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AccueilNuméros57DossierSchopenhauer, lecteur de Cabanis

Résumés

Schopenhauer n’a jamais manqué une occasion de rendre hommage à Cabanis. L’œuvre du physiologiste français l’a encouragé à proposer une interprétation physiologique du transcendantal. Il y a par ailleurs trouvé une confirmation physiologique de sa métaphysique de la volonté.

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Texte intégral

  • 1 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire II, § VII, Peisse, p. 138, Lehec et Cazeneuve, p. 196.
  • 2 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, t. II, C. Sommer, V. Stanek et M.  (...)

1Le XIXe siècle n’a guère vu en Cabanis que le médecin idéologue ayant fortifié le matérialisme en écrivant que le cerveau « fait organiquement la sécrétion de la pensée »1. Homme du XIXe siècle, Schopenhauer ne semble pas avoir remis en question cette lecture : ignorant la Lettre à Fauriel, il pouvait difficilement proposer une interprétation plus nuancée de la pensée du physiologiste français. Ainsi Schopenhauer écrit en 1844, soit vingt ans après la parution de cette lettre : « En descendant de Leucippe, Démocrite et Épicure jusqu’au Système de la nature puis à Lamarck, Cabanis et au matérialisme réchauffé de ces dernières années, nous pouvons suivre cette tentative prolongée d’établir une physique sans métaphysique […]. Toutes les explications de cette doctrine […] s’efforcent de montrer que tous les phénomènes, y compris les phénomènes spirituels, sont physiques ; et elles ont raison »2.

  • 3 Ibid., p. 1651, nous soulignons.

2Sous la plume d’un métaphysicien revendiquant l’héritage philosophique de Platon et celui de l’idéalisme transcendantal, un tel hommage peut paraître paradoxal. Il l’est même d’autant plus que Schopenhauer ne s’est jamais privé d’adresser au matérialisme des critiques particulièrement dures : « Le caractère inévitablement faux du matérialisme, écrit-il, repose […] sur le fait qu’il part d’une pétition de principe qui, à y regarder de plus près, est une erreur première, puisqu’elle part en effet de l’hypothèse que la matière est quelque chose qui est donné absolument et inconditionnellement, c’est-à-dire présent indépendamment du sujet de la connaissance : une chose en soi, donc. Il accorde à la matière (et, de cette manière, également à ses présuppositions : le temps et l’espace) une existence absolue, indépendante du sujet de la perception : telle est son erreur fondamentale »3.

  • 4 Sur cette question, il convient de lire l’article de Jean Lefranc sur les relations entre Schopenha (...)

3Cependant, il convient de rappeler que Schopenhauer réserve aux doctrines matérialistes un accueil tout différent selon qu’elles sont pré-kantiennes ou post-kantiennes4. À ces dernières et à leurs auteurs, Schopenhauer ne destine que du mépris :

  • 5 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1424, nous soulignons.

Rien n’est plus maladroit, écrit-il, que de prendre inconsidérément l’objectif comme un donné, à la manière de tous les matérialistes, pour ensuite tout déduire de lui, et cela sans jamais tenir compte du subjectif, d’une manière ou d’une autre, lequel subjectif est cependant le moyen par lequel l’objectif existe, et même le seul lieu dans lequel il puisse exister. Le matérialisme, en vogue aujourd’hui, nous fournit bien des spécimens de cette manière de procéder, et ceux-ci l’ont fait devenir une philosophie d’apprentis apothicaires et de garçons coiffeurs5.

4Car, en réalité,

  • 6 Ibid., p. 1652-1653, nous soulignons.

l’intellect en tant que condition de tout objet, et donc de l’ensemble du phénomène, le matérialisme l’ignore entièrement. […]. Cela lui était déjà arrivé dans son enfance avec Leucippe et Démocrite, et aujourd’hui, comme s’il redevenait infantile avant l’âge, cela lui arrive de nouveau : c’est ce qui se passe chez les Français, qui n’ont jamais eu connaissance de la philosophie de Kant, et c’est ce qui se passe chez les Allemands, qui l’ont oubliée6.

  • 7 Ibid., p. 1849, nous soulignons.

5Autrement dit, le matérialisme allemand postérieur à la philosophie critique et, plus particulièrement, à la publication de l’Esthétique transcendantale de Kant ne peut être que le produit d’une impardonnable régression ou d’une méconnaissance opiniâtre (d’un refoulement), ouvrant la voie à des formes inédites, mais toujours illusoires, d’optimisme ; ainsi ces matérialistes « tiennent, écrit Schopenhauer, le monde pour totalement réel et ils en transfèrent le but dans le misérable bonheur terrestre, lequel, quand même il serait intensément cultivé par l’homme et favorisé par le destin n’est, en fin de compte, qu’une chose creuse, trompeuse, fragile et triste, que ni constitutions, ni législations, ni machines à vapeur ni télégraphes ne parviendront à améliorer substantiellement »7.

  • 8 A. Schopenhauer, Parerga et paralipomena, 2e éd., J.-P. Jackson (trad.), Paris, Coda, 2010, p. 598- (...)

6D’une telle méthode résultent des considérations tout autres que celles que proposent les auteurs dont l’attention est focalisée sur les évolutions et les révolutions politiques ou économiques : « Pauvreté et esclavage ne sont […] que deux formes, on pourrait presque dire deux noms de la même chose, dont l’essence est que les forces d’un homme sont employées en grande partie non pour lui-même mais pour d’autres. […]. La différence fondamentale entre les deux, c’est que les esclaves doivent leur origine à la violence, celle des pauvres (le prolétariat) à la tromperie »8.

