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Introduction – Le secret de l’ordre : l’être dépassionné

Vincent Carraud
p. 9-28

Texte intégral

À Jean École

  • 1 Règle V, AT X, 379, 15-16 ; je suis la traduction française de J.-L. Marion in (...)
  • 2 AT X, 381, 8 et 9-10. Voir aussi 382, 17-19 : « in hoc totius artis secretum consistit, ut in (...)

1Le titre de cette introduction au colloque sur « les diviseurs de l’être » entend souligner l’une des transformations fondamentales qu’engage l’avènement cartésien de la méthode dans l’histoire de la métaphysique comprise comme science de l’étant en tant qu’étant : la méthode disqualifie la considération des genres de l’étant. Le grand secret des Regulae ad directionem ingenii réside en effet dans l’instauration de l’ordre, en quoi consiste, dit Descartes, toute la méthode1 : la Règle VI indique que « praecipuum artis secretum [le principal secret de l’art] » consiste en ce que « res omnes per quasdam series posse disponi [toutes les choses peuvent être disposées en de certaines suites] »2. Or ce secret a pour conséquence immédiate de dispenser d’en passer par les genres d’être, genera entis, en particulier – c’est l’exemple que prend Descartes – par les catégories :

  • 3 AT X, 381, 9-13.

[…] res omnes per quasdam series posse disponi, non quidem in quantum ad aliquod genus entis referuntur, sicut illas philosophi in categorias suas diviserunt, sed in quantum unae ex aliis cognosci possunt […]3.

Toutes les choses peuvent être disposées en de certaines suites, non certes en tant qu’elles sont rapportées à un certain genre d’être, ainsi que les philosophes les ont divisées suivant leurs catégories, mais en tant que les unes peuvent être connues à partir des autres.

  • 4 Pour une critique des « degrés métaphysiques », qui dégénèrent en une « pure battologie (...)
  • 5 Si le vocabulaire de la « passion » (πάθη) est ancien, qui provient du texte canonique (...)

La disposition des choses en séries (series) que permet l’ordre rend donc obsolètes les genres de l’être et, par conséquent, ses divisions, ou du moins certaines d’entre elles, exemplairement les catégories. Descartes prétend ainsi explicitement mettre fin à la division en catégories et peut-être aussi aux divisions de l’être non catégoriales, devenues inutiles à la philosophie en la recherche de la vérité4. D’où la seconde partie de mon titre : l’être dépassionné, c’est-à-dire défait des passiones entis5. Là où l’ordre opère, il n’est nul besoin des divisiones entis et des genera qui en résultent.

  • 6 La version publiée de cette introduction en conserve le caractère à la fois problématiq (...)
  • 7 Avicenne, Liber de philosophia prima sive scientia divina, S. Van Riet (éd.) et G. Verb (...)
  • 8 On consultera aussi la toute récente somme sur L’ontologie dans la revue Quaestio, 9, 2 (...)
  • 9 M. Wundt, Die deutsche Schulmetaphysik des 17. Jahrhunderts, Tübingen, Mohr, 1939, puis(...)
  • 10 E. Vollrath, « Die Gliederung der Metaphysik in eine Metaphysica generalis und eine Met (...)
  • 11 L. Honnefelder, Scientia transcendens. Die formale Bestimmung der Seindheit und Realitä (...)
  • 12 J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990 ; voir aussi (...)
  • 13 O. Boulnois, Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique à l’époque de Du (...)
  • 14 Les travaux récents suscités par ces ouvrages sont désormais assez nombreux, dus en par (...)
  • 15 Pour ce qui est de Descartes, on se reportera en particulier aux pages dont cette intro (...)

