Cabanis et Maine de Biran : histoire d’une déception
Résumés
P. J. G. Cabanis fut un des juges du premier Mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser du jeune Biran, lecteur précoce et attentif des Rapports du physique et du moral de l’homme. Dans ses écrits comme dans sa correspondance avec le médecin idéologue, Biran mène une critique sévère de la pensée de Cabanis qui dément l’hypothèse d’un « épisode matérialiste » de la pensée de Biran. En ramenant les facultés intellectuelles à la sensibilité physique, en élargissant la juridiction propre au vivant au fonctionnement de l’esprit lui-même, le « matérialisme organique » de Cabanis représente l’application détournée du principe de Stahl dans un système matériel et mécanique. Enfin l’auteur souligne ce que devient dans le biranisme la découverte majeure faite par Cabanis de la sensibilité interne inconsciente et de son influence sur les facultés de l’esprit : point aveugle de notre existence, l’intériorité affectible ne peut être circonscrite ni par la réflexion ni par la représentation.
Plan
Haut de pageTexte intégral
1Le 22 décembre 1805, Stendhal écrit à Joseph Rey :
- 1 Cité par Y. Pouliquen, Cabanis. Un idéologue. De Mirabeau à Bonaparte, Paris, O. Jacob, 2013, p. 29 (...)
Tracy travaille assez ferme au Traité des actions humaines, première partie de celui de la morale. Il a eu la bonté de m’en lire quelques pages et il n’est pas nécessaire de vous dire ce que l’on peut en augurer. Cabanis travaille beaucoup ; je ne sais pas au juste le titre d’un important ouvrage dont il s’occupe, mais je sais qu’il est relatif au principe des arts. J’ai vu ces deux excellents hommes il y a quinze jours et une heure de plus, si j’eusse pu la passer avec eux sans indiscrétion, j’aurais vu Maine de Biran qui devait dîner avec eux. Quel bonheur que de semblables hommes se réunissent ! Sentez-vous comme moi la lumière qui doit rejaillir de leur friction ? Tracy paraît pénétré pour Maine de Biran de l’estime la plus sentie1.
2En quoi aura consisté cette friction et quelle(s) lumière(s) fournit-elle sur ce moment d’une philosophie française encore trop négligé ?
Considérations biographiques
- 2 Ses premières notes datent de 1798. Le prix ira à J. M. Degérando.
3Quand l’Institut met au concours un mémoire sur L’influence des signes sur la formation des idées, Biran, qui songe à concourir2, n’achève pas à temps le travail, peut-être à cause de la lecture contemporaine, dans les derniers mois de l’année 1798, des trois premiers mémoires de Cabanis. On le voit éprouver une certaine déception vis-à-vis des conclusions du médecin idéologue dont témoigne aussi la correspondance. Il confie à Charles Van Hultem :
- 3 P. Maine de Biran, Correspondance philosophique [abrégé CP], Paris, Vrin, 1996, t. XIII-2, p. 104. (...)
J’ai lu une partie des Mémoires de Cabanis, en applaudissant aux observations justes et lumineuses qu’il fait sur l’influence du physique sur les facultés intellectuelles, […] frappé comme vous de ce mélange impur d’erreurs grossières et dangereuses dont ils sont souillés. À quoi, me suis-je dit, servent tant d’études et tant d’observations, si l’on n’en retire que des fruits amers3 !
- 4 P. J. G. Cabanis, Rapports, Préface, Peisse, p. 44-45, Lehec et Cazeneuve, p. 112.
4À la même époque, Biran lit le Mémoire sur la faculté de penser de Destutt de Tracy. En 1801, l’Institut décerne une mention honorable à son mémoire sur L’influence de l’habitude sur la faculté de penser, qui, remanié, obtient le prix en 1802 et lui vaut d’être introduit dans la société d’Auteuil. Se noue alors une relation d’amitié véritable entre les trois hommes ou « confrères-penseurs », comme le dit Tracy à Biran. Ainsi, dans la préface des Rapports du physique et du moral de l’homme, Cabanis adjoint le nom de Biran à la liste de tous ceux qui ont enrichi l’Idéologie comme Tracy, Degérando ou Laromiguière4. Dans une lettre à Dorimond de Feletz, en 1802, Biran brosse le portrait des deux citoyens examinateurs de son ouvrage :
- 5 P. Maine de Biran, CP, t. XIII-2, p. 169.
Cabanis est un homme d’environ quarante-cinq ans ; la vivacité et la sensibilité se peignent dans son regard prévenant, officieux, ouvert, sans marque scientifique, ami chaud de la vérité qu’il cherche et qu’il a l’air de demander à tout ce qui l’environne. Tracy est plus âgé […]. C’est un petit homme très vif, très uni dans ses manières : il parle bien, a le don de la persuasion, et ses discours familiers sont aussi onctueux que ses écrits sont secs. Les deux amis semblent n’avoir en tout qu’une même opinion ; ils ne vivent que pour leur ménage et leur chère idéologie, aux progrès de laquelle ils s’intéressent par-dessus tout. L’idéologie, m’ont-ils dit, doit changer la face du monde ; et voilà justement pourquoi ceux qui voudraient que le monde demeurât toujours bête (et pour cause) détestent l’idéologie et les idéologues5.
- 6 Ibid., t. XIII-3, Lettre de P. J. G. Cabanis à Maine de Biran, 11 mars 1805, p. 421.
- 7 On peut lire le compte rendu de Cabanis dans P. Maine de Biran, Influence de l’habitude sur la facu (...)
- 8 P. Maine de Biran, CP, t. XIII-2, p. 233.
