Cabanis, Franklin, Condillac et les rêves : réceptions et postérités de deux anecdotes
Résumés
Ce texte étudie la réception et la postérité de deux anecdotes publiées par Cabanis. Celui-ci mettait en scène ses amis Franklin et Condillac comme des rêveurs croyant parfois en leurs productions nocturnes. Ces histoires furent citées très fréquemment au XIXe siècle et elles furent modifiées et « recréées » : on les présenta soit comme des exceptions soit comme des arguments contre un « matérialisme » de Cabanis. Plus généralement, ces histoires pouvaient apparaître comme anecdotiques ou avoir le statut plus éminent d’exemples.
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- 1 S. Freud, L’interprétation du rêve [1900], trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 126.
1Dans cette étude, je prendrai comme fil d’Ariane deux anecdotes des Rapports du physique et du moral de l’homme qui furent réemployées à satiété. Cabanis a fait, rappelons-le, autorité concernant la question du sommeil et des rêves et il a été cité durant tout le XIXe siècle par les auteurs qui s’intéressaient à ces thèmes. Pour ne donner qu’un exemple, Freud le crédite d’avoir mis en avant une parenté entre rêve et folie1.
- 2 Voir notamment M. Saad, Cabanis. Comprendre l’homme pour changer le monde, Paris, Classiques Garnie (...)
- 3 Pour des définitions et des descriptions du genre littéraire et savant de l’anecdote comme petit ré (...)
2Les anecdotes qui me serviront de point de départ ne conduisent cependant pas du côté d’une analogie entre rêve et folie, mais elles posent plutôt, à l’inverse, la question de créativités et de prémonitions nocturnes, thèmes sur lesquels on n’attendrait guère actuellement Cabanis. À travers les lectures qui ont été faites de deux histoires, souvent invoquées, transformées, contrées, c’est l’analyse d’une réception qui se dessinera, plus que celle des conceptions médicales de Cabanis sur le sommeil, les rêves et la folie ou encore plus qu’une contextualisation historique2. Cela m’amènera, pour conclure, à m’interroger sur le statut de savoirs, notamment sur le sommeil et les rêves, qui ont été portés par des anecdotes, ces « petits faits vrais »3 (ou non) circulant et proliférant, dans une culture et à une époque, autour de la vie nocturne des humains, et se transformant parfois en exemples potentiellement généralisables à tous.
Bonnes fortunes, phénomènes automatiques ou inconscients ?
- 4 Sur ce point, je me permets de renvoyer à J. Carroy, « Le sexe des rêves. La théorisation des rêve (...)
- 5 Voir Lucrèce, De rerum natura, IV, A. Ernout (éd.), Paris, Les Belles lettres, 1960, p. 39. Le pass (...)
3Cabanis a été, de façon générale, crédité, durant tout le XIXe siècle, d’avoir proposé une conception éclairée du sommeil et des rêves en ce qu’elle ne séparait pas le physique et le moral du dormeur et rattachait les songes à des soubassements corporels et cérébraux. L’homme qui dort, selon lui, est coupé des stimuli extérieurs et d’autant plus soumis aux sensations internes venues souvent des organes génitaux. Cabanis met l’accent sur le rêve érotique que la médecine antique nommait oneirogmos4. Il souligne encore que le cerveau, cet « homme intérieur », peut fonctionner de façon spontanée dans les délires et les rêves. Il évoque le fait que de longues chaînes d’associations d’idées peuvent par exemple donner lieu à des rêves très longs et « très détaillés » ravivant des souvenirs avec une vivacité singulière. Cabanis affirme que les rêves ne se rattachent pas prosaïquement à une sensation externe transformée et à des souvenirs de la veille, comme le soutenait Lucrèce5, mais qu’« il est certain que les rêves nous transportent souvent loin de nous-mêmes et de nos idées, ou de nos sentiments habituels ». Voilà qui pourrait évoquer un Cabanis assez inattendu par rapport à la tradition philosophique organiciste et épicurienne à laquelle on le rattachera.
