Modes d’être
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- 1 Le Grand Robert de la langue française, Paris, 1986, t. 4, p. 169, col. 2.
Étance : épontille consistant en une pièce de bois équarrie1.
- 2 « J’ai décrit l’ontologie comme étant concernée, dans sa partie a priori, par les sortes de (...)
1Que fait un ontologue lorsque, dans le cours de ses analyses, il distingue une substance d’un accident, un persistant d’un occurrent, un universel d’un particulier ? Aux yeux de beaucoup d’ontologues contemporains, la réponse à cette question ne fait nulle difficulté. De même qu’un zoologue distingue des types ou des sortes d’animaux et qu’un ergologue distingue des types ou des sortes d’outils, un ontologue distingue des types ou des sortes d’étants. La métaphysique, comprise comme ontologie, est la science de l’étant en tant qu’étant et l’un de ses principaux objectifs est d’inventorier les principaux types ou les principales sortes d’étants, des types ou des sortes que, plus par hommage pour Aristote que par égard pour le sens technique du terme, on appelle « catégories » d’étants2.
- 3 On ne peut justifier l’emploi du mot « catégorie » pour désigner les sortes ou types d’étan (...)
2Dans cette présentation aujourd’hui assez répandue des choses, si on laisse de côté le problème particulier soulevé par l’emploi du mot « catégorie »3, il n’y a certainement pas lieu de contester l’idée que, sinon la tâche unique, du moins l’une des tâches principales d’une investigation ontologique est de procéder à certaines divisions, distinctions ou discriminations au sein de tout ce qui est ou de tout ce qui a l’être. Il est en tout cas historiquement exact que tout discours ontologique, qu’il se soit présenté explicitement sous ce nom ou qu’il ait constitué l’arrière-plan anonyme d’une entreprise d’élucidation intégrale du réel, a toujours comporté quelque division architectonique de ce qui est en tant qu’il est, que cette division se soit résumée à ce que l’auteur considérait comme la summa divisio entis ou bien qu’elle se soit présentée comme un réseau de divisions et de sous-divisions développées systématiquement. Il suffit de mentionner des distinctions aussi structurantes, dans l’histoire de la philosophie, que celle du sensible et de l’intelligible, de l’universel et du particulier, de la puissance et de l’acte, du fini et de l’infini, de l’en-soi et du pour-soi pour apercevoir qu’une discrimination de ce genre, qu’elle soit ou non prolongée jusqu’à des sous-divisions systématiques, constitue la signature principale d’un système philosophique.
- 4 Aristote, Métaphysique, B, 3, 998 b 22, J. Tricot (trad.), Paris, Vrin, 1974, p. 14 (...)
3Ce qui est en revanche beaucoup plus problématique, c’est de laisser entendre qu’une classification ontologique est une classification de l’espèce ordinaire, simplement plus générale que celles auxquelles procèdent un zoologue ou un ergologue. Sans doute est-il tentant, dans un but pédagogique, de comparer ce que fait un ontologue à ce que fait un zoologue, en précisant que tandis que le zoologue ne classe que les animaux, l’ontologue classe, quant à lui, absolument tout ce qu’il y a. Mais, ce faisant, on laisse croire que les divisions de l’ontologue sont simplement plus générales que les divisions du zoologue, tout en étant de même nature. On laisse croire qu’une ontologie est une manière de super-zoologie. Or quiconque garde en mémoire l’antique doctrine selon laquelle le concept d’étant n’est pas un genre4 ne peut manquer d’être surpris par une telle assimilation. Faut-il dire en effet que, de même que le genre « animal » est divisé en espèces et variétés au moyen de différences spécifiques ou spécifiantes, le genre « étant » serait pareillement divisé ? Les diviseurs de l’être de l’étant sont-ils de banales différences spécifiques ou spécifiantes ?
4La réponse présente une certaine complexité. D’un côté, qui dit classification, dit nécessairement différenciation des objets d’un domaine, de sorte que, structurellement, chaque fois qu’on classe, on différencie des sous-ensembles à l’intérieur d’un ensemble englobant. Mais, d’un autre côté, il y a, dans les différenciations opérées par l’ontologue quelque chose de tout à fait spécifique, un principe de division qui tranche avec ceux mis en œuvre par un zoologue ou un ergologue. Car lorsque, curieux de savoir ce que fait exactement un ontologue lorsqu’il classe, on lui demande de préciser ce qui à ses yeux distingue une orange d’une peau d’orange ou une orange d’un orage, sa réponse ne sera pas que ce sont là des « choses » ayant des propriétés différentes, mais que ce sont là des « choses » ayant des modes d’être différents, c’est-à-dire des manières différentes d’avoir l’être. Tandis que le zoologue distingue les animaux par leur forme, leur taille, leurs capacités, etc., l’ontologue distingue les étants d’après leur mode d’être, leur modus essendi. L’ontologue voit le monde sub specie modorum essendi.
- 5 Nous ne connaissons dans la littérature contemporaine qu’une exception : l’article de Peter (...)
5Cette manière de caractériser ce que fait un ontologue lorsqu’il divise l’étant est quasi routinière. Lorsqu’on pousse un ontologue à dire ce qui distingue une substance d’un accident ou une substance d’un événement, la réponse sera presque toujours articulée au moyen de la notion de mode, de façon ou de manière d’être. Pourtant, aussi commode que soit cette notion de mode, de façon ou de manière d’être lorsqu’il s’agit de caractériser les divisions opérées par un ontologue, cette notion n’a, à notre connaissance, guère été thématisée5.
6Nous nous proposons donc de prendre cette notion de mode d’être au sérieux et, avec elle, l’idée que l’ontologie divise les étants d’après leur mode d’être. Nous allons tenter de montrer que si l’ontologie discrimine ou divise les étants d’après leur mode d’être, alors quiconque accepte de définir ainsi sa pratique d’ontologue est contraint de donner au mot « être » un sens et une épaisseur qui pourraient bien lui donner la nostalgie des « vocables messagers ».
Différences, diviseurs et dividendes
7S’il y a quelque chose de propre aux divisions classificatoires des ontologues, on ne saurait aller jusqu’à tenir ces divisions pour d’absolues singularités. Les divisions classificatoires des ontologues sont en effet, par plusieurs aspects, comparables aux divisions que l’on peut rencontrer dans divers autres domaines de la connaissance. Car si les ontologues divisent leur domaine, ils ne sont évidemment pas les seuls à le faire. En réalité, on divise parce qu’il y a des différences pertinentes à faire apparaître et il y a à peu près partout des différences répondant à ce critère, de sorte que la pratique de la division conceptuelle est générale.
8Dans toute division, qu’elle soit ontologique ou non, on trouve d’un côté les concepts qui servent à la représentation des différences d’un domaine donné, les diviseurs, et, de l’autre, les différences même qu’il s’agit de représenter et d’ordonner. Les diviseurs sont des concepts, les différences sont ce que ces concepts ont pour mission de représenter ou de capturer. Toute division logique a pour but de représenter et d’ordonner des différences en introduisant, pour cela, des concepts divisants ou des diviseurs adaptés. Mais si toute division logique fait appel à des diviseurs pour représenter les différences du domaine examiné, toute division suppose également un concept de couverture ou, comme on peut dire métaphoriquement, un dividende, c’est-à-dire un concept représentant cela même qui est divisé ou cela même qui se trouve différencié. Ainsi, le concept de poisson, soit sous la forme du concept abstrait « le poisson », soit sous la forme du concept concret « les poissons », est le dividende de diviseurs comme « d’eau douce » et « d’eau de mer ». Et pour filer tout à fait la métaphore, s’il y a des diviseurs et un dividende, il y a donc aussi, non pas certes un, mais des produits de la division du dividende par le diviseur, autrement dit des quotients logiques, qui, dans le cas de la division des poissons, sont simplement les diverses espèces et variétés de poissons, les poissons d’eau douce et les poissons d’eau de mer, par exemple.
- 6 Nous n’ignorons évidemment pas le sens très particulier que Heidegger a donné à cette exp (...)
9Si l’on applique ces réquisits généraux de toute division logique au cas de l’ontologie, il suit d’abord que si l’ontologie est une discipline dans laquelle, entre autres choses, on procède à des divisions, c’est qu’il y a des différences d’un certain type à faire apparaître et à ordonner. Ces différences, nous les appellerons tout simplement des différences ontologiques6. Et s’il y a des différences à saisir et ordonner, le métaphysicien doit donc également introduire des concepts divisants ou des diviseurs pour les représenter. Le couple de notions « être par soi / être en un autre » est un exemple de ces diviseurs. Quant au résultat de ces divisions métaphysiques, leurs quotients, ce sont précisément les sortes d’étants, les kinds of beings, par exemple les substances et les accidents.
