Nature de l’esprit et nature de l’homme : Spinoza entre métaphysique et politique
Résumés
Cet article interroge le rapport entre la pensée métaphysique et les propositions politiques de Spinoza. Il soutient, contre une interprétation fondée sur la systématicité de sa pensée, qu’elles ne sont pas dans un rapport de continuité déductive. En étudiant dans le détail l’effort du jeune cartésien, dans ses premiers écrits, pour déduire toute la philosophie naturelle à partir d’une seule idée première, on met en valeur une évolution dans la pensée de Spinoza : à partir de 1664, il semble admettre deux modes distincts de progression – l’un déductif, l’autre historique. On montre alors que ses traités de la maturité s’éloignent progressivement du « déductionnisme » initial pour tenir compte de la variété de divers modes de penser ; cela se reflète dans l’Éthique en une conception divisée entre la « nature de l’esprit », considéré comme rationnel par une nécessité interne, et la « nature de l’homme », considéré comme irrationnel par une nécessité externe. Cette lecture permet de limiter la valeur des prescriptions que les philosophes peuvent émettre en politique.
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Introduction
- 1 Les embranchements entre les différentes formes de spinozisme ont été étudiés par Jonathan Israel s (...)
1À mesure que ne cessent de croître, autour de la réception de l’œuvre de Spinoza, les courants de pensée qui s’annoncent « spinozistes », il est toujours plus évident que ceux qui se passionnent pour le Traité théologico-politique et le Traité politique, ouvrages d’intervention théorique dans les débats qui engageaient l’avenir des Provinces-Unies, et ceux qui se réfèrent à l’Éthique, œuvre d’un haut degré d’abstraction et d’une grande ambition morale et spirituelle, ne se recoupent pas nécessairement1. Pourtant, les diverses sensibilités spinozistes d’aujourd’hui se retrouvent, en général, autour d’une conviction commune, selon laquelle la pensée de Spinoza serait à ce point systématique, que la métaphysique et la politique seraient, chez lui, tenues par les exigences d’une cohérence stricte. À la limite, elles pourraient même se déduire l’une de l’autre. Les principes de la métaphysique établiraient ainsi, sur la base la plus solide qui soit (pas moins qu’une ontologie rationnelle), une politique qui serait du coup, incontestablement, la seule et unique qui vaille. Pourtant, on comprend immédiatement le risque de cette lecture : si l’on devait prendre cette systématicité au sérieux, elle ferait de Spinoza l’exemple parfait du dogmatisme, l’application sans médiation sur les événements d’une grille théorique inconditionnelle. En particulier, si la pensée politique de Spinoza pouvait se déduire d’une ontologie pure, cette déduction impliquerait un mode de vérité analogue dans les deux domaines. L’être capable de concevoir l’ontologie et d’en déduire la politique serait alors une sorte d’esprit absolument rationnel, produisant des vérités ultimes et apodictiques.
2Pour rendre compte de la fixation progressive de cette fameuse « systématicité » qu’on attribue abusivement à Spinoza, une patiente histoire de la notion de système serait nécessaire. Dans cet article, je voudrais simplement concentrer l’attention sur le lien supposé entre métaphysique et politique à l’intérieur de ce prétendu système. Toute la difficulté vient de ce que la lecture dogmatisante de la pensée de Spinoza n’est pas sans fondement. Il est possible de montrer qu’il y a, sous la plume de Spinoza lui-même, une conception de la rationalité qui ouvre la porte à un déductivisme ontologique – même s’il y a, chez Spinoza lui-même, une conception alternative qui permet de le conjurer. Ces ambiguïtés, qui concernent la définition de la « raison » et la pratique de la philosophie, n’engagent pas seulement l’épistémologie politique. Comme nous allons le voir, elles se reflètent dans une contradiction interne à la notion de « nature humaine » censée fonder la politique. Voilà pourquoi je voudrais explorer ces tensions l’une après l’autre, certainement pas comme les indices de failles coupables dans la pensée de Spinoza, mais au contraire, comme les signes de la capacité du philosophe à tenir compte d’aspects irréductibles les uns aux autres.
Déductivisme ontologique et pratique de la métaphysique
3La tendance à vouloir déduire, à partir de la métaphysique de Spinoza, sa pensée politique, s’appuie généralement sur la conviction que cette métaphysique est une ontologie. Spinoza serait un théoricien de l’être absolu (« Dieu » ou la « substance », autrement dit ce en quoi sont toutes les choses, et qui est cause de soi) ; et le fait de comprendre la nature de cet être absolu permettrait de concevoir de manière purement rationnelle – car la raison n’est que la mise à jour des lois par lesquelles Dieu engendre les choses au moyen d’autres choses – non seulement les déterminations de la nature humaine (les hommes étant des « modes » de la substance), mais aussi les prescriptions par lesquelles le collectif peut et doit accompagner les individus humains dans leur devenir (car des lois établies selon les règles de la raison sont les plus « utiles » de toutes). En somme, c’est par une seule et même raison, elle-même fondée sur la nature de Dieu, que l’on pourrait déduire les lois de la nature, et ensuite, à partir de la nature de l’homme, les lois de la politique.
- 2 Les personnalités les plus éminentes de ce cercle sont Lodewijk Meyer (1629-1681), Niels Stensen di (...)
- 3 Voir W. Klever, « Spinoza and Van den Enden in Borch’s Diary in 1661 and 1662 », Studia Spinozana, (...)
- 4 L’idée de Dieu s’est imposée à Spinoza à partir de l’idée de « cause première » : voir par exemple (...)
- 5 Spinoza, Traité de l’amendement de l’intellect, § 107 : « ou bien la définition de l’entendement do (...)