4Puis Cabanis enchaîne sur un « ce n’est pas tout », qui peut paraître encore plus étonnant à nos yeux. Il assigne aux rêves et aux délires une sagesse et une puissance créatrices en évoquant dans deux notes le témoignage de Franklin et Condillac :
- 6 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, « Considérations touchant la vie animale, les premières déte (...)
Ce n’est pas tout. Nous avons parfois en songe des idées que nous n’avons jamais eues. Nous croyons converser, par exemple, avec un homme qui nous dit des choses que nous ne savions pas. On ne doit pas s’étonner que, dans des temps d’ignorance, les esprits crédules aient attribué ces phénomènes singuliers à des causes surnaturelles. J’ai connu un homme très sage et très éclairé (1) qui croyait avoir plusieurs fois été instruit en songe de l’issue des affaires qui l’occupaient dans le moment. Sa tête forte, et d’ailleurs entièrement libre de préjugés, n’avait pu se garantir de toute idée superstitieuse par rapport à ces avertissements intérieurs. Il ne faisait pas attention que sa profonde prudence et sa rare sagacité dirigeaient encore l’action de son cerveau pendant le sommeil, comme on peut l’observer souvent, même pendant le délire, chez les hommes d’un moral exercé. En effet, l’esprit peut continuer ses recherches (2) dans les songes ; il peut être conduit par une certaine suite de raisonnements à des idées qu’il n’avait pas ; il peut faire à son insu comme il le fait à chaque instant durant la veille, des calculs rapides qui lui dévoilent l’avenir. Enfin, certaines séries d’impressions internes, qui se coordonnent avec des idées antérieures, peuvent mettre en jeu toutes les puissances de l’imagination, et même présenter à l’individu une suite d’évènements dont il croira quelquefois entendre, dans une conversation régulière, le récit et les détails.
Tels sont les rapports entre les songes et le délire, entre les causes qui déterminent le sommeil et celles qui produisent la folie.
(1) L’illustre B. Franklin.
(2) Condillac m’a dit qu’en travaillant à son cours d’études, il était souvent forcé de quitter, pour dormir, un travail déjà tout préparé, mais incomplet, et qu’à son réveil il l’avait trouvé plus d’une fois terminé dans sa tête6.
5Nommer ces rêveurs c’est probablement, pour Cabanis, rappeler un temps d’avant la Révolution, lorsque, jeune homme, il a fréquenté le cercle d’Auteuil, autour de Mme Helvétius et qu’il est devenu alors ami de Condillac et surtout de « l’illustre Franklin » auquel il resta attaché toute sa vie.
6Ces anecdotes précieuses méritent de ne pas rester anonymes. Mais elles entraînent aussi sur un terrain glissant. Si l’on peut admettre que la nuit porte conseil dans le cas de Condillac, il est en effet plus audacieux d’attribuer à Franklin un don de prévision. Il faut, pour Cabanis, tout à la fois reconnaître que ce dernier demeurait un tant soit peu superstitieux, et en même temps l’exonérer pour dire que ce qu’il croyait lié à un don n’était dû qu’à sa « profonde prudence » et à sa « rare sagacité. » Cabanis se situe donc dans le camp d’un ennemi des préjugés qui doit mettre en avant « les puissances de l’imagination » d’un homme intérieur naturel pour comprendre l’allégation de faits de sommeil ou de rêve bénéfiques confinant au merveilleux.
7Ce texte et ces deux anecdotes seront repris durant tout le XIXe siècle, comme on va le voir, au premier chef par un ancien disciple des Idéologues, Maine de Biran, qui parle de songes intellectuels à ce propos :
- 7 P. Maine de Biran, « Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme », in (...)
Cette espèce de songes [les songes intellectuels] est très rare et doit l’être en effet, puisque ce sont, pour ainsi dire, de bonnes fortunes qui n’arrivent qu’aux hommes studieux, méditatifs, et dont toutes les veilles sont consacrées au travail de la pensée, à l’exercice de ses plus hautes facultés. Feu M. Cabanis a consigné les observations à ce sujet qui lui avaient été rapportées par Franklin et Condillac, sujets, comme peuvent l’être d’autres savants, à avoir de ces bonnes fortunes7.