7En somme, Schopenhauer, estimant vain le projet de changer le monde, ne cherche à le comprendre que pour s’en déprendre. En ce sens, sa philosophie semble totalement étrangère aux espérances de Cabanis.

  • 9 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1420.

8Toutefois, les matérialistes pré-kantiens, parmi lesquels Schopenhauer compte l’idéologue français, ne font pas sous sa plume l’objet de critiques aussi sévères que celles qu’il adresse à ses contemporains. D’abord, il leur accorde des circonstances atténuantes. Certes, ils ne voient pas « que tout ce qui est physique est, dans le même temps et par ailleurs, aussi métaphysique ». Mais, concède-t-il, « il était cependant difficile de le voir sans Kant, car ce constat présuppose la distinction entre le phénomène et la chose en soi »9.

9Il y a plus cependant. D’une part, Schopenhauer n’hésite pas à faire du matérialisme pré-kantien une préparation de l’idéalisme transcendantal. Ainsi croit-il découvrir chez Démocrite la toute première formulation de la distinction du phénomène et de la chose en soi :

  • 10 A. Schopenhauer, Parerga…, p. 479.

Chose en soi signifie ce qui existe indépendamment de notre perception, et par conséquent ce qui existe en propre et par soi-même. […].
Combien Démocrite prenait la chose complètement en ce sens […], c’est ce dont témoigne un passage de Sextus Empiricus (Adversus mathematicos, livre VII, §. 135), qui avait ses œuvres sous les yeux et les cite d’ordinaire textuellement : « Démocrite nie les choses qui apparaissent aux sens, et dit qu’elles n’apparaissent nullement en réalité, seulement dans l’imagination. […] ». Je recommande d’ailleurs la lecture de tout le passage où l’on trouve ensuite : « D’ailleurs, nous ne comprenons en aucune façon comment est ou n’est pas chaque chose » ; et encore : « Savoir comment est constituée chaque chose reste douteux ». Cela signifie donc : « Nous ne reconnaissons pas les choses d’après ce qu’elles peuvent être en soi, mais seulement telles qu’elles apparaissent ». Cette assertion ouvre cette série qui part du matérialisme le plus ferme, conduit à l’idéalisme et se clôt avec moi10.

10En conséquence, tout porte à croire que l’opposition de l’idéalisme et du matérialisme est, selon Schopenhauer, moins fondamentale qu’on ne le croit à l’ordinaire. Ces deux courants de pensée peuvent au moins faire alliance contre un adversaire commun, le spiritualisme, c’est-à-dire l’affirmation de Dieu et de l’âme. Ainsi peut-on admettre sans prendre trop de risques que Schopenhauer n’aurait pas hésité à invoquer l’autorité de Cabanis pour faire la critique de Platon, le maître qu’il considérait pourtant, avec Kant, comme ayant exercé l’influence la plus décisive sur l’élaboration de sa propre pensée.

  • 11 Ibid., p. 43-44.

Chez Platon, écrit Schopenhauer, nous trouvons l’origine d’une certaine fausse dianologie [étude des lois et des caractères de la pensée] mise en avant avec une intention métaphysique secrète : établir une psychologie rationnelle et une doctrine de l’immortalité qui s’y rattache. Par la suite, elle s’est révélée une doctrine trompeuse d’une puissante vitalité puisqu’elle a prolongé son existence à travers toute la philosophie ancienne, médiévale et moderne, jusqu’à ce que Kant, destructeur de tout, la frappe enfin à la tête.
La doctrine dont nous parlons, c’est le rationalisme de la théorie de la connaissance, avec son aboutissement métaphysique. On peut la résumer brièvement ainsi : ce qui connaît en nous est une substance immatérielle fondamentalement distincte du corps, nommée âme ; le corps, au contraire, constitue un obstacle à la connaissance. En conséquence, toute connaissance transmise par les sens est trompeuse, la seule connaissance vraie, exacte, certaine, est celle qui est affranchie et éloignée de toute sensibilité (et donc de toute perception intuitive), donc de la pensée pure, la mise en œuvre des seuls concepts abstraits. Cela est accompli par l’âme à partir de ses propres ressources. Par conséquent, l’âme opérera le mieux lorsqu’elle sera séparée du corps, c’est-à-dire quand nous serons sans vie. En sorte que la dianologie se place entre les mains de la psychologie rationnelle au bénéfice de sa doctrine de l’immortalité [de l’âme]. Cette doctrine que je viens de résumer se trouve exposée entièrement et clairement dans le Phédon, chapitre 1011.

11Contre ce spiritualisme adossé à une fausse dianologie (à moins que ce ne soit l’inverse : une dianologie erronée motivée par un préjugé spiritualiste), Schopenhauer n’a aucun scrupule à reprendre, outre la critique kantienne de la psychologie rationnelle, la comparaison typiquement matérialiste du cerveau et de l’estomac développée par Cabanis dans les Rapports du physique et du moral de l’homme :

  • 12 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire II, § VII, Peisse, p. 137-138, Lehec et Cazeneuve, p. 195-196.