2La proclamation cartésienne de la fin des catégories – fût-elle restée inédite ! –, et peut-être plus généralement des divisions de l’être, devrait imposer deux tâches à l’historien de la philosophie : la première, interne au cartésianisme, requerrait de vérifier que la philosophie première cartésienne s’est bien élaborée sans aucun recours à la division en catégories, voire à d’autres divisions de l’étant, en particulier la division en transcendantaux disjonctifs – il suffit de songer au rôle capital que jouent, d’une part la notion de substance dans les Meditationes de prima philosophia ou dans les Principia philosophiae, d’autre part le couple infini / fini dans la métaphysique cartésienne, pour prendre conscience que ce point ne va pas de soi ; la seconde, de revenir de cet acte de décès prononcé par Descartes à la détermination d’une naissance, ou de naissances successives, de ces diverses divisiones entis afin de comprendre ce qui se trouve engagé dans ces mutations des objets et des concepts fondamentaux de la métaphysique. Les limites de cette simple introduction6 ne me permettront de mener aucune de ces deux tâches. L’accomplissement de la seconde exigerait un ouvrage entier, puisqu’elle requiert rien de moins qu’une histoire de l’objet de la métaphysique depuis le Liber de philosophia prima sive scientia divina7 de l’Avicenne latin et de l’ontologie en tant que figure moderne dominante de la métaphysique8. Après les travaux anciens de Max Wundt9, elle a cependant fait depuis deux décennies l’objet d’études importantes et novatrices, initiées pour la période moderne par un article pionnier d’Ernst Vollrath10, et approfondies pour la période médiévale par les travaux de Ludger Honnefelder 11, Jean-François Courtine12, Olivier Boulnois13 et alii14. En me contentant de revenir brièvement sur l’expression qui fait le titre de ce colloque, j’esquisserai en lieu et place de ces deux tâches quelques remarques problématiques sur la reprise cartésienne de certaines divisions, en particulier la catégorie de la relation, et sur la substitution spécifiquement cartésienne de la disposition à la division15.

Diviser l’étant ?

3Par son titre comme par l’effigie d’Aristote qui l’accompagne et sous le patronage implicite duquel nous semblons placés, le programme imprimé pour ce colloque n’exhibe-t-il pas une double difficulté ?

  • 16 Avicenne, Liber de philosophia prima…, I, 5, p. 31 : « Dicemus igitur quod res et ens (...)
  • 17 Voir O. Boulnois, Être et représentation…, chap. V.
  • 18 Suarez, Disputatio metaphysica, I, s. I, n. 26-30 puis II, s. I ; voir, outre les ouv (...)
  • 19 Voir J.-C. Bardout, Malebranche et la métaphysique, Paris, PUF, 1999, chap. IV.
  • 20 Διαιρέω signifie séparer, diviser, fractionner, sans que les parties soient nécessair (...)
  • 21 Timpler, Metaphysicae systema methodicum, Steinfurt, 1604.
  • 22 Wolff, Philosophia prima sive ontologia, Francfort – Leipzig, 1736, réimpression par (...)
  • 23 Voir par exemple Goclenius, Lexicon philosophicum, Francfort, Becker, 1613, (...)
  • 24 Aristote, Seconds Analytiques, II, 5, 91 b 22-23.
  • 25 Si l’on substitue au modèle arithmétique celui d’un partage géométrique ou géographiq (...)
  • 26 Voir de nouveau Suarez, Disputatio metaphysica, I, s. I, n. 27 : « Ens in (...)
  • 27 Ibid., I, s. I, n. 26.