- 8 T. Jouffroy, « Du sommeil », in Mélanges philosophiques [1827], Genève, Slatkine reprints, 1979, p. (...)
- 9 Sur ce concours, je me permets de renvoyer à J. Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (180 (...)
8Selon Maine de Biran, contrastant avec les états psychologiques hyperorganiques, sommeil et rêve sont des états organiques involontaires dont le moi se serait en quelque sorte absenté. Cela pose problème si l’on adopte, comme Théodore Jouffroy, le psychologue de l’école cousinienne, une position soutenant que l’âme pense toujours et qu’il existe bien une psychologie du sommeil et des rêves, ce dont témoigne le fait que nous pouvons avoir conscience de rêver lorsque nous dormons8. Les conceptions de Biran sur ces phénomènes, proches de celles de Cabanis, induiront des controverses dans l’école cousinienne. En 1851, Cousin mettra au concours la question du devenir de l’âme et de ses facultés pendant le sommeil et le somnambulisme à l’Académie des sciences morales et politiques9.
- 10 Lorsqu’Alfred Maury, l’auteur classique du XIXe siècle sur le sommeil et les rêves, cite ces anecdo (...)
9Ce sont Les nouvelles considérations sur le sommeil, me semble-t-il, qui font connaître, autant que Cabanis, les deux anecdotes de Franklin et Condillac10. S’il adopte en général une position critique sur le caractère prémonitoire des rêves, Maine de Biran prend en compte les anecdotes racontées par Cabanis en parlant de rêves intellectuels. Cette classification, qui isole et distingue de tous les autres songes ceux des hommes « studieux » et « méditatifs », permet de rendre justice à Franklin et Condillac, mais de ne leur attribuer qu’avec sobriété de rares « bonnes fortunes » oniriques.
- 11 J. L. Moreau de la Sarthe, « Rêves », in Dictionnaire des sciences médicales, Paris, Panckoucke, 18 (...)
- 12 Ibid.
10Les rêves intellectuels ont eu une postérité dans l’onirologie de la première moitié du XIXe siècle. Ils sont invoqués en 1820 dans un influent article du dictionnaire médical Panckoucke. Moreau de la Sarthe y évoque « les rêves habituels des artistes, des gens de lettres, des hommes d’État »11. Après avoir souligné la mobilité et la rapidité de l’esprit en rêve qui est l’apanage des « savants et des gens de lettres », Moreau y cite Franklin, qui « éprouva quelque chose de semblable sans en reconnaître mieux que Voltaire la véritable cause, et était alors persuadé qu’il avait été instruit en rêve de l’issue des affaires qui le tourmentaient le plus dans le moment »12. De même que Voltaire s’était attribué, selon Moreau, la composition de la Henriade en rêve, de même Franklin ne reconnaît pas la « véritable cause » de ce qu’il réfère à un don. Sa « bonne fortune » viendrait de la rapidité et de la mobilité de ses rêves intellectuels. Mais l’expérience de cette mobilité lui échappe et il n’en est pas conscient. Moreau évoque l’existence chez Franklin d’un rapport de méconnaissance concernant son don. Il introduit implicitement l’idée d’un non conscient qui sera reprise par la suite.
- 13 Ibid., p. 265. On lira le rêve de Tartini, dans l’introduction à « Rêver au XIXe siècle », Romantis (...)
11En même temps Moreau de la Sarthe popularise l’anecdote du rêve du compositeur Tartini raconté par l’astronome Jérôme de La Lande à la fin du XVIIIe siècle, qui deviendra très célèbre au XIXe siècle. Tartini aurait vu et entendu le diable en rêve. Il aurait « noté de mémoire » le morceau de violon joué par le diable et composé là sa plus belle sonate13. Cette « hallucination remarquable », pour reprendre Moreau, sera souvent associée ensuite aux histoires de Franklin et Condillac.
- 14 J.-J. Virey, « Rêve », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, Firmin Didot, 18 (...)