Pour se faire une idée plus juste des opérations dont résulte la pensée, il faut considérer le cerveau comme un organe particulier, destiné spécialement à la produire ; de même que l’estomac et les intestins à opérer la digestion, le foie à filtrer la bile, les parotides et les glandes maxillaires à préparer les sucs salivaires. Les impressions, en arrivant au cerveau, le font entrer en activité ; comme les aliments en tombant dans l’estomac, l’excitent à la sécrétion plus abondante du suc gastrique et aux mouvements qui favorisent leur propre dissolution. La fonction de l’un est de percevoir chaque impression particulière, d’y attacher des signes, de combiner différentes impressions, de les comparer entre elles, d’en tirer des jugements et des déterminations ; comme la fonction de l’autre est d’agir sur les substances nutritives, dont la présence le stimule, de les dissoudre, d’en assimiler les sucs à notre nature12.

12Ainsi, dans les Leçons de Berlin (1820), Schopenhauer rappelle : « De même que le foie sécrète la bile ou les reins l’urine, de même le cerveau sécrète la pensée ». Et il continue en ces termes :

  • 13 A. Schopenhauer, Theorie des gesammten Vorstellens, Denkens und Erkennens, Munich, Piper, 1986, p.  (...)

Ainsi, l’intellect dans son ensemble, toute représentation, toute pensée, est une fonction physiologique du grand cerveau. […]. Mais cette fonction a quelque chose de particulier qui la situe plus haut que la bile produite par le foie ou la salive sécrétée par les glandes salivaires, à savoir ceci : le monde entier repose sur elle, se trouve en elle, est conditionnée par elle13.

  • 14 A. Schopenhauer, De la volonté dans la nature, É. Sans (trad.), Paris, PUF, 1969, p. 76-77.

13Plus tard, en 1836, dans De la volonté dans la nature, l’hommage à Cabanis est tout à fait explicite : « La physiologie véritable, à son apogée, démontre que l’élément spirituel de l’homme (la connaissance) est un produit de son physique : c’est à Cabanis, plus qu’à aucun autre, que revient ce mérite »14.

14Plus tard encore, en 1844, c’est, semble-t-il, le souvenir de Cabanis qui incite Schopenhauer à critiquer la manière dont Kant envisage le rôle des Idées de la raison pure dans le procès de la connaissance. Il écrit :

  • 15 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, t. I, C. Sommer, V. Stanek et M. D (...)

Dans le chapitre sur le « But final de la dialectique naturelle de la raison », Kant avance que les trois Idées transcendantales valent en tant que principes régulateurs pour le progrès de la connaissance de la nature. Mais il est peu probable que Kant puisse avoir soutenu sérieusement cette affirmation. Du moins, pour tout savant versé dans les sciences de la nature, son contraire est hors de doute : ces présupposés sont des entraves mortelles pour toute recherche sur la nature. Afin de le prouver par un exemple, qu’on se demande si l’hypothèse d’une âme, comme substance immatérielle, simple, pensante, a dû être profitable, ou si elle doit être nocive au dernier degré pour les vérités que Cabanis a exposées si précocement […]. Kant lui-même dit (Prolégomènes, §. 44) que « les Idées de la raison s’opposent et font obstacle aux maximes de la connaissance de la nature »15.

15Enfin, le 12 septembre 1852, soit huit ans avant son décès, Schopenhauer écrit à son disciple Julius Frauenstädt :

  • 16 A. Schopenhauer, lettre à Julius Frauenstädt du 12 septembre 1852, cité par É. Sans dans son introd (...)

Je vous en prie, n’écrivez rien sur la physiologie dans ses rapports avec la psychologie sans avoir converti Cabanis et Bichat in succum et sanguinem : par contre, vous pouvez vous passer de lire cent gribouilleurs allemands. D’une façon générale, la psychologie ne vaut rien, parce que la psyché, l’âme, n’existe pas, et que l’on ne peut pas étudier l’homme en lui-même, mais seulement en relation avec l’univers, microcosme et macrocosme à la fois, comme je l’ai fait. Et demandez-vous si vous possédez et connaissez à fond la physiologie16.

16Lorsqu’on étudie l’influence respective du matérialisme et de l’idéalisme sur la pensée de Schopenhauer, il convient donc de distinguer deux catégories de textes. Il y a ceux, d’une part, qui insistent sur la priorité de l’idéalisme et, d’autre part, ceux qui insistent sur la corrélation de la matière et de l’intellect.

  • 17 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1149.

17Schopenhauer accorde une « étape d’avance » à l’idéalisme en vertu d’un argument qu’il estime indiscutable : la conscience est immédiatement donnée. Le point de départ essentiel et seul juste de toute philosophie authentique, en même temps que sa véritable assise, ne peut être situé ailleurs que dans le sujet. Car la conscience individuelle « est et reste la donnée immédiate ; tout le reste, quel qu’il soit, est d’abord médiatisé et conditionné par elle, et par là en est dépendant »17. Ainsi se trouve fondée la phrase inaugurale du plus célèbre ouvrage de Schopenhauer : « Le monde est ma représentation ».

  • 18 Ibid., p. 1166.
  • 19 Ibid.
  • 20 P. J. G. Cabanis, Rapports, « Préface », Peisse, p. 55, Lehec et Cazeneuve, p. 121.

18Le matérialisme, au contraire, repose sur un préjugé réaliste et admet naïvement que la matière existe en soi, indépendamment de toute représentation. Aussi le matérialisme est-il « la philosophie d’un sujet qui s’oublie lui-même dans ses propres calculs »18. De ce fait, le matérialisme ne peut atteindre qu’une vérité sous condition : il ne peut prétendre résoudre l’énigme du monde qu’en postulant imprudemment l’identité du monde réel et du phénomène. Et, dès lors, le matérialisme ne peut se donner pour une philosophie au sens strict, car « une telle explication du monde ne […] serait qu’une explication relative et conditionnée, c’est-à-dire l’œuvre d’une physique, qui, à chaque fois qu’elle progresse, aspire à une métaphysique »19. Cela étant rappelé, on peut toutefois douter qu’une telle critique puisse être destinée au Cabanis que connaissait Schopenhauer, c’est-à-dire au Cabanis prévenant, dans la préface de ses Rapports, qu’on ne trouverait « point encore ici ce qu’on avait appelé longtemps de la métaphysique : ce seront de simples recherches de physiologie »20.