4Constatons, en effet, qu’en dépit de la pérennité apparente d’une question figée par les tables architectoniques qui fleurissent dans la scolastique moderne (comment se distribuent les divisions de l’étant ?), il ne va pas de soi que l’étant soit divisible. Car si la division est d’abord un concept arithmétique, seule une quantité se divise. Comment penser l’étant comme un dividende ? Et par quel diviseur le diviser ? Pour qu’il y ait division, encore faut-il que dividende et diviseur soient donnés, c’est-à-dire connus. Poser la division de l’étant revient par conséquent à admettre d’emblée un postulat métaphysique « lourd », constitutif d’un des courants les plus importants de la métaphysique comme de la noétique médiévales : c’est postuler le dividende, l’étant, premier connu ; telle est la décision inaugurale d’Avicenne, dès l’ouverture de son Liber de philosophia prima16, suivi par une ample tradition, qui va au moins d’un Jean Duns Scot et de son concept univoque d’étant17 à un Suarez18 ou à un Malebranche19. Mais c’est aussi supposer un ou plusieurs diviseurs connus : lesquels sont-ils ? Depuis Platon, la métaphysique semble ne savoir que diviser par deux, transformant le διά- de la διαίρεσις20 ou le dis- de divisio en un διχό- de διχοτομία ou en un bi- de bipartitio. De Platon à Timpler21 ou à Wolff22, les arbres et les tables – qui prolifèrent à l’époque moderne – semblent principalement, sinon exclusivement, fonctionner par couples, c’est-à-dire par divisions en deux, selon le simple jeu de l’affirmation et de la négation23 – mais, comme le dit Aristote, peu importe que la division se fasse par deux ou par un nombre plus grand : dans tous les cas, elle postule sans démontrer24. Et si division il y a, on devra aussi se demander à quel quotient on aboutit, si elle est toujours exacte ou si elle admet un reste. Enfin et surtout, une division implique une totalité à diviser (le dividende) et des parties (diviseur et quotient) de même nature25 que cette totalité : or le rapport de l’étant à ses diviseurs ou à ses quotients peut-il se dire dans les termes d’une relation (quantitative) de tout à partie ? Peut-on diviser l’étant en parties qui lui soient homogènes ? Les limites du modèle arithmétique de la division apparaissent immédiatement : les parties de l’étant auxquelles la division aboutit (les quotients) sont évidemment déterminées, quand l’étant dividende ne l’est pas, puisque c’est précisément parce qu’il est indéterminé26 que l’ens est premier (et à ce titre l’objet adéquat, dira Suarez, de la métaphysique27) : or peut-on diviser une quantité indéterminée ?

  • 28 Du moins à ma connaissance. On trouve une division des étants (Διαιρεῖται τὰ ὄντα εἰς τρία) en (...)
  • 29 Platon, Sophiste, 254 c et sq. ; voir D. Montet, Archéologie et généalogie. Plotin et (...)
  • 30 Voir Aristote, Premiers Analytiques, I, 31, puis Seconds Analytiques, II, (...)
  • 31 Aristote, Métaphysique, B, 3, 998 b 21-22 ; Γ, 2, 1005 a 8-9 ; etc. (c’est le traduct (...)
  • 32 J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, p. 346. Pour autant, si tel (...)
  • 33 P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, 2e éd., Paris, PUF, 1972, (...)
  • 34 Elle ne se trouve pas dans la traduction latine par Boèce de l’Isagogè de Porphyre.
  • 35 Par distinction d’avec sémantique ; voir P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, p. 180, (...)
  • 36 L’étant est « scindé », « durchschnitten » dit Heidegger qui explique τέμνειν et διαι (...)