5La première lettre de Cabanis à Maine de Biran date de 1802. Cabanis informe par lettre Biran du couronnement de son mémoire6, et joint à son envoi, en février 1803, l’extrait qu’il en a fait dans Le citoyen français7. Leur correspondance s’arrête au 8 avril 1807, un an avant la mort de Cabanis, Tracy relatant dans l’intervalle à Biran les accidents de santé de Cabanis, qui a dispensé aussi ses conseils de médecin à Biran en diagnostiquant une organisation mobile et délicate, une excessive sensibilité8. On ne sait si Biran suivit le régime prescrit par son « bon ami » Cabanis, mais la découverte par ce dernier des impressions intérieures et des variations de la sensibilité interne comme de leur influence sur notre moral vient le conforter dans le souci de mener à bien le vœu formulé par Rousseau dans ses Confessions, d’établir une « morale sensitive », ou « Matérialisme du sage ».
- 9 Voir P. Maine de Biran, « Notes sur le Mémoire de Cabanis qui a pour titre De l’influence du moral (...)
- 10 C.-A. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Impr. E. Capiomont et Cie, 1858, t. XIII, p. 311.
- 11 Voir P. Maine de Biran, Écrits de jeunesse [abrégé EJ], Paris, Vrin, 1998, t. I, p. 118 sq.
6Des écrits de Cabanis, Biran affirme dans la même lettre citée plus haut qu’ils « demandent à être médités et surtout à être sentis ». Bien plus qu’une figure de style, une telle affirmation signifie que seule l’expérience intérieure doit venir confirmer ou infirmer les analyses de Cabanis9. Or l’expérience de Biran est celle d’un être à la santé fragile, rendu tôt métaphysicien par son « principe d’infirmité »10, à savoir le défaut d’équilibre ou l’absence de « stabilité d’énergie » pour parler comme le médecin vitaliste Louis de Lacaze. L’alternance douloureusement vécue entre un sentiment radical d’impuissance et un sentiment de puissance radicalement opposé lui fait, dès 179411, émettre le vœu de comprendre les vicissitudes par lesquelles notre existence se décline, et leurs causes.
Un épisode matérialiste ?
- 12 B. Baertschi, « L’épisode matérialiste de Maine de Biran », Les études philosophiques, avril-juin 2 (...)
7Y a-t-il jamais eu un « épisode matérialiste »12 de Maine de Biran ? On peut lire, dans le compte rendu de l’ouvrage, que l’on doit peut-être à Victor Cousin :
- 13 P. Maine de Biran, IHP, Appendice IV, p. 365.
Biran est demeuré partisan du matérialisme et des doctrines sensualistes […]. Disciple du matérialiste Cabanis dont il a adopté les théories et jusqu’à certaines formes du langage, M. Biran est occupé comme son maître de l’influence du physique sur le moral et a pris de lui l’habitude de voir tous les faits de conscience pour ainsi dire à travers les organes13.
8Dans l’ébauche et le brouillon du premier Mémoire sur influence de l’habitude, non seulement Biran intègre très largement les réflexions de Cabanis, mais il en fait grand éloge :
- 14 P. Maine de Biran, IHP, p. 21.
Il était réservé à l’auteur de l’histoire des sensations [allusion aux deuxième et troisième mémoires des Rapports, intitulés « Histoire physiologique des sensations »] de porter la lumière de la physiologie dans cette partie de la métaphysique, qui doit servir de base à toutes les autres, de bien distinguer les phénomènes, d’en rapporter chaque classe à son principe, d’envisager les premiers matériaux de la pensée dans leur siège organique, et d’assigner par la différence physique des organes les degrés de persistance et de netteté dans les impressions, de trouver dans des foyers particuliers de sensibilité dont l’influence avait été méconnue par les métaphysiciens les causes des déterminations instinctives, des appétits violents et des sentiments énergiques, des anomalies et des variations des modes de sensibilité qu’offrent les individus dans les divers âges de la vie, dans chaque période et quelquefois dans chaque instant de leur mobile existence, enfin de lier le sentiment, le mouvement et la pensée et de faire voir par une collection précise de faits, parfaitement appropriés à son dessein, comment ces trois grands phénomènes de la nature animée ne sont que des modifications du même principe et des résultats purement organiques de l’activité du système sensitif14.
- 15 P. Maine de Biran, Journal, H. Gouhier (éd.), Neufchâtel, La Baconnière, 1954-1957, t. I, p. 66.
- 16 P. Maine de Biran, IHP, p. 14.
- 17 Ibid., p. 15.
- 18 Ibid., p. 11.
9Les « trois grands phénomènes de la nature animée » – le sentiment, le mouvement et la pensée –, loin d’être simplement liés, sont en réalité des modifications d’un même principe, selon Cabanis, dont Biran rapporte ici le propos. Mais est-ce aussi l’avis de Biran ? Dans son Journal, Biran, le 16 avril 1815, confesse que dans sa jeunesse il était « prévenu pour des systèmes matérialistes »15 qui avaient séduit son imagination. Mais prévention n’est pas adhésion : rien ne permet de voir dans l’ébauche ni dans le brouillon une adhésion réelle au matérialisme, mais tout au plus une profession de foi sensualiste, d’un condillacisme revu et corrigé par Cabanis. Rappelons que la double et vive correction que l’Idéologie fait subir à la pensée de Condillac tient à la fois dans l’affirmation de l’activité et dans la découverte de la sensibilité interne : à la statue de Condillac toute passive, Tracy redonne une activité et Cabanis une spontanéité. L’erreur de Condillac est en effet de ne reconnaître que les sensations externes et de séparer pour ainsi dire les sens des organes et d’eux-mêmes, tandis que l’originalité de Cabanis est de mettre en avant une sensibilité organique mêlée à tout notre corps, attachée aux viscères, aux sécrétions, bref à notre vie (c’est-à-dire à notre sensibilité) et d’affirmer que les dispositions des organes internes exercent une influence sur l’organe cérébral et par conséquent sur la pensée. Outre les premières notes très critiques déjà citées, Biran met en garde, dans le même brouillon, contre la « généralisation des phénomènes » selon lui « proscrite par la saine philosophie » et souligne la « difficulté de ramener à une source commune les phénomènes divers qu’offrait l’étude de l’homme physique et moral »16. Le seul point d’accord fondamental avec Cabanis tient dans l’affirmation de la « dépendance réciproque » des facultés de l’homme physique et moral. Certes, Locke et Hobbes sont cités pour avoir mis en avant la « sensibilité physique », devenue le « fait général ou la faculté première à laquelle sont venus se rattacher tous les phénomènes, toutes les lois particulières qui régissent les êtres intelligents »17 ; certes il complimente, dans l’ébauche, le « savant auteur de l’histoire physiologique des sensations »18, bien que son plan soit selon lui incomplet. Mais en réalité, c’est par le concours de la physiologie et de l’Idéologie qu’avancera la science de l’homme. On ne peut pas donner au « fait principe » de la sensibilité physique une latitude qu’il ne comporte pas :
- 19 Ibid., p. 16.