4Cette interprétation est d’autant moins absurde qu’il n’est pas impossible que le jeune Spinoza ait d’abord souscrit à ce déductivisme ontologique. En effet, au début des années 1660, le trentenaire fréquente des cercles cartésiens2 et il est principalement considéré comme tel3. Dans le sillage de Descartes, il cherche donc « l’idée première » par laquelle la philosophie devrait commencer, afin de dérouler, à partir d’une idée indubitable, une séquence d’idées claires et distinctes absolument pures4. Dans le Traité de l’amendement de l’intellect, le jeune philosophe fait le pari que cette idée-principe est « l’intellect lui-même » ; mais ce projet tourne court, car, passé l’énumération de quelques propriétés, il ne parvient pas à formuler l’essence de l’intellect, et doit abandonner son manuscrit5. Le Court traité s’avère plus fructueux, car il choisit pour point de départ « l’idée de Dieu ». Pourquoi placer un concept si ambitieux à la toute première marche, comme si la vérité la plus élevée de toutes était une connaissance indispensable même aux débutants ? Aux yeux de Spinoza, trois arguments plaident en faveur de cette inversion, qui sont également trois fonctions d’une notion philosophique de Dieu. Il faudrait concevoir Dieu avant toute chose parce que :
- 1. Il est la cause de toutes les choses de la nature ; or, une cause est antérieure à son effet ; donc, il faut connaître la cause pour connaître ses effets6.
- 2. L’idée de Dieu ne peut être elle-même causée, autrement dit expliquée par aucune autre, ce qui lui permet de facto de se passer d’explication : elle est nécessairement claire et distincte par elle-même7.
- 3. Comme elle est la seule à être claire et distincte par elle-même, elle constitue une norme absolue de vérité8. Par là, Spinoza attribue à l’idée de Dieu la fonction canonique que lui reconnaissait déjà Descartes.
- 9 Lettre 37 de Spinoza à J. Bouwmeester : « les perceptions claires et distinctes que nous formons dé (...)
- 10 Spinoza éclaire l’origine de cette expression dans la lettre 56 à Hugo Boxel, § 9 : « À la question (...)
5Ainsi conçue, l’idée de Dieu est donc à la fois cause, source et critère de la connaissance vraie, et, en ce sens, elle possède une extension illimitée. À mesure qu’elle s’affine et qu’elle révèle ses propriétés, le jeune Spinoza semble considérer que l’esprit n’a qu’à déduire les conséquences et les implications nécessaires de l’être nécessaire9, de la même manière « qu’il suit de l’essence du triangle que la somme de ses angles est égale à deux droits »10. En ce qui concerne la politique en particulier, Dieu fournit une norme de vérité à partir de laquelle il devient possible d’établir d’autres normes : il serait donc la norme des normes.
- 11 La mathématique est « occupée non des fins mais seulement des essences et des propriétés des figure (...)
6La référence à un exemple géométrique comme parangon de la nécessité, et plus généralement aux mathématiques comme science des essences et de la déduction11, devrait pourtant inciter lectrices et lecteurs à la plus grande prudence – car, c’est évident, la mathématique manipule des essences totalement abstraites, dont l’articulation avec l’être en tant qu’être n’est, selon les cartésiens, immédiate qu’en tant qu’elle est réflexive, et non en tant qu’elle viserait des choses extérieures à l’esprit. Le propos de Spinoza était donc de refaire le geste cartésien consistant à reconstruire l’édifice des savoirs à partir d’une idée parfaitement claire et distincte à elle-même (et sans se soucier de la relation externe avec les choses). Ce projet n’impliquait pas nécessairement de concevoir cet édifice dans les termes d’une ontologie réaliste, ni d’un système unifié de la nature.
- 12 Lettre 3, de Henry Oldenburg à Spinoza : « J’approuve entièrement votre manière géométrique de prou (...)
7Au contraire, grâce aux premières remarques des premiers lecteurs d’un brouillon de métaphysique mathématique qui finira par donner naissance à l’Éthique, Spinoza s’aperçoit que le passage déductif d’une vérité à l’autre n’est pas une expérience aussi fluide que sa propre théorie le suppose12. En 1664, Willem Van Blyenbergh, théologien calviniste et apprenti cartésien, mobilise contre la fluidité des enchaînements rationnels deux autres pierres de touche qui lui servent, à lui, de tests complémentaires de vérité : la Parole révélée, qu’il met fortement en avant, et l’expérience quotidienne, qu’il mobilise sans cesse. C’est l’occasion pour Spinoza d’improviser une nouvelle description de la réflexion philosophique, où il explicite pour la première fois une conception alternative à l’enchaînement théoriquement continu des idées claires et distinctes. Tandis que Van Blyenbergh souligne l’incertitude de toute conclusion rationnelle (qu’on pourrait, selon lui, toujours révoquer en doute), Spinoza rebondit en exploitant habilement cette objection :
- 13 Lettre 21 de Spinoza à Van Blyenbergh, § 2, in Correspondance, p. 159.
Même si un jour, les fruits que j’ai récoltés jusqu’ici de mon intellect naturel, je m’apercevais qu’ils sont faux, cela me rendrait heureux ! Dès lors que régulièrement, je franchis une nouvelle étape13.
- 14 Notons-le dès maintenant, cette démarche alternative est celle qu’embrasse explicitement Spinoza da (...)
8Cette phrase – longtemps mal traduite et donc mal commentée – comporte une importante innovation. Tout en cherchant à maintenir théoriquement parfait l’enchaînement des idées claires et distinctes, Spinoza décrit un cheminement qui n’est pas celui de la déduction pure, mais celui de la découverte. Bien sûr, le fait de franchir des étapes signifie, de manière tout à fait classique, l’émancipation progressive à l’égard des « préjugés » (pour parler comme Descartes) ou des « idoles » (pour parler comme Bacon). Mais l’angle de vue a changé. Spinoza ici ne décrit pas la science ou la philosophie ; il décrit le scientifique ou le philosophe. Non pas la connaissance, mais l’homme connaissant. Or, sous cet angle, la nécessité mécanique absolue, ou si l’on préfère la perfection de l’enchaînement idéel des idées, laisse place aux surprises et aux joies d’un parcours qui se définit par cahots. Les vérités censées découler de l’idée de Dieu selon une ligne ininterrompue se découvrent en réalité sur le mode d’une ligne brisée, où le philosophe ne cesse de passer des seuils. C’est même le travail philosophique par excellence, aller au-devant de ces ruptures de régime, par lesquelles on découvre comme « faux » les fruits de son « intellect naturel » ! Cette perspective, qui horrifie Van Blyenbergh et terrorise de nombreux cartésiens, n’est pas incompatible avec le déductionnisme ; mais elle le complète et le régionalise, en soulignant l’existence d’une autre séquence, la logique de la pratique philosophique14.