10Mais quel est maintenant le dividende de ces divisions ? On aurait envie de répondre que c’est le concept d’étant lui-même, que le métaphysicien classe les étants, comme le zoologue classe les poissons et obtient, par exemple, de distinguer les poissons d’eau douce et les poissons d’eau de mer. Or les choses ne sont justement pas si simples. Le fait qu’un concept serve à exprimer le résultat d’une division logique n’implique pas en effet que ce concept ait été le dividende réel et primitif de la division. Ou, si l’on préfère, le dividende apparent d’une division peut ne pas être son dividende réel.
11Pour mettre ce point crucial en évidence, nous allons distinguer deux grands types de divisions que nous appellerons les divisions basées sur des caractéristiques et les divisions basées sur des modes. Comme nous l’avons précédemment souligné, on ne divise pas qu’en ontologie. On divise à peu près partout : l’homme est un animal sensible aux différences et, partant, l’homme est un animal qui divise ! Or si les divisions auxquelles il se livre se distinguent matériellement par le domaine sur lequel elles portent (leur dividende) et par les diviseurs qu’elles mobilisent, ces divisions présentent aussi entre elles des différences que l’on peut qualifier de logico-grammaticales, parce qu’elles tiennent à la catégorie logico-grammaticale du concept qui leur sert de dividende, du concept au moyen duquel le domaine considéré est appréhendé.
Divisions basées sur des caractéristiques
- 7 W. V. O. Quine, Le Mot et la Chose, P. Gochet (trad.), Paris, Flammarion, 1977, p. 140 sq(...)
12Considérons d’abord le cas le plus simple et le plus commun, celui des divisions basées sur des caractéristiques. D’un point de vue logico-grammatical, les diviseurs de ces divisions, autrement dit les notions qui servent à représenter les différences, sont des adjectifs ou des expressions adjectivales. Par exemple, on divise les gens en nerveux et calmes ou encore on divise les poissons en poissons d’eau douce et poissons d’eau salée. Rien n’est plus commun que ces divisions opérées au moyen d’adjectifs ou d’expressions adjectivales. Le point important à souligner est que ces divisions requièrent, à titre de dividende logique, un concept relevant d’un type logico-grammatical bien déterminé, à savoir un substantif employé comme concept sortal. Un concept sortal, rappelons-le, est n’importe quel concept dès lors qu’il est articulé au moyen de ce que Quine a appelé « l’appareil de la référence divisée »7, autrement dit au moyen d’expressions comme « un », « le », « des », etc. Une caractéristique essentielle d’un concept sortal est donc qu’il délimite un domaine d’individus, en prenant ce dernier terme au sens logique de ce qui est désigné par une expression de la forme : « un F ». En ce sens, un homme, mais, aussi bien, un coup de soleil ou un angle de porte sont des individus, logiquement parlant.
13Il suit donc que lorsqu’on dispose d’un concept sortal, on est en mesure à la fois de délimiter un domaine d’individus et d’identifier chaque individu du domaine. Il devient alors possible de comparer les caractéristiques ou propriétés des individus du domaine et de procéder à une partition de ce domaine. Le concept sortal rend donc possible une division basée sur des caractéristiques ou propriétés : pour appréhender les caractéristiques d’objets individuels et les comparer entre elles, il faut pouvoir au préalable délimiter et identifier ces objets individuels et, pour cela, il faut disposer d’un concept sortal, d’un concept assurant cette double fonction de délimitation d’un domaine et d’identification des individus du domaine.
Divisions basées sur des modes
14Les divisions basées sur des caractéristiques sont les plus communes, sans doute parce que les concepts sortaux sont nos concepts les plus communs et les plus indispensables. Mais il n’est pas vrai que toute division soit basée sur l’emploi d’un concept sortal. Considérons la vaste et fondamentale classe des verbes. Les verbes ne nous permettent certes pas de penser à des individus logiques, de délimiter et d’identifier des individus, mais ils nous permettent néanmoins de penser à certains aspects ou composants de la réalité. Courir n’est pas un individu, mais c’est néanmoins quelque chose. Or ce quelque chose, quelle que soit pour l’instant sa désignation la plus appropriée, est lui aussi sujet à des différences : on peut courir vite ou lentement, on peut pêcher à la ligne ou au filet, on peut aimer platoniquement ou avec concupiscence, on peut donner facilement ou avec réticence. Si, morphologiquement, ce sont les adjectifs qui représentent les caractéristiques des objets individuels tombant sous des substantifs sortaux, ce sont donc les adverbes ou les expressions adverbiales qui représentent les différences associées aux verbes : courir lentement ou rapidement, donner facilement ou avec réticence, etc.
- 8 Nous ne voyons pas d’exception, dans les emplois courants des mots « mode », « façon » ou (...)
15Or, si les divisions basées sur des caractéristiques et exprimées par des adjectifs ont pour quotients logiques des classes et des sous-classes d’individus, par exemple la classe des poissons d’eau douce et celle des poissons d’eau de mer, que délimitent les divisions adverbiales, autrement dit des divisions comme donner facilement et donner avec réticence ? Que sont les quotients logiques de divisions adverbiales de ce genre ? De telles divisions peuvent sans doute indirectement, on va le voir dans un instant, délimiter des classes d’individus logiques. Mais, de manière immédiate ou directe, ces divisions dont les dividendes sont des verbes et dont les diviseurs sont des adverbes ou des expressions adverbiales, ont pour quotients logiques, non pas des classes d’individus, mais ce qu’il faut bien appeler des manières, des façons ou des modes : des manières, modes ou façons de pêcher, d’aimer ou de donner. En première approche, on peut donc dire qu’un mode est l’analogue, pour ce qui est signifié par un verbe, de ce qu’est une classe pour ce qui est signifié par un substantif sortal. De même qu’il y a des classes de poissons, il y a des manières d’aimer ou de donner. Et si on veut essayer d’être un peu plus précis, on dira la chose suivante : si un verbe représente, selon les grammairiens, un procès ou un état, alors un mode est la différenciation d’un procès ou d’un état8.
16Nous laisserons pour l’instant de côté cette caractérisation des modes ou manières pour insister sur une particularité notable des divisions basées sur des modes ou manières. Un verbe, avons-nous dit, n’est pas un concept sortal. Mais lorsqu’on a un verbe, on peut en dériver deux types de concepts sortaux, se présentant grammaticalement comme des substantifs : d’un côté, le concept de l’action ou de l’état exprimé par le verbe, de l’autre le concept du sujet de cette action ou de cet état, en tant qu’il accomplit cette action ou qu’il est dans cet état. Par exemple, à partir du verbe « donner », on peut former d’un côté le concept de don, de l’autre le concept de donateur ; de même, à partir du verbe « aimer », on peut former le concept d’amour et le concept d’amant.
17Ce passage du verbe au substantif n’est pas sans effet sur les divisions assises sur le verbe. Il permet en effet de redéployer grammaticalement les divisions adverbiales. Si l’on peut donner facilement ou donner avec réticence, il existe donc aussi des dons faciles et des dons réticents. En supposant un classificateur des dons, une sorte de donologue, il serait donc correct de dire que ce qu’il divise et classe, ce sont les dons. Mais son concept de don ne serait pas le dividende primitif ou réel de ses divisions : son concept de don serait dérivé du concept verbal de donner et ses divisions des dons, quoique présentées grammaticalement au moyen d’adjectifs, ne seraient intelligibles qu’en y entendant des façons, modes ou manières de donner. Il arrive donc que des divisions se présentent grammaticalement comme des divisions adjectivales, mais qu’elles soient, en réalité, des divisions adverbiales ou modales.
- 9 La situation illustrée par l’exemple des dons prouve simplement, nous semble-t-il, que no (...)
18Cette idée doit cependant être nuancée. Considérons, pour rester sur l’exemple du don, les deux types de divisions suivantes : d’un côté, une division des dons en dons faciles et dons réticents et, de l’autre, une division des dons en dons nocturnes et dons diurnes. Du strict point de vue de la morphologie, il n’y a aucune différence entre ces deux divisions qui sont exprimées au moyen d’un substantif sortal et d’un couple d’adjectifs contraires. Néanmoins, sans qu’il soit besoin de chercher un critère de distinction systématique, il est manifeste qu’il y a une différence, au niveau du sens, entre une division des dons basée sur la manière de donner : donner facilement ou avec réticence, et une division fondée sur le moment de la journée où les dons ont lieu qui se révèle n’être rien d’autre qu’une division basée sur des caractéristiques, en l’occurrence certaines circonstances extérieures des dons9.