5La seconde difficulté saute aux yeux de qui lit « Les diviseurs de l’être » au-dessus d’une effigie d’Aristote coiffé d’un bonnet tout médiéval. Cette illustration laisse entendre qu’il y aurait déjà chez Aristote quelque chose comme une divisio entis : force m’est du reste de le dire en latin, sous peine de risquer une expression non seulement non attestée dans le corpus aristotélicien28, διαίρεσις τοῦ ὄντοs mais, pour tout dire, sans doute malsonnante – c’est du moins l’hypothèse que je me permets de formuler ici devant des spécialistes de l’aristotélisme hellénistique. Car Aristote, s’il parle bien des εἴδη τοῦ ὄντος (Γ, 2, 1003 b 21), a-t-il jamais pensé la pluralité des « visages » de l’étant comme l’effet de sa « diérèse », sa division ? – Semble d’abord l’interdire la critique de la division platonicienne en genres29 qui en nie la valeur démonstrative30. Ensuite et surtout, va-t-il de soi que l’on puisse soumettre l’étant en tant qu’étant, qui n’est pas un genre31, et n’est donc pas le genre des genres, à une division générique ou spécifique ? Et par quel diviseur faudra-t-il diviser l’étant pour obtenir les dix catégories ? Certes, on peut sans doute voir « dans les passages où Aristote parle des catégories en terme de diairesis (Topiques, IV, 1, 120 b 36), le point d’ancrage de la doctrine classique des divisiones entis »32. Il semble alors probable que les « divisions » renvoient ici, comme les εἴδη τοῦ ὄντος de Γ, 2, aux « catégories ». Reste que, si les catégories sont littéralement des prédicaments, c’est-à-dire des prédications multiples sur l’étant, il s’agit de distinguer des significations. À ce sujet, Pierre Aubenque remarque justement que les catégories « ne “divisent” pas moins le non-être que l’être »33 : le non-être aussi se dit en plusieurs sens, or il n’y a rien à « diviser », au sens arithmétique du terme. Se demander quels sont les sens de l’étant n’équivaut par conséquent nullement à demander de quelles parties l’étant se compose. Outre que l’expression même de divisio entis que s’autoriseront les scolastiques34 n’a pas d’équivalent littéral dans le texte d’Aristote, il paraît donc clair que cette διαίρεσις, pourtant bien réelle35, ne s’entend ni au sens rigoureusement arithmétique de la division, ni au sens d’un découpage ou d’une cassure, mais au sens d’une coupe (géologique), d’une vue en coupe ou d’un profil (architectural)36. Il est donc pour le moins problématique, sinon même contestable, que, pour Aristote, l’étant en tant qu’étant puisse être divisé.

Division ou addition ?

  • 37 Comme, mutatis mutandis, dans la définition cartésienne de l’idée de la (...)
  • 38 Ce qui pourra alors faire l’objet d’une ἀνάλυσις, explicatio, décomposition.
  • 39 Il semble que le premier à employer transcendentia soit Robert de Crémone : voir H. P (...)
  • 40 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 1, a. 1, resp. ; La vérité, traduction (...)
  • 41 Dominicain, commentateur des Catégories et des Premiers analytiques, Th (...)

6C’est parce que la division métaphysique n’obéit guère au processus rigoureux de la division arithmétique, qu’en déterminant, elle ajoute tout autant qu’elle divise, ou plutôt ajoute pour pouvoir diviser37. Avant de prétendre diviser l’étant, il faut comprendre ce qui peut lui être ajouté : ainsi divisera-t-on ce qui a été sinon composé38, du moins constitué. Par exemple, s’agissant des transcendantaux (simples), on se demandera ce qu’il faut ajouter à l’étant pour obtenir l’un ou le vrai. Si l’on sait ce que l’on ajoute à l’étant pour obtenir l’un, qui ne soit cependant pas autre chose que l’étant, et pourtant qui dise autre chose que l’étant (telle est la définition même d’un transcendantal39), alors l’on pourra parler – sous des conditions qu’il restera à préciser – de divisio entis et citer les transcendantaux comme des divisiones. Ainsi quand saint Thomas d’Aquin veut définir le vrai – par différence donc d’avec l’étant, alors même qu’il lui est convertible –, il met en évidence ce que le vrai ajoute à l’étant : « Hoc est ergo quod addit verum super ens, scilicet conformitatem sive adaequationem rei et intellectus [Voilà donc ce que le vrai ajoute à l’étant : la conformité ou adéquation de la chose et de l’intellect] »40. Or concevoir ce qu’un transcendantal ajoute à un autre transcendantal requiert de préciser le concept d’addition, ce que fait le De natura generis, chap. 2, « De transcendentibus », longtemps attribué à saint Thomas d’Aquin, mais probablement l’œuvre de Thomas Sutton41. Une addition, normalement, ajoute une chose à une autre chose, aliquid super aliquid, res supra rem : telle est l’additio realis. Par exemple, dans le cas de l’individuation, la matière s’ajoute à l’espèce pour faire l’individu : autrement dit, ce qui est ajouté ne peut pas se déduire analytiquement de ce à quoi on ajoute. Mais on voit tout de suite que cette addition ordinaire est, dans le cas de l’étant en tant qu’étant, problématique – et même dénuée de sens. Car à l’étant, on ne peut pas ajouter autre chose que de l’étant : on n’ajoute donc rien. Pour concevoir une addition à l’étant, il faut lui ajouter quelque chose qui est déjà de l’étant, mais sous un autre rapport : ajouter à l’étant quelque chose qui n’appartient pas comme telle à la ratio entis :