9Ainsi, bien que Spinoza ait longtemps été considéré par les traditions allemandes et françaises du point de vue d’une architectonique abstraite, il est lui-même tout à fait capable de concevoir la philosophie comme un processus d’approximation, dont il peut admettre sans difficulté qu’elle se bricole petit à petit – y compris, comme on va le voir, à partir de concepts sans cohérence entre eux.
L’idée de Dieu, l’idée de l’homme : une aporie politique
- 15 Spinoza, Court traité, I, chap. IX, § 3, in Œuvres I…, p. 251.
- 16 Spinoza, Éthique, II, définition 2, in Œuvres complètes, p. 635. Je corrige la traduction d’âme par (...)
10À mesure que ses échanges vont attirer l’attention de Spinoza sur la logique de la pratique, sa manière de considérer le travail nommé métaphysique va s’éloigner des conceptions présentées dans le Court traité. Dans cet ouvrage, qui présente des conceptions intermédiaires entre l’inachevé Traité de l’amendement de l’intellect et la version définitive de l’Éthique, le jeune philosophe attribue à l’esprit une posture entièrement passive face à la vérité ; il lui suffit de se laisser traverser par la nécessité des choses elles-mêmes pour que l’esprit suive aussitôt le fil nécessaire de la connaissance vraie15. Mais à mesure qu’il avance dans l’Éthique, Spinoza va revoir cette description. Difficile de savoir à quel moment et pour quelles raisons, entre 1662 et 1675, sa pensée évolue ; mais à l’arrivée, l’inversion de la passivité de l’esprit en activité est suffisamment spectaculaire. Dans l’Éthique, il écrit : « Par idée, j’entends un concept de l’esprit, que l’esprit forme du fait qu’il est une chose pensante »16.
- 17 C’est le principe de la règle deuxième : « Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit (...)
- 18 « Il suit de là que l’esprit humain est une partie de l’intellect infini de Dieu ; et par conséquen (...)
- 19 « La volonté et l’entendement ne sont rien en dehors des volitions et des idées singulières » (ibid (...)
- 20 Cela est une conséquence d’un principe général : « rien n’existe de la nature de quoi ne suive quel (...)
11Spinoza ne croit plus que l’esprit reçoit la vérité, mais qu’il forme activement des concepts, qui sont d’autant plus vrais qu’il en est plus la cause. C’est ainsi qu’une nouvelle sensibilité épistémologique se met à prendre forme, sans pour autant marquer de rupture avec le cartésianisme. En effet, dès les Règles pour la direction de l’esprit, le jeune Descartes avait souligné que l’analyse relevait d’un patient travail d’abstraction, entendu comme une pratique de réduction des idées à leur propre clarté et distinction17. Dans l’Éthique, à partir de la deuxième partie, Spinoza ne semble plus considérer que l’esprit humain se situe à l’intérieur d’un absolu de droit divin dont il subirait passivement la nécessité. Au contraire, l’esprit humain devient le relais actif de la nécessité de Dieu ; il est capable d’émettre lui-même la norme de vérité, de la mettre à la fois en idée et en œuvre, car, lui aussi, il exprime cette norme de vérité18. Il devient donc tout à fait absurde de concevoir l’esprit dans une posture de récepteur de l’essence de Dieu ou de spectateur face à la nature, car (pour enchaîner rapidement des thèses que Spinoza développe avec patience), l’être humain ne peut pas comprendre sans vouloir19, et il ne peut pas non plus vouloir sans agir20. Par conséquent, une idée dans l’esprit ne reçoit pas son objet ; elle ne le cause pas ; elle ne le vise pas (Spinoza préfère le mot « représenter » : l’idée ne représente pas son idéat). Toute idée est en nous un acte, ce qui revient à dire qu’elle est de facto une modification. Voilà pourquoi, si l’ontologie s’entend comme une théorie descriptive de l’être en tant qu’être, il n’y a pas chez Spinoza de théorie de l’être, tout simplement parce qu’il n’y a pas de théorie, tout court. La métaphysique de Spinoza est d’abord une pratique, parce que penser, selon lui, signifie agir.
- 21 Ibid., proposition 15, scolie, in Œuvres complètes, p. 608.
- 22 Éthique, II, proposition 47, in Œuvres complètes, p. 679.
12Comme on voit, la double perspective soulignée dans la première partie de cet article (d’un côté, le déductivisme pur, de l’autre, une découverte chaotique) se trouve résorbée, dans l’Éthique, en une articulation nouvelle entre l’être et la pensée. Cela impose d’admettre que lorsqu’il fait de la métaphysique, l’esprit ne pense pas l’être, il s’efforce plutôt de travailler un concept sans images – d’ailleurs, penser cette chose toute pure, il ne peut pas le faire absolument21. Cette conception aboutit à transformer en profondeur l’idée de Dieu en une idée performative, détachée de toute représentation. En effet, lorsque l’esprit comprend quelque chose, il entre dans une interaction causale par laquelle il s’approprie le jeu des causes et des effets à l’œuvre dans tel ou tel événement ; et ipso facto, il prend aussi conscience de l’implication d’une nécessité absolue en tant que cause active dans ce même événement. C’est ainsi que Spinoza peut soutenir une thèse qui paraît aujourd’hui contre-intuitive, bien qu’elle soit largement partagée à la fois par les illuministes et par les rationalistes néerlandais du XVIIe siècle : « L’esprit humain a la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu »22.