19Cet exemple des diverses divisions possibles des dons suggère donc que dès qu’un concept sortal a été dérivé d’un verbe, il peut fonctionner comme un concept sortal ordinaire et servir de support à une division basée sur des caractéristiques, notamment des circonstances externes du procès exprimé par le verbe de départ. Mais il n’en reste pas moins qu’une différence fondamentale subsiste entre les divisions basées sur des modes, manières ou façons et les divisions basées sur des caractéristiques. Un amour concupiscent reste une façon ou manière d’aimer, tandis qu’un amour nocturne ne fournit aucune information sur le type d’amant auquel on a affaire ou sur sa manière propre d’aimer.
Être, étance, étant
20Venons-en maintenant, à la lumière de ces distinctions, aux divisions de l’ontologue. Des analyses succinctes qui précèdent, il suit qu’une condition nécessaire pour voir dans les divisions de l’ontologue une division des étants d’après leur mode d’être, c’est que les divisions de l’ontologue ressemblent plus à celles du classificateur de dons qu’à celles du classificateur de poissons. Est-ce le cas ?
21Pour répondre à cette question, nous allons d’abord déduire a priori ce que l’on devrait trouver, ce que l’ontologie devrait être pour qu’il soit effectivement le cas que les divisions de l’ontologie soient des divisions basées sur des façons, des manières ou des modes.
- 10 Comme le souligne Étienne Gilson, lorsque le mot « essentia » est introduit en latin, il (...)
22Au cœur de l’entreprise classificatoire de l’ontologie, à titre de dividende fondamental, nous devrions avoir un terme relevant de la catégorie grammaticale des verbes. Et, de fait, ce verbe ou, du moins, ce terme se présentant morphologiquement comme un verbe, nous l’avons : c’est le verbe « être ». L’ontologie devrait alors procéder, non de ce verbe, mais de sa modalisation ou maniérisation : l’ontologie apparaîtrait lorsqu’on pourrait donner sens à l’idée que, de même qu’il y a des manières de donner ou d’aimer, il y a des manières d’être. Et de même que, sur la base de verbes comme « donner » ou « aimer », on peut former les concepts substantivaux de don et d’amour d’une part, de donateur et d’amant d’autre part, sur la base du verbe « être », on pourrait former deux concepts substantivaux. D’une part le concept de ce que nous proposons d’appeler l’étance, faute de pouvoir utiliser de façon univoque le mot « essence »10. Le substantif « étance » serait donc au verbe « être », ce que les substantifs « don » et « amour » sont, respectivement, aux verbes « donner » et « aimer ». D’autre part, on pourrait évidemment former le concept d’étant, comme on forme ceux d’amant ou de donateur. Le triplet « être », « étance », « étant » serait donc l’analogue grammatical du triplet « aimer », « amour », « amant » ou du triplet « donner », « don », « donateur ».
23L’ontologie distinguerait donc des façons ou des modes d’être et ces façons ou modes d’être, qui seraient d’abord exprimés adverbialement, pourraient être redéployés grammaticalement comme autant de sortes d’étances, de la même manière que des manières d’aimer peuvent être redéployées sous forme de sortes d’amours. Ce faisant, une division des modes ou manières d’être ne serait pas, directement au moins, une classification des étants. Ce serait d’abord une classification des étances, au sens où l’on parle d’une classification des amours, plutôt que des amants. Une classification des étances ne serait en outre une classification des étants que s’il s’avérait, par ailleurs, que l’étance d’un étant ne fût susceptible que d’une seule modalité ou manière, un peu comme une classification des manières d’aimer serait une classification des amants si un amant ne pouvait aimer que d’une seule et permanente manière. On diviserait alors les étances selon leur manière ou modalité propre et, ipso facto, on diviserait les étants d’après la modalité de leur étance. Mais l’ontologie serait primordialement la science de l’étance et de ses modalités.
Division des natures et division des étances
24La question que l’on doit se poser maintenant est la suivante : est-ce réellement ainsi que les choses se passent ? Peut-on trouver, dans la pratique effective des ontologues aussi bien présents que passés, de quoi donner corps à la petite fiction logico-grammaticale que nous venons de développer ?
25La réponse à cette question nous semble positive, mais à la double condition a) de mettre de côté certains diviseurs traditionnels et b) de complexifier quelque peu la notion de mode d’être.
26Commençons par le premier point. Il existe clairement, parmi les diviseurs traditionnels de l’être, des diviseurs qui peuvent aisément être assimilés à des diviseurs adverbiaux, par exemple être par soi / être en un autre. Mais le fait est qu’il y a aussi, dans les traités traditionnels de métaphysique, des diviseurs de l’être qui sont, grammaticalement, des diviseurs adjectivaux, et, logiquement, des classificateurs basés sur des caractéristiques. Nous songeons à des couples d’adjectifs comme : corporel / incorporel, sensible / intelligible, vivant / non vivant, animé / inanimé, mais aussi simple / composé, corruptible / incorruptible, etc. La présence de tels diviseurs invalide-t-elle l’idée selon laquelle la métaphysique, comprise comme ontologie, serait primordialement une science de l’étance et de ses modalités ?
27À notre sens, non, si du moins on accepte de distinguer deux entreprises conceptuellement différentes, mais génétiquement liées l’une à l’autre, l’une que l’on peut appeler la division des natures, l’autre la division des étants.
28Il y a en effet une différence, qui sans doute n’est pas très facile à exprimer, entre, d’un côté, le couple « être par soi / être en un autre » et, de l’autre, le couple « corporel / incorporel ». Pour exprimer les choses de manière ramassée, on peut dire que le premier couple exprime une différence relative à l’être même des choses divisées, autrement dit une différence ontologique, tandis que le second exprime une différence qui dérive bien plutôt de la nature, quiddité ou essence des choses divisées, autrement dit une différence quidditative. Il peut évidemment se faire que des différences ontologiques soient corrélées à des différences quidditatives. Il se peut, par exemple, que la différence entre animé et inanimé, c’est-à-dire entre ayant une âme et n’en ayant pas, soit corrélée à une différence entre le mode d’être d’une chose animée et le mode d’être d’une chose inanimée. Mais, en elle-même, la différence de l’animé et l’inanimé est une différence quidditative, une différence qui regarde ce que les choses sont ou de quelles parties essentielles elles sont formées, mais elle ne concerne pas directement l’être de ces choses. C’est un peu comme si on divisait les donateurs en donateurs à chapeau et donateurs sans chapeau. Personne ne prendrait une telle division pour une division des dons, sauf si on avait pu établir par ailleurs que le port du chapeau entraînait une façon spéciale de donner.
29Il est donc manifeste que les diviseurs adjectivaux du type animé / inanimé n’appréhendent pas les choses sous le même angle que les diviseurs adverbiaux du type être en soi / être en un autre. La présence de tels diviseurs adjectivaux dans certains systèmes métaphysiques s’explique certainement par une raison qui est analogue à celle que nous avons évoquée précédemment à propos de la différence entre des amours concupiscents et des amours nocturnes ou des dons réticents et des dons diurnes. Dès que le concept d’étant est disponible, il peut fonctionner comme un concept sortal ordinaire. En particulier, on peut facilement comprendre qu’à la faveur du rassemblement de toutes choses sous le concept d’étant, des différences quidditatives très générales peuvent apparaître, comme celles du vivant et du non vivant, de l’animé et de l’inanimé, du sensible et de l’intelligible, etc. Mais il n’en reste pas moins que les diviseurs adjectivaux divisent des natures plus que l’être même des choses ayant ses natures. La présence, dans l’histoire de la métaphysique, de tels diviseurs adjectivaux implique donc simplement que l’on trouve, dans la métaphysique historique, deux types de divisions, des divisions de la nature et des divisions de l’être entre lesquelles les auteurs ont pu chercher des corrélations, mais qui n’en restent pas moins conceptuellement et cognitivement distinctes.
Modes d’insistance, modes d’ex-sistance et degrés de réalité
30Si on écarte donc ces diviseurs adjectivaux, parce qu’ils sont moins des diviseurs de l’être que des diviseurs de la nature, il reste, dans les traités traditionnels ou contemporains d’ontologie, un nombre appréciable de couples de notions qui peuvent assez aisément être rangées dans la rubrique logico-grammaticale des diviseurs adverbiaux. Le point que nous voudrions toutefois mettre en lumière est que ces diviseurs adverbiaux, tels qu’on les trouve dans la pratique effective des ontologues, obligent à complexifier quelque peu la présentation a priori de la métaphysique comme ontologie que nous avons esquissée précédemment. On ne peut dire en effet, simplement, que l’ontologue discrimine des modes d’être et classe les étants d’après leur mode d’être. L’ontologie traditionnelle ou contemporaine comporte bien des couples de notions qui jouent le rôle d’adverbes de l’être ou de modalisateurs de l’être, mais toutes ces notions adverbiales ne modalisent pas l’être de la même façon.