C’est précisément dans ce dernier écueil qu’ont donné les métaphysiciens qui, n’étant remontés au principe qu’en suivant une branche de faits, celle des idées que nous recevons par les sens externes, se sont hâtés de généraliser le principe pris sous ce rapport et ont hardiment prononcé que la sensation […] était la source exclusive de toutes les déterminations, de toutes les idées, de tous les appétits mêmes des êtres sensibles et enveloppait toutes les facultés de l’être intelligent19.
- 20 Ibid., p. 18.
10La critique est dirigée contre le principe selon lequel toutes nos facultés ne sont que des sensations transformées : en effet dans l’hypothèse condillacienne, tout devient habitude – même l’instinct sur lequel Cabanis a particulièrement insisté –, et l’appétit se confond dans sa source avec la connaissance. Mais, attaquer Condillac sur ce point, c’est attaquer Cabanis par voie de conséquence. Si Biran souligne le parallélisme entre les dispositions des organes internes et les modes de la sensibilité, la tournure des idées, la force ou la langueur des facultés intellectuelles et évoque d’emblée ce qu’il nomme le « sentiment de l’existence » ou le « fonds primordial de l’organisation intérieure », parallèle aux dispositions purement organiques20, il est loin d’affirmer comme Cabanis l’identité du physique et du moral. Il s’agit pour lui de souligner la liaison intime entre la physiologie et la métaphysique que Cabanis, lui, se défendait de pratiquer.
11Croire à cet épisode matérialiste – n’oublions pas que Cabanis et Tracy sont les juges de ce premier mémoire –, ce serait enfin passer sous silence la critique sévère que Biran adresse à Cabanis dans ses tout premiers écrits. Après avoir critiqué Condillac pour avoir affirmé qu’il n’y a pas d’idées antérieurement aux signes et souligné contre le même que l’art de penser n’est pas l’art de parler – Biran dénonce certains métaphysiciens postérieurs qui ont « outré ses principes », et le nom de Cabanis immédiatement apparaît :
- 21 P. Maine de Biran, EJ, « Notes sur l’influence des signes » (1798), p. 224. Biran livre d’autre par (...)
Écoutons Cabanis (Mémoires de l’Institut) : « On ne distingue les sensations qu’en les attachant à des signes qui les caractérisent et les représentent ». Voilà une assertion assez étrange pour mériter d’être prouvée, et c’est ce que l’auteur ne fait pas : quoi ! Ai-je besoin d’autre chose que de la différence des impressions pour juger que la couleur rouge n’est pas la même que la bleue ? […]. Aucun paradoxe ne peut étonner de la part de celui qui ose dire avec assurance « qu’il faut considérer le cerveau comme un organe particulier destiné spécialement à produire la pensée, de même que l’estomac et les intestins à faire la digestion, le foie à filtrer la bile, etc. ». Il poursuit ce parallèle dans tous ses points et finit par conclure que le cerveau digère les impressions, qu’il fait organiquement la sécrétion de la pensée ; ainsi Cabanis transforme une métaphore en une thèse physique. La pensée, une faculté, un être métaphysique, comparée dans sa production par le cerveau aux aliments grossiers modifiés par l’action de l’estomac […] ! M. Cabanis a-t-il des idées bien nettes de ce singulier mécanisme de notre cerveau ? On conçoit que ce viscère filtre un fluide particulier qui sert on ne sait comment à entretenir la sensibilité physique ; mais dire que le cerveau filtre des pensées, c’est bien la plus grande absurdité, la plus grande impropriété de langage qu’on puisse imaginer21.
- 22 Biran souligne en particulier ce qu’il nomme le « mystère assez surprenant » d’une volonté capable (...)
- 23 Le matérialisme est pour Biran un « système dangereux et désolant » (CP, t. XIII-2, Lettre à Degéra (...)
- 24 P. Maine de Biran, CP, t. XIII-2, Lettre au citoyen B, p. 237.
12Si Biran reconnaît que la pensée a un organe matériel, il faut selon lui distinguer ses différents mouvements dès lors qu’il y a des modes de la pensée qu’on ne peut que réfléchir22. L’ambivalence de Biran devant ledit fait-principe est grande : en 1802 toujours, dans une lettre à Degérando, Biran se reproche des « vices de langage » qui proviennent du mélange « peut-être déplacé, de la physiologie avec la métaphysique » et appelle à discerner le fond de la doctrine d’avec les formes ou expressions qui semblent là « trop matérialistes »23 ; il insiste sur la distinction entre percevoir et sentir, sur le rôle de la volonté dans le jugement et la naissance de l’individu. Bref, il affirme l’impossibilité de tout expliquer par le jeu des organes, par une seule propriété sensitive et des sensations transformées : « Cabanis n’a envisagé l’intelligence humaine que sous ce rapport : il fallait le reconnaître, mais faire voir aussi qu’il y avait d’autres côtés importants, étrangers à l’organisme »24.
- 25 Ibid. Biran trouve dans la lecture (postérieure) de Bichat la distinction entre action et réaction (...)
- 26 Cf. P. Maine de Biran, EJ, p. 162.