  • 42 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 1, a. 1, resp. ; traduction française p. 51 ; voir au (...)

[…] aliqua tamen addere dicuntur super ens, in quantum exprimunt modum ipsius entis qui nomine entis non exprimitur42.

Des choses sont dites ajouter à l’étant, en tant qu’elles expriment un mode de l’étant lui-même qui n’est pas exprimé par le nom d’étant.

  • 43 C’est pourquoi on connaît dans l’ordre, selon le Commentaire aux Catégories de Boèce, (...)
  • 44 Je résume ici l’ensemble de la resp. du De veritate, q. 1, a. 1 ; traduction (...)

On a là une addition de raison : il n’y a pas d’importation venant de l’extérieur (car il est impossible d’ajouter à l’étant sous un mode extrinsèque). Deux cas se présentent : – ou bien ce qui est ajouté à l’étant est une certaine raison spéciale de l’étant : par exemple la raison par soi ; avec ce type d’addition, on obtient la substance et les catégories ; – ou bien ce qui est ajouté n’est pas une raison spéciale d’étant, mais une raison générale : on a alors une additio super ens absolute. Cette addition pourra être dite modale. C’est ce dernier cas qui a lieu dans les transcendantaux : il y a addition à l’étant d’une manière absolue, ce qui est ajouté est in aequo cum ente. Prenons l’exemple de l’un : il ajoute à l’étant l’indivision. L’un est la même chose que l’étant selon la chose, mais il ajoute une raison à l’étant, par laquelle chaque étant est un étant, ce que le texte développe comme indivisio – mais il ne nous importe pas de continuer de le suivre43. Ce qui nous importe en revanche, c’est de retenir ces deux types d’addition. La première aboutira aux catégories (addition spéciale), la seconde ouvre aux transcendantaux (addition de raison générale)44.

7Le schéma qui organise, à partir du concept d’étant, et les catégories et les transcendantaux, provient donc de deux types différents d’addition. Mais on observera qu’il s’agit toujours de différentes manières d’exprimer un mode de l’étant (spécial-général, puis, pour le général, selon l’étant en soi ou selon qu’il est ordonné à un autre), et que la distinction de ces modes de l’étant n’est pas produite par une division, mais bien, au contraire, par le jeu de l’addition (additio ad ens) – la seule division sur laquelle fait fond l’analyse de saint Thomas est la division constitutive de l’aliquid : si l’un est l’indivis, le non-divisé, l’aliquid est le séparé d’un autre, c’est-à-dire divisé par un autre, aliquid quasi aliud quid. Saint Thomas écrit :

  • 45 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 1, a. 1, resp. ; traduction française modifiée p. 53. (...)

Si autem modus entis accipiatur […], scilicet secundum ordinem unius ad alterum : […] secundum divisionem unius ab altero et hoc exprimit hoc nomen aliquid : dicitur enim aliquid quasi aliud quid, unde ens dicitur unum in quantum est indivisum in se ita dicitur aliquid in quantum est ab aliis divisum45.