31Pour présenter cette idée, nous prendrons l’exemple de trois diviseurs à la fois traditionnels et contemporains qui nous semblent représentatifs de trois types de modalisations différentes. Ces diviseurs sont : dépendant et indépendant ; persistant et occurrent ; réel et de raison.
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Soit d’abord la division des étants en étants dépendants et étants indépendants. Si nous reprenons le vocabulaire précédemment introduit, on pourrait dire qu’un étant dépendant est un étant dont l’étance est dépendante, c’est-à-dire qui est de manière dépendante ou dépendamment, comme on dirait d’un amant dont l’amour est concupiscent qu’il aime avec concupiscence ou « concupiscemment ». Toutefois, cette présentation des choses n’est pas tout à fait correcte. La différence représentée par le couple dépendant / indépendant est en effet la différence entre ce dont l’être dépend de l’être d’un autre et ce dont l’être ne dépend de l’être d’aucun autre. On pourrait donc certes dire, en présentant les choses rapidement, qu’il s’agit là de deux façons d’être. Mais, en réalité, il faut être plus précis. La différence qui est exprimée par la division dépendant / indépendant est une différence relative à la façon d’avoir l’être plus qu’à la façon d’être. Considérons une analogie : supposons qu’il y ait, dans le monde, deux types de chanteurs : certains chanteurs chantent avec leur voix, d’autres chantent avec le vent. Cette différence, si elle était réelle, serait assez intéressante, mais elle n’envelopperait pas nécessairement une différence dans la façon de chanter, puisqu’il pourrait se faire que ces deux types de chanteurs chantent en tout point de la même façon, que leurs chants soient indiscernables. Il nous semble qu’on exprimerait cette différence en disant qu’il y a dans ce monde, non pas deux façons de chanter, mais deux façons d’avoir la capacité de chanter. Et supposons, pour rendre l’analogie plus évidente, que, dans ce monde très particulier, chanter ne soit pas une capacité, mais un état, autrement dit que quiconque est chanteur chante en acte en permanence dès lors qu’il est devenu chanteur. Cette fois, on dirait sans doute qu’il y a, dans ce monde, une différence, non plus dans la façon d’avoir la capacité de chanter, mais dans la façon d’avoir le chanter. C’est donc en ce sens que la différence que les notions de dépendance et d’indépendance cherchent à exprimer semble plus une différence dans la façon d’avoir l’être que dans la façon d’être.
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On verra mieux l’importance de cette distinction si l’on considère le deuxième diviseur que nous avons mentionné : persistant / occurrent. Comment cette fois nommer la différence que ce diviseur représente ? La différence est ici une différence dans ce qu’on pourrait appeler la façon d’occuper une plage temporelle : soit en y étant tout entier présent à chaque instant, soit en étant présent partie par partie de manière successive. Même s’il est vrai que les occurrents dépendent souvent, ontologiquement, de persistants, il est toutefois clair que la différence entre occurrents et persistants est d’une autre nature que la différence entre dépendants et indépendants. Peu importe en effet comment un occurrent et un persistant ont leur être, si leur être dépend de l’être d’un autre ou non. Ce qui est pertinent, c’est la façon dont, si l’on peut dire, ils réalisent ou actualisent leur être, quelle que soit la façon dont ils le possèdent, quelle que soit la provenance de cet être. Il ne s’agit donc plus d’une différence quant à la façon d’avoir l’être, mais bien cette fois d’une différence quant à la façon d’être et, dans le cas présent, d’être dans le temps ou d’être temporellement.
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- 11 Sur cette notion, cf. A. Maurer, « Ens Diminutum. A Note on its Origin and (...)
- 12 Une illustration typique de l’assimilation de la dépendance ontologique à une forme d’ê (...)
Considérons maintenant, pour mieux fixer toutes ces distinctions, le troisième diviseur mentionné : être réel / être de raison. Ce diviseur pose des problèmes considérables, mais il permet d’illustrer de manière typique une autre variété de différences ontologiques. La difficulté propre à ce diviseur est qu’il distingue, littéralement, ce dont l’être dépend de l’esprit pensant et ce dont l’être n’en dépend pas. Il semble donc nous reconduire au premier diviseur. Mais, en vérité, il y a, dans ce diviseur, une différence qui n’est pas présente dans l’opposition entre dépendant et indépendant. Lorsqu’on distingue ontologiquement une porte et un angle de porte, on n’affirme pas ou, en tout cas, pas nécessairement que l’angle de porte a moins d’être que la porte, ne serait-ce que parce qu’il est difficile, pour une porte, d’être sans angles. Par contraste, il est manifeste que, dans la différence entre être réel et être de raison, ce qui se trouve exprimé ou ce qui se trouve notamment exprimé, c’est une différence de degré d’être, le genre de différence qu’exprime par exemple classiquement la notion d’être diminué, ens diminutum11. Cette différence de degré d’être peut être corrélée avec une différence quant à la façon d’avoir l’être, voire avec une différence quant à la simple façon d’être12, mais ces deux derniers types de différences ne comportent pas nécessairement la mention d’une différence de degré : il n’y a pas nécessairement de différence de degré d’être entre une orange et une peau d’orange ou entre une orange et un orage.
- 13 Les trois notions d’insistance, d’ex-sistance et de réalité que comporte la deuxième colo (...)
32Force est donc de reconnaître, nous semble-t-il, que nous avons là, exemplifiés par les trois couples de diviseurs que nous avons brièvement analysés, trois grands types de différences ontologiques irréductibles les unes aux autres : différences dans la façon d’avoir l’être, différences de mode d’être stricto sensu et différences de degré d’être. Nous ne voyons pas de moyen de démontrer formellement que cette tripartition est exhaustive, mais comme le tableau suivant le montre13, on peut aisément rattacher aux trois types de diviseurs que l’on vient d’analyser, ainsi qu’à ce que nous avons appelé « diviseurs adjectivaux », la plupart des diviseurs de l’être ayant une occurrence dans la tradition.
Types de diviseurs | Types de différences | Principales différences |
Diviseurs adjectivaux | Caractéristiques des natures | Simple / composée Incorporelle / corporelle Vivante / non vivante Intelligible / sensible |
Diviseurs adverbiaux | Modes d’être (insistance) | Persistant / occurent Circonscrit / non circonscrit (définitive) Massif / individualisé En-soi / pour-soi |
Modes d’avoir l’être (ex-sistance) | - Fondation : Per se / in alio Indépendant / dépendant Complet / incomplet Absolu / relatif - Provenance : A se / ab alio Incréé / créé Incausé / causé Originaire / dérivé | |
Degrés d’être (réalité) | Infini / fini Nécessaire / contingent En acte / en puissance Réel / de raison |
33Si, dès lors, on prend en compte la différence, au sein des « diviseurs adverbiaux », entre les modes d’être, les modes d’avoir l’être et les degrés d’être, il nous faut compléter la présentation a priori de l’ontologie que nous avons donnée précédemment. Il reste en effet vrai de dire que la métaphysique comme ontologie a pour dividende réel et primitif le verbe « être » et qu’elle est donc, au premier chef, une science de l’étance, comme on parlerait d’une science du don ou d’une science de l’amour. Mais cette notion d’étance, à la faveur de sa triple modalisation, perd son unité notionnelle ou exige d’être spécifiée et cette spécification nous permet de donner un sens un peu plus précis à la notion de mode d’être.
34Reprenons en effet, plus brièvement et dans un ordre différent, les trois types de différences que l’on vient de dégager.
35Qu’est-ce d’abord qu’un mode d’être au sens strict, si l’on se base sur les diviseurs qui sont des adverbes directs de l’être ? Si l’on se réfère aux quelques diviseurs qui figurent dans le tableau supra, on peut dire qu’un mode d’être est une façon d’occuper l’espace, d’occuper le temps, d’être inséré dans le monde, une façon qui se révèle notamment au travers de notre propre mode d’identification de la chose. On n’identifie pas une onde comme une particule ou une matière comme un animal. La variété des modes d’identification est toutefois un simple symptôme permettant de distinguer des façons différentes d’être inséré dans le temps, dans l’espace, dans le monde. Pour prendre une décision terminologique, nous dirons que ce que nous avons appelé l’étance est, selon cette ligne d’analyse, l’insistance et un étant est, à la lumière de cette approche, ce qui a une insistance d’une certaine modalité, c’est-à-dire sur ce qui a une certaine modalité d’être au temps, à l’espace, au monde et, par extension, ce qui a une certaine manière d’être identifié. Une orange, un orage, de l’eau se distinguent, ontologiquement, par leur insistance, par leur mode d’insistance.
- 14 Nous employons « ex-sistance », non pour singer la manière d’écrire de Heidegger, (...)