  • 21 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1164.
  • 22 Ibid., p. 1168, nous soulignons.
  • 23 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire I, § III, Peisse, p. 78, Lehec et Cazeneuve, p. 142, nous souli (...)

19Au reste, Schopenhauer précise que si l’idéalisme fait retomber le centre de gravité de l’existence dans le sujet, « ce n’est pas, comme dans le spiritualisme, l’indépendance de l’être connaissant par rapport à la matière qui est prouvée, mais la dépendance de toute matière par rapport à lui »21. Aussi estime-t-il que « le défaut fondamental de tous les systèmes consiste à méconnaître cette vérité que l’intellect et la matière sont des termes corrélatifs, ce qui veut dire que l’un n’existe que pour l’autre, qu’ils existent et disparaissent ensemble. À vrai dire, ils ne sont qu’une seule et même chose, considérée sous deux aspects opposés »22. Par conséquent, matérialisme et idéalisme sont deux points de vue également insuffisants. Si le matérialisme est, comme on l’a vu, « la philosophie d’un sujet qui s’oublie lui-même dans ses calculs », l’idéalisme ignore que le sujet dépend de l’objet et que l’intellect lui-même doit être considéré de deux façons complémentaires ou, pour le dire comme Cabanis, que « le moral n’est que le physique considéré sous certains points de vue particuliers »23 :

  • 24 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1581-1582, nous soulignons.

Il est deux modes fondamentalement différents de considérer l’intellect, lesquels reposent sur la différence du point de vue. Mais, si opposés soient-ils, ils nécessitent pourtant d’être ramenés à un point d’accord. – Le premier est subjectif ; il part de l’intérieur, admet la conscience comme une donnée, et nous expose par quel mécanisme le monde se présente au sein de cette conscience, et comment il s’y construit à partir des matériaux que lui livrent les sens et l’entendement. Il convient de voir en Locke l’auteur de ce mode de considération que Kant a porté à un point d’achèvement incomparablement plus élevé. […].
Le mode de considération de l’intellect qui lui est opposé est le mode objectif : il part de l’extérieur, prend pour objet non pas la conscience mais les êtres, conscients d’eux-mêmes et du monde, donnés dans l’expérience extérieure, et il étudie alors quelle relation l’intellect de ces êtres entretient avec le reste de leurs propriétés, ce qui l’a rendu possible, ce qui l’a rendu nécessaire et ce qu’il réalise pour celles-ci. Le point de vue de ce mode de considération est empirique : il considère le monde et les êtres animaux qui y sont présents comme étant tout simplement donnés, puisqu’il les prend comme point de départ. Aussi est-il d’abord zoologique, anatomique, physiologique, et ne devient philosophique qu’une fois qu’il a fait le lien avec le premier mode de considération et qu’il a ainsi atteint à un point de vue plus élevé.
Le seul fondement qui existe jusqu’à présent pour ce mode de considération, nous le devons aux zoologistes et aux physiologistes, principalement français. Il convient de nommer tout particulièrement Cabanis, dont l’excellent ouvrage Des rapports du physique au moral a été pionnier et, empruntant les chemins de la physiologie, a largement ouvert la voie à ce mode de considération. […]. Une philosophie qui, à l’instar de celle de Kant, serait entièrement ignorante de ce point de vue sur l’intellect ne pourrait être qu’unilatérale et, pour cette raison précisément, insuffisante. Elle creuse entre notre savoir philosophique et notre savoir physiologique un gouffre à perte de vue, auprès duquel nous ne saurions jamais trouver satisfaction24.

20Car,

  • 25 Ibid., p. 1611-1612.

on ne connaît rien entièrement et absolument avant d’en avoir fait le tour et d’être retombé par l’autre côté au point de départ. Aussi, dans cette connaissance fondamentale que nous considérons ici, il ne faut pas seulement, comme Kant l’a fait, partir de l’intellect pour aboutir à la connaissance mais également, comme je l’ai entrepris ici, partir du monde pris tel qu’il existe pour aller vers l’intellect. Et alors, cette manière de voir qui est, en son sens large, physiologique devient un complément de cette manière de voir idéologique, comme diraient les Français, ou, plus exactement, transcendantale25.

  • 26 Ibid., p. 1148.
  • 27 Ibid., p. 1149, nous soulignons.

21La conséquence d’une telle exigence est perceptible dans l’inflexion physiologique que Schopenhauer a fait subir à son idéalisme entre la première édition du Monde, en 1819, et celle des Suppléments, en 1844. L’étude du Monde montre que dans sa première édition, on ne trouve aucun examen des rapports entre le cerveau et le transcendantal. Dans l’ouvrage, l’interprétation physiologique du transcendantal par Schopenhauer date de 1844. C’est dans les Suppléments, en effet, qu’il écrit : « La philosophie des temps modernes, grâce à Kant et Berkeley surtout, s’est finalement avisée que tout cela (le monde) n’était […] avant tout qu’un simple phénomène cérébral »26 ou que « la même fonction cérébrale qui, pendant le sommeil, produit l’illusion d’un monde parfaitement objectif, intuitif, et même palpable, doit de la même façon participer à la présentation du monde objectif durant la veille »27. Autrement dit, l’entendement est une fonction du cerveau, de sorte que toute représentation et toute objectivité se trouvent ainsi reconduites à cet organe comme à leur condition physiologique de production.

