans le cosmos, en ces intelligences et ces âmes qui règlent le mouvement des sphères ; que la lumière visible ou invisible, spirituelle ou corporelle est l’étoffe de toute chose, visible ou invisible, spirituelle ou corporelle ?
Nous avons tôt fait de considérer les mondes de jadis comme des mondes doubles : ici, le monde du savant, simple réalisation de métaphores ; là, le monde tout court, celui où l’on naît, vit et meurt pour de bon – mondes aussi séparés et indépendants que peuvent l’être un modèle théorique abstrait et un faisceau de perceptions concrètes. Nous postulons ainsi chez nos devanciers un divorce obligé entre la perception et le discours qui vient harmonieusement garantir la continuité de l’expérience humaine. C’est le même postulat en faveur du réel qui nous conduit à nous demander si « les Grecs croyaient en leurs dieux » ou nous incline à penser que les conceptions philosophiques antiques sur la nature de l’âme n’étaient que des approximations théoriques malheureuses de phénomènes immuables dont nous savons, à présent, serrer de plus près le jeu-parti de l’évidence et du mystère.
Ce qui nous incite à cette uniformisation s’explique aisément. C’est l’inaccessibilité du savoir scientifique à la perception dite naturelle, son inutilité : nous n’avons pas à savoir ce qu’est le bleu du ciel pour voir le ciel bleu. Mais le monde qui s’offre au regard de l’historien n’est pas le monde de la perception ; l’inspection des vestiges, la visite des lieux ne peut restituer les regards perdus. Le monde de l’historien est un monde historique, une reconstruction de l’évidence : il ne suffit pas de débâcler le Moyen Âge des « théories » qui l’encombrent pour voir couler de nouveau, intact, le cours identique des choses. En somme, il n’y a pas de continuité de l’expérience perceptive8.
- 9 C. Panaccio, Récit et reconstruction : les fondements de la méthode en histoire de la phi (...)
10Claude Panaccio a répondu à Alain de Libera qu’en toute rigueur, une discontinuité du monde devrait conduire à l’abandon d’une histoire philosophique de la philosophie, au bénéfice d’une histoire des discours étiquetés comme philosophiques9. À l’inverse, on pourrait dire qu’en caractérisant les unités et ordres discursifs par des styles anonymes déterminés par des a priori historiques, Foucault a posé les jalons, dans Les mots et les choses, d’une autre manière de faire de l’histoire de la philosophie, dont Alain de Libera est en partie l’héritier. Mais notre propos n’est pas là. Ce qu’il nous importe de noter, c’est que le questionnement des historiens de l’art n’est pas si éloigné d’un questionnement épistémologique sur les présupposés de l’histoire de la philosophie.
- 10 M. Schapiro, « La notion de style », in Style, artiste et société, B. Allan, D. (...)
- 11 Ibid.
11Réciproquement, la restriction de l’« énigme » du style à celle de la vision masque la nécessité d’une interrogation proprement métaphysique, laquelle ne nierait pas nécessairement la pertinence du niveau psychologique, cognitif et neurologique du problème. Ainsi, dans son texte de 1953 sur le style, Meyer Schapiro remarquait que le « postulat de la continuité dans le domaine culturel » était au fondement de l’histoire de l’art comme histoire des styles, et devait être rapproché d’une « sorte d’inertie au sens physique du terme »10. Ne faut-il pas placer au fondement de ce postulat épistémique la thèse ontologique de la continuité du monde lui-même, qui expliquerait qu’au-delà de leurs variations, les styles constituent des « pôles formels » sur fond de « traits communs »11 renvoyant à la structure du monde plus qu’à la structure apriorique de la perception ?
- 12 H. Wölfflin, Principes fondamentaux…, p. 44-45.
12Or, il est remarquable que tous les auteurs étudiés dans ce volume, quelle que soit leur famille de pensée, situent la question du style au niveau de l’expression, et non pas de la représentation. Il y a de bonnes raisons à cela : si l’on amarrait le style à la question exclusive de la représentation, il deviendrait impossible de traiter du style d’une peinture abstraite ou du style de la musique instrumentale. En outre, il paraît assez intuitif qu’une même chose puisse être représentée de manières différentes : songeons à la façon dont Wölfflin compare les manières picturale et linéaire de graver un arbre par exemple12. Dans L’art et l’illusion, l’auteur soutient au contraire qu’on ne peut séparer le style de ce qu’il permet d’imiter, car le style n’est pas seulement une manière de reconstruire le réel, mais de l’observer. Nous ne sommes pas loin ici des intuitions merleau-pontiennes de La prose du monde à propos de la stylisation immanente à la perception elle-même. Comme Gombrich, Merleau-Ponty et les philosophes qui s’en inspirent rejettent la distinction entre la forme et le fond : le concept d’expression vise précisément à ne pas rabattre le style sur un simple mode de représentation d’une réalité préexistante. Il est certain que l’approche gombrichienne risque toujours de faire du style une simple technique de représentation. Mais en conservant l’articulation entre style et représentation (au détriment de l’expression), Gombrich laisse ouverte la pertinence de la question d’une évaluation des styles en termes de réalisme, et donc d’un progrès dans la conquête artistique du réel, ce que ne permet pas une approche du style en termes d’expression.
13L’avantage d’une théorie du style en termes d’expression est évidemment de pouvoir construire un concept unifié du style dans les différents arts, et même en dehors du champ de l’art, tandis que le concept gombrichien de style doit être restreint aux arts figuratifs. Toute la difficulté est de ne pas tomber dans une conception vulgaire de l’expression en termes d’émotion ou d’effusion : c’est ce qu’évitent les auteurs étudiés dans ce volume, qu’ils conçoivent l’expression comme un type précis de référence dans le fonctionnement sémiotique de l’œuvre (comme le souligne Frédéric Bisson à la suite de Nelson Goodman), ou qu’ils la pensent, selon des coordonnées phénoménologiques ou post-phénoménologiques, comme une modalité de l’existence ou un type d’être-au-monde (comme le montrent Philippe Grosos, Emmanuel Housset et Valentin Sonnet à propos de Husserl et de la phénoménologie française, et Maud Pouradier à propos des textes de Foucault influencés par l’existentialisme).
- 13 M. Dufrenne, La notion d’“a priori”, Paris, PUF (Épiméthée), 1959 et L’inventaire des “a (...)
14Il faut noter toutefois que les raisons de l’ancrage du style dans l’expression sont diamétralement opposées dans les deux familles de pensée. Pour Nelson Goodman, il s’agit de souligner le caractère construit et non naturel du style. Alors que Gombrich articule le problème du style à celui du « réalisme » de la représentation, Goodman fait du style une étiquette au fonctionnement particulier. Peut-être ne serait-il pas impossible d’appliquer à la stylistique foucaldienne de l’existence dans l’Histoire de la sexualité une analyse de type goodmanienne, où le soi finirait par s’exemplifier lui-même et à construire un référent proto-subjectif qui n’existait pas avant le processus symbolique d’exemplification. La gageure, réussie, de Frédéric Bisson, est ici de montrer que les outils sémiotiques de Goodman permettent malgré tout de donner une définition réaliste de la propriété stylistique, quoique celle-ci ne soit pas ancrée dans quelque nature que ce soit. Tout à l’inverse, le recours à l’expression pour penser le style chez les auteurs inspirés de Husserl (auxquels on peut rattacher Foucault au moins jusqu’aux Mots et les choses exclus) vise à dissoudre le problème du réalisme dans le « toujours déjà » de l’être-au-monde : le style n’est pas le mode de représentation d’un sujet spectateur du monde, mais le mode d’expression d’une existence ou d’une chose qui se donne. Le style célèbre l’évidence de cet au monde : je suis accordé au monde selon mon style, et les choses me sont accordées et se donnent selon leurs styles. Le style acquiert ainsi les caractéristiques duelles que Mikel Dufrenne accordait à la notion d’a priori, tout à la fois subjectif et objectif13.