36Mais le concept d’étance n’est pas épuisé par cette notion d’insistance ou d’insertion dans le monde. Car s’il y a des modes d’être, il y a aussi des modes d’avoir l’être et des degrés d’être. Or puisque ce sont là des différences ontologiques de type différent, ce sont donc aussi des spécifications différentes de la notion d’étance. Pour prendre à nouveau une décision terminologique parmi toutes les possibilités qu’offre l’histoire de la métaphysique, nous dirons que, dans le premier cas, celui des modes d’avoir l’être, l’étance est spécifiée comme ex-sistance14, tandis que dans le second cas, celui qui correspond aux degrés d’être, l’étance est spécifiée comme réalité. S’il y a des modes d’insistance, il y a donc aussi des modes d’ex-sistance et des degrés de réalité.
37On obtient donc, ce faisant, un certain éclatement de la notion de mode d’être, mais également une plus grande précision, quoique toute relative, de cette notion.
38Essayons en effet de récapituler les choses : posons à nouveau, à la manière des grammairiens, qu’un verbe est un terme qui représente soit un procès, soit un état. Un mode ou une manière est donc une différenciation d’un procès ou d’un état. Un mode d’être devrait donc être une différenciation du « procès » ou de « l’état » d’être. Or on peut, en un sens qui reste cependant irréductiblement métaphorique, définir ce que, dans ce contexte, dans le contexte de l’expression « mode d’être », le mot « être » signifie. Il signifie l’insistance ou l’insertion dans le monde ; l’ex-sistance ou l’obtention d’une insertion dans le monde ; enfin la réalité ou le degré d’ancrage dans le monde. Si l’on synthétise ces notions, sans pouvoir en évacuer tout élément métaphorique, on peut donc dire qu’un mode d’être est un mode d’insertion et un degré d’ancrage dans le monde, un mode qui se révèle notamment à la faveur de la manière dont nous identifions et concevons la chose concernée.
39La conclusion qui s’impose à ce point est donc la suivante : si l’on accepte de dire, fût-ce de manière routinière, que l’ontologie a pour tâche de différencier les étants d’après leur mode d’être, alors, à moins de se satisfaire de répéter de manière routinière de simples mots, on doit comprendre ce qu’on dit comme signifiant que l’ontologie a pour tâche d’inventorier et d’ordonner les diverses façons d’être placé et ancré dans le monde et qu’un étant est, en dernière analyse, un type de placement et d’ancrage dans le monde ou ce que, sans trop d’ironie, on pourrait appeler le triparti d’une insistance, d’une ex-sistance et d’une réalité. Tel est ce qu’on pourrait appeler le vrai engagement ontologique de quiconque procède à des divisions ontologiques, de quiconque accepte de donner sens à l’idée qu’il y a, non pas seulement des catégories de l’entendement, mais d’authentiques sortes d’étants ou d’entités. Une chose est les symptômes que nous utilisons pour repérer différentes sortes d’entités, par exemple les conditions de leur identification, de leur conception, le comportement prédicatif des termes qui les désignent. Une autre est cela même qu’à l’aide de ces symptômes nous repérons. Or, si ce que nous repérons, ce sont des sortes d’étants, alors nous sommes engagés à conférer au verbe « être », c’est-à-dire au dividende réel et primitif de l’analyse ontologique, une épaisseur suffisante pour qu’il puisse être modalisé et que l’on puisse distinguer des façons d’être, des façons d’être que l’on n’est peut-être pas contraint de décliner selon les trois dimensions de l’insistance, de l’ex-sistance et de la réalité, mais que l’on doit décliner selon au moins l’une de ces dimensions, dès lors qu’on mobilisera, pour opérer les distinctions ontologiques qui nous semblent les plus significatives, l’un quelconque des diviseurs de l’être élaborés au fil de l’histoire de la métaphysique.
Le verbe « être »
40Cette idée que l’ontologie est essentiellement liée à un épaississement du verbe « être » doit nous conduire maintenant à soulever la question critique ou la question qui fâche : est-il bien sérieux de parler de modes d’être ?
- 15 P. Van Inwagen, Ontology, Identity and Modality, Cambridge, Cambridge University Press, 2 (...)
- 16 Pour une comparaison de ces deux problématiques, nous nous permettons de renvoyer à notre (...)
41Ce problème de principe a été notamment formulé par Peter Van Inwagen, dans l’introduction et le premier chapitre de son recueil d’essais intitulé Ontology, Identity and Modality15. Van Inwagen distingue deux types de problématiques très différentes qui, l’une et l’autre, peuvent être qualifiées d’ontologiques16. La première porte sur nos divers objets de pensée et cherche à déterminer, pour certains d’entre eux au moins, s’ils existent ou non, s’il y en a ou pas. Nous formons par exemple des pensées à propos des nombres, mais la question est ouverte de savoir s’il y a des nombres, si les nombres existent, ou bien si ces objets de pensée ne sont que des constructions logiques. Van Inwagen considère cette problématique comme parfaitement légitime, douée de sens et instructive. En revanche, il juge dénuée de sens la seconde grande problématique que l’on peut rattacher à la notion d’ontologie, celle que l’on vient de présenter et qui vise, non pas à déterminer ce qui est ou existe, mais à différencier des catégories d’étants en fonction de leur mode d’être. Et si cette problématique est, aux yeux de Van Inwagen, inintelligible, c’est qu’elle présuppose que l’être soit modalisable, que l’on puisse distinguer des modes d’êtres, des modi essendi. Or il faudrait pour cela que le mot « être » fût un verbe, ce qu’à proprement parler, à ses yeux, il n’est pas.
42Nous voudrions avancer quelques éléments schématiques de réponse à cette critique et préciser, par là même, la teneur de l’engagement ontologique de toute entreprise de différenciation et de classification ontologiques.
- 17 S. Chauvier, « Existence et ilyance », Quaestio, vol. 3, 2003, p. 413-432.
- 18 Concédons que l’on peut se demander si un entendement intuitif pourrait réellement appréh (...)
43Une des raisons pour lesquelles Van Inwagen refuse de tenir le mot « être » pour un vrai verbe, c’est qu’il semble penser qu’il y a un lien, voire une continuité entre les deux problématiques qu’il a distinguées : on se demanderait d’abord si quelque chose existe, puis on chercherait à déterminer comment cela existe. Or selon Van Inwagen, « existe », dans la question « Est-ce que les F existent ? » signifie simplement « il y a » et n’est pas un verbe, mais un concept de second ordre, celui que les logiciens représentent par le quantificateur « Ǝ ». Reste qu’on peut soutenir, contrairement à ce que croit Van Inwagen, que ce sont deux concepts distincts qui sont impliqués, l’un dans des questions de la forme : « Les F existent-ils ? » et l’autre dans des questions de la forme : « Quel est le mode d’être des F ? ». Ne pouvant avancer un grand nombre d’arguments en faveur de cette idée, nous prendrons une voie courte. Supposons un entendement intuitif comme celui que Kant a imaginé à plusieurs endroits de la Critique de la raison pure. Cet entendement intuitionnant ne penserait pas par concepts. Il ne serait donc jamais en position de se demander : « Quelque chose tombe-t-il sous mon concept des F ? ». Il ne penserait qu’à des existants. Et imaginons en outre que, dans le monde que cet entendement pense, il n’y ait ni génération, ni corruption, de sorte que des pensées de la forme « X n’existe plus » ou « X existe encore » ne soient pas non plus accessibles. Cet entendement ignorerait donc le contraste que nous établissons entre « il y a des F » et « il n’y a pas de G », de même qu’il ignorerait le contraste entre exister et ne plus exister. Mais il n’y a aucune raison de penser que cet entendement ne serait pas, à sa façon, sensible au moins aux divers modes d’insistance ou de présence des choses, ne serait-ce que parce qu’il ne pourrait pas ne pas apercevoir la différence qui sépare les conditions de son intuition d’un événement et les conditions de son intuition d’une substance individuelle. Ainsi, cet entendement, parce qu’il serait intuitionnant, n’aurait donc pas la notion d’existence au sens de ce que nous avons ailleurs appelé ilyance17, autrement dit le concept de second ordre, exprimé dans la langue courante par l’expression « il y a » et représenté en logique par le quantificateur « Ǝ ». Cet entendement, parce qu’il serait face à un monde sans génération, ni corruption (mais pas sans changements) n’aurait pas non plus la notion d’existence que nous formons en songeant aux individus qui existent encore, par contraste avec ceux qui n’existent plus. Mais cet entendement aurait ou pourrait avoir la notion d’être qui est impliquée dans le contraste entre des modes d’être au sens de modes d’insistance ou de présence. Il aurait la notion d’insistance, parce qu’il y aurait des contrastes significatifs, au sein de ce qu’il penserait, entre divers modes d’insistance18.