12On pourrait penser que Moreau et Maine de Biran reprennent une vieille distinction, attribuée à Homère dans la tradition occidentale, entre rêves véridiques passant par des portes de corne et rêves mensongers passant par des portes d’ivoire. Moreau et Maine de Biran se gardent cependant de citer Homère qu’invoque par exemple Julien Joseph Virey pour parler d’un rêve trompeur envoyé à Agamemnon et jeter par conséquent le doute sur la véracité des rêves de Franklin : « Franklin crut avoir été instruit de cette manière de l’issue des négociations qui le tourmentaient, dit Cabanis […], comme la voix de Jupiter retentissait encore à l’oreille d’Agamemnon soucieux des combats dès le lever de l’aurore, dit Homère »14.
- 15 A. Brierre de Boismont, Des hallucinations ou histoire raisonnée des apparitions, des visions, des (...)
- 16 G. de Nerval, Aurélia ou le Rêve et la Vie, J.-N. Illouz (éd.), Paris, Garnier (Bibliothèque du XIX(...)
13Les rêves intellectuels ne sont pas forcément trompeurs. Tout au contraire, ils peuvent résoudre la nuit des problèmes d’homme d’État, comme le suppose l’aliéniste Alexandre Brierre de Boismont : « Franklin racontait à Cabanis que les combinaisons politiques qui l’avaient embarrassé le jour se débrouillaient fréquemment durant ses rêves »15. Les portes de corne de ce type de songes ne renvoient pas à un autre monde mystique, comme le profère à peu près à la même époque Nerval dans Aurélia16, mais plutôt à une sagacité politique se prolongeant la nuit.
- 17 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire III, § II, Peisse, p. 153, Lehec et Cazeneuve, p. 208.
14Tout se passe, dans ces exemples, comme si le recours à la notion de rêves intellectuels concédait une part de merveilleux naturalisé et sécularisé à certaines visions et à certains rêveurs, peu nombreux. Il ne s’agit pas de n’importe quels rêveurs, mais d’hommes de cabinet et de savants mâles, des confrères pourrait-on dire, aussi bien pour Cabanis que pour ses lecteurs savants. Les gens de lettres sont réputés sujets à pertes nocturnes et à cauchemars qui les épuisent ainsi qu’à atteinte des nerfs, souligne Cabanis17. Mais ils sont aussi privilégiés, pourrait-on ajouter, car ils sont censés avoir seuls parfois des rêves analogues à ceux de Franklin ou de Condillac.
- 18 A. Maury, « Songe (Psychologie) », in Encyclopédie moderne. Dictionnaire abrégé des sciences, des l (...)
- 19 A. Maury, Le sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui (...)
- 20 J. Baillarger, « Application de la physiologie des hallucinations à la physiologie du délire consid (...)
- 21 S. Freud, L’interprétation du rêve, J.-P. Lefebvre (trad.), Paris, Seuil, 2010, p. 656.
15Alfred Maury systématise et dramatise les perspectives de Cabanis. Franklin apparaît à ses yeux comme un homme éclairé qui, paradoxalement, a la faiblesse d’être un croyant : « On peut même citer des hommes fort instruits à d’autres égards, tels que Franklin, qui ont ajouté foi à leurs songes »18. Tout se passe comme si, dans la perspective voltairienne et pessimiste de Maury, les hommes n’en finissaient pas d’être tributaires de superstitions et de préjugés, comme l’indique le titre de l’un de ses ouvrages historiques publié en 1860, La magie et l’astrologie dans l’antiquité et au moyen âge ou étude sur les superstitions païennes qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Dans son livre classique sur le sommeil et les rêves, Maury cite cependant des exemples personnels, triviaux et non grandioses, où des rêves l’ont instruit et lui ont fait voir des choses qui lui auraient échappé le jour19. S’il existe des songes utiles, c’est que l’esprit peut réactiver « insciemment » sa mémoire. Le rêve met en jeu des automatismes, souvent sombres et honteux, mais parfois bénéfiques, qui relèvent de toute manière de processus naturels et non surnaturels. Maury emprunte la notion d’automatisme à l’un de ses amis, l’aliéniste Jules Baillarger, avec lequel il fréquente, quoique n’étant pas médecin, la Société médico-psychologique20. Dans un registre proche et différent, Freud évoquera à la fin du siècle, à propos du rêve de Tartini, d’« obscures puissances des profondeurs du psychisme »21.