- 14 C. Rosen, Le style classique : Haydn, Mozart, Beethoven, M. Vignal, J.-P. Cerquant (trad. (...)
- 15 M. Schapiro, « La notion… », p. 41.
- 16 Ibid., p. 41 et 44.
- 17 Ibid., p. 43.
- 18 « Quand une technique coïncide effectivement avec le développement d’un style, (...)
- 19 A. Riegl, Questions de style. Fondements d’une histoire de l’ornementation, H.- (...)
- 20 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, C. Lefort (éd.), Paris, Gallimard (Tel ; 218), 1992, (...)
- 21 J.-L. Marion, Courbet ou la peinture à l’œil, Paris, Flammarion, 2014.
- 22 Thibaut Gress a excellemment montré les difficultés à penser la représentation picturale (...)
- 23 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 89.
- 24 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, C. Lefort (préface), Paris, Gallimard (Folio essais (...)
15Qu’il s’agisse de la tradition analytique ou de la tradition dite « continentale » (à laquelle, rappelons-le, les Anglo-Saxons rattachent des auteurs comme le « second » Wittgenstein ou Stanley Cavell), le déplacement du problème du style de la représentation vers celui du style de l’expression résout heureusement certaines difficultés, mais en dissout d’autres de manière trop simple. Il est clair qu’une approche comme celle de Gombrich a tendance à rabattre la question du style sur celle des codes de la représentation. Or, comme l’ont montré des études musicologiques comme celles de Charles Rosen, un style musical n’est pas un langage musical (langage tonal ou non, par exemple), mais une certaine manière d’habiter un langage musical. Le style classique ne se réduit pas à un art de l’altération ou de la cadence : c’est une certaine manière de dramatiser l’usage des outils de la tonalité14. De ce point de vue, la stylistique de l’existence foucaldienne est moins proche de la discipline de la « stylistique littéraire » à proprement parler, que de ce type de conceptualisation, où le style n’est pas un ensemble de codes, mais la construction d’une manière excellente d’habiter un code. Toutefois, la dissolution du problème du style de la représentation dans celui du style de l’expression n’est pas satisfaisante à tous points de vue. Pour ce qui est de la sémiotique goodmanienne, faire du style une propriété expressive d’un type particulier, donc une propriété qui réfère au sujet même de cette propriété, évite de se poser la question de savoir si un style peut être plus approprié ou plus correct qu’un autre pour représenter un certain type d’objet. Certes, Goodman ne tombe pas dans les excès d’une approche exclusivement formaliste du style, qu’elle vienne de la philosophie ou de l’histoire de l’art. Critiquant la théorie de l’art issue de Wölfflin et de Warburg, Meyer Schapiro soulignait les présupposés courants attachés au concept opératoire de style dans l’étude de l’art : il n’y aurait pas de discontinuité culturelle15, le style serait indépendant de ce qui est représenté16, le style serait un langage formel ayant une « capacité expressive intrinsèque »17 indépendante du sujet de la représentation (la « formule du pathos » warburgienne en est peut-être l’exemple paradigmatique), et l’évolution du style serait indépendante de l’évolution des techniques18. Paradoxalement, la définition sémiotique du style extrêmement abstraite de Goodman lui permet au contraire d’inclure l’usage des matériaux et le contenu sémantique dans les propriétés stylistiques : le « réalisme » de Courbet ne peut ainsi être caractérisé simplement de manière formelle, mais doit inclure les sujets nouveaux de sa peinture. Mais la question que posent Wölfflin ou Gombrich n’est pas seulement de savoir si les contenus sémantiques font partie des propriétés éligibles au titre du style : ils s’interrogent sur l’adéquation du style à ce qui est réellement représenté, ou sur ce qu’un style rend possible ou impossible à représenter. Le formalisme rieglien contourne la difficulté en faisant du style l’expression d’une volonté artistique rivalisant avec la nature, et non pas représentant la nature19. La question est exclue dès le départ par Goodman, en raison de ses options conventionnalistes : la représentation n’est qu’une dénotation, et n’imite pas véritablement le réel. À l’opposé du spectre philosophique, l’approche phénoménologique de l’expression vise également à dépasser la question de la représentation, pour privilégier la présence de la chose se manifestant. Le style n’est pas une propriété d’auto-référenciation, comme dans la perspective sémiotique, mais une modalité de donation de la chose même ou du sujet lui-même. On peut bien sûr donner une définition philosophique rigoureuse du style en général, mais un style particulier n’est jamais caractérisable jusqu’au bout : il est la marque de la singularité d’un être-au-monde ou d’une donation. Il est toujours à venir, en devenir, n’est jamais clos – autrement, le style risquerait de tomber dans le simple type ou caractère. La reconnaissance d’un style est la célébration de cet au monde qui est à la fois irréductiblement singulier, tout en étant partageable en raison de l’unité du monde auquel nous sommes. Dans cette approche, le style n’est pas la manière qui brouille la saisie de la réalité, ni même un outil de saisie de la réalité : c’est mon ouverture à la réalité, et la donation réciproque de cette réalité au sujet. L’abstraction de cette réalité (le visible, l’Être, etc.) rend inopérante la catégorie même de réalisme artistique, comme Merleau-Ponty le revendique20. On peut, selon ses options philosophiques, juger qu’il est bon de se passer de la catégorie de représentation pour penser le style, ou ne pas se satisfaire de l’oblitération pure et simple du problème qu’est le lien entre le style de la représentation et ce qui est représenté. Car la difficulté devient alors de comprendre comment une œuvre figurative, en raison de son style, révèle mieux qu’une autre la donation d’une chose. Il est ainsi remarquable que, dans son livre consacré à Courbet21, Jean-Luc Marion commence par réfuter toute pertinence à la catégorie stylistique de réalisme à propos du peintre d’un Enterrement à Ornans : on peut soupçonner qu’au-delà du cas de Courbet, c’est l’idée même de réalisme pictural qui est difficile à saisir dans le cadre conceptuel de la phénoménologie marionienne22. De manière cohérente, Merleau-Ponty réfutait toute discontinuité, aussi bien dans La prose du monde23 que dans L’œil et l’esprit24, entre peinture figurative et peinture abstraite. Dans les deux cas, le style témoigne d’un être-au-monde visible du voyant-visible. L’unité de la peinture est gagnée, mais l’événement de styles réalistes est perdu.
Style, singularité, communauté
16Il est remarquable que le problème du style se pose de manière rigoureusement symétrique en philosophie et en histoire de l’art : l’énigme du style est principalement, pour le philosophe contemporain, l’énigme de la singularité ou de l’individu, tandis que l’énigme du style, pour l’historien de l’art, est d’abord celle de la culture et de la communauté. Dans les études réunies dans ce dossier, le style est défini à partir de son sens propre ou paradigmatique qu’est le style singulier ou individuel : comment un individu peut-il s’exemplifier lui-même, se demande Frédéric Bisson, ou comment le style témoigne-t-il d’un être-au-monde singulier ? Même Foucault, dans l’Histoire de la sexualité, finit par abandonner sa définition du style en termes d’a priori historique anonyme : le style devient une manière de s’individualiser de manière excellente dans le cadre d’un code. Toute la difficulté est alors de savoir si l’idée d’un style culturel ou collectif a un sens rigoureux, ou est simplement métaphorique. À l’inverse, l’énigme du style culturel est le cœur de l’histoire de l’art, au risque de faire du style individuel un simple caractère identificatoire. Musicologie et littérature sont ici dans une situation intermédiaire, en s’interrogeant tout autant sur le style d’un artiste singulier (quel est le style de Poulenc ?, en quoi le style de Flaubert est-il caractéristique ?) que sur le style d’une époque (le cas paradigmatique, en musique comme en littérature, est peut-être ici la catégorie difficultueuse de « baroque »).