13L’autre « côté important », c’est évidemment la force du moi que Biran découvre réellement dès le Mémoire sur la décomposition de la pensée, que vient conforter la lecture de Bichat25, et qui lui permet de fonder l’opposition entre activité et passivité en réservant l’activité vraie à la seule force du moi : il y a une différence entre les passions où l’organe de la pensée est forcé à reproduire les idées, et l’exercice de la volonté. Édifier une science de l’homme encore inexistante, malgré le travail de Cabanis, voilà qui sera la tâche de Biran, le fruit de ses méditations à venir, doublées de lectures décisives, non seulement des métaphysiciens, mais des « naturalistes », c’est-à-dire des physiologistes et médecins26.
La rupture
14Biran devient lui-même, dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée, quand il cesse d’être idéologue. Bien qu’elle ait mis fin, après Bacon, à des disputes métaphysiques frivoles sur la nature de l’âme et ses attributs, l’Idéologie a en effet selon lui encouragé le transport néfaste de la physique dans l’étude de la pensée, laquelle est reconduite d’un côté à une grammaire générale ou logique (Tracy), de l’autre à l’étude du jeu des organismes (Cabanis). Biran cesse d’être idéologue dès lors qu’il :
- découvre la force propre de l’âme dite « hyperorganique », distincte, mais non séparée de la résistance intérieure du corps propre ;
- finit par affirmer l’existence d’une force vitale « hyper-mécanique », distincte et séparée de la première ;
- dégage, à partir de l’affirmation de ces deux forces irréductibles, la spécificité de vies plurielles, au moins deux vies sinon trois in fine, de formes et de forces de vie : la force radicale qui continue les mouvements vitaux, abaisse ou relève le ton des forces sensitives, n’est pas la force radicale et immanente du vouloir qui a toujours le sentiment d’elle-même : « Ainsi donc que les forces vitales sont hyper-mécaniques, celles de la pensée et de la volonté doivent être considérées comme hyper-organiques »27.
- 28 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire I, § III, Peisse, p. 78, Lehec et Cazeneuve, p. 142.
15Les forces mécanique, vitale et volontaire sont hétérogènes, et, bien que les deux premières soient séparées, elles sont toutes deux connues néanmoins par l’observation extérieure, tandis que la volonté seule est connue par conscience ou réflexion. Tel est le refus biranien du monisme de la sensation : à la sensibilité il faut ajouter la motilité qui n’en est pas une dépendance. Seul le mouvement volontaire fait naître l’individu à lui-même, et toute faculté active commençant au mouvement volontaire, Biran ne peut accepter la phrase devenue célèbre de Cabanis selon laquelle le physique et le moral « se confondent à leur source ; ou pour mieux dire, le moral n’est que le physique considéré sous certains points de vue plus particuliers »28. Car le chapitre des Rapports traitant de l’influence du moral sur le physique explique en réalité comment le cerveau (physique) influence le physique. Dans le onzième Mémoire, Cabanis écrit :
- 29 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire XI, § VIII, « Conclusion », Peisse, p. 596, Lehec et Cazeneuve, (...)
Nous ne pouvons donc plus être embarrassés à déterminer le sens véritable de cette expression, influence du moral sur le physique ; nous voyons clairement qu’elle désigne cette même influence du système cérébral, comme organe de la pensée et de la volonté, sur les autres organes dont son action sympathique est capable d’exciter, de surprendre, et même de dénaturer toutes les fonctions29.
- 30 P. Maine de Biran, Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme, Pa (...)
- 31 Voir l’examen qu’en fait l’aliéniste Royer Collard. Ibid., Appendice XIV, p. 261.
- 32 Sentir, souligne Biran, c’est recevoir une impression et en être affecté, et non pas recevoir une i (...)
16Pour Biran, si l’on ôte la libre activité (du moi), il n’y a plus de moral du tout30. S’il n’est pas vrai que le physique se transforme en moral, il est impossible de ramener la science des corps vivants et la psychologie à une seule science, bien qu’il y ait entre elles des « points de contact »31. À rebours de l’Idéologie qui réduit le vivre au sentir et lie le sentiment au mouvement, Biran distingue la seule activité véritable, c’est-à-dire volontaire, connue par la conscience de l’effort, et la prétendue activité de la sensibilité qui n’en est pas une. Sentir n’est pas nécessairement se sentir soi-même32. L’existence sensitive absolue, la « vie générale » au sens de Cabanis n’est pas l’existence sentie du moi. Un tel dualisme, propre à l’homme, doit être bien distingué de la dualité de conscience chez Biran :
- 33 P. Maine de Biran, Commentaires et marginalia. XIXe siècle, t. XI-3, p. 81. Lorsqu’il veut souligne (...)
Le bonheur, dit Cabanis, consiste dans le libre exercice des facultés, dans le sentiment de la force et de l’aisance avec lequel on les met en action. À ces conditions, il n’est guère d’hommes moins heureux que moi. L’exercice des facultés que j’ai le plus cultivées et auxquelles je tiens le plus est toujours en moi plus ou moins pénible, et je n’ai presque jamais le sentiment de force et d’aisance dans leur exercice […]. En prenant pour vrai tout ce qu’ont écrit Cabanis et les physiologistes de la même école, sur les déterminations de la sensibilité ou l’instinct animal, sur la correspondance des âges, des sexes, des tempéraments, des climats, etc., avec les affections et les idées ou images, les physiologistes n’auraient jamais décrit qu’une partie de l’homme (l’animal), en traitant ce sujet double comme s’il était simple, simplex in animalitate33.
17Les teintes et directions variées que prennent nos affections et idées selon l’âge, la saison, le jour et l’heure et leur correspondance avec certaines variations organiques spontanées sur lesquelles le moi n’a aucune prise, voilà un fait d’expérience intérieure : tout cela caractérise l’état de l’animal vivant, et là se tient la vérité de Cabanis. Cependant, il y a un autre principe de vie ou d’action que les affections, passions ou goûts sensibles qui, lui, n’est pas sujet aux vicissitudes de l’organisme. Le tort de Cabanis est d’étendre indûment ses observations ou explorations physiologiques, en voulant qu’elles embrassent aussi le moral.
- 34 Voir P. Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée [abrégé MDP], Paris, Vrin, 1998, (...)
- 35 Cf. P. Maine de Biran, « Notes sur le mémoire de Cabanis qui a pour titre de l’influence du moral s (...)