Le « matérialisme » de Cabanis retourné contre lui-même
16Dans des textes relevant de diverses traditions spiritualistes, on oppose au « matérialiste » Cabanis le témoignage de Condillac et de Franklin. Les anecdotes sont retournées contre celui qui les a rapportées et elles deviennent alors non plus seulement des petits faits faisant exception ou problème, mais aussi des exemples et des preuves à l’appui d’une généralisation possible.
- 22 Comme exemple de ce type de publication qui compile toutes sortes d’histoires et d’anecdotes graves (...)
- 23 Maurice Macario, « Des rêves considérés sous le rapport physiologique et pathologique », Annales m (...)
- 24 Sur l’hypothèse d’une lecture nervalienne de Macario, je me permets de renvoyer à J. Carroy, « Auré (...)
17L’aliéniste Maurice Macario valorise ce qu’il appelle les rêves psychiques, intellectuels ou intuitifs, qu’il oppose aux rêves naturels intra- ou extra-crâniens comme aux rêves pathologiques. Macario propose une casuistique médicale et une anthologie d’anecdotes destinées à divertir et à impressionner, telles qu’on pouvait en lire par exemple dans des publications du temps se situant entre fiction, compilation et érudition22. Macario rassemble, à côté des anecdotes rapportées par Cabanis, des contes de Nodier, des prophéties concernant la Révolution française, des récits antiques ou bibliques de rêves prophétiques… Ses travaux relèvent d’une médecine où le spiritualisme n’est pas cousinien mais mystique. Le merveilleux qu’il accrédite en 1846-1847 est encore publiable dans une revue médicale comme Les Annales médico-psychologiques. Avant de citer les exemples de Franklin et Condillac, Macario s’exclame : « Combien de chefs d’œuvre littéraires, artistiques et scientifiques, ont été inspirés au flambeau des rêves intellectuels ! »23. Il souligne l’abondance et la fréquence de tels songes : Franklin et Condillac ne sont pas du tout pour lui, bien au contraire, des rêveurs extraordinaires, mais des rêveurs presque ordinaires. Les textes de Macario, aussi étranges qu’ils puissent paraître actuellement, ont été rituellement cités dans beaucoup de bibliographies onirologiques savantes du XIXe siècle et ils ont probablement inspiré Gérard de Nerval24.
- 25 A. Lemoine, Du sommeil au point de vue physiologique et psychologique, Paris, J.-B. Baillière, 1855 (...)
18Il peut être également de bonne guerre, mais pour des raisons quelque peu différentes de celles de Macario, de citer Cabanis. Le philosophe Albert Lemoine semble avoir été un protégé de Cousin qui a sans doute lancé pour lui en 1851 le concours de l’Académie des sciences morales et politiques sur le somnambulisme et les rêves. Lemoine se propose de concilier les positions antagonistes de Maine de Biran et de Jouffroy, dans un jeu de balance éclectique qui consiste à accorder au corps et à Biran, comme à l’esprit et à Jouffroy. Dans ce jeu, Cabanis apparaît comme celui qui, malgré tout, doit concéder à l’esprit. Lemoine, lui aussi, s’exclame : « Écoutons Cabanis qui ne peut être suspect de partialité en faveur de l’esprit au détriment des organes »25. Après ce conseil, il cite ensuite longuement in extenso les pages consacrées à Franklin et Condillac. Comme Macario, il cherche à prendre à son propre piège Cabanis, mais au profit d’un spiritualisme cousinien rationaliste qui prendrait ses distances par rapport à ceux qui croient aux prodiges du magnétisme animal et des rêves. Le combat se situe contre un matérialisme et contre un organicisme supposés être exagérés par opposition à un éclectisme bien tempéré.
- 26 L. d’Hervey de Saint-Denys, Les rêves et les moyens de les diriger. Observations pratiques, Paris, (...)