- 25 M. Schapiro, « La notion… », p. 35-36.
17Comme le souligne Meyer Schapiro, le style est d’abord un opérateur d’identification pour l’historien de l’art : il s’agit de classer les œuvres par époques, par cultures, par écoles et par artistes25. Le style individuel est à la fois un critère d’identification et un critère d’évaluation : tant qu’une production picturale est identifiée comme « école de », « entourage de » ou « dans le goût de », sa valeur artistique (et marchande) demeure moyenne. En littérature, le style est également utilisé comme un concept évaluatif et un critère de « littérarité ». Identifier le style d’un auteur, c’est évaluer sa littérarité. Ce concept de style suppose qu’un texte non littéraire se caractérise par une absence de style – à distinguer du non-style élevé à la hauteur du style. La question de l’évaluation littéraire de Michel Houellebecq, par exemple, pourra ainsi passer la possibilité d’identifier un véritable style chez lui. Un premier problème se pose, pour des raisons différentes, à Foucault ou aux auteurs de la tradition phénoménologique : si nul n’échappe à son a priori historique, ou si tout sujet est au monde, alors l’absence de style est tout simplement impensable. Mais l’idée de style n’implique-t-elle pas une dimension élective et évaluative ? Lorsque nous parlons du style de Cézanne, nous évoquons son originalité et son excellence par rapport à ses contemporains, et non pas simplement sa singularité. Dans quelle mesure une définition du style en termes d’être-au-monde permet-elle de saisir, non seulement la singularité du peintre Cézanne, mais l’excellence et la valeur de sa manière de peindre ? Foucault tente de résoudre le problème en évoquant la singularité des instaurateurs de discursivité. Si l’on comprend que ces instaurateurs constituent une balise pour l’archéologue observateur des discontinuités historiques, quelle est la valeur intrinsèque de leur œuvre ? À l’époque des Mots et les choses, Foucault n’a pas de réponse convaincante, ce qui le conduit à sa remise en cause radicale de l’idée d’auteur dans sa célèbre conférence à la Société française de philosophie. Dans les années 1980, la question ne se pose plus, car le style d’existence vise justement à instaurer une excellence esthétique au sein d’un code moral abstrait : selon un retournement typique de la pensée foucaldienne, le style n’est plus conçu comme le signe de reconnaissance d’une excellence, mais comme un instaurateur d’excellence. Mais il est clair que cette définition du style ne saurait satisfaire un théoricien de l’art. Les outils sémiotiques de Goodman permettent de penser l’institution de propriétés stylistiques, qui peuvent être valorisées positivement ou négativement selon les circonstances (comme le montre Frédéric Bisson à propos du style de Johnny Hallyday, selon que celui qui l’exemplifie soit réellement Johnny Hallyday ou son imitateur), mais le style n’est pas en lui-même un concept évaluatif selon l’auteur de Manières de faire des mondes. Merleau-Ponty, quant à lui, tente de trouver une réponse au problème en voyant dans le style une institution, c’est-à-dire une histoire faite de reprises et métamorphoses : un artiste conquiert son style en reprenant les tentatives de ceux qui l’ont précédé, et voit son propre style élu et valorisé par les reprises ultérieures. Une telle thèse n’est peut-être pas si éloignée de l’institutionnalisme bien compris de Danto, lequel, contrairement à Dickie, attribue au monde de l’art des critères objectifs d’évaluation, fondés dans l’histoire de l’art. Une des difficultés de l’institutionnalisme, quelle que soit sa formulation, est la possibilité d’évaluer, en raison de ses propriétés stylistiques, une œuvre en rupture avec son contexte culturel, par exemple une œuvre d’art brut, ou encore une œuvre dont on ignore presque tout du contexte historique et culturel, par exemple une fresque préhistorique. Ce problème s’inscrit dans la question plus large des critères d’évaluation des œuvres et performances artistiques.
- 26 E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, P. Bourdieu (trad. fr.), Paris, (...)
- 27 E. Housset, « Husserl et l’impératif de l’Europe idéale », Cahiers de philosophie de l’un (...)
18Une autre caractéristique des conceptions philosophiques du style étudiées dans ce volume est leur ignorance presque totale de l’énigme de styles communautaires ou culturels déterminés, comme le style de la Renaissance ou le style classique, qui constitue le principal problème de l’historien de l’art, du musicologue et d’une partie de l’histoire littéraire. Malgré des styles individuels bien identifiables, comment se fait-il que Haydn, Mozart et Beethoven puissent correctement être rapprochés sous la catégorie de « style classique » en musique ? C’est tout l’enjeu du livre de Charles Rosen déjà cité. Comment comprendre que des artistes ou artisans travaillant des matériaux différents et utilisant des techniques différentes partagent non seulement des codes de représentation identiques, mais des manières non codifiées et pourtant semblables ? Au-delà du domaine de l’art, n’y a-t-il pas un style commun à l’architecture gothique et à la scolastique, comme le perçoit et tente de le justifier Panofsky dans Architecture gothique et pensée scolastique26 ? En faisant du style une étiquette conventionnelle (comme toute étiquette), Goodman résout par avance le problème : on peut tout aussi bien étiqueter Beethoven comme classique ou romantique, selon le redécoupage du monde de la musique adopté. L’approche phénoménologique entend bien donner un fondement au partage d’un même être-au-monde par une ère culturelle. C’est le but de La prose du monde, et du cours de Merleau-Ponty au Collège de France sur l’institution, de rendre compte en général de telles unités socio-historiques par l’idée d’institution. Husserl tâche dans la Krisis d’élucider le style propre de l’humanité européenne. Mais ces réflexions se placent à un autre niveau, et sont d’un tout autre ordre que celles, historiques, qui entendent nous renseigner sur le partage du style de la Renaissance par l’ère culturelle délimitée que forme, non seulement l’Europe, mais l’Europe du XVIe siècle : l’Europe de Husserl n’est délimitée, ni géographiquement, ni temporellement (hormis par son commencement, l’invention de la philosophie en Grèce antique, qui reste largement indéterminé), et ne présente aucun trait historique factuel, parce qu’elle est l’Europe idéale, la vérité de l’histoire européenne, la tâche éthique infinie qui anime normativement cette histoire comme un telos27. Le rapport est si ténu qu’un historien de la culture pourrait le juger peu convaincant au regard du privilège conféré par la phénoménologie au style individuel. Quant aux conceptions foucaldiennes du style, elles oscillent entre un anonymat collectif où la place de l’individualité auctoriale est problématique, et une singularisation esthétique des manières d’agir où l’unité historique et culturelle d’une stylistique de l’existence classique, hellénistique ou chrétienne, paraît inexpliquée.
- 28 M. Schapiro, « La notion… », p. 45 sq.
- 29 E. H. Gombrich, En quête de l’histoire culturelle. Conférence Philip Maurice Deneke, 1967(...)
- 30 Gombrich, dans En quête de l’histoire culturelle, cite les lettres de Burckhardt expliqua (...)
- 31 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 107.
- 32 Ibid., p. 106-113.
- 33 E. H. Gombrich, En quête…, p. 70-71.