- 19 Il est désormais bien établi, à la fois d’un point de vue logique et d’un point de vue li (...)
44Cette petite expérience de pensée suggère donc, nous semble-t-il, que les concepts impliqués dans les deux types de questionnement distingués par Van Inwagen, à savoir « Les F existent-ils ? » et « Quel est le mode d’être d’un F ? » sont réellement distincts en dépit de leur association ou de leur possible association au même mot « être ». On pourrait admettre que c’est un accident linguistique, aux conséquences sans doute assez fâcheuses, que le même mot « être » se soit trouvé impliqué aussi bien dans l’expression de l’ilyance que dans celle de l’étance19.
Verbes d’action et verbes d’état
45La critique de Van Inwagen soulève toutefois un autre problème qui concerne plus directement la notion de mode d’être. Van Inwagen soutient en effet que le verbe « être » n’est pas modalisable, qu’on ne peut légitimement parler de modes ou de manières d’être, parce que « être » n’est pas un vrai verbe. Or qu’est-ce qu’un vrai verbe ou un verbe légitimement modalisable ? Il semble s’agir, dans l’esprit de Van Inwagen, de ce que les grammairiens appellent un verbe d’action, comme « courir », « donner », « aimer », voire même « vivre ». Or pourquoi seuls de tels verbes seraient-ils légitimement modalisables ? Parce que, semble-t-il, les verbes d’action représentent des procès et que seul un procès possède une étendue suffisante pour qu’on puisse y repérer des différences. Soit le procès exprimé par le verbe « courir ». Ce procès consiste, pour l’essentiel à lancer alternativement sa jambe droite et sa jambe gauche devant l’autre. Un seul lancé de jambe ne fait pas une course : il en faut plusieurs successifs. Or il est évidemment possible de comparer l’une à l’autre deux séries de lancés de jambes et d’y repérer de petites différences : par exemple, dans la hauteur du genou, dans la position du pied sur le sol, dans l’oscillation du tronc supporté par les jambes, etc. Si ces différences sont régulières, elles peuvent servir à définir une façon de courir, même s’il ne sera pas aisé de décrire exactement la particularité de cette façon de courir. Telle serait donc la raison pour laquelle les verbes d’action et eux seuls seraient modalisables : un verbe d’action représente un procès et un procès comporte des parties qui peuvent présenter, d’un procès de même nature à l’autre, des différences et ce seraient ces différences propres aux procès auxquelles nous penserions comme à des modes, manières ou façons dont ces procès ont lieu.
- 20 Anglais « to lie », allemand « liegen ».
46On pourrait évidemment répondre à cette critique en soutenant que, malgré la doctrine sur ce point des grammairiens, le verbe « être » est un verbe d’action et qu’il exprime un procès. Il est sur ce point assez vraisemblable que la thématique aristotélicienne de l’être en acte a pu contribuer à processualiser l’être aux yeux ou dans l’esprit de certains métaphysiciens. Mais il n’est pas nécessaire de s’engager sur une pente aussi glissante pour sauver la cause des modes d’être. Car si les verbes d’action sont, pour les raisons qu’on vient de voir, légitimement modalisables, les verbes dits « d’état » le sont aussi. Soit le verbe « gésir » qui est l’un des rares verbes d’état du français20. Il y a clairement place pour diverses façons, manières ou modes de gésir. On peut gésir à la manière des beaux gisants des cathédrales ou à la manière triste et honteuse d’un cadavre jeté au bord du chemin.
47On peut donc admettre que, pour qu’un verbe soit légitimement modalisable, il faut qu’il représente quelque chose qui, pour parler métaphoriquement, possède une étendue suffisante pour qu’on puisse y loger des différences. Mais ce quelque chose peut être aussi bien un procès qu’un état.
- 21 Toute proportion gardée, nous rejoignons la conclusion de Charles Kahn dans « The (...)
48La conséquence est donc que si l’on veut « sauver » la cause des modes d’être, il faut simplement admettre que la métaphysique n’a pas trouvé tout fait, dans la langue, un authentique verbe « être », mais qu’elle a élaboré, à partir de ce mot à multiples emplois, un concept qui correspond, grammaticalement, à un verbe d’état, un verbe qui, pour l’essentiel, n’a aucun emploi dans la langue courante, mais qui est requis pour penser un certain type de différences, celles que l’on peut apercevoir entre une orange et un orage, entre une orange et son reflet dans une glace, entre une orange et une peau d’orange, des différences qui sont réelles et pas simplement logiques et dont il faut bien par conséquent identifier ou simplement nommer cela même qui s’y différencie21.
Modes de l’être et modes d’être
49Cette thèse un peu aventureuse selon laquelle la métaphysique aurait forgé un verbe d’état nous conduit à soulever, pour finir, un dernier problème, peut-être plus polémique. Dire qu’un mot est élevé, pour des besoins théoriques, au rang de concept implique évidemment qu’on ne doit pas rechercher la présence de ce concept partout où l’on trouve le mot correspondant. Or, on le sait, le mot « être » peut se trouver partout, dès lors notamment que tout verbe d’action peut être exprimé au moyen du verbe « être ». Par exemple, si Pierre marche, alors Pierre est marchant. Le risque est donc ainsi ouvert de ce que nous appellerons un avalement des verbes d’action par le concept de mode d’être.
50Soit par exemple un joueur, un homme dont la vie se passe à jouer, un homme dont la vie est un long jeu inquiet. Il peut être tentant, compte tenu de l’importance particulière de cette activité et, notamment de sa co-extensivité avec la vie de cette personne, de dire que, pour cette personne, jouer est un mode d’être. Mais le verbe « être » est-il bien ici le verbe d’état dont nous avons parlé, celui dont la modalisation permet de déterminer à quelle sorte d’étant on a affaire ? Savoir qu’un homme est joueur nous fait connaître comment il passe sa vie par rapport à ce que d’autres hommes font de la leur. Mais cela véhicule-t-il une information ontologique, si l’on entend par là une information sur le mode d’insistance, le mode d’ex-sistance ou le degré de réalité de la chose ?
51La racine de l’équivoque, voire de l’amphibologie réside, à notre sens, dans la double lecture possible de la question : « Quel est le mode d’être de X ? ». Pour parler comme les Médiévaux, on peut dire que cette expression peut être lue au sens divisé ou au sens composé. Au sens divisé, on la lira comme signifiant : « Quel est le mode de l’être de X ? » et l’on sera alors conduit vers les modi essendi. On déterminera quelle sorte d’étant est X. Mais si on lit cette expression au sens composé, comme signifiant : « Quel est le mode d’être de X ? », on sera alors conduit à donner des réponses dont X, et non pas l’être de X, sera le sujet grammatical, de sorte que les modes d’être de X deviendront des activités plus ou moins fondamentales que X accomplit.
52Cette double lecture possible de l’expression « mode d’être de X » permet, croyons-nous, de répondre à une objection que l’on pourrait faire à l’emploi de la notion de mode d’être : à savoir qu’à peu près tout peut compter comme un mode d’être, pour autant qu’il présente une certaine importance et une certaine étendue temporelle. Pourquoi par exemple vivre, penser, jouer, travailler, mais aussi causer (au sens d’exercer une causation) ne pourraient-ils pas compter comme des modes d’être des « agents » de ces diverses « actions » ? La réponse est précisément que ces verbes ne pourraient pas constituer des réponses douées de sens à une question fondée sur le sens divisé de l’expression « mode d’être ». À la question « quel est le mode de l’être d’un vivant ? », le verbe « vivre » ne pourrait constituer une réponse douée de sens. La réponse ne peut être trouvée que dans la liste, idéalement close, des adverbes de l’être. En revanche, le verbe « vivre » pourrait être une réponse douée de sens à une question comme « quel est le mode d’être d’un vivant ? ». Les modes d’être d’une chose doivent donc être pensés comme des modes de l’être de cette chose, comme on parlerait de la manière dont elle court, dont elle aime, dont elle donne. La notion de mode d’être requiert, pour être autre chose qu’une façon commode de parler, que le verbe « être » soit traité comme un vrai verbe, ce qui implique de lui conférer un sens qui le distingue de tous les autres verbes.