  • 28 Voir A. Philonenko, Schopenhauer. Une philosophie de la tragédie, Paris, Vrin, 1980, p. 110.
  • 29 T. Ribot, La philosophie de Schopenhauer, 14e éd., Paris, Librairie F. Alcan, 1925, p. 54.
  • 30 A. Schopenhauer, De la volonté…, p. 77.
  • 31 A. Schopenhauer, Entretiens, D. Raymond (éd.), Paris, Criterion, 1992, p. 87.

22Cette « physiologisation » du transcendantal n’a pas manqué de scandaliser certains commentateurs, dont Alexis Philonenko28. D’autres l’ont trouvée inattaquable. Ainsi Théodule Ribot écrit en 1874 que la transformation physiologique du transcendantal par Schopenhauer « était […] toute naturelle » avant d’ajouter : « il est probable que si Kant eût vécu un demi-siècle plus tard, en plein développement des sciences biologiques, il l’eût opérée lui-même »29. Mais quelle que soit la valeur qu’on accorde à cette évolution de la doctrine du philosophe, une chose est assurée : c’est à Cabanis qu’on la doit. C’est en 1836, en effet, dans De la volonté dans la nature, que le nom du physiologiste français apparaît pour la première fois dans son œuvre. Schopenhauer y écrit : « La physiologie véritable, à son apogée, démontre que l’élément spirituel de l’homme (la connaissance) est un produit de son physique ; c’est à Cabanis, plus qu’à aucun autre, que revient ce mérite »30. Les liens qui rattachent la pensée du philosophe à celle de Cabanis ne sont donc pas seulement ceux qu’aurait tissés une heureuse rencontre. En réalité, Schopenhauer a subi l’influence de Cabanis. Au reste, Foucher de Careil a rapporté, après un entretien avec le philosophe : « Il a avoué qu’après Kant, Helvétius et Cabanis ont fait époque dans sa vie »31, ce que Wilhelm Gwinner a confirmé en précisant qu’en dehors de Kant, seuls Helvétius et Cabanis ont eu ce rôle.

23C’est sur un autre sujet qu’il faut se montrer plus prudent et parler seulement de rencontre. Dans les Rapports, Schopenhauer a trouvé la confirmation d’un dualisme tout autre que celui de l’âme et du corps, d’un dualisme qui représentait à ses yeux sa découverte philosophique la plus radicale : le dualisme de l’intellect et de la volonté. Ce dualisme, en effet, était, avant sa formulation explicite par le philosophe allemand, enveloppé dans la découverte par Cabanis d’une sensibilité sans sensation. Dans le dixième mémoire des Rapports, ce dernier écrit :

  • 32 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, sect. II, § IV (note finale), Peisse, p. 501-502, Lehec et C (...)

[…] outre ceux de ces mouvements qui sont déterminés par des impressions perçues, il en est plusieurs qui sont déterminés par des impressions dont l’individu n’a nullement conscience, et qui le plus souvent, se dérobent eux-mêmes à son observation : et cependant comme les premiers, ils cessent avec la vie ; ils cessent quand l’organe n’a plus de communication avec les centres sensibles ; ils cessent en un mot avec la sensibilité : ils sont suspendus et renaissent avec elle. […] Ainsi nous n’appelons sensation que l’impression reçue. Il y a bien véritablement sensibilité sans sensation32.

24Il y a là une thèse qui correspond à la distinction schopenhauerienne de la Volonté et de l’acte volontaire – distinction à laquelle Schopenhauer attribuait une importance historique capitale :

  • 33 A. Schopenhauer, De la volonté…, p. 76.

Le trait fondamental de ma doctrine, ce qui l’oppose à toutes celles qui l’ont précédée, c’est la séparation complète entre la volonté et la connaissance ; jusqu’ici tous les philosophes les considéraient comme inséparables, estimant même que la volonté était conditionnée par la connaissance, élément premier de notre être spirituel : on est allé jusqu’à en faire une simple fonction de cette dernière33.

25Contrairement à cette tradition, Schopenhauer rejette l’interprétation « idéaliste » de la volonté, c’est-à-dire une conception selon laquelle la volonté est le pouvoir d’agir en fonction de la connaissance qu’on prend de sa personnalité et compte tenu du futur. Résumée par Cicéron, cette conception revient à dire : « La volonté est un désir accompagné de raison ». Selon Schopenhauer, au contraire, il importe d’expulser la connaissance du noyau de la volonté. Les facultés représentatives, intellect et raison, ne sont pas la volonté de la volonté, le vouloir dans le vouloir, son cœur. L’influence de ces facultés sur la volonté humaine ne permet pas de la distinguer essentiellement de la tendance inconsciente, ou d’en faire une réalité sui generis. À dire vrai, appétit et tendance aveugle sont également des expressions de la volonté. Pour le comprendre, il convient de rappeler la critique schopenhauerienne de l’analyse classique de l’acte volontaire.

26Cette analyse distingue quatre moments au cœur de l’acte volontaire : la conception de l’acte à venir et des motifs qui lui sont favorables ou contraires ; la délibération qui examine ces motifs ; la décision pour tel parti ou tel autre ; enfin, l’exécution de la décision. Schopenhauer s’efforce quant à lui de spécifier ce qui appartient en propre à la volonté dans l’acte volontaire. Il écrit :

  • 34 A. Schopenhauer, Le monde…, t. I, p. 245, nous soulignons.