19C’est un point de vue spiritualiste encore différent que développe un autre observateur des rêves, le marquis et sinologue Léon d’Hervey de Saint-Denys, qui avait un temps envisagé de se présenter au concours de 1851. À l’inverse de Maury, Hervey privilégie des visions nocturnes qu’il nomme rêves dirigés et qui sont caractérisées non pas par des automatismes, mais par la persistance, au cours du sommeil, de la conscience et de la volonté. Il propose un art de bien rêver qui permette de développer des songes de ce type. Hervey publie des exemples qui se rapprocheraient des rêves intellectuels de Maine de Biran. Cependant les beaux rêves du marquis ne sont pas porteurs de pressentiments ou de prémonitions. Ils se distinguent plutôt par leur aspect esthétique ou érotique. Du moins officiellement, car pour Hervey, exciper d’un exemple invoqué par « l’intrépide » Cabanis permet de s’abriter derrière l’autorité d’un matérialiste pour suggérer que les rêves pourraient renvoyer à un avenir inscrit dans quelque fatum : « Cabanis aborde ensuite, avec l’intention de l’expliquer naturellement, ce point si hardi et si scabreux de la question, la fatidité des songes, et il écrit intrépidement, non sans un grand sens, à mon avis : “Nous avons quelquefois, en songe, des idées que nous n’avons jamais eues…” »26. Hervey enchaîne ensuite sur la citation de Cabanis, qui devient ainsi, comme Franklin, un homme « de grand sens », parce qu’il n’exclut pas qu’il puisse exister une sagesse onirique supérieure. Citer Cabanis permet d’évoquer l’existence de rêves qui ne seraient pas seulement magiques (adjectif qui revient souvent sous la plume d’Hervey) au sens poétique ou figuré, mais qui auraient le pouvoir de refléter un avenir.
- 27 Mme de Thèbes, L’énigme du rêve. Explication des songes, Paris, F. Juven, 1908, p. 60. Il faut note (...)
- 28 Sur ce point, voir J. du Bouchet, « Artémidore homme de science », in Clés des songes et sciences d (...)
20Si l’on parcourt ces citations, les reprises de Cabanis se situent dans un registre savant et supposé à l’époque de bonne tenue. Anne Victoire Savigny est une voyante amie d’Alexandre Dumas qui lui a donné mission d’être un sphinx résolvant des énigmes et l’a appelée pour cela Mme de Thèbes. Son livre, L’énigme du rêve, explication des songes, relève du domaine des clefs des songes, ces brochures réputées destinées surtout aux femmes, au moins aussi nombreuses et peut-être plus lues que les traités savants. Elles invoquent la tradition antique de l’onirocritique représentée par Artémidore au début de notre ère et elles se présentent comme des dictionnaires permettant de prédire l’avenir à partir des rêves. Mme de Thèbes s’appuie sur l’autorité de plusieurs hommes de science de son temps, sans nommer Cabanis. L’anecdote de Franklin est détachée de sa source, et présentée ainsi : « Franklin, cet esprit rassis et si merveilleusement équilibré, croyait aux songes symboliques et prophétiques »27. Franklin devient non seulement un sage, mais aussi un nouvel interprète qui redonne aux songes un sens symbolique prophétique, et conforte L’énigme du rêve. Il retrouverait ainsi, mutatis mutandis, par-delà l’histoire, le statut de philosophe, de médecin et de savant qu’a pu avoir en son temps Artémidore28.
- 29 Y. Delage, Le rêve. Étude psychologique, philosophique et littéraire, Nantes, Impr. du Commerce, 19 (...)
21Tel pourrait être l’une des ultimes métamorphoses d’une histoire évoquée désormais rapidement au conditionnel en 1920 par le biologiste Yves Delage, un autre observateur de rêves : « Condorcet, Condillac, Franklin, Burdach, auraient aussi tiré un parti utile de leurs rêves »29. Les anecdotes contées par Cabanis font partie de références rituelles communes, avant que l’onirologie freudienne s’impose en proposant une anthologie onirique nouvelle. Désormais, même si Freud s’y réfère, les anecdotes du XIXe siècle s’estompent ou s’effacent des mémoires occidentales, savantes ou non, approximativement après la seconde guerre mondiale.