19On peut faire l’hypothèse que c’est dans la tentative de renoncer à l’Esprit hégélien que la philosophie, lorsqu’elle traite de style, tend à dissoudre le problème du passage de l’individu à la communauté, et de la communauté à l’individu, en s’installant dans la singularité irréductible, dans l’a priori historique anonyme, ou en réduisant le style à une étiquette sans fondement réel. Comme le montre Schapiro, un principe de l’histoire de l’art est qu’il existe une analogie entre l’unité stylistique d’une œuvre et l’unité stylistique d’une ère culturelle28. Si Burckhardt fait figure de père fondateur d’un tel postulat, Gombrich a montré que Hegel en est l’inspirateur ultime29 : peut-être est-ce donc à la philosophie de donner un fondement à l’objet de l’histoire culturelle, mais si l’on en croit Gombrich, aucune proposition philosophique n’a pu détrôner la force des thèses hégéliennes, au point qu’elles exercent leurs charmes sur ceux qui veulent explicitement s’en détacher, en premier lieu Burckhardt en personne30. Merleau-Ponty reprochait à Malraux de n’avoir pu s’empêcher de solliciter les « monstres hégéliens »31 pour expliquer les unités stylistiques étonnantes, et pensait que son ancrage phénoménologique dans la corporéité, en tant que pouvoir d’expression, permettait de passer outre32. Gombrich évoquait la fracture, peut-être irréductible, au cœur de toute histoire culturelle, entre l’approche « contiguë » qui s’intéresse principalement aux individus, et l’approche « continue » qui s’intéresse à la tradition anonyme33. L’approfondissement de la question du style à l’aune des différentes figures du sujet est-il à même de proposer une alternative aux « monstres hégéliens » pour expliquer le passage des styles contigus aux styles continus ?
Le style et la question du sujet
- 34 On trouvera une étude de ce processus historique d’individuation chez J.-L. Diaz, (...)
20L’ancrage du concept de style dans le sujet ne va pas de soi. Il suppose l’abandon de toute détermination rhétorique du terme : il ne s’agit plus de s’intéresser aux divers styles impersonnels (simple, médiocre, sublime) classés en fonction de leur adéquation aux fins du discours (règle de convenance). Il suppose également de faire des styles culturels (le roman, le gothique, le baroque) caractérisant une collectivité un sens dérivé du sens propre qu’est le style individuel (par exemple : le style d’Agrippa d’Aubigné, qui le singularise dans la littérature baroque). Un lien n’est ainsi tracé entre style et individualité que relativement récemment34, et encore ne l’est-il pas nécessairement : les travaux d’histoire de l’art, à l’inverse du champ littéraire, ne l’entendent pas toujours en ce sens, et oscillent entre l’expression d’une individualité et un synonyme de type ou de genre. Il suppose enfin de ne pas seulement penser le style comme une caractéristique individuelle, ou même une caractéristique de l’individu excellent ou original (le style du dandy), mais comme le style d’un sujet, c’est-à-dire d’un être qui soit concerné par lui-même en chaque aspect de sa vie, et tâche alors de se ressaisir, voire d’être sa propre source, d’être auteur de lui-même.
21Sans doute la philosophie, en tant qu’activité scripturale, fut-elle emportée dans le mouvement d’individuation de l’auteur et de son style qui toucha particulièrement la littérature au XIXe siècle, ce qui explique en partie le privilège accordé au style individuel sur le style culturel. Toujours est-il que, dès qu’un style est individuel, il fonctionne comme un indice d’identification d’un artiste ou d’attribution des œuvres, et la question se pose en retour de déterminer le rapport de ce style à l’individu qu’il signale et à l’individualité de cet individu : s’il en dérive, voire l’exprime, et à quels égards. C’est ici que s’opère le passage éventuel de l’individualité à la subjectivité.
- 35 Soutine [catalogue de l’exposition de Chartres, 29 juin-30 octobre 1989], M. Vallès-Bled (...)
22Suivant l’usage courant, le subjectif s’oppose à l’objectif comme l’individuel à l’universel, parce qu’il s’y oppose comme la représentation interne, affective et partiale, à la réalité externe. La subjectivité du style s’entend alors habituellement en deux sens, qui ne sont pas nécessairement concomitants, et peuvent être incompatibles. D’abord, le style serait une manière, c’est-à-dire un ornement formel suivant les préférences et goûts personnels de l’artiste, voire une déformation de la réalité par la subjectivité de l’artiste, entendue comme intériorité affective : le style serait expression, au double sens d’une extériorisation de l’intériorité affective de l’artiste. La touche de Soutine ne serait pas une façon de peindre le vent ballottant les arbres, ou ne le serait que pour exprimer son angoisse, et serait la projection dans le paysage de l’intériorité du peintre : Soutine serait expressionniste35. En ce sens, on parle de subjectivité d’un style pour nommer toutes les manières de rendre compte de l’individualité artistique des œuvres par l’individualité personnelle, psychologique ou biographique de l’artiste les ayant produites. Une seconde dimension, liée à l’arbitraire du subjectif, consiste à faire du style, non seulement un reflet ou un symptôme de l’individualité de l’artiste, mais encore une signature : un choix, par définition exprès et volontaire. Le style suppose ici un sujet, parce que l’artiste est le sujet ou l’auteur de son style, au sens où l’on parle d’un sujet moral d’action : il y a subjectivité du style dès lors qu’un style est le produit de l’activité d’un sujet. Ces conceptions courantes sont la version naïve et grossière de ce dont l’idéalisme allemand et l’idéalisme français donnent la formule raffinée : le sujet comme sujet d’un objet, comme spontanéité qui pose devant elle son objet et le constitue de part en part dans un rapport contemplatif, et comme être qui se constitue lui-même souverainement pour être sa propre origine.
- 36 Sur ces deux usages du style chez Husserl, se reporter à la contribution d’Emmanuel Houss (...)
- 37 E. Housset, « Husserl et l’impératif… », p. 48-49 et 52-53.
- 38 Sur le style de la retenue, se reporter à la contribution d’Emmanuel Housset. Sur (...)
- 39 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Tel ; 4), 1976, p. 3 (...)
- 40 M. Merleau-Ponty, La nature. Notes, cours du Collège de France, D. Séglard (éd.), Paris, (...)
- 41 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 202.
- 42 Sur cette idée de style rythmique chez Maldiney, se reporter à la contribution de (...)
- 43 « Quand le rythme de l’homme et le rythme de la vie du monde ne font plus qu’une seule (...)