Les décisions de la volonté, lesquelles se rapportent au futur, sont de simples réflexions de la raison sur ce que l’on voudra un jour, et non des actes de la volonté à proprement parler : seul l’accomplissement certifie la décision qui, jusque-là, n’est jamais qu’un projet susceptible de changer et n’existe que dans la raison in abstracto. Le vouloir et le faire sont distincts dans la réflexion seulement, dans la réalité, ils ne font qu’un34.

27Dès lors, toute action de – ou dans – mon corps, peu importe qu’elle soit intentionnelle ou non, est la face visible ou la phénoménalisation d’un acte de ma volonté : elle en est l’expression et non l’effet. Le schéma est ici celui du parallélisme : il n’y a pas de différence objective entre acte de la volonté et mouvement du corps, ce ne sont pas deux choses différentes dont l’une serait la cause de l’autre. Ce sont deux manifestations (vécue de l’intérieur pour la volonté et perçue de l’extérieur pour le mouvement corporel) d’un seul et même fait. Deux points de vue, dirait Cabanis.

  • 35 A. Schopenhauer, De la volonté…, p. 78.
  • 36 Ibid., p. 81, nous soulignons.

28Ce refus de placer à l’origine de toute volonté une connaissance de ce que nous voulons est un point de doctrine dont l’élucidation est indispensable à la compréhension de la philosophie de Schopenhauer : « C’est là toute ma philosophie, écrit-il. La volonté s’appelle acte volontaire quand elle est éclairée par la connaissance, c’est-à-dire lorsqu’elle a pour cause de son action des motifs, donc des représentations »35. Or, lorsque, pour étayer cette thèse fondamentale, il distingue « les centres nerveux, les ganglions et leurs entrelacs qui président comme gouverneurs à la destinée des différentes provinces du système nerveux et dirigent les processus internes, de même que le cerveau dirige les actions extérieures selon des motifs externes », Schopenhauer se réfère directement à Van Helmont qui « disait que chaque organe possède déjà son propre moi »36. Mais cette référence, il l’a à coup sûr découverte dans Cabanis qui écrivait dans le dixième mémoire des Rapports :

  • 37 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, sect. II, § V, Peisse, p. 502-503, Lehec et Cazeneuve, p. 53 (...)

Ainsi beaucoup de mouvements s’opèrent dans l’économie animale à l’insu du moi, mais cependant par l’influence de l’organe sensitif. Il faut donc considérer les nerfs comme pouvant recevoir les impressions qui déterminent certains mouvements sans que le point cérébral où se forment les idées et les déterminations aperçoive ces mouvements et ces impressions » et ajoutait un peu plus loin : « Peut-être comme l’imaginait Van Helmont au sujet de leurs organes, se forme-t-il dans chaque système et dans chaque centre, une espèce de moi partiel relatif aux impressions dont ce centre est le rendez-vous et aux mouvements que son système détermine et dirige. Les analogies paraissent indiquer qu’il se passe quelque chose de semblable. Mais nous n’avons aucune idée nette et précise de ces volontés partielles, puisque nos sensations de moi se rapportent exclusivement au centre général37.

  • 38 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté, trad. R. Burdeau, revue par R. Roos, Paris, PUF, 1978, p.  (...)

29Fort de telles remarques, Schopenhauer s’autorise à considérer la volonté autrement que comme une faculté de l’âme dont l’étude et l’évocation seraient réservées au seul examen des faits de conscience. En effet, si « tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un mouvement de notre corps »38, on peut admettre, en raisonnant par analogie, que tout mouvement d’un corps, ou dans un corps, autre que le nôtre, et que toute manifestation phénoménale d’une force autre que la nôtre sont l’expression d’une volonté. Ainsi la volonté devient-elle une instance métaphysique, la clé de l’énigme du monde, l’envers inquiétant, dionysiaque, dira un autre penseur, du monde, apollinien, de la représentation. Au reste, Cabanis lui-même semble avoir soufflé au philosophe de Francfort « l’unique pensée » dont son système philosophique est le déploiement. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer un fragment du dixième mémoire des Rapports à l’une des pages les plus célèbres du Monde comme volonté et comme représentation.

30Cabanis écrit :

  • 39 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, sect. II, § III, Peisse, p. 491-492, Lehec et Cazeneuve, p.  (...)

Les affinités végétales, les attractions chimiques, cette tendance elle-même, en apparence si aveugle, de toute matière vers le centre d’attraction dans le domaine duquel elle se trouve placée ; ces diverses propriétés, ou ces actes divers, ont-ils lieu par une espèce d’instinct universel, inhérent à toutes les parties de la matière ? Cet instinct, plus vague dans le dernier degré, développe-t-il, en remontant vers celui qui le suit, un commencement de volonté par des choix constants ? et l’observateur peut-il se permettre d’oser entrevoir déjà, dans un degré plus élevé, une suite d’affections véritables ? En effet, certaines impressions ne produisent-elles pas des déterminations analogues dans quelques végétaux, ainsi que dans les corps animés eux-mêmes ? Enfin cet instinct, en se développant de plus en plus dans ces derniers corps, et parcourant tous les différents degrés d’organisation, ne peut-il pas s’élever jusqu’aux merveilles les plus admirées de l’intelligence et du sentiment ? Est-ce par la sensibilité qu’on expliquera les autres attractions, ou par la gravitation qu’on expliquera la sensibilité et les tendances intermédiaires entre ces deux termes ? Voilà ce que, dans l’état présent de nos connaissances, il nous est impossible de savoir. Mais si des recherches et des expériences ultérieures nous mettent un jour en état de ramener le système entier des phénomènes physiques à une seule cause commune déterminée, il est vraisemblable qu’on y sera conduit plutôt par l’étude des résultats les plus complets, les plus parfaits, que par celle des plus bornés et des plus obscurs. …]. N’est-il pas, d’ailleurs, naturel de penser que les opérations dont nous pouvons observer en nous-mêmes le caractère et l’enchaînement sont plus propres à jeter du jour sur celles qui s’exécutent loin de nous, que ces dernières à nous faire mieux analyser ce que nous faisons et sentons à chaque instant39 ?