Conclusion : sortes d’étants ou catégories de l’être
53Formulons maintenant la conclusion qui nous paraît s’imposer à l’issue de cette analyse, dont nous reconnaissons bien volontiers qu’elle est en partie conjecturale. Nous avons souligné, au début de notre analyse, qu’il était loin d’aller de soi que l’on puisse faire usage de la notion de « catégorie » pour qualifier les sortes d’étants identifiés par un ontologue, lorsque celui-ci s’emploie, le nez prétendument posé sur les choses et non sur le langage, à distinguer les étants d’après leur mode d’être. C’est que, comme nous l’avons rappelé, la notion de catégorie porte en elle celle de prédication et renvoie à un type d’analyse qui est exemplifié par le traité d’Aristote, Les Catégories. Cette analyse consiste, pour dire les choses de manière ramassée, à distinguer des classes de termes dont on postule qu’ils annoncent, à la manière de messagers, des différences dans l’être même de ce qui est signifié par ces termes. Mais ces dernières différences ne sont pas caractérisées en elles-mêmes. Ces différences restent anonymes et ne sont connues et caractérisées que par le truchement de leur mode d’annonce logico-grammaticale, de leur signature catégoriale.
54On peut juger, à la lumière notamment de l’histoire de la théorie des catégories et, spécialement, du moment kantien de cette histoire, que ce type d’analyse s’expose au risque de prendre de simples catégories de pensée, voire de langue, pour des classes de composants du réel. On peut également juger que l’on fait montre d’un coupable manque de virtu réaliste en s’imposant de n’approcher la structure du réel que par le truchement de son annonciation catégoriale. On peut donc vouloir lever le voile des mots et s’installer de plain-pied en face de ce qui est, comme le zoologue de terrain devant ses animaux ou l’ergologue de terrain devant ses outils. On se voudra alors le bâtisseur d’une science de première intention, on se voudra un omni-classificateur.
55Cette option n’est pas insensée. Mais elle a un coût, dont beaucoup d’ontologues contemporains refusent de simplement voir l’importance, en refusant de prendre au sérieux les mots d’étant et de modes d’être qui figurent pourtant dans le compte rendu routinier qu’ils font de leur pratique. Or le fait est là : à moins d’employer ces mots comme de simples jetons vides de sens, quiconque souhaite voir dans l’ontologie une entreprise visant à classifier les étants d’après leur mode d’être doit, en dernière analyse, accepter de traiter le verbe « être » comme un verbe d’état épais, dont on peut approcher le sens en analysant celui des diviseurs qui le modalisent. Donner sens aux notions d’insistance, d’ex-sistance et de degrés de réalité ou, quelles que soient les étiquettes linguistiques, aux différences exprimées par ces notions, est l’engagement ontologique minimal de quiconque entend réfléchir sur la structure ontologique du monde, sans médiatiser son propos par une analyse catégoriale du langage.
56Nous ne sommes pas certain qu’à bien considérer ce prix, on ne préférera pas la voie molle et basse des vocables messagers.
Notes
1 Le Grand Robert de la langue française, Paris, 1986, t. 4, p. 169, col. 2.
2 « J’ai décrit l’ontologie comme étant concernée, dans sa partie a priori, par les sortes de choses qui peuvent exister et co-exister. Par “sortes”, j’entends des catégories, un terme hérité bien sûr d’Aristote, qui a écrit un traité ayant ce titre […]. Et par “choses”, j’entends des entités, c’est-à-dire des étants au sens le plus général du terme » (E. J. Lowe, The Four-Category Ontology, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 5). Cf. également B. Smith : « L’ontologie, en tant que branche de la philosophie, est la science de ce qui est [the science of what is]. […] L’ontologie cherche à fournir une classification définitive et exhaustive des entités dans toutes les sphères de l’étant [a definitive and exhaustive classification of entities in all spheres of being] » (« Ontology », in Blackwell Guide to the Philosophy of Computing and Information, L. Floridi (éd.), Oxford, Blackwell, 2003, p. 103).
3 On ne peut justifier l’emploi du mot « catégorie » pour désigner les sortes ou types d’étants que si l’on croise explicitement et théoriquement la problématique de la discrimination des étants avec celle de la prédication, que si l’on admet, selon l’admirable formule de Porphyre que « les vocables, à la manière d’un messager, annoncent les choses » (Commentaire aux Catégories d’Aristote, 58, 23-24, R. Bodéüs (trad.), Paris, Vrin, 2008, p. 95.). Or par méfiance à l’égard de la tradition kantienne, peu d’ontologues contemporains articulent explicitement analyse de l’être et analyse du langage. Pour une critique des « vocables messagers », cf. B. Smith, « Against Fantology », in Experience and Analysis, M. E. Reicher et J. C. Marek (éd.), Vienne, Öbvahpt, 2005, p. 153-170.
4 Aristote, Métaphysique, B, 3, 998 b 22, J. Tricot (trad.), Paris, Vrin, 1974, p. 141.
5 Nous ne connaissons dans la littérature contemporaine qu’une exception : l’article de Peter Simons, « Ways », paru dans Kriterion, 7, 1994 [http://www.sbg.ac.at/kriterion/articles.htm#7] qui, toutefois, n’aborde que très brièvement la notion de modus essendi, ways of being. Par ailleurs, parce que la notion de modus essendi, associée à celles de modus significandi et de modus intelligendi, est au cœur de la tradition médiévale de la grammaire spéculative (notamment Thomas d’Erfurt, Grammatica speculativa, G. L. Bursill-Hall (éd. et trad.), Londres, Longman, 1972), la notion de modus essendi a retenu l’attention des spécialistes de ce courant. Cf. J. Pinborg, « Speculative Grammar », in The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, N. Kretzmann, A. Kenny et J. Pinborg (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 254-269 et I. Rosier-Catach, La grammaire spéculative des modistes, Lille, Presses universitaires de Lille, 1983. Mais les modi essendi des modistes ne sont pas des modes d’être, au sens que nous allons définir, mais la modalité existante de ce qui se présente par ailleurs sous une modalité signifiante et sous une modalité intellective.
6 Nous n’ignorons évidemment pas le sens très particulier que Heidegger a donné à cette expression, qu’il utilise d’ailleurs comme une description définie : « la différence ontologique ». Mais si la différence entre l’être et l’étant peut, peut-être, être appelée la différence ontologique, nous ne voyons pas quelle autre notion que celle de différence ontologique serait mieux adaptée pour désigner le genre de différences que des couples de notions comme « être par soi / être en un autre » ou « être en puissance / être en acte » expriment. Ce sont bien là des différences et des différences dont nous allons voir qu’elles concernent l’être même des choses concernées, partant des différences relatives à l’être de l’étant, des différences « onto-logiques ».
7 W. V. O. Quine, Le Mot et la Chose, P. Gochet (trad.), Paris, Flammarion, 1977, p. 140 sq.
8 Nous ne voyons pas d’exception, dans les emplois courants des mots « mode », « façon » ou « manière » à l’idée qu’un mode, une façon ou une manière sont des différenciations adverbiales, associées à des verbes ou à des expressions substantivales dérivées de verbes. Mais si l’on regarde les emplois philosophiques du mot « mode », il nous faut introduire deux précisions. En premier lieu, dans l’ancienne logique, la notion de mode est d’emploi plus général et désigne aussi bien les différences exprimées par des adverbes que les différences exprimées par des adjectifs. Ainsi Pierre d’Espagne distingue-t-il des modes nominaux et des modes verbaux : « Modus est adjacens rei determinatio. Et habet fieri per adjectivum. Sed quia adjectivum est duplex : est enim quoddam adjectivum nominis, ut “albus” et “niger” et consimilia, aliud autem verbi, ut adverbium : secundum enim Priscianum adverbium est ut verbi adjectivum, – et ideo duplex est modus : unus nominalis, qui fit per adjectiva nominis, alius adverbialis, qui fit per adjectiva adverbia, ut “homo albus currit velociter” » (Tractatus, I, § 19, L. M. de Rijk (éd.), Assen, Von Gorcum, 1972, p. 11). En second lieu, et sans doute autorisé par la distinction précédente de Pierre d’Espagne, on trouve, dans la philosophie post-ockhamiste, un emploi philosophique du mot « mode » pour désigner les propriétés « adjectivales » des choses, en leur attribuant ce faisant un statut ontologiquement moins compromettant que celui qui est impliqué par la notion scolastique d’accident réel ou de forme accidentelle. Cet emploi du mot « mode », popularisé par Descartes, mais que l’on trouve déjà, comme alternative à l’« accident réel » dans la Disputatio XXXII de Suarez (« modus rei, non est substantia rei, ut per se notum est, nec etiam est accidens, quia non inhaeret, sed per quandam identitem afficit rem cuius est modus », sect. 1, nº 3, S. Castellote et M. Renemann (éd.) [http://homepage.ruhr-uni-bochum.de/Michael.Renemann/suarez/]) est, en dépit de son importance philosophique à l’époque classique, passablement idiosyncrasique. Il oblige, soit à dire que la rougeur d’un chiffon rouge est un mode d’être de ce chiffon, ce qui est difficilement intelligible, soit à dire que c’est un mode d’apparaître de ce chiffon, ce qui confère un statut phénoménal à cette couleur, soit à dire, et c’est semble-t-il ce qu’entendent ces auteurs, que la rougeur est un mode du chiffon, ce qui conduit à rompre tout à fait avec le sens ordinaire du mot « mode », puisque la notion de mode, façon ou manière d’un chiffon, d’une porte ou d’une orange est communément dénuée d’emploi. Quoi qu’il en soit de cet emploi philosophique particulier du mot « mode » pour désigner les propriétés non essentielles des choses, un emploi qui fait par exemple d’un souvenir déterminé un mode de l’âme ou de la configuration déterminée d’un objet matériel un mode de celui-ci, l’expression « mode d’être », qui seule nous importe ici, est antérieure à cet emploi technique du mot « mode » et ne peut, en raison de sa liaison avec le verbe « être », être comme avalée par la notion qui serait plus générale de mode des choses.