- 36 P. Maine de Biran, MDP, t. III, p. 393.
- 37 Cf. F. Azouvi, Maine de Biran. La science de l’homme, Paris, Vrin (Histoire de la philosophie), 199 (...)
18De même, le cerveau n’est pas l’origine de l’effort : il faut, pour qu’il y ait effort, non pas que le cerveau entre en action, mais quelque chose d’hyper-organique qui échappe par principe à toute représentation34. Aux deux fonctions du cerveau dégagées par Cabanis, il faut objecter que seules la pensée et la volonté sont connues par conscience35. Si Tracy et Cabanis en apparence font toute sa part au mouvement volontaire, et s’accordent à dire que le moi réside exclusivement dans la volonté36, pourtant, en estimant que les sensations seules garantissent l’existence du monde extérieur, Cabanis en réalité « suppose évidemment la personnalité et le jugement d’existence déjà préexistants plutôt qu’il ne cherche à en assigner l’origine ». Sans compter que présenter tel Cabanis la conscience et la sensibilité comme coextensives, puisque telle est l’interprétation de Biran, c’est, pour ce dernier, encourager l’assimilation (fautive) entre la volonté et le désir, et en définitive faire abstraction du sentiment de puissance ou de causalité personnelle. Tel est le cœur de ce que François Azouvi a nommé la doctrine des points de vue de 180437, qui distingue notamment la méthode réfléchie et la méthode objective : pour Biran, victimes de leur condillacisme, Cabanis et Tracy prennent par le dehors ce qui doit être saisi en nous.
Comment Cabanis a-t-il été possible ?
- 38 P. Maine de Biran, Ébauche du premier Mémoire sur l’habitude, in IHP, p. 6.
- 39 P. Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, Vrin, 1984, t. VI, p. 33.
19Dans l’ébauche du premier mémoire, Biran estime que le passage était naturel « du principe de Locke à celui de l’influence exclusive de la sensibilité physique sur tous les procédés de l’esprit, les affections du cœur, sur tout l’homme en un mot »38. Cabanis représente le moment où la science propre des facultés vient se résoudre dans la connaissance physiologique la plus étendue, des fonctions et du jeu de divers organes ou de leurs résultats les plus généraux. Et Biran procède à la genèse de ce moment : de même que Descartes aboutit au matérialisme, Stahl, vrai fondateur des sciences du vivant (et les animistes disciples de Stahl qui attribuent tout à l’âme) produit « une autre espèce de matérialisme qu’on pourrait appeler organique, dans lequel tous les phénomènes de l’esprit et du sens interne se trouvent ramenés aux lois de la vitalité et d’une sensibilité toute physique. Qu’importe que ce soit l’âme ou les organes ? »39 :
- 40 Ibid., p. 37.
Comme Stahl disait que l’âme présente à la fois dans chaque partie de son domaine, dont elle prévoit tous les besoins, dirige, active et tend tous les ressorts, sécrète dans le foie, la rate, absorbe et exhale dans les poumons, etc., digère dans l’estomac, pense dans le cerveau, sent dans les nerfs, etc., on pourra se croire fondé à dire que ce sont les organes eux-mêmes qui, imprégnés chacun de sa portion ineffable de la vie, et doués par leur nature de différentes propriétés vitales qu’on distingue par leurs effets sans remonter jusqu’à la cause (une ou multiple), sécrètent, digèrent, meuvent, sentent, pensent ; et qui croirait qu’on ira jusqu’à rencontrer cette proposition si extraordinaire, si bizarre même, quand on la prend au propre, et non au figuré, savoir que le cerveau fait la sécrétion organique de la pensée, et la digère, comme l’estomac sécrète le suc gastrique et digère les aliments (Cabanis) ; c’est ainsi qu’à l’unité simple et individuelle de Stahl se trouvera substituée une espèce d’unité collective et artificielle, chargée des mêmes fonctions40.
- 41 P. Maine de Biran, CP, t. X-2, p. 50-59.
- 42 Voir P. Maine de Biran, MDP, t. III, p. 323.
20Dans les Nouveaux essais d’anthropologie, Biran oppose à l’application fautive chez Stahl du principe de causalité la distinction entre la force consciente du vouloir et la force vitale41. Cette cause qui produit en moi à mon insu les fonctions vitales, Barthez, qui vient de Stahl, l’a individualisée dans un mot, en reconduisant l’idée d’une activité absolue. Mais Bichat comme Cabanis ne valent pas mieux42. Stahl donne naissance à une nouvelle sorte de théorie mécanique :
- 43 P. Maine de Biran, CP, t. X-2, p. 54.
Ceux qui prétendirent ensuite écarter toute notion de la force comme obscure et vague pour tout ramener à des idées claires, c’est-à-dire aux simples représentations ou figures des sens externes, ne dirent plus que l’âme pensait et voulait dans le cerveau comme elle digérait dans l’estomac… et agissait dans tous, mais que les organes même agissent, que le cerveau digère la pensée, etc43.
21Si le moral peut être réduit à des fonctions ou à des résultats des fonctions des divers organes tant internes qu’externes, Cabanis représente l’application détournée du principe de Stahl dans un système matériel et mécanique, il en est la suite naturelle. Cabanis et Stahl représentent deux défauts et deux dangers inverses : spiritualiser la vie organique / matérialiser la pensée :
- 44 Ibid., novembre 1819, p. 244.
Si tout l’homme était réduit à la vie sensitive, animale ou organique, les physiologistes ou matérialistes tels que Cabanis, pourraient passer pour avoir établi une vraie science de l’homme […], la logique serait la philosophie première et toute la philosophie […], mais […] il y a en arrière ou au-dessus de cet homme extérieur […] un homme intérieur qui est sujet à part44.
22Un tel point de vue systématique laisse de côté la duplicité de l’homme, sa partie intellectuelle et vraiment morale :
- 45 P. Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme, t. VI, p. 144.