31Et Schopenhauer :

  • 40 A. Schopenhauer, Le monde…, t. I, p. 262-264.

Jusqu’à présent nous n’avions pas reconnu l’identité de l’essence de toute forme pulsionnelle ou agissante dans la nature avec la volonté et, par suite, nous avions tenu les divers phénomènes qui ne sont que les espèces d’un même genre non pour ce qu’ils sont mais pour hétérogènes. Aussi ne disposions-nous d’aucun mot pour qualifier le concept de ce genre. Par conséquent, je nomme le genre d’après l’espèce la plus éminente dont la connaissance évidente et immédiate nous conduit à celle médiate de toutes les autres. Mais, par suite, resterait la proie d’un malentendu persistant toute personne qui ne serait pas capable de l’extension du concept requise ici et qui voudrait encore ne comprendre derrière le mot volonté que cette espèce qu’il a désignée jusqu’à maintenant, à savoir la volonté conduite par le connaître qui s’exprime exclusivement d’après des motifs voire uniquement d’après des motifs abstraits, c’est-à-dire sous la conduite de la raison. Cette volonté, comme il a déjà été dit, n’est que le phénomène le plus évident de la volonté. L’essence la plus intime immédiatement connue de nous de ce phénomène précisément, il convient désormais de l’isoler dans la pensée et de le transposer ensuite à tous les phénomènes de moindre intensité et de moindre évidence de cette même essence, à la suite de quoi nous accomplirons l’extension exigée du concept de volonté. […]. Le mot volonté, qui doit nous découvrir l’essence la plus intime de toute chose dans la nature à l’instar d’un mot magique, n’est en aucun cas une grandeur inconnue, une chose obtenue par raisonnement : c’est quelque chose de connu parfaitement de manière immédiate et si bien connu que, quelle que soit l’essence de la volonté, nous la comprenons et la connaissons mieux que n’importe quelle autre chose. – Jusqu’ici on a subsumé le concept de volonté sous celui de force ; or, au contraire, je procède de façon exactement contraire, et veux connaître toute force dans la nature en tant que pensée comme identique à la volonté40.

32Si ce passage du Monde n’était pas daté de 1818, c’est-à-dire d’une époque durant laquelle rien n’indique que Schopenhauer avait déjà lu Cabanis, de nombreux spécialistes de son œuvre auraient probablement soupçonné le philosophe de plagiat. En tout état de cause, il est étrange que Schopenhauer, d’ordinaire si prompt à encenser Cabanis, ait oublié de citer le fragment des Rapports qui ressemble tant au passage du Monde dont nous venons de proposer la lecture. Plutôt que de parler d’influence, il convient donc, en l’occurrence, de s’en tenir prudemment au constat d’une rencontre particulièrement heureuse.

33En conséquence, il semble raisonnable, lorsqu’on examine l’impact de la lecture de Cabanis sur la pensée de Schopenhauer, de considérer différentes sortes d’effets. Le philosophe allemand n’a jamais tari d’éloges sur Cabanis. Peut-être ce dernier est-il, avec Bichat, le seul auteur à ne jamais avoir eu à subir ses critiques alors que ses maîtres les plus fréquemment proclamés, Platon et Kant, on l’a vu, n’y ont pas échappé. Il convient cependant de distinguer, au principe de l’admiration de Schopenhauer pour Cabanis, des motifs hétérogènes.

34La lecture des Rapports a encouragé Schopenhauer à proposer une interprétation physiologique du transcendantal. Ou, pour être plus précis, cette lecture a accentué une tendance qui se fait jour dès la rédaction, en 1814, du mémoire sur la vision et les couleurs – dans cet ouvrage, c’est par une analyse physiologique du mécanisme de la vision que le philosophe s’efforce d’établir l’apriorité du principe de causalité, mais, à cette époque, il parle encore d’entendement et non de cerveau. On peut donc raisonnablement soutenir qu’en ce domaine, Schopenhauer a subi l’influence de Cabanis.

  • 41 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, § III, Peisse, p. 492, Lehec et Cazeneuve p. 532, nous souli (...)