9 La situation illustrée par l’exemple des dons prouve simplement, nous semble-t-il, que notre pensée recèle une manière de tropisme en faveur des concepts sortaux. Une division ne trouve sa forme achevée et opérationnelle que lorsqu’elle prend la forme d’une division sortale. On peut distinguer des façons de donner, mais si l’on veut rendre exploitable ces différences et, notamment, si l’on veut leur associer une désignation propre à permettre de s’y référer sans avoir à convoquer toute une tribu d’adverbes, on passera du verbe au nom et, avec le nom, on distinguera des sortes : des sortes de dons, des sortes de courses, des sortes de danses, des sortes d’amours, etc. Mais, dans la plupart des cas, ces sortes n’en resteront pas moins définissables en termes de modes. Ces sortes seront des modes sortalisés.
10 Comme le souligne Étienne Gilson, lorsque le mot « essentia » est introduit en latin, il désigne « tantôt le fait même d’être, au sens d’esse, tantôt la nature de ce qui est » (L’Être et l’Essence, 2e éd., Paris, Vrin, 1972, p. 342). É. Gilson attribue l’introduction de ce second sens, qui deviendra dominant, à Arnobe (Adversus Gentes, II, cité p. 341). Mais chez Sénèque en premier lieu (Ad Lucilium, 58, 4-5) puis surtout saint Augustin, le mot « essentia » est introduit avec le sens que nous donnons ici à « étance », c’est-à-dire pour désigner non pas la nature ou quiddité de la chose, mais son fait d’être, l’essence / étance étant à l’être ce que la course est au courir ou, selon l’exemple moins parlant d’Augustin, ce que la sagesse est à l’être sage. Cf. La Cité de Dieu, XII, 2 : « Cum enim Deus summa essentia sit, hoc est summe sit et ideo immutabilis sit : rebus, quas de nihilo creavit, esse dedit, sed non summe esse, sicut est ipse ; et aliis dedit esse amplius, aliis minus, atque ita naturas essentiarum gradibus ordinavit (sicut enim ab eo, quod est sapere, vocatur sapientia, sic ab eo, quod est esse, vocatur essentia…) » (Œuvres de Saint Augustin, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, vol. 35, p. 154.). Notons toutefois qu’à proprement parler, dans ce passage, si l’essentia des choses créées constitue bien leur « fait d’être » et, plus spécifiquement, leur degré d’être, et non leur nature, le mot « essentia » appliqué à Dieu semble se confondre avec sa nature, sa nature étant d’être ou d’être l’être même, selon la manière dont Augustin comprend la formule biblique, « Ego sum qui sum », qu’il a citée quelques lignes auparavant.
11 Sur cette notion, cf. A. Maurer, « Ens Diminutum. A Note on its Origin and Meaning », Medieval Studies, vol. 12, 1950, p. 216-222.
12 Une illustration typique de l’assimilation de la dépendance ontologique à une forme d’être diminué est le passage suivant du commentaire de Thomas d’Aquin à la Métaphysique d’Aristote : « Il faut savoir que les modes d’être [modi essendi] peuvent être ramenés à quatre. Car l’un d’eux, qui est le plus débile [debillissimum], c’est l’être dans la pensée [in ratione], à savoir celui de la négation et de la privation […]. Un autre, assez proche du précédent en débilité, est celui selon lequel la génération, la corruption et le mouvement sont dits étants. Il y a en effet en eux un certain mélange de négation et de privation. […] Un troisième, qui ne comporte certes aucun mélange de non-être, mais qui est cependant débile parce qu’il n’est pas par soi, mais dans un autre, c’est celui des qualités, quantités et propriétés de la substance. Le quatrième est le plus parfait, parce qu’il ne comporte aucun mélange de non-être et possède un être stable et ferme, comme s’il existait par soi, c’est celui des substances » (In Metaphysicam Aristotelis commentaria, M. R. Cathala (éd.), Turin, Marietti, 1926, nos 540-543, p. 183).
13 Les trois notions d’insistance, d’ex-sistance et de réalité que comporte la deuxième colonne de ce tableau vont être introduites un peu plus loin.
14 Nous employons « ex-sistance », non pour singer la manière d’écrire de Heidegger, mais en retenant le sens donné à ce mot par Richard de Saint-Victor : « Quod autem dicitur exsistere, subintelligitur non solum quod habeat esse, sed etiam aliunde, hoc est ex aliquo habeat esse. […] Quid enim est exsistere nisi ex aliquo sistere, hoc est substantialiter ex aliquo esse ? » (De Trinitate, IV, 12, G. Salet (éd. et trad.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes), 1959, p. 254). Si l’on prend au pied de la lettre ce passage de Richard de Saint-Victor, il paraît exclu qu’un étant par soi puisse ex-sister. La notion d’ex-sistance que nous introduisons ne couvrirait donc pas tous les cas. On peut toutefois considérer comme un cas limite d’ex-sistance celui de l’ex-se-sistance, si l’on nous permet cet ultime amphigouri.
15 P. Van Inwagen, Ontology, Identity and Modality, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 2-3.
16 Pour une comparaison de ces deux problématiques, nous nous permettons de renvoyer à notre article « L’étant sans l’être », Revue de métaphysique et de morale, nº 4, 2006, p. 495-513.
17 S. Chauvier, « Existence et ilyance », Quaestio, vol. 3, 2003, p. 413-432.
18 Concédons que l’on peut se demander si un entendement intuitif pourrait réellement appréhender, avec sa manière intuitionnelle de penser, la différence entre un événement et une substance, autrement dit si cette distinction ne requiert pas, pour être aperçue, que l’on dispose de concepts ayant une signature catégoriale ou grammaticale différente. Reste que si l’on croit que les différences ontologiques sont de vraies différences, qui sont indépendantes des « vocables » qui, « à la manière de messagers » les annoncent, alors un entendement intuitionnant devrait pouvoir repérer à sa façon ces différences, faute sinon de ne pouvoir penser tout ce qui est, faute sinon d’être aveugle, en raison de son intuitionalité, à la structure ontologique du monde.
19 Il est désormais bien établi, à la fois d’un point de vue logique et d’un point de vue linguistique, que le mot « être » véhicule des concepts distincts, des concepts qui, dans certaines langues, sont exprimés par des mots distincts ou bien figurent comme des constituants linguistiquement inarticulés. Cf. la célèbre comparaison du grec et de l’ewe par Émile Benveniste dans son article « Catégories de langue et catégories de pensée », Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 71-73.
20 Anglais « to lie », allemand « liegen ».
21 Toute proportion gardée, nous rejoignons la conclusion de Charles Kahn dans « The verb “to be” and the concept of being », in The Logic of Being, S. Knuuttila et J. Hintikka (éd.), Dordrecht, Reidel, 1986, p. 1-28, avec cette différence que, d’après Ch. Kahn, le concept d’étant forgé par la métaphysique est dérivé de ce qu’il appelle les emplois véritatifs du verbe « être » en grec ancien. Il nous paraît au contraire que le verbe « être » qui est à l’arrière-plan des catégories ontologiques lorsqu’on les interprète comme représentant différents modes d’être n’a pas d’emploi dans la langue courante. Ce qui, dans la langue courante, a un emploi associé au mot « être », ce sont les notions d’ilyance, d’existence et d’identité, en plus de la simple copule logique. Mais la notion d’étance, au sens qu’on a cherché à définir, n’est pas nommée par le mot « être ». Il n’y a pas d’emploi courant du verbe « être » servant à nommer la différence entre une orange et un orage. Reste qu’on peut concevoir comment la notion d’étance peut avoir été suggérée par les emplois véritatifs du verbe « être » en grec, spécialement par la différence entre ce qui est toujours vrai et ce qui est passagèrement vrai.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Stéphane Chauvier, « Modes d’être », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 46 | 2009, 111-134.
Référence électronique
Stéphane Chauvier, « Modes d’être », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 46 | 2009, mis en ligne le 03 septembre 2020, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1247 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1247
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