13Dans ce nouveau contexte, l’idée de Dieu n’apparaît plus comme une idée-principe, indispensable point de départ pour entamer les déductions qui font advenir la science, mais comme une idée-acte, celle que n’importe quel être pensant engage par cela seul qu’il pense, ou qu’il existe. On pourrait donc dire qu’avec cette proposition et sa démonstration, l’impression que Dieu est l’objet d’une idée précise et déterminée est remplacée par la certitude que Dieu est pure puissance d’exister, si bien que personne n’ignore ce qu’est Dieu – il faudrait être fou ou mort pour ignorer ce qu’est exister. En écrivant que « l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous », Spinoza établit donc, d’après les fonctions notées plus haut 1, 2, 3 de l’idée de Dieu, que :
- 4. Les humains perçoivent sans l’expliquer la puissance d’exister (et pour cause, elle est inexplicable).
- 5. Ils savent dans la pratique articuler les moyens et les fins (et pour cause, exister c’est avoir des effets).
- 6. Ils disposent ipso facto du critère de différence entre le vrai et le faux (et pour cause, car elle leur est fournie, non pas en théorie, mais dans la pratique).
14En ce sens, le fait que les hommes aient tous connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu fonde leur rapport à l’absolu que l’on appelle la raison, entendue comme « faculté de distinguer le vrai et le faux », selon la définition proposée par Descartes au début du Discours de la méthode. Faculté mise à part, Spinoza peut ainsi établir un rapport d’essence à propriété : il est nécessaire d’admettre que la nature de « l’esprit » est d’être « rationnel ».
- 23 Ibid., scolie, in Œuvres complètes, p. 680.
15Est-ce que cette idée, qui attribue à l’esprit humain une nature rationnelle, permet de fonder une politique ? C’est ce que Spinoza suggère dans le scolie suivant : « il s’ensuit que nous pouvons déduire de cette connaissance [de Dieu] un très grand nombre de conséquences que nous connaîtrons adéquatement, […] »23.
16Avec l’ambition de tirer de cette idée-acte des conséquences, Spinoza cède de nouveau aux sirènes de la déduction : il se voit déjà dévaler le train d’idées pures, dont la source inépuisable serait la connaissance de Dieu. Pourtant, cette fois-ci, l’expérience lui apporte un démenti si évident qu’en réponse à une objection sous-entendue (si tout le monde sait ce qu’est Dieu, pourquoi y a-t-il tant de controverses à son propos ?) il doit admettre aussitôt :
- 24 Ibid.
Que si d’ailleurs les hommes n’ont pas de Dieu une connaissance aussi claire que des notions communes, cela provient de ce qu’ils ne peuvent imaginer Dieu comme ils imaginent les corps, et ont joint le nom de Dieu aux images des choses qu’ils ont accoutumé de voir, et cela, les hommes ne peuvent guère l’éviter, affectés comme ils le sont continuellement par les corps extérieurs24.
17Cette concession ne joue pas sur la différence entre deux idées de Dieu, l’une fausse et l’autre vraie, mais sur une série de confusions. Entre l’idée de Dieu et ses conséquences, les humains pâtissent d’une série de brouillages qui ne leur permettent pas de suivre la fameuse ligne continue de la déduction ; ils leur imposent, au contraire, la ligne brisée que décrivait la lettre à Van Blyenbergh. Pour l’éclairer, Spinoza empile trois causes distinctes, affirmant que les mots nous trompent, que les images nous troublent, et que les affections du corps nous orientent dans de mauvaises directions. Et l’on doit en déduire, cette fois-ci, que la nature des humains est de n’être pas rationnels.
- 25 Par exemple ibid., proposition 49, scolie, in Œuvres complètes, p. 688.
- 26 Par exemple ibid., proposition 59, scolie, in Œuvres complètes, p. 742. Appuhn traduit en général « (...)
- 27 Éthique, IV, proposition 35, scolie, in Œuvres complètes, p. 785.
18À ce point de maturité, la pensée de Spinoza met donc en place une tension parfaitement claire : l’essence de l’esprit et l’essence de l’homme ne sont pas cohérentes par nature, puisque l’une est nécessairement rationnelle (du fait que la nature de l’esprit est de comprendre), et l’autre nécessairement ne l’est pas (du fait que la nature de l’homme l’expose aux variations causées par des choses extérieures). Certes, parmi la vaste communauté des hommes, il y en a certains qui cherchent à mettre ces deux natures en cohérence ; il s’agit d’un effort, pas d’un état, que Spinoza exprime en employant une expression cicéronienne : ces gens-là vivent « sous la conduite »25, parfois « sous la dictée »26, de la raison. Autrement dit, à partir des enchaînements purs liés à la nature de l’esprit, ces hommes ressentent le désir de mettre la nature humaine en conformité avec celle de l’esprit. Ce désir transforme leurs affects, leur vie quotidienne, leurs rapports aux autres. C’est en ce dernier point qu’apparaît le désir d’une forme d’union que Spinoza nomme la « concorde », laquelle apparaît donc comme l’état naturel théorique des purs esprits rationnels : « Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement en nature »27.
19En ce sens, on pourrait dire que la concorde, chez Spinoza, désigne la communauté introuvable des purs esprits pensants, et qu’elle est naturelle aux humains qui suivent la raison. Hélas, sous cet aspect, cette concorde reste soit théorique, soit limitée à un petit groupe de philosophes, car, par définition, la nature des humains n’est pas la nature de l’esprit. Par conséquent, la concorde apparaît d’abord comme une détermination liée au petit groupe des philosophes qui se consacrent à l’éthique. Pour donner au concept de concorde sa portée politique, il faudra le recomposer autrement.