23On sait que la phénoménologie et l’existentialisme s’opposent à ce sujet souverain, et tâchent de penser un sujet qui ne prête aux choses que ce qu’il tient d’elles. Heidegger, Merleau-Ponty et Maldiney abandonnent le terme de sujet au profit d’être-au-monde, d’existence et d’existant, pour penser un sujet qui co-naisse au monde, pour le dire avec Claudel. Mais déjà Husserl posait une intentionnalité de la conscience pouvant être synthèse passive, et cherchait plus généralement à définir une constitution des choses par la conscience qui fût, non donation de sens à ce qui n’en avait pas, mais explicitation du sens des choses. Partout, il s’agit de reconnaître une dépendance du sujet à l’égard du monde naturel et social, particulièrement sensible dans l’insistance de Maldiney sur le pathique (comme épreuve de l’être-au-monde) et sur l’événement (comme rencontre de l’inattendu et de l’imprévisible, qui définissent le réel). D’où l’importance chez ces auteurs de l’histoire, du corps et de la pathologie. Quand chacun d’eux forge alors un concept de style individuel, ce style n’est subjectif, ni au sens courant, ni au sens du sujet transcendantal. On sait moins que ces auteurs ont recours à l’idée de style, non seulement dans le cadre d’une telle redéfinition du sujet, mais pour l’opérer, comme Emmanuel Housset le montre ici de manière lumineuse chez Husserl et Heidegger. Certes, le mouvement phénoménologique privilégie le style individuel, puisqu’il s’agit de définir le sujet comme style. Mais, chaque fois, est mobilisée avec profit l’ambiguïté du mot style (qui peut désigner aussi bien un genre que le singulier, le social que l’individuel) afin de donner au sujet une épaisseur naturelle, historique et sociale, de l’enraciner dans un anonymat et une passivité. Lorsque Husserl introduit l’idée d’un style constitutif de la chose, c’est pour penser la reprise par le sujet constituant d’un sens qui vient de la chose. Lorsqu’il parle d’un style de la vie constituante, c’est pour reconnaître le poids de mon passé sur ma vie constituante présente, et donner au sujet l’épaisseur d’une histoire personnelle36. Quand, enfin, il entreprend d’élucider le style de l’humanité européenne, il confère au sujet une historicité sociale, anonyme, celle de l’histoire de l’Europe spirituelle, définie comme une tâche éthique dont nous avons à répondre37. De même, chez Heidegger, le style de la retenue est une manière d’habiter le monde à laquelle l’être nous destine, la retenue étant la tonalité fondamentale qui permet le passage vers l’autre commencement de la pensée appelé par l’histoire de l’être. L’idée de style contribue donc à penser l’historialité du Dasein : notre insertion dans une histoire collective appartient à notre être et nous oriente anonymement vers une certaine destination38. Chez Merleau-Ponty, l’idée de style intervient d’abord pour caractériser la vie personnelle, et, sur ce modèle, le sens du perçu tel qu’il s’impose à la prise du corps sur le monde39. Plus tard, l’humanité étant définie comme « une autre manière d’être corps »40, le style servira aussi à penser cette « vie anonyme qui sous-tend ma vie personnelle »41 et que l’on nomme mon corps. Mais le concept de style ne confère pas seulement au sujet une épaisseur naturelle et un anonymat corporel. Il est aussi conceptualisé comme une « “institution” dans l’histoire personnelle et publique ». Ainsi installe-t-il le sujet dans l’atmosphère de généralité et d’anonymat d’institutions sociales (langage, famille, traditions, etc.), c’est-à-dire d’une histoire. Enfin, Maldiney repère trois styles rythmiques dans l’histoire de l’art afin de penser le mode d’apparition des œuvres d’art, et, par là, notre être-au-monde, entendu comme ouverture de l’existant à l’être, présence au monde. J’existe, suis ouvert et présent au monde, cela signifie que le monde n’est pas en face de moi, comme objet, mais que « j’y suis », que je me tiens en avant de moi, hors de moi42. En pensant ainsi l’existence comme style d’être-au-monde, et, le style, comme rythme, Maldiney définit un sujet qui soit, non constitution du monde, mais synchronisation avec le rythme du monde43. Chaque fois, donc, que le style intervient pour caractériser le sujet, il s’agit, certes, d’un style individuel, mais d’un style qui enracine le sujet dans un monde naturel, historique et social qui le dépasse et qu’il présuppose, qui est « déjà là ». Il est à ce titre remarquable que, chez Husserl et Merleau-Ponty, parler de style soit toujours parler d’histoire et d’institution, y compris lorsqu’il s’agit de penser le sujet et le style individuel : le style individuel est pensé dans les termes du style collectif, socio-historique.
- 44 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 97.
- 45 M. Merleau-Ponty, L’institution, la passivité. Notes de cours au Collège de Fra (...)
- 46 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 120.
- 47 Ibid., p. 177-178.
- 48 M. Merleau-Ponty, Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, J. Pruna (...)
- 49 Ibid., p. 57.
- 50 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 120.
24Réciproquement, le style individuel étant déjà histoire et institution, un pont peut être ici construit entre le style individuel et les styles collectifs, l’existence personnelle et les structures anonymes de l’existence commune, l’individu et l’histoire, sans recourir aux « monstres hégéliens » que sont la Raison dans l’histoire, l’Esprit d’un peuple, l’inconscient collectif et autres « fatalités vivantes »44. Ni pure spontanéité d’un sujet transcendantal, ni pure passivité de l’individu vis-à-vis de structures objectives le déterminant nécessairement de l’extérieur, il y a des styles d’être-au-monde, qui seuls donnent corps et vie à la société et aux structures anonymes. En particulier, la pensée merleau-pontienne de l’institution (qui se veut « un remède aux difficultés de la philosophie de la conscience »45) eût peut-être semblé plus séduisante à Gombrich que l’Esprit hégélien, plus apte à éviter à la fois la Charybde d’une singularité insulaire et la Scylla d’un a priori historique anonyme, à articuler l’individu et la communauté. Elle est d’abord au moins aussi proche de l’histoire effective (de la facticité, de l’empirique et de l’ontique : comme on voudra) que la philosophie de l’histoire hégélienne, et plus que ne le sont l’histoire transcendantale husserlienne et l’histoire de l’être heideggérienne, en vertu de son attention aux sciences humaines et sociales (qui le lui rendent) et de son enracinement ultime dans l’anonymat de la corporéité humaine (ou chair), plutôt que d’un a priori ou de l’être heideggérien. Aussi parlera-t-elle probablement plus à l’historien que l’histoire transcendantale et l’histoire de l’être. Celles-ci, respectivement téléologique et destinale, sont peut-être moins éloignées des « fatalités vivantes » qu’elle, qui veut faire plus droit à la contingence de l’histoire, en pensant celle-ci comme une marche qui avance sans guide et qui se reprend de proche en proche46, et dont l’unité est ainsi surtout rétrospective47. Quoi qu’il en soit, Merleau-Ponty mobilise un même concept d’institution pour penser et lier l’une à l’autre « l’histoire personnelle » et « l’histoire publique ». Toute conquête apportée par un individu, en effet, se fait sur le sol d’une institution et au sein d’une histoire dans lesquelles cet individu est pris, et ne consiste qu’à les relancer ou à en inaugurer de nouvelles. Aussi n’y a-t-il jamais de création insulaire, opérée dans l’isolement d’un génie individuel, et sans portée collective. Toute conquête se fait sur fond d’étais sociaux, même malgré soi, et n’est conquise que si elle est communiquée à autrui et reprise par d’autres, c’est-à-dire socialement instituée. Et pas plus l’individu ne saisit-il une « universalité donnée » une fois pour toutes (vérité absolue, beauté idéale, essence pure et intemporelle, valeur morale absolue, etc.). Il apporte toujours un « universel présomptif »48. Toute vérité, par exemple, « est la marque d’une certaine époque de la culture, qu’un développement nouveau [viendra], non pas sans doute annuler, mais remettre à sa place de vérité partielle et encore abstraite »49. Telle est « la jonction de l’individuel et de l’universel »50, l’universalité conquise dans et par la partialité d’une existence, dont le style et l’institution donnent le concept.
25Sujet s’entend donc en plusieurs sens, selon que l’on en fasse un usage courant ou technique, selon que l’on assume l’héritage phénoménologique, que l’on tente de s’en détacher sans le renier, ou qu’on lui fasse des objections principielles. À travers la question du style, ce sont les débats philosophiques les plus contemporains qui s’expriment, comme le montrent les études ici rassemblées.
Le style des philosophes
- 51 P. Bayard, Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Paris, Minuit (Paradoxe), 2010.
- 52 On peut rapprocher cette conception merleau-pontienne de la phénoménologie des (...)