Ce grand ouvrage me semble éminemment propre à faire voir d’un côté l’abus et le danger des doctrines de physiologie dans l’explication ou la déduction des phénomènes du sens interne, et d’autre part l’espèce d’application vraiment utile qu’on peut faire de ces doctrines à une classe particulière de phénomènes sensitifs qui occupent une place nécessaire dans la philosophie de l’esprit humain45.
23La double erreur de Stahl et de Cabanis tient au seul oubli du moi-cause : le premier prépare le mécanisme, le second le panthéisme, faute d’avoir compris la causalité du moi. Bref, le matérialisme ou le naturalisme opère un tel élargissement néfaste de la juridiction propre au vivant au fonctionnement de l’esprit lui-même, en établissant une analogie hypothétique entre des effets divers qu’on range sous le terme commun de perceptions, claires ou obscures, pour un même sujet vivant et intelligent qui en a tantôt conscience, tantôt non.
L’héritage de la sensibilité inconsciente
- 46 Voir P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire II, § IV, Peisse, p. 114 sq., Lehec et Cazeneuve, p. 174 s (...)
24Biran trouve dans la lecture de Cabanis l’affirmation d’une sensibilité interne inconsciente pressentie dans ses premiers écrits46. Dans le dixième mémoire, Cabanis présente conscience et sensibilité comme coextensives :
- 47 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, sect. II, § IV, Peisse, p. 500, Lehec et Cazeneuve, p. 535-5 (...)
Quoi qu’il soit très avéré, sans doute, que la conscience des impressions suppose toujours l’existence et l’action de la sensibilité, la sensibilité n’en est pas moins vivante dans plusieurs parties où le moi n’aperçoit nullement sa présence ; elle n’en détermine pas moins un grand nombre de fonctions importantes et régulières, sans que le moi reçoive aucun avertissement de son action47.
- 48 Ibid., n. 11, Peisse, p. 501, Lehec et Cazeneuve, p. 537.
25Si l’on appelle sensation l’impression perçue, il y a véritablement « sensibilité sans sensation »48. En réservant au cerveau la perception consciente, Cabanis doit multiplier les centres nerveux, les sous-systèmes :
- 49 Ibid., § V, Peisse, p. 501, Lehec et Cazeneuve, p. 537-538.
Il faut donc considérer le système nerveux comme susceptible de se diviser en plusieurs systèmes partiels inférieurs, qui tous ont leur centre de gravité, leur point de réaction particulière, où les impressions vont aboutir et d’où partent des déterminations de mouvements […]. Peut-être, comme l’imaginait Van Helmont au sujet des divers organes, se forme-t-il dans chaque système et dans chaque centre une espèce de moi partiel, relatif aux impressions dont ce centre est le rendez-vous et aux mouvements que son système détermine et dirige […]. Mais nous ne pouvons nous faire aucune idée nette et précise de ces volontés partielles, puisque toutes nos sensations de moi se rapportent exclusivement au centre général […]49.
26Singulier matérialisme qui affirme des petits moi partout, des « moi partiels », des volontés partielles, commente Biran qui ne peut évidemment accepter l’usage du terme de « moi » s’agissant des systèmes inférieurs partiels. Selon Cabanis en effet, tant que la réaction ne concerne qu’un système isolé, elle ne donne pas lieu à une sensation consciente : non seulement le moi ne perçoit pas les impressions qui aboutissent à ces systèmes partiels inférieurs, mais il ne perçoit pas toujours les impressions transmises au centre commun. Il y a donc des mouvements coordonnés déterminés par des impressions dont l’individu n’a aucune conscience, et qui souvent se dérobent à l’observation ; ces mouvements ne cessent qu’avec la vie. Il peut y avoir sensibilité sans conscience dans le système général rattaché au centre principal, c’est-à-dire à l’encéphale, mais également dans les systèmes subordonnés se rattachant aux centres inférieurs, de tels systèmes coordonnés et subordonnés ayant chacun sa sensibilité propre : au-dessous de la sensibilité générale, une sensibilité locale inférieure anime différentes régions de l’organisme.
- 50 Ibid., Mémoire II, § VI, Peisse, p. 118, Lehec et Cazeneuve, p. 177.
27Cabanis établit donc des relations entre les « dispositions vagues de bien-être ou de mal-être, que chacun éprouve journellement » et les « dérangements plus ou moins graves dans les viscères et dans les parties internes du système nerveux »50. Telle est la grande découverte de Cabanis, celle de la sensibilité inconsciente et de son influence au moins indirecte sur l’esprit :
- 51 Ibid., Mémoire II, § I, Peisse, p. 105, Lehec et Cazeneuve, p. 167.
S’il est vrai qu’il y ait des déterminations et des mouvements dont l’individu n’a pas la conscience, l’on sent que beaucoup de phénomènes qui ont été confondus, auront besoin d’être distingués […] ; et que, s’il n’en est pas, pour cela, moins certain que la sensibilité physique est la source unique de nos idées et de nos déterminations, il y aurait du moins peu d’exactitude à dire […] qu’elles nous viennent toutes par les sens51.
28Sur un plan strictement physiologique, l’analyse de Cabanis souligne les causes internes et non pas les seules impressions des organes externes, et, avec elles, les rapports des phénomènes de l’esprit aux organes internes, au cerveau, aux organes des sens. Autant d’exemples que Biran reprendra à son compte (la maladie des viscères abdominaux et la folie ; l’adolescence où l’esprit est modifié par les modifications internes ; le sommeil, la rêverie, le mal ou le bien-être…) à cette différence fondamentale près que, pour Biran, nous menons deux vies, et que le principe de notre existence « absolue » ou du sentiment immédiat des affections passives, est autre que celui de la vie de relation, ou vie personnelle.
29Le premier mémoire et son brouillon soulignent l’importance cruciale de l’analyse du deuxième mémoire de Cabanis relatif aux sensations internes. À Cabanis il revient d’avoir montré combien les impressions internes contribuent à la production des déterminations morales et idées :
- 52 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire II, § VI, Peisse, p. 115, Lehec et Cazeneuve, p. 174-175.