- 28 Comme Spinoza le rappelle à Van Blyenbergh dans la lettre 19, le cas des philosophes est particulie (...)
20Ainsi, les précédentes analyses nous permettent d’admettre deux choses. D’une part, l’idée de Dieu entendue comme un concept métaphysique fermement établi, autrement dit comme la cause, la source et le critère de la vérité, permet bel et bien de fonder la concorde. Mais ce séquençage a une valeur exclusivement éthique : il permet de définir ce vers quoi les philosophes tendent. En aucun cas, les philosophes ne peuvent étendre à l’ensemble des humains cette concorde-là, précisément parce qu’elle se fonde sur leur amour de la vérité28. En effet, comme le montre le Traité théologico-politique, ni la politique ni la théologie ne sont concernées par la vérité. Voilà pourquoi elles posent, à nouveaux frais, la question de la concorde. Le problème politique apparaît chez Spinoza non pas à partir d’une ontologie où l’idée de Dieu trônerait en majesté, mais à partir d’une conception antithéorique de l’homme et des choses.
Concorde et multitude : comment raison garder
21Les analyses qui précèdent ont fait valoir un écart entre la nature de l’esprit et la nature de l’homme. Cette différence joue un rôle tellement central dans le Traité théologico-politique, qu’on pourrait affirmer que son objet est d’établir et d’affermir cette différence entre l’homme et l’esprit, ou si l’on préfère, entre les questions morales et politiques d’un côté, et les spéculations métaphysiques de l’autre. Dans l’Éthique, il est établi que, plus les hommes sont rationnels, plus ils vivent dans la concorde. Mais cette proportion n’implique pas qu’il faille rationaliser l’espace social. Cet effort en lui-même serait dangereux, car il signifierait de faire du philosophe une norme politique. Or, cela serait contraire à la nature humaine, qui implique que les hommes ne seront jamais rationnels :
- 29 Traité théologico-politique, chap. XIV, in Œuvres complètes, p. 496.
Ce n’est donc pas celui qui expose les meilleures raisons, en qui se voit la foi la meilleure, c’est celui qui expose les meilleures œuvres de Justice et de Charité. Combien salutaire et nécessaire est cette doctrine dans l’État, si l’on veut que les hommes vivent dans la paix et la concorde, combien de causes, et quelles causes de troubles et de crimes elle retranche, je laisse à tous le soin d’en juger29.
22Ce court paragraphe exprime clairement un hiatus : l’idéal philosophique et l’idéal politique ne se rejoignent pas. De cette fracture, il tire la conséquence en toutes lettres : lorsqu’il s’agit de politique, le degré de rationalité des humains n’a aucune importance. Pourquoi ? Parce que ni l’État ni Dieu ne se soucient de savoir quelles sont les causes qui déterminent les hommes à bien se comporter, ou pour parler plus proprement, ni la concorde ni la foi ne dépendent des motifs qui poussent les humains à agir.
- 30 « M’appliquant à la Politique, donc, je n’ai pas voulu approuver quoi que ce fût de nouveau ou d’in (...)
23Ainsi, de la même manière que l’idée de Dieu ne fonde rien du tout en politique, la pensée politique ne se destine pas à réconcilier tout le monde autour d’une rationalité commune. Le déductivisme ontologique n’opère plus, car ce qui fonde la politique en tant que problème est une incohérence entre la nature des humains et la nature de l’esprit ; si bien que, pour être un penseur politique, il faut chercher un équilibre entre la pratique rationnelle (dont les déductions ne conduisent qu’à des utopies) et la diversité des humains et des situations (dont la complexité est si grande qu’elle est sans doute informulable)30.
24En définitive, tout comme il a détaché la métaphysique d’une ontologie, Spinoza finit donc par émanciper la politique de toute rationalité théorique, c’est-à-dire fondée sur la conception de l’esprit. Telle est l’approche définie par le Traité politique : commencé après l’invasion française de 1672, à un moment où la république des Provinces-Unies n’existe plus, ce traité appelle à ne pas concevoir les humains comme de purs esprits, mais à les admettre comme traversés par des forces hétérogènes (et ces forces, on l’a vu, ne se limitent pas aux « passions », mais engagent des associations entre les mots, les images et les affects). Cette affirmation des spécificités de la politique implique que l’on renonce à faire vivre les humains selon les lois de la raison, pour obtenir – plus modestement, plus efficacement – la concorde par tous les moyens.
- 31 Spinoza en donne un clair avertissement dans l’Éthique : « La concorde est engendrée par les choses (...)
25Ainsi, non seulement la politique selon Spinoza impose aux philosophes de renoncer à recourir aux déductions qui viendraient directement de la nature de Dieu, mais elle implique aussi – chose que les commentateurs ont plus de mal à faire – que l’on applique une mesure à la raison31. Il semble en effet que, lorsqu’ils étudient les moyens d’obtenir la concorde, les spinozistes contemporains soulignent excessivement le rôle que jouent les passions chez Spinoza, au point de limiter son approche à l’introduction des émotions en politique (ce que Hobbes, soit dit en passant, fait de manière bien plus subtile), quand ils ne tendent pas à faire de lui le promoteur de la raison et de la joie en politique, ce qui n’a guère de sens.
- 32 Le premier à formuler sans états d’âme cette rupture est Alexandre Matheron, Le Christ et le salut (...)
- 33 « Par quelle raison peut-il arriver que les hommes, qui sont nécessairement en proie aux affects [… (...)
26Ils se trouvent alors pris entre un rationalisme de principe (nous devrions être rationnels) et une approche politique affective (le peuple est traversé de passions). Donc, faute de reconnaître la différence entre les concepts d’homme et d’esprit, cette division renaît alors sous une forme embarrassante – par exemple, celle d’un écart entre la foule des « ignorants », aveuglément livrée aux passions, et la communauté des philosophes, seuls défenseurs de la raison32. Ce premier inconvénient, qu’on peut nommer l’effet de surplomb, en enclenche un deuxième qui consiste à condamner le recours à la peur. Pourtant, dans l’Éthique, Spinoza lui-même considère la peur comme consubstantielle à l’espace politique – ou pour mieux dire, il fonde précisément la politique en tant que telle sur… l’usage de la peur33.