Conclusion
22Au sein d’un discours polyphonique brodant à partir de deux notes laconiques à chaque fois plus ou moins réinterprétées ou recréées, Cabanis a été mobilisé soit comme un homme éclairé posant avant la lettre la question d’un fonctionnement automatique ou inconscient de l’esprit, soit comme un matérialiste ou un organiciste obligé de reconnaître qu’il peut exister des rêves échappant aux conceptions censées être les siennes. Les histoires qu’il rapportait ont pu être lues en conséquence comme de simples anecdotes curieuses et énigmatiques, ou bien comme des exemples plus ou moins généralisables, selon le type de philosophie et de croyance que l’on adoptait.
23On peut se demander pourquoi les notes de Cabanis sur Franklin et Condillac ont eu du succès et ont été relayées, sans être vraiment remises en cause. Elles émanaient en premier lieu d’un homme célèbre, elles avaient été reprises par Maine de Biran, et elles mettaient en jeu des rêveurs connus dont le témoignage ne pouvait être que préjugé fiable, même s’il intriguait. On peut supposer aussi que Cabanis reprenait ou accréditait de son autorité un type de savoir et de rhétorique touchant aux rêves. Tout se passe en effet comme s’il avait autorisé à penser que le monde des songes devait garder une part de séduction et d’extraordinaire, même a minima, sous forme de notes et d’anecdotes. Cette ambiguïté perdurera après lui dans l’histoire occidentale des rêves.
Notes
1 S. Freud, L’interprétation du rêve [1900], trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 126.
2 Voir notamment M. Saad, Cabanis. Comprendre l’homme pour changer le monde, Paris, Classiques Garnier (Histoire et philosophie des sciences ; 10), 2016 ; M. S. Staum, Cabanis. Enlightenment and Medical Philosophy in the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1980.
3 Pour des définitions et des descriptions du genre littéraire et savant de l’anecdote comme petit récit de petit fait vrai, voir L’anecdote, A. Montandon (dir.), Clermont-Ferrand, Faculté des lettres et sciences humaines – Université Blaise-Pascal, 1990, p. V ; A. Montandon, Les formes brèves, Paris, Hachette (Contours littéraires), 1993, chap. V ; K. Abiven, L’anecdote ou la fabrique du petit fait vrai, Paris, Garnier (Lire le XVIIe siècle), 2015.
4 Sur ce point, je me permets de renvoyer à J. Carroy, « Le sexe des rêves. La théorisation des rêves érotiques au 19e siècle », in Theorizing the Dream. Savoirs et théories du rêve, B. Dieterlé et M. Engel (dir.), Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018, p. 293-308.
5 Voir Lucrèce, De rerum natura, IV, A. Ernout (éd.), Paris, Les Belles lettres, 1960, p. 39. Le passage de Lucrèce dont Cabanis se distancie implicitement met en avant des rêves professionnels renvoyant aux activités diurnes du dormeur. Il sera souvent repris par l’onirologie savante du XIXe siècle.
6 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, « Considérations touchant la vie animale, les premières déterminations de la sensibilité, l’instinct, la sympathie, le sommeil et le délire », sect. II, « Du sommeil en particulier », § V, Peisse, p. 574, Lehec et Cazeneuve, p. 597-598.
7 P. Maine de Biran, « Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme », in Œuvres [1809], t. V : Discours à la société médicale de Bergerac, Paris, Vrin, 1984, p. 111-112.
8 T. Jouffroy, « Du sommeil », in Mélanges philosophiques [1827], Genève, Slatkine reprints, 1979, p. 337.
9 Sur ce concours, je me permets de renvoyer à J. Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), Paris, Éd. de l’EHESS, 2012, chap. II.
10 Lorsqu’Alfred Maury, l’auteur classique du XIXe siècle sur le sommeil et les rêves, cite ces anecdotes dans L’encyclopédie moderne, il se réfère, par exemple, à Maine de Biran.