Il est notoire que dans certaines dispositions des organes internes, et notamment des viscères du bas-ventre, on est plus ou moins capable de sentir ou de penser […]. Puisque l’état des viscères du bas-ventre peut intervertir entièrement l’ordre des sentiments et des idées, il peut donc occasionner la folie, qui n’est autre chose que le désordre ou le défaut d’accord des impressions ordinaires […]52.
- 53 Dans le Brouillon du premier Mémoire, Biran n’hésite pas à dire qu’un homme qui serait réduit à la (...)
- 54 P. Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme, t. VI, p. 127-128.
- 55 Ibid., p. 110.
30Non seulement Biran par conséquent s’inspire du dixième mémoire sur les phénomènes sympathiques de Cabanis pour son propre « Mémoire sur les perceptions obscures », mais il va au-delà et tend même à privilégier l’organisation intérieure, la sensibilité intérieure, sur la sensibilité externe53. Ainsi nos dispositions affectives imprègnent les choses et les êtres de leur couleur propre, tel est le phénomène de la « réfraction sensitive ». De ces affections et des changements qu’elles opèrent dans notre sensibilité, nous avons le sentiment diffus, par « tact intérieur », « affectif » ou « immédiat » : « L’espèce de tact immédiat qui les saisit, ou les devient, n’est point la conscience ; car il ne se sait pas, ne s’éclaire pas lui-même »54. Non « moins nécessaire au physiologiste médecin qu’au métaphysicien moraliste »55, il emporte avec lui la nécessité d’établir une psychologie que Biran nomme mixte ou expérimentale, une double observation :
- 56 Ibid., p. 90.
Il ne s’agit plus […] des rapports théoriques que peuvent avoir deux sciences qui diffèrent tant par leurs principes, mais seulement des points homologues en quelque sorte, par lesquels une certaine partie pratique de l’une d’elles peut se rapprocher de telle partie aussi pratique de l’autre56.
- 57 Ibid., p. 89.
Le rapport en effet ne peut être un rapport de production entre deux séries radicalement hétérogènes, mais il est de condition à conditionné, de concomitance : il y a des points de contact entre les impressions de l’organisme et les idées de l’esprit57.
- 58 Voir P. Maine de Biran, MDP, t. III, p. 126.
- 59 L’« homme intérieur » évoqué par Thomas Sydenham, médecin anglais ami de John Locke, n’est autre, s (...)
- 60 P. Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme, t. VI, p. 20.
31Fort éloignée du monisme de Cabanis, la métaphysique biranienne affirme l’existence de deux ordres de faits et de trois points de vue que sont l’affection, l’aperception, et la représentation58. En forgeant l’expression d’« homme affectible intérieur », Biran souligne l’irréductibilité de notre intériorité affective à l’intériorité de conscience, au point de vue de la réflexion, mais aussi de la représentation59. Sur elle, nul retour possible : « Rien n’est plus près de l’âme, en effet, que les modifications intimes particulières qui tiennent immédiatement au jeu de la vie »60.
32Le Journal de Biran en témoigne à l’envi :
- 61 P. Maine de Biran, Journal, t. II, avril 1820, p. 269.
Je suis habituellement dans un état d’organisation qui donne un ascendant singulier à ces impressions intérieures […]. Je suis surtout heureux ou malheureux (et le plus souvent malheureux) par ces sortes d’impressions immédiates. Quand je sens cette hilarité qui tient à la machine, je ne puis pas dire (selon la pensée de Fénelon et des stoïciens) que je ne me réjouis qu’à cause que je me trompe. C’est une sensation très véritable qui n’a rien de commun avec les idées de l’esprit et n’en dépend pas ; la joie qui trompe est celle qui tient aux objets du dehors et vient du jugement qui seul peut être trompé61.
- 62 Ibid., t. III, p. 72.
33S’il est vrai que Biran n’aura pas trouvé dans les écrits de son « bon ami » Cabanis ce qu’il cherchait62, il aura sans nul doute (re)trouvé ce qu’il ne cherchait pas, mais connaissait déjà par sentiment immédiat. Histoire d’une déception intellectuelle, c’est-à-dire d’une tromperie.
Notes
1 Cité par Y. Pouliquen, Cabanis. Un idéologue. De Mirabeau à Bonaparte, Paris, O. Jacob, 2013, p. 292.
2 Ses premières notes datent de 1798. Le prix ira à J. M. Degérando.
3 P. Maine de Biran, Correspondance philosophique [abrégé CP], Paris, Vrin, 1996, t. XIII-2, p. 104. Nous renvoyons toujours à l’édition des Œuvres (F. Azouvi [éd.], Paris, Vrin, 1984-2001).
4 P. J. G. Cabanis, Rapports, Préface, Peisse, p. 44-45, Lehec et Cazeneuve, p. 112.
5 P. Maine de Biran, CP, t. XIII-2, p. 169.
6 Ibid., t. XIII-3, Lettre de P. J. G. Cabanis à Maine de Biran, 11 mars 1805, p. 421.
7 On peut lire le compte rendu de Cabanis dans P. Maine de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de penser [abrégé IHP], Paris, Vrin, 1987, t. II, Appendice III, p. 360.
8 P. Maine de Biran, CP, t. XIII-2, p. 233.
9 Voir P. Maine de Biran, « Notes sur le Mémoire de Cabanis qui a pour titre De l’influence du moral sur le physique », in Commentaires et marginalia. XIXe siècle, Paris, Vrin, 1990, t. XI-3, p. 86. Biran relève l’« assertion contredite par tous les faits du sens intime » selon laquelle « tous les phénomènes de l’homme, sans nulle exception, se trouvent ramenés à une seule et même cause ».