- 34 « Le droit de celui qui a le pouvoir public, c’est-à-dire du souverain, n’est autre chose que le dr (...)
27Repartons donc du problème fondamental : bien que la politique soit la mise en pratique d’une convergence entre les humains nommée « concorde », laquelle est bien sûr concevable par la raison et désirable sous la conduite de la raison, cette concorde n’est pas réalisable au moyen de la raison. Pourquoi la raison est-elle impuissante en politique ? On a coutume de répondre : parce que d’autres passions surpassent facilement celles qu’elle fait naître. Mais c’est de nouveau jeter la foule du côté des passions, en adoptant la posture surplombante de l’esprit rationnel. Or, qu’on le veuille ou non, cette foule empêtrée dans ses mots, avide d’images et traversée d’affects que Spinoza préfère appeler une « multitude » plutôt qu’un peuple, est ni plus ni moins le fondement du « souverain »34. Cette multitude comprend des femmes, des enfants, des ivrognes, tous assez peu concernés, dans le bestiaire de Spinoza, par l’effort éthique qui anime les philosophes. Il faut donc admettre que c’est cette multitude – dans toute sa diversité passionnelle – que la politique doit préserver. D’ailleurs, elle le doit précisément en ceci qu’elle le fait nécessairement, car la multitude est souveraine précisément parce que sa diversité naît de la nature de l’homme, et non de celle de l’esprit, quoiqu’en pensent les philosophes, qui tendent à vouloir unifier l’humanité dans une concorde rationnelle – ce qui est naturel, puisqu’ils sont philosophes, mais ce qui est tout à fait étranger aux intérêts du peuple, qui est une multitude. Pour articuler les deux ensembles, Spinoza propose alors d’aborder la question non plus dans les termes d’une conceptualité pure (autrement dit selon les termes d’une logique rationnelle), mais dans ceux de la proportion et du juste dosage. Dans un passage de l’Éthique souvent mal traduit, il écrit :
- 35 Éthique, II, proposition 49, scolie, in Œuvres complètes, p. 688.
À la société commune, enfin, cette doctrine [selon laquelle penser et vouloir sont une seule et même chose] apporte beaucoup, en tant qu’elle enseigne dans quelle mesure les citoyens doivent être gouvernés et conduits. Ce n’est pas, bien sûr, jusqu’à ce qu’ils soient des esclaves, mais jusqu’à ce qu’ils accomplissent librement les actions qui sont les meilleures35.
28Par cette observation, Spinoza prévoit de limiter les ambitions unifiantes des gouvernants (et en particulier, les ambitions rationalisantes des philosophes) en fonction d’une frontière à ne pas franchir entre « citoyens » et « esclaves », autrement dit entre la quête du meilleur et la préservation de la liberté. De nouveau, l’effort pour conformer la nature humaine au fonctionnement de l’esprit ne concerne qu’une toute petite portion de la population. On retrouve ainsi un plaidoyer pour la liberté de penser qui dépasse largement le cadre de la défense de la philosophie, car la fonction de la politique est plutôt de permettre à tous, si nécessaire, de délirer :
- 36 Traité théologico-politique, chap. XX, in Œuvres complètes, p. 569.
[…] il faut nécessairement accorder aux hommes la liberté du jugement et les gouverner de telle sorte que, professant ouvertement des opinions diverses et opposées, ils vivent cependant dans la concorde36.
29De ce point de vue, le plaidoyer du Traité théologico-politique pour la liberté de philosopher implique également celle de laisser les non-philosophes n’être pas philosophes. Pour résumer ce point, on peut le rassembler en une formule : la concorde trouve dans la multitude la mesure de sa rationalité.
Conclusion
30Ces analyses nous permettent de conclure que, même si Spinoza semble parfois considérer la philosophie comme un dispositif conceptuel fondé sur la déduction (c’est-à-dire sur la séquence nécessaire qui unit une essence à ses propriétés), en réalité il tient aussi compte d’une logique de la pratique dont les méthodes sont tout autres. Au cours de cet article, l’apparente univocité de la raison chez Spinoza s’est désarticulée en points de vue distincts : d’une déduction divine (domaine de la métaphysique et de la logique, sciences pures) aux déductions à partir de la nature de l’esprit (domaine de la raison), de la nature humaine (éthique), et des divers modes de penser (idées variables et affects variés, le domaine de la politique).
31Il peut sembler peu « spinoziste » de considérer que l’exercice de la raison (ou l’effort pour conformer l’humain à l’esprit) doit être mesuré. Pourtant, les spinozistes n’ignorent pas que Spinoza est aussi le grand théoricien des différentes modalités du fonctionnement de l’esprit, dans ce qu’ils considèrent (souvent de manière trop fixiste) comme la fameuse doctrine des trois genres de connaissance. Pour clore la présente analyse, il semble donc utile de souligner que cette typologie des manières de connaître vient s’encastrer au cœur de la pensée politique de Spinoza. Certes, dès sa formulation, elle a été reçue et comprise comme un affinage de la théorie des idées fausses chez Descartes, car Spinoza y propose une nomenclature affûtée des idées obscures et confuses, distinguant, selon les versions, trois ou quatre de ces genres, qui recevront dans l’Éthique leurs dénominations définitives (imagination, raison, intuition).