11 J. L. Moreau de la Sarthe, « Rêves », in Dictionnaire des sciences médicales, Paris, Panckoucke, 1820, t. XLVIII, p. 299 (Tableau synoptique), p. 262.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 265. On lira le rêve de Tartini, dans l’introduction à « Rêver au XIXe siècle », Romantisme, décembre 2017, p. 8.
14 J.-J. Virey, « Rêve », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, Firmin Didot, 1832-1851, vol. 48, p. 46.
15 A. Brierre de Boismont, Des hallucinations ou histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase, du magnétisme et du somnambulisme, Paris, G. Baillière, 1845, p. 226.
16 G. de Nerval, Aurélia ou le Rêve et la Vie, J.-N. Illouz (éd.), Paris, Garnier (Bibliothèque du XIXe siècle), 2014, p. 43.
17 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire III, § II, Peisse, p. 153, Lehec et Cazeneuve, p. 208.
18 A. Maury, « Songe (Psychologie) », in Encyclopédie moderne. Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de l’industrie, de l’agriculture et du commerce, Paris, Firmin Didot, 1862, t. XXV, p. 588. Sur Alfred Maury, voir Alfred Maury, érudit et rêveur. Les sciences de l’homme au milieu du XIXe siècle, J. Carroy et N. Richard (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
19 A. Maury, Le sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leur rapport avec le phénomène de sommeil [1861], 4e éd., Paris, Didier, 1878, p. 116 sq.
20 J. Baillarger, « Application de la physiologie des hallucinations à la physiologie du délire considéré d’une manière générale. Théorie de l’automatisme », in Recherches sur les maladies mentales [1845], Paris, Masson, 1890, t. I, p. 494-500. Baillarger lui-même se réfère à Jouffroy.
21 S. Freud, L’interprétation du rêve, J.-P. Lefebvre (trad.), Paris, Seuil, 2010, p. 656.
22 Comme exemple de ce type de publication qui compile toutes sortes d’histoires et d’anecdotes graves ou distrayantes à propos des rêves, on pourrait citer A. Delrieu, « Psychologie du rêve », Revue de Paris, janvier 1839, p. 149-182. C’est dans cette même Revue de Paris que Nerval publiera « Aurélia » en 1855 et Bergson ses articles sur « le rire » en 1900.
23 Maurice Macario, « Des rêves considérés sous le rapport physiologique et pathologique », Annales médico-psychologiques, t. VIII, 1846, p. 184-185.
24 Sur l’hypothèse d’une lecture nervalienne de Macario, je me permets de renvoyer à J. Carroy, « Aurélia au miroir de l’histoire de l’aliénisme et des rêves au XIXe siècle », Revue Nerval, n° 3, 2019, p. 125-143.
25 A. Lemoine, Du sommeil au point de vue physiologique et psychologique, Paris, J.-B. Baillière, 1855, p. 138.
26 L. d’Hervey de Saint-Denys, Les rêves et les moyens de les diriger. Observations pratiques, Paris, Amyot, 1867, p. 70. Le médecin hollandais Frederik Van Eeeden parlera en 1913, à propos des « rêves dirigés » d’Hervey, de « rêves lucides ».
27 Mme de Thèbes, L’énigme du rêve. Explication des songes, Paris, F. Juven, 1908, p. 60. Il faut noter que Freud possédait dans sa bibliothèque le livre de Mme de Thèbes.
28 Sur ce point, voir J. du Bouchet, « Artémidore homme de science », in Clés des songes et sciences des rêves. De l’Antiquité à Freud, J. Carroy et J. Lancel (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 33-45.
29 Y. Delage, Le rêve. Étude psychologique, philosophique et littéraire, Nantes, Impr. du Commerce, 1920, p. 357.
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Référence papier
Jacqueline Carroy, « Cabanis, Franklin, Condillac et les rêves : réceptions et postérités de deux anecdotes », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 57 | 2020, 145-154.
Référence électronique
Jacqueline Carroy, « Cabanis, Franklin, Condillac et les rêves : réceptions et postérités de deux anecdotes », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 57 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1551 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1551
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