26Dans Et si les œuvres changeaient d’auteur ?51, Pierre Bayard remarque malicieusement qu’il est vain de déclarer l’auteur mort, si on n’ose pas tirer les conclusions de cet acte de décès en attribuant aux œuvres de nouveaux auteurs. Lisez Autant en emporte le vent en l’attribuant à Tolstoï, et les scènes de thé deviennent décisives. Et Pierre Bayard de faire subir aux œuvres philosophiques le même traitement qu’aux œuvres littéraires : elles aussi doivent changer d’auteurs pour une plus grande fécondité des explications de texte et des philosophèmes susceptibles d’en naître heureusement et inopinément. Si la suggestion de Pierre Bayard paraît peu opératoire aux philosophes comme aux littéraires, c’est qu’au-delà de la cohérence des thèses soutenues par un auteur, qu’on ne saurait impunément disloquer, une œuvre philosophique se caractérise aussi par une unité stylistique : manière d’écrire, choix des exemples, etc. Autant de marques participant aux thèses d’un philosophe, mais qui ne s’y réduisent pas totalement, et qui caractérisent le style d’un philosophe ou d’une philosophie. En s’appuyant sur Husserl, Merleau-Ponty s’est sans doute ici montré pionnier en la matière. Dès Phénoménologie de la perception, revenant sur les écarts et les contradictions entre Husserl et ses successeurs, il avait défini la phénoménologie comme style plutôt que comme doctrine, comme mouvement52, au sens d’un devenir ou d’une histoire, avec ses développements et ses glissements, ses métamorphoses et ses aventures :
- 53 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 8.
Le lecteur pressé renoncera à circonscrire une doctrine qui a tout dit et se demandera si une philosophie qui n’arrive pas à se définir mérite tout le bruit qu’on fait autour d’elle et s’il ne s’agit pas plutôt d’un mythe et d’une mode.
Même s’il en était ainsi, il resterait à comprendre le prestige de ce mythe et l’origine de cette mode, et le sérieux philosophique traduira cette situation en disant que la phénoménologie se laisse pratiquer et reconnaître comme manière ou comme style, elle existe comme mouvement, avant d’être parvenue à une entière conscience philosophique. Elle est en route depuis longtemps, ses disciples la retrouvent partout, dans Hegel et dans Kierkegaard bien sûr, mais aussi dans Marx, dans Nietzsche, dans Freud53.
27La remarque, qui empruntait à l’usage husserlien du terme de style dans la Krisis (on pense notamment à la caractérisation de la science et la philosophie modernes comme galiléennes, au même sens où l’on dit d’une thèse qu’elle est cartésienne), n’était pas ponctuelle dans l’ouvrage. Le chapitre sur l’expression ouvrait au contraire l’idée de style par-delà le domaine artistique et littéraire. Ainsi, un style philosophique ne concerne pas seulement, et extérieurement, l’écriture des résultats de la réflexion philosophique. C’est une manière singulière, mais typique et reconnaissable, de philosopher, qui engage la recherche philosophique, son orientation, son développement, ses thèmes, ses problèmes, ses références et sa méthode :
- 54 Ibid., p. 219.
Et comme, en pays étranger, je commence à comprendre le sens des mots par leur place dans un contexte d’action et en participant à la vie commune, – de même un texte philosophique encore mal compris me révèle au moins un certain « style », – soit un style spinoziste, criticiste ou phénoménologique, – qui est la première esquisse de son sens, je commence à comprendre une philosophie en me glissant dans la manière d’exister de cette pensée, en reproduisant le ton, l’accent du philosophe54.
- 55 Le rapport de Foucault à la phénoménologie est connu, et documenté – voir dans ce numéro, (...)
28Rapportant alors le rôle décisif de Merleau-Ponty dans l’institution et l’orientation de la phénoménologie et de la philosophie françaises contemporaines, si ce n’est comme sol duquel chacun est parti, du moins comme dimension de pensée par rapport à laquelle chacun s’est situé, on ne sera pas surpris de voir Deleuze et Foucault se rapporter à la phénoménologie55 entre autres en la qualifiant de « style philosophique », et en revendiquant pour leur compte un autre style philosophique.
29La plupart des contributions rassemblées dans ce volume évoquent cette question, selon leur angle philosophique propre, et même selon leur style philosophique propre. Style d’écriture, style d’exemples, style de traitement des références. Les études de ce dossier traitent du style, rendent hommage à des auteurs ayant inauguré des styles philosophiques, et témoignent d’un style philosophique propre.
30Emmanuel Housset présente les recours husserlien et heideggérien à l’idée de style, en montrant comment ils sont articulés l’un à l’autre, mais aussi à Dilthey. L’usage du terme de style dans la philosophie contemporaine s’en trouve éclairé. Le déploiement organique des usages husserliens de ce mot confère une épaisseur à la thèse merleau-pontienne d’une importance décisive du concept de style chez Husserl. Emmanuel Housset donne à voir, non seulement l’omniprésence du terme dans les textes husserlien – dont l’usage s’étend à tout phénomène et à la structure même de la phénoménalité, comme autre nom de la structure d’horizon de toute expérience possible –, mais l’importance du concept pour le programme phénoménologique d’un retour aux choses mêmes. Le style est le sens de ce qui se donne, tel que cela se donne, et non la construction d’une représentation plaquant de l’extérieur un sens sur le donné. De même, Emmanuel Housset éclaire le recours heideggérien au style en montrant son enracinement dans la visée inaugurale de la pensée de Heidegger, elle-même située dans le prolongement de Dilthey et de Husserl. Deux déplacements sont opérés, du style husserlien au style heideggérien, et, au sein de l’œuvre heideggérienne, de la tonalité (dans Être et temps) au style de la retenue (dans Apports à la philosophie). Or, le mouvement de pensée allant de Dilthey à Heidegger, déployé ici comme construction d’une distinction ferme entre style et type, permet de comprendre que c’est une même chose de chercher à penser le singulier en tant que tel, une identité mouvante et ouverte (non seulement celle d’une personne, mais de tout phénomène), et un sens qui soit rencontré dans le monde (plutôt que produit et appliqué à un donné auquel il serait étranger). Le recours au terme de style vise à formuler un tel sens, qui n’est alors, ni subjectif, ni objectif ; ni généralisation empirique, ni idéalité éternelle ; ni forme, ni matière. Le style est indistinctement la manière dont nous nous tenons dans le monde, et la manière dont le monde se donne à nous. Clarifiant en ces termes le rapport à la subjectivité de ces recours au style, Emmanuel Housset explicite également les raisons pour lesquelles, bien que la définition husserlienne du style rejoigne des conceptions topiques du style en histoire de l’art (comme l’indistinction fond-forme dans le style, ou la possibilité de parler du style d’une œuvre, d’une personne, d’un groupe, ou d’un peuple), l’étude de l’art ne joue pas un rôle privilégié dans son établissement, contrairement à Heidegger.
31La contribution de Valentin Sonnet se propose d’éclaircir le texte difficile de La prose du monde consacré au style, sous l’angle du rapport entre style et subjectivité. On y voit se construire un concept de style qui, enraciné dans les usages courant du terme en matière de style artistique, et les explicitant en termes d’expression primordiale, s’oppose notamment au sens courant dans lequel le style est dit subjectif, celui d’une expression-impression de l’intériorité ou de la biographie de l’artiste dans ses œuvres. Ici, comme partout, Merleau-Ponty entend se passer des distinctions sujet-objet et subjectif-objectif, au profit de l’idée d’une rencontre avec le monde antérieure à ces distinctions, qu’il appelle encore être-au-monde. Ainsi Merleau-Ponty nous offre-t-il l’exemple d’une façon de lier et délier style et subjectivité en pensant un style qui ne suppose aucun sujet, au sens strict d’une conscience constituante s’opposant à un objet dans un rapport contemplatif, d’une intériorité faisant vis-à-vis à une extériorité. Pour autant, Merleau-Ponty n’abandonne jamais la référence à quelqu’un, qui n’est jamais le simple réceptacle et véhicule d’une œuvre faite par le monde, un Esprit du temps ou du peuple. Ce quelqu’un est toujours une rencontre singulière avec le monde, une prise sur le monde qui soit une reprise de ce monde. Mais cette prise est toujours engluée dans un monde naturel et social qui la précède et la soutient, qui est la passivité de son activité, de sorte qu’il n’y a aucun sens à distinguer, dans l’expression, ce qui vient du monde et ce qui vient de ce quelqu’un.