32Descartes se souciait peu des idées confuses, parce qu’il cherchait principalement les certitudes, afin de refonder la science. Pourquoi le jeune Spinoza a-t-il donc raffiné cette conception des idées confuses ? C’est que la théorie des genres de connaissance est destinée à rendre compatibles des vérités hétérogènes. Lorsqu’on la lit dans le cadre d’une théorie des opérations de l’esprit, on a tendance à survaloriser la hiérarchisation des modes de connaissance, comme si la fonction principale de leur distinction consistait à faire le tri entre ces modalités du connaître en vue de choisir seulement la plus fiable, la plus vraie – c’est d’ailleurs ce qu’il fait dans le Traité de l’amendement de l’intellect et dans l’Éthique. Pourtant, l’un des enjeux de la théorie des genres de connaissance semble être d’ordre politique. Car en réalité, cette théorie permet d’articuler des modes hétérogènes de penser, en indiquant qu’ils tiennent leur origine, et donc leur validité épistémologique, de leurs causes.
33En définitive, on voit que la pensée politique de Spinoza n’envisage pas seulement de rendre compatibles les impulsions des hommes en jouant de leurs affects ; il envisage également la coexistence de modes de vérité qui, au lieu de tomber d’accord (un accord rationnel au sens strict, comme le voulaient Averroès et Maïmonide) peuvent du moins coexister, si bien que la multitude, sans cesser d’être inégalement érudite, peut malgré tout être le sujet collectif d’une existence commune, dont les supports, les méthodes et les instruments sont différents :
- 37 Ibid., chap. XV, in Œuvres complètes, p. 500.
Rejetons bien loin cette idée que la religion et la piété veulent faire de la raison leur servante, ou que la raison prétend humilier la religion à cette condition ; gardons-nous de croire qu’elles ne puissent l’une et l’autre, dans la paix et dans la concorde, occuper leur royaume propre37.
34En somme, la pensée politique de Spinoza se construit à partir de l’idée que la politique, tout comme la philosophie, ont pour fonction de faire tenir de l’hétérogène ensemble, et non de subsumer l’hétérogène sous son action unifiante. Faire coexister l’inconciliable, équilibrer l’hétérogène, sont des efforts qui font de Spinoza moins le concepteur d’une théorie politique, qu’un philosophe immédiatement politique, dont la pensée travaille la matière de ce qui fait la vie en commun.
Notes
1 Les embranchements entre les différentes formes de spinozisme ont été étudiés par Jonathan Israel sur plusieurs siècles, dans trois ouvrages successifs : J. Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity, 1650-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Enlightenment Contested. Philosophy, Modernity, and the Emancipation of Man, 1670-1752, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 ; et A Revolution of the Mind. Radical Enlightenment and the Intellectual Origins of Modern Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
2 Les personnalités les plus éminentes de ce cercle sont Lodewijk Meyer (1629-1681), Niels Stensen dit Sténon (1638-1686), ainsi que Johannes Hudde (1628-1704) et Christiaan Huygens (1629-1695). Pour une étude complète de leurs relations, voir M. Rovere, Le clan Spinoza. Amsterdam, 1677. L’invention de la liberté, 2e éd., Paris, Flammarion (Libres Champs), 2019, et pour une bibliographie sur chacun d’entre eux, http://www.leclanspinoza.com/clan/.
3 Voir W. Klever, « Spinoza and Van den Enden in Borch’s Diary in 1661 and 1662 », Studia Spinozana, vol. 5, 1989, p. 311-325.
4 L’idée de Dieu s’est imposée à Spinoza à partir de l’idée de « cause première » : voir par exemple dans la lettre 2 à Henry Oldenburg, in Spinoza, Correspondance, 2e éd., M. Rovere (éd. et trad.), Paris, Flammarion, 2019, p. 51.
5 Spinoza, Traité de l’amendement de l’intellect, § 107 : « ou bien la définition de l’entendement doit être claire par elle-même, ou bien nous ne pouvons rien comprendre », in Œuvres I. Premiers écrits, F. Mignini (éd.), M. Beyssade et J. Ganault (trad.), Paris, Presses universitaires de France (Épimethée), 2009, p. 131.
6 Spinoza, Court traité, I, chap. II, in Œuvres I…, p. 227.
7 Ibid., Second dialogue, in Œuvres I…, p. 225 : « Mais pour produire en nous une idée de Dieu, n’est requise aucune autre chose particulière possédant ce qui est produit en nous, mais seulement qu’il y ait dans la Nature un corps tel que son idée soit nécessaire pour représenter Dieu immédiatement ».
8 Voilà pourquoi Spinoza considère que Bacon et Descartes, faute d’avoir un concept assez exact de Dieu, ne pouvaient pas non plus concevoir clairement la vérité et l’erreur. Voir la lettre 2 à Henry Oldenburg, in Spinoza, Correspondance, p. 51.
9 Lettre 37 de Spinoza à J. Bouwmeester : « les perceptions claires et distinctes que nous formons dépendent de notre seule nature et de ses lois précises et fixes, c’est-à-dire de notre absolue puissance, et non de la fortune » (Correspondance, p. 228).
10 Spinoza éclaire l’origine de cette expression dans la lettre 56 à Hugo Boxel, § 9 : « À la question que tu me poses – ai-je de Dieu une idée aussi claire que celle du triangle ? –, je réponds oui. Mais si tu me demandes si j’ai de Dieu une image aussi claire que celle du triangle, je réponds non. […] Lorsque j’étudiais les Éléments d’Euclide, j’ai d’abord compris que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, et j’ai clairement perçu cette propriété du triangle, même si j’étais ignorant de beaucoup d’autres » (Correspondance, p. 312).
11 La mathématique est « occupée non des fins mais seulement des essences et des propriétés des figures » (Éthique, I, Appendice, in Œuvres complètes, T. Gress [éd.], C. Appuhn [trad.], Paris, R. Laffont [Bouquins], 2018, p. 629).
12 Lettre 3, de Henry Oldenburg à Spinoza : « J’approuve entièrement votre manière géométrique de prouver, mais en même temps, je regrette mon épaisseur d’esprit : elle m’empêche, pour ma part, d’acquiescer assez rapidement à ce que vous enseignez avec tant d’acuité » (Correspondance, p. 53).