10 C.-A. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Impr. E. Capiomont et Cie, 1858, t. XIII, p. 311.
11 Voir P. Maine de Biran, Écrits de jeunesse [abrégé EJ], Paris, Vrin, 1998, t. I, p. 118 sq.
12 B. Baertschi, « L’épisode matérialiste de Maine de Biran », Les études philosophiques, avril-juin 2000, p. 155-172.
13 P. Maine de Biran, IHP, Appendice IV, p. 365.
14 P. Maine de Biran, IHP, p. 21.
15 P. Maine de Biran, Journal, H. Gouhier (éd.), Neufchâtel, La Baconnière, 1954-1957, t. I, p. 66.
16 P. Maine de Biran, IHP, p. 14.
17 Ibid., p. 15.
18 Ibid., p. 11.
19 Ibid., p. 16.
20 Ibid., p. 18.
21 P. Maine de Biran, EJ, « Notes sur l’influence des signes » (1798), p. 224. Biran livre d’autre part l’essentielle motivation de son écriture qui le distingue nettement du médecin Cabanis et de la « force de tête » de son raisonnement (P. Maine de Biran, Brouillon du premier Mémoire sur l’habitude, in IHP, p. 26-27).
22 Biran souligne en particulier ce qu’il nomme le « mystère assez surprenant » d’une volonté capable de produire le mouvement dans les membres (Ébauche du premier Mémoire sur l’habitude, in IHP, p. 4).
23 Le matérialisme est pour Biran un « système dangereux et désolant » (CP, t. XIII-2, Lettre à Degérando, p. 180).
24 P. Maine de Biran, CP, t. XIII-2, Lettre au citoyen B, p. 237.
25 Ibid. Biran trouve dans la lecture (postérieure) de Bichat la distinction entre action et réaction du centre cérébral qui conforte sa position.
26 Cf. P. Maine de Biran, EJ, p. 162.
27 P. Maine de Biran, Commentaires et marginalia. XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 1993, t. XI-2, « Notes psychologiques », p. 122.
28 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire I, § III, Peisse, p. 78, Lehec et Cazeneuve, p. 142.
29 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire XI, § VIII, « Conclusion », Peisse, p. 596, Lehec et Cazeneuve, p. 616.
30 P. Maine de Biran, Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, Vrin, 1990, t. IX, p. 66.
31 Voir l’examen qu’en fait l’aliéniste Royer Collard. Ibid., Appendice XIV, p. 261.
32 Sentir, souligne Biran, c’est recevoir une impression et en être affecté, et non pas recevoir une impression et en avoir conscience (sensation composée).
33 P. Maine de Biran, Commentaires et marginalia. XIXe siècle, t. XI-3, p. 81. Lorsqu’il veut souligner la dualité des forces, Biran a toujours recours à la formule de Boerhaave.
34 Voir P. Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée [abrégé MDP], Paris, Vrin, 1998, t. III, p. 426. Biran appelle hyper-organiques « les faits qui ne peuvent nous être connus par aucune observation de ce qui se passe au dehors, ni expliqués par aucun jeu de l’organisation […] mais seulement par conscience » (Commentaires et marginalia. XVIIIe siècle, t. XI-2, p. 123).
35 Cf. P. Maine de Biran, « Notes sur le mémoire de Cabanis qui a pour titre de l’influence du moral sur le physique », in Commentaires et marginalia. XIXe siècle, t. XI-3, p. 85.
36 P. Maine de Biran, MDP, t. III, p. 393.
37 Cf. F. Azouvi, Maine de Biran. La science de l’homme, Paris, Vrin (Histoire de la philosophie), 1995, p. 71 sq.
38 P. Maine de Biran, Ébauche du premier Mémoire sur l’habitude, in IHP, p. 6.
39 P. Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, Vrin, 1984, t. VI, p. 33.
40 Ibid., p. 37.
41 P. Maine de Biran, CP, t. X-2, p. 50-59.
42 Voir P. Maine de Biran, MDP, t. III, p. 323.
43 P. Maine de Biran, CP, t. X-2, p. 54.
44 Ibid., novembre 1819, p. 244.
45 P. Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme, t. VI, p. 144.
46 Voir P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire II, § IV, Peisse, p. 114 sq., Lehec et Cazeneuve, p. 174 sq. Voir la « Note touchant le supplice de la guillotine » de Cabanis qui écrit notamment que « la vie est partout » [Lehec et Cazeneuve, t. II, p. 499]. On lira avec profit l’article de Jacques Chazaud, « Cabanis devant la guillotine », Histoire des sciences médicales, t. XXXII, n° 1, 1998.
47 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire X, sect. II, § IV, Peisse, p. 500, Lehec et Cazeneuve, p. 535-536.
48 Ibid., n. 11, Peisse, p. 501, Lehec et Cazeneuve, p. 537.
49 Ibid., § V, Peisse, p. 501, Lehec et Cazeneuve, p. 537-538.
50 Ibid., Mémoire II, § VI, Peisse, p. 118, Lehec et Cazeneuve, p. 177.
51 Ibid., Mémoire II, § I, Peisse, p. 105, Lehec et Cazeneuve, p. 167.
52 P. J. G. Cabanis, Rapports, Mémoire II, § VI, Peisse, p. 115, Lehec et Cazeneuve, p. 174-175.
53 Dans le Brouillon du premier Mémoire, Biran n’hésite pas à dire qu’un homme qui serait réduit à la sensibilité interne aurait « une métaphysique supérieure à la nôtre » (ms. 2128, cité par F. Azouvi, Maine de Biran…, p. 46).
54 P. Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme, t. VI, p. 127-128.
55 Ibid., p. 110.
56 Ibid., p. 90.
57 Ibid., p. 89.
58 Voir P. Maine de Biran, MDP, t. III, p. 126.
59 L’« homme intérieur » évoqué par Thomas Sydenham, médecin anglais ami de John Locke, n’est autre, selon Cabanis, que l’organe cérébral.
60 P. Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme, t. VI, p. 20.
61 P. Maine de Biran, Journal, t. II, avril 1820, p. 269.
62 Ibid., t. III, p. 72.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Anne Devarieux, « Cabanis et Maine de Biran : histoire d’une déception », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 57 | 2020, 41-56.
Référence électronique
Anne Devarieux, « Cabanis et Maine de Biran : histoire d’une déception », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 57 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1446 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1446
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page