35Prétendre que la métaphysique schopenhauerienne de la volonté procéderait d’une influence semblable nous paraît plus risqué. Aujourd’hui encore, aucun document n’indique que Schopenhauer ait lu Cabanis avant 1820. Or, la première édition du Monde date de 1818. On peut donc croire que le philosophe n’a découvert dans les Rapports qu’une confirmation physiologique de son ontologie. En ce domaine, la seule influence qu’on est en droit d’accorder à Cabanis porte sur la manière dont Schopenhauer a modifié l’exposé de sa métaphysique. En effet, le plan de l’ouvrage intitulé De la volonté dans la nature, publié en 1836, semble répondre à la question précédemment citée de Cabanis et obéir à la règle méthodologique qu’elle suggère. Cette question est : « N’est-il pas, d’ailleurs, naturel de penser que les opérations dont nous pouvons observer en nous-mêmes le caractère et l’enchaînement sont plus propres à jeter du jour sur celles qui s’exécutent loin de nous, que ces dernières à nous faire mieux analyser ce que nous faisons et sentons à chaque instant ? »41. Or, dans De la volonté dans la nature Schopenhauer commence son propos par un chapitre sur la physiologie et la pathologie, auquel succèdent des chapitres consacrés, par ordre chronologique, à l’anatomie comparée, à la physiologie végétale et à l’astronomie physique.

36Rien n’est plus anti-condillacien que cette méthode. Pauvreté aberrante du simple, puissance éclairante du complexe. Il n’est plus question de commencer par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à peu jusqu’à la connaissance des plus composés, mais au contraire de descendre des choses les plus complexes vers les plus simples.

37Méthode anti-cartésienne autant qu’anti-condillacienne, donc. Antimatérialiste aussi ? Nous laissons à d’autres le soin de répondre à cette question, s’ils la jugent digne d’intérêt.

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Notes

1 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire II, § VII, Peisse, p. 138, Lehec et Cazeneuve, p. 196.

2 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, t. II, C. Sommer, V. Stanek et M. Dautrey (trad.), Paris, Gallimard (Folio essais ; 523), 2009, p. 1440, nous soulignons.

3 Ibid., p. 1651, nous soulignons.

4 Sur cette question, il convient de lire l’article de Jean Lefranc sur les relations entre Schopenhauer et les physiologistes français dans le Cahier de L’Herne consacré à Schopenhauer.

5 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1424, nous soulignons.

6 Ibid., p. 1652-1653, nous soulignons.

7 Ibid., p. 1849, nous soulignons.

8 A. Schopenhauer, Parerga et paralipomena, 2e éd., J.-P. Jackson (trad.), Paris, Coda, 2010, p. 598-599.

9 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1420.

10 A. Schopenhauer, Parerga…, p. 479.

11 Ibid., p. 43-44.

12 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire II, § VII, Peisse, p. 137-138, Lehec et Cazeneuve, p. 195-196.

13 A. Schopenhauer, Theorie des gesammten Vorstellens, Denkens und Erkennens, Munich, Piper, 1986, p. 66.

14 A. Schopenhauer, De la volonté dans la nature, É. Sans (trad.), Paris, PUF, 1969, p. 76-77.

15 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, t. I, C. Sommer, V. Stanek et M. Dautrey (trad.), Paris, Gallimard (Folio essais ; 522), 2009, p. 919.

16 A. Schopenhauer, lettre à Julius Frauenstädt du 12 septembre 1852, cité par É. Sans dans son introduction à De la volonté…, p. 24.

17 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1149.

18 Ibid., p. 1166.

19 Ibid.

20 P. J. G. Cabanis, Rapports, « Préface », Peisse, p. 55, Lehec et Cazeneuve, p. 121.

21 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1164.

22 Ibid., p. 1168, nous soulignons.

23 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire I, § III, Peisse, p. 78, Lehec et Cazeneuve, p. 142, nous soulignons.

24 A. Schopenhauer, Le monde…, t. II, p. 1581-1582, nous soulignons.

25 Ibid., p. 1611-1612.

26 Ibid., p. 1148.

27 Ibid., p. 1149, nous soulignons.

28 Voir A. Philonenko, Schopenhauer. Une philosophie de la tragédie, Paris, Vrin, 1980, p. 110.

29 T. Ribot, La philosophie de Schopenhauer, 14e éd., Paris, Librairie F. Alcan, 1925, p. 54.

30 A. Schopenhauer, De la volonté…, p. 77.

31 A. Schopenhauer, Entretiens, D. Raymond (éd.), Paris, Criterion, 1992, p. 87.

32 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, sect. II, § IV (note finale), Peisse, p. 501-502, Lehec et Cazeneuve, p. 537.

33 A. Schopenhauer, De la volonté…, p. 76.

34 A. Schopenhauer, Le monde…, t. I, p. 245, nous soulignons.

35 A. Schopenhauer, De la volonté…, p. 78.

36 Ibid., p. 81, nous soulignons.

37 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, sect. II, § V, Peisse, p. 502-503, Lehec et Cazeneuve, p. 537-538, nous soulignons.

38 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté, trad. R. Burdeau, revue par R. Roos, Paris, PUF, 1978, p. 141, nous soulignons. La révision que Roos propose de ce passage est plus fiable que celle de C. Sommer, V. Stanek et M. Dautrey dans l’édition Gallimard de l’ouvrage.

39 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, sect. II, § III, Peisse, p. 491-492, Lehec et Cazeneuve, p. 531-532, nous soulignons.

40 A. Schopenhauer, Le monde…, t. I, p. 262-264.

41 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, § III, Peisse, p. 492, Lehec et Cazeneuve p. 532, nous soulignons.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Paul Ferrand, « Schopenhauer, lecteur de Cabanis »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 57 | 2020, 101-116.

Référence électronique

Jean-Paul Ferrand, « Schopenhauer, lecteur de Cabanis »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 57 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1472 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1472

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Auteur

Jean-Paul Ferrand

Agrégé de philosophie, Jean-Paul Ferrand enseigne en classes préparatoires au lycée Salvador Allende d’Hérouville-Saint-Clair.

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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