13 Lettre 21 de Spinoza à Van Blyenbergh, § 2, in Correspondance, p. 159.
14 Notons-le dès maintenant, cette démarche alternative est celle qu’embrasse explicitement Spinoza dans le Traité politique : « je n’ai pas voulu approuver quoi que ce fût de nouveau ou d’inconnu, mais seulement établir par des raisons certaines et indubitables ce qui s’accorde le mieux avec la pratique » (Traité politique, I, § 4, in Œuvres complètes, p. 868).
15 Spinoza, Court traité, I, chap. IX, § 3, in Œuvres I…, p. 251.
16 Spinoza, Éthique, II, définition 2, in Œuvres complètes, p. 635. Je corrige la traduction d’âme par esprit.
17 C’est le principe de la règle deuxième : « Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit paroît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable » (voir https://fr.wikisource.org/wiki/Règles_pour_la_direction_de_l’esprit).
18 « Il suit de là que l’esprit humain est une partie de l’intellect infini de Dieu ; et par conséquent, lorsque nous disons que l’esprit humain perçoit ceci ou cela, nous ne disons pas autre chose sinon que Dieu, non pas en tant qu’infini, mais en tant qu’il s’exprime par la nature de l’esprit humain, ou bien en tant qu’il en constitue l’essence, a telle ou telle idée » (Éthique, II, corollaire de la proposition 11, in Œuvres complètes, p. 645).
19 « La volonté et l’entendement ne sont rien en dehors des volitions et des idées singulières » (ibid., démonstration du corollaire de la proposition 49, in Œuvres complètes, p. 682).
20 Cela est une conséquence d’un principe général : « rien n’existe de la nature de quoi ne suive quelque effet » (Éthique, I, proposition 36, in Œuvres complètes, p. 627).
21 Ibid., proposition 15, scolie, in Œuvres complètes, p. 608.
22 Éthique, II, proposition 47, in Œuvres complètes, p. 679.
23 Ibid., scolie, in Œuvres complètes, p. 680.
24 Ibid.
25 Par exemple ibid., proposition 49, scolie, in Œuvres complètes, p. 688.
26 Par exemple ibid., proposition 59, scolie, in Œuvres complètes, p. 742. Appuhn traduit en général « dictamen » par « commandement ».
27 Éthique, IV, proposition 35, scolie, in Œuvres complètes, p. 785.
28 Comme Spinoza le rappelle à Van Blyenbergh dans la lettre 19, le cas des philosophes est particulier : « l’amour qu’ils se portent les uns aux autres » est « fondé dans l’amour qu’a chacun pour la vérité » (Correspondance, p. 132).
29 Traité théologico-politique, chap. XIV, in Œuvres complètes, p. 496.
30 « M’appliquant à la Politique, donc, je n’ai pas voulu approuver quoi que ce fût de nouveau ou d’inconnu, mais seulement établir par des raisons certaines et indubitables ce qui s’accorde le mieux avec la pratique. En d’autres termes, le déduire de l’étude de la nature humaine et, pour apporter dans cette étude la même liberté d’esprit qu’on a coutume d’apporter dans les recherches mathématiques, j’ai mis tous mes soins à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie » (Traité politique, I, § 4, in Œuvres complètes, p. 868).
31 Spinoza en donne un clair avertissement dans l’Éthique : « La concorde est engendrée par les choses qui se rapportent à la justice, à l’équité et à l’honnêteté. Car non seulement les hommes supportent mal ce qui est injuste et inique, mais aussi ce qu’ils tiennent pour honteux, autrement dit le fait que l’on méprise les coutumes reçues dans la Cité. Or, pour qu’on s’accorde dans l’Amour, ce qu’il y a de plus nécessaire, ce sont les choses qui concernent la Religion et la Piété » (Éthique, IV, Appendice, chap. XV, in Œuvres complètes, p. 824).
32 Le premier à formuler sans états d’âme cette rupture est Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier-Montaigne (Analyse et raisons ; 16), 1971.
33 « Par quelle raison peut-il arriver que les hommes, qui sont nécessairement en proie aux affects […], et inconstants, et variables […], puissent se donner cette assurance et cette confiance réciproques ? […] Eh bien, c’est parce qu’aucun affect ne peut être contrarié, sinon par un affect plus fort et contraire à l’affect à contrarier, et que chacun s’abstient de faire souffrir les autres par peur d’une souffrance plus grande. Voilà donc la loi sur laquelle la société pourra prendre pied fermement, à condition qu’elle revendique pour elle-même le droit qu’a chacun de se venger et de juger du bien et du mal, et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie commune, de faire des lois, et de rendre ces lois fermes non pas au moyen de la raison, laquelle ne peut pas modérer les affects […], mais par des menaces » (Éthique, IV, proposition 37, scolie 2, in Œuvres complètes, p. 791. Je donne ici une traduction originale qui s’éloigne en partie de celle d’Appuhn).
34 « Le droit de celui qui a le pouvoir public, c’est-à-dire du souverain, n’est autre chose que le droit de nature, lequel se définit par la puissance non de chacun des citoyens, pris à part, mais de la masse conduite en quelque sorte par une même pensée » (Traité politique, chap. III, § 2, in Œuvres complètes, p. 880).
35 Éthique, II, proposition 49, scolie, in Œuvres complètes, p. 688.
36 Traité théologico-politique, chap. XX, in Œuvres complètes, p. 569.
37 Ibid., chap. XV, in Œuvres complètes, p. 500.
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Référence papier
Maxime Rovere, « Nature de l’esprit et nature de l’homme : Spinoza entre métaphysique et politique », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 57 | 2020, 157-172.
Référence électronique
Maxime Rovere, « Nature de l’esprit et nature de l’homme : Spinoza entre métaphysique et politique », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 57 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1562 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1562
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