32Philippe Grosos ne se contente pas de présenter la conception rythmique du style portée par Maldiney ; il la retourne sur son auteur pour donner à voir et à comprendre, sur l’exemple du désintérêt de Maldiney pour le cinéma – rapporté à ce que deux de ses contemporains, Deleuze et Cavell, cherchent et trouvent en étudiant le cinéma –, non seulement que certains choix d’un philosophe peuvent être des choix philosophiques, mais encore comment, indépendamment de tout choix exprès, les champs qu’un philosophe explore et ceux qu’il délaisse, les chemins qu’il parcourt et ceux dont il se détourne, s’ordonnent d’eux-mêmes en un style philosophique, une manière de philosopher dont la singularité ne peut alors s’entendre comme subjectivité au sens courant de ce qui relève de préférences personnelle, du goût, et de l’arbitraire.
33Constatant le recours foucaldien au terme de style, et se demandant alors s’il s’agit là d’un retour du refoulé subjectif, Maud Pouradier suit les mutations de l’idée de style à travers celles du rapport foucaldien au thème du sujet et de sa possible généalogie. Il est à ce titre éclairant de lire, l’une en regard de l’autre, la présentation ici faite du rapport de Foucault à Merleau-Ponty sur le style, et celle de la conception merleau-pontienne du style par Valentin Sonnet, tant la discussion des thèses de Husserl et de Merleau-Ponty par Michel Foucault est permanente. Enfin, les usages foucaldiens du style permettent à Maud Pouradier d’ouvrir la perspective d’une stylistique de la philosophie, faisant heureusement écho à la contribution de Philipe Grosos sur le thème du style philosophique : la distinction entre la philosophie structuraliste et le style structuraliste de Foucault montre en quoi un style philosophique n’est pas une philosophie déterminée et expresse, un ensemble de questions et de thèses.
34Frédéric Bisson, enfin, emprunte des concepts à des philosophes analytiques, et notamment à la définition du style proposée par Nelson Goodman, comme un type de fonctionnement symbolique d’une œuvre d’art, l’exemplification, pour désubjectiver le style en deux directions. D’abord, montrer qu’il est une propriété objective des œuvres, le fonctionnement symbolique de l’exemplification ne supposant aucune intervention intentionnelle d’un sujet, et n’étant, ni une expression de la subjectivité de l’artiste, ni une réaction émotive du sujet qui en fait l’expérience. Ensuite, comprendre que l’on puisse user du nom d’un artiste comme un qualificatif stylistique applicable à d’autres, au regard de quoi le style apparaît être une individuation non personnelle, style des œuvres et non de l’artiste, relativement indépendant de celui-ci. L’enjeu constant du texte de Frédéric Bisson est ici d’expliciter certains aspects de l’expérience de la reconnaissance impliquée dans le rapport à des œuvres d’art. Son apport majeur consiste alors à mobiliser ces concepts analytiques pour préciser comment s’opère ici une caractérisation intensionnelle relativement indépendante de toute détermination extensionnelle (une œuvre musicale peut être écrite dans le style de Vivaldi, un style baroque, ou un style italien, sans que cela nous renseigne sur son compositeur, sa date et son lieu de composition), en se concentrant sur le cas de la relative autonomie du style d’une œuvre vis-à-vis de son auteur, saisie sous l’angle du fonctionnement des noms propres comme prédicats stylistiques.
- 56 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 97.
- 57 Ibid., p. 103.
- 58 Ibid., p. 107.
35Rapportant les contributions de Frédéric Bisson et de Valentin Sonnet, on verra sans peine qu’ici, et à quels égards, le chemin sémiotique de Frédéric Bisson rencontre la préoccupation phénoménologique de Merleau-Ponty dans La prose du monde. Car celui-ci cherchait à rendre compte des convergences de styles entre différentes œuvres (comment se fait-il que les œuvres de Vermeer aient le même style ?, que celles d’un faussaire puissent présenter le style de Vermeer ?, que Vivaldi et Telemann sonnent également baroques ?, Beethoven et Telemann, également allemands ?, et que des artistes s’ignorant tout à fait aient développé des styles convergents ?), et, par suite, de leur relative autonomie vis-à-vis de leur créateur, sans tomber dans « l’illusion d’une fatalité vivante »56 consistant à tenir les styles pour les véritables auteurs des œuvres, pour des « sur-artistes […] guida[nt] la main des artistes »57, « travaill[ant] derrière le dos des peintres »58. Pour cela, il considérait la conquête d’un style propre par un artiste, et sa possible conversion en une institution participable par d’autres artistes, d’autres œuvres, tout comme Frédéric Bisson se tourne vers les noms propres. Les remarques de Merleau-Ponty sur Vermeer, ses successeurs et ses faussaires, font écho, dans leur style propre, à celles de Frédéric Bisson sur Johnny Hallyday et Jean-Baptiste Guégan, posant qu’un style est une propriété des œuvres d’art, qui n’est pas nécessairement liée à leur auteur, au double sens où celui-ci peut produire des œuvres ne présentant pas ce style, et où d’autres personnes peuvent créer des œuvres dans ce même style. Ainsi peut se nouer un dialogue fécond entre auteurs de styles philosophiques différents.
36Ce numéro 58 des Cahiers de philosophie de l’université de Caen accueille en outre deux varia prolongeant le numéro 56 consacré au concept de communauté hérité de Tönnies et de Weber : la première traduction française, accompagnée d’un commentaire, de la correspondance entre Ferdinand Tönnies et Carl Schmitt (1924-1930), par Céline Jouin ; ainsi qu’une étude d’Édouard Jean sur la fondation par Husserl du concept tönnisien de communauté.
Notes
1 Au moment de la rédaction de cette présentation paraissait l’article de J.-O. Bégot, « Polarités, Nietzsche et la question du style », in L’histoire de l’art et ses concepts. Autour de Heinrich Wölfflin, D. Cohn, R. Mermet (dir.), Paris, Rue d’Ulm (Aesthetica), 2020, p. 15-25.
2 En 2010, un numéro de Critique, intitulé Du style !, entendait « confronter et […] faire dialoguer les disciplines qui pensent le style, et qui s’en servent depuis longtemps comme d’un véritable concept » chacune de son côté : la littérature, l’histoire de l’art et les sciences humaines et sociales. Il remarquait alors : « Quelques noms circulent d’un espace à l’autre : Merleau-Ponty, Leroi-Gourhan, Nelson Goodman, Bourdieu… ; les débats se ressemblent, parfois ils se répètent sans pourtant se connaître. Il importait donc de les confronter » (M. Macé, « Extension du domaine du style », Critique, no 752-753, 2010, respectivement p. 2 et 3). Les contributions de ce numéro témoignent de ce que ces usages consistent le plus souvent à appliquer à d’autres champs des conceptions du style empruntées à des philosophes, plutôt qu’à réviser et enrichir à cette lumière les théories du style déjà forgées par les études littéraires et l’histoire de l’art ; et à les appliquer plutôt à des champs nouveaux, ceux des sciences humaines, qu’aux champs déjà défrichés de la littérature et de l’histoire de l’art – symptomatiquement, on note, dans le champ littéraire : « Malgré le succès de sa théorie, on n’a jamais vu, il me semble, aucune description pratique d’un style, qu’il soit individuel ou collectif, selon les principes de Goodman » (L. Jenny, « Une difficulté dans la pensée du style », ibid., p. 37, note 1).
3 E. H. Gombrich, L’art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, G. Durand (trad. fr.), nouv. éd. révisée, Paris, Gallimard, 1996, p. 3.
4 Ibid., p. 5.
5 Au moment de la rédaction de cette présentation paraissait L’histoire de l’art et ses concepts… Outre l’article déjà cité de J.-O. Bégot, consacré au style chez Nietzsche, citons l’article de R. Cazal, « Style et catégories chez Semper, Wölfflin et Maldiney », p. 105-124.
6 H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’art moderne, C. et M. Raymond (trad. fr.), Brionne, G. Monfort (Imago mundi), 1989.
7 C. Malabou, Avant demain : épigenèse et rationalité, Paris, PUF, 2014.
8 A. de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991, p. 354, l’auteur souligne.
9 C. Panaccio, Récit et reconstruction : les fondements de la méthode en histoire de la philosophie, Paris, J. Vrin (Analyse et philosophie), 2019.
10 M. Schapiro, « La notion de style », in Style, artiste et société, B. Allan, D. Arasse, G. Durand, L. Evrard, V. La Soudière, J.-C. Lebensztejn (trad. fr.), Paris, Gallimard (Tel ; 155), 1990, p. 41.
11 Ibid.
12 H. Wölfflin, Principes fondamentaux…, p. 44-45.
13 M. Dufrenne, La notion d’“a priori”, Paris, PUF (Épiméthée), 1959 et L’inventaire des “a priori” : recherche de l’originaire, Paris, C. Bourgois, 1981.
14 C. Rosen, Le style classique : Haydn, Mozart, Beethoven, M. Vignal, J.-P. Cerquant (trad. fr.), Paris, Gallimard (Tel ; 310), 1978.
15 M. Schapiro, « La notion… », p. 41.
16 Ibid., p. 41 et 44.
17 Ibid., p. 43.
18 « Quand une technique coïncide effectivement avec le développement d’un style, plus que le travail lui-même, ce sont les traces laissées par la technique sur la forme qui comptent pour décrire le style » (ibid., p. 39).
19 A. Riegl, Questions de style. Fondements d’une histoire de l’ornementation, H.-A. Baatsch, F. Rolland (trad. fr.), 2e éd., Paris, Hazan, 2002, p. 5-6.
20 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, C. Lefort (éd.), Paris, Gallimard (Tel ; 218), 1992, p. 71-79 et 206.
21 J.-L. Marion, Courbet ou la peinture à l’œil, Paris, Flammarion, 2014.
22 Thibaut Gress a excellemment montré les difficultés à penser la représentation picturale à partir du concept marionien de phénomène saturé, puisqu’en toute rigueur, un phénomène saturé ne donne lieu à aucune reconnaissance. T. Gress, « Jean-Luc Marion : Courbet ou la peinture à l’œil » [compte rendu], Actu philosophia, 4 juillet 2014, en ligne à l’adresse suivante : http://www.actu-philosophia.com/jean-luc-marion-courbet-ou-la-peinture-a-l-oeil/.
23 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 89.
24 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, C. Lefort (préface), Paris, Gallimard (Folio essais ; 13), 1985, p. 87.
25 M. Schapiro, « La notion… », p. 35-36.
26 E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, P. Bourdieu (trad. fr.), Paris, Minuit (Le sens commun), 1970.
27 E. Housset, « Husserl et l’impératif de l’Europe idéale », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, no 47, 2010, p. 41-60.
28 M. Schapiro, « La notion… », p. 45 sq.
29 E. H. Gombrich, En quête de l’histoire culturelle. Conférence Philip Maurice Deneke, 1967, P. Joly (trad. fr), Paris, G. Monfort (Imago mundi), 1992.
30 Gombrich, dans En quête de l’histoire culturelle, cite les lettres de Burckhardt expliquant la genèse anti-hégélienne de son projet. Pourtant, c’est par Burckhardt que les thèses hégéliennes ont infusé toute l’histoire culturelle et toute l’histoire de l’art pour Gombrich.
31 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 107.
32 Ibid., p. 106-113.
33 E. H. Gombrich, En quête…, p. 70-71.
34 On trouvera une étude de ce processus historique d’individuation chez J.-L. Diaz, « L’individuation du style entre Lumières et romantisme », Romantisme, no 148, 2010, p. 45-62.
35 Soutine [catalogue de l’exposition de Chartres, 29 juin-30 octobre 1989], M. Vallès-Bled (éd.), Chartres, Musée de Chartres, 1989, p. 26 : son œuvre est « un perpétuel autoportrait ».
36 Sur ces deux usages du style chez Husserl, se reporter à la contribution d’Emmanuel Housset dans ce numéro.
37 E. Housset, « Husserl et l’impératif… », p. 48-49 et 52-53.
38 Sur le style de la retenue, se reporter à la contribution d’Emmanuel Housset. Sur l’idée d’historialité, voir par exemple : M. Zarader, Lire “Être et temps” de Heidegger : un commentaire de la première section, Paris, J. Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2014, p. 72-73.
39 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Tel ; 4), 1976, p. 384 et 514.
40 M. Merleau-Ponty, La nature. Notes, cours du Collège de France, D. Séglard (éd.), Paris, Seuil, 1995, p. 269.
41 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 202.
42 Sur cette idée de style rythmique chez Maldiney, se reporter à la contribution de Philippe Grosos dans ce numéro.
43 « Quand le rythme de l’homme et le rythme de la vie du monde ne font plus qu’une seule musique, alors ils ressuscitent dans l’Unité – et nous sommes dans le royaume de l’Art » (H. Maldiney, Aux déserts que l’histoire accable. L’art de Tal Coat [1995], D. Ducard, P. Grosos [éd.], Paris, Cerf, 2013, p. 17, cité par Philippe Grosos dans sa contribution).
44 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 97.
45 M. Merleau-Ponty, L’institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), D. Darmaillacq, C. Lefort, S. Ménasé (éd.), Paris, Belin, 2003, p. 123.
46 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 120.
47 Ibid., p. 177-178.
48 M. Merleau-Ponty, Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, J. Prunair (éd.), Lagrasse, Verdier, 1996, p. 80.
49 Ibid., p. 57.
50 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 120.
51 P. Bayard, Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Paris, Minuit (Paradoxe), 2010.
52 On peut rapprocher cette conception merleau-pontienne de la phénoménologie des propos récemment tenus par Claude Romano : « il m’a semblé qu’on ne pouvait pas s’installer dans la phénoménologie comme dans ses pénates, sans regarder ce qui se fait dans la philosophie vivante, quelle que soit son obédience. Faire de la phénoménologie, d’accord, mais laquelle ? Si ce nom renvoie seulement à une forme de conservatisme, voire de conformisme intellectuel, je n’en vois pas l’intérêt » (C. Romano, « Le philosophe n’est pas celui qui habite une paroisse de la pensée », Critique, no 882, 2020, p. 929).
53 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie…, p. 8.
54 Ibid., p. 219.
55 Le rapport de Foucault à la phénoménologie est connu, et documenté – voir dans ce numéro, M. Pouradier, « Le style dans la pensée de Michel Foucault. D’une désubjectivation du style à la généalogie stylistique du sujet », note 2. Quant à Deleuze, la chose est moins connue, et l’est principalement par les travaux d’A. Beaulieu, notamment Gilles Deleuze et la phénoménologie, Mons, Sils Maria, 2004.
56 M. Merleau-Ponty, La prose…, p. 97.
57 Ibid., p. 103.
58 Ibid., p. 107.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Maud Pouradier et Valentin Sonnet, « Présentation », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 58 | 2021, 7-32.
Référence électronique
Maud Pouradier et Valentin Sonnet, « Présentation », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 58 | 2021, mis en ligne le 08 septembre 2021, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1635 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1635
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