On peut entendre < ainsi > le mode de l’étant selon l’ordre de l’un à l’autre : […] selon la division de l’un par l’autre, ce qu’exprime le nom « aliquid », car « aliquid » se dit pour « aliud quid » ; d’où, de même que l’étant est dit un en tant qu’il est non divisé en soi, de même l’étant est dit quelque chose en tant qu’il est divisé par les autres.

Les distinctions modales qui engendrent les catégories et les transcendantaux ne sont donc pas à proprement parler des divisions de l’étant. Bien au contraire, elles sont des additions à l’étant en ce qu’elles expriment un mode de l’étant lui-même qui n’est pas exprimé par « étant ». Par conséquent, selon le De veritate, ni les catégories, ni les transcendantaux, ne requièrent que l’on parle en rigueur de terme de divisio entis.

  • 46 Je précise « en rigueur de terme », puisque l’on trouve le vocabulaire commode de la (...)
  • 47 Voir L. Honnefelder, Ens in quantum ens…, p. 50 sq.
  • 48 Voir J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, p. 366-375 et O. Boulno (...)

8Que faut-il donc pour qu’il y ait, en rigueur de terme46, division de l’étant ? Il y a, ou plutôt il y aura, division de l’étant quand on posera – ce que ne fait pas saint Thomas d’Aquin – un couple qui n’est convertible avec l’étant que disjonctivement, en raison d’une addition à l’étant entendue d’une manière absolue, affirmativement ou négativement, qui présuppose comme son opérateur une théorie de la distinction qui sera appelée formelle47 : ce qu’on nommera les passions disjonctives de l’étant. Sera alors coextensif à l’étant le couple de passions comme tel. C’est précisément ce qu’accomplit la théorie scotiste des passiones entis48. La doctrine des transcendantaux disjonctifs requiert donc de penser avec Jean Duns Scot, ou du moins à partir de lui, c’est-à-dire de penser dans le cadre d’une indifférence totale du transcendantal ens à toute autre dénomination transcendantale, fixé par une théorie conceptualiste de l’univocité de l’étant. À cette condition, les passions disjonctives sont transcendantales, aussi transcendantales que les transcendantaux, transgénériques et transcatégoriales :

  • 49 Duns Scot, Ordinatio, I, dist. 8, q. 3, § 115 ; traduction française d’O. Boulnois, i (...)

Sicut autem passiones convertibiles sunt transcendentes, quia consequuntur ens in quantum non determinatur ad aliquod genus, ita passiones disjunctae sunt transcendentes, et utrumque membrum illius disjuncti est transcendens quia neutrum determinat suum determinabile ad certum genus49.

Et de même que les passions convertibles sont transcendantales parce qu’elles suivent l’étant en tant qu’il n’est déterminé à aucun genre, de même les passions disjonctives sont transcendantales, et chacun des deux membres de ce qui est disjoint est un transcendantal, puisque ni l’un ni l’autre ne détermine à un certain genre son déterminable.

  • 50 Voir Duns Scot, Ordinatio, I, dist. 8, q. 3, § 113 : « Ens prius dividatur in (...)

Le critère de la transcendantalité ne réside plus tant dans la convertibilité des passiones entis avec l’ens (comme pour les transcendantaux simples) que dans la transcendance de chaque passion disjointe par rapport à tout genre : ainsi en va-t-il du nécessaire et du possible, de l’acte et de la puissance, etc., et d’une disjonction qui précède toutes les autres et constitue la prima divisio entis : celle de l’infini et du fini50.

  • 51 J. École, « Contribution à l’histoire des propriétés transcendentales de l’être ».
  • 52 Voir le volume déjà cité de Quaestio, 8, 2008, publié par P. Porro et J. Schmutz ; vo (...)
  • 53 J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, p. 389-393.

9C’est dans ce cadre et en accord avec ces postulats métaphysiques fondamentaux (que résume généralement ce qu’on appelle la doctrine de l’univocité de l’étant, car elle en est la condition de possibilité) que prennent place la théorie suarézienne des passiones entis et les tables des transcendantaux disjonctifs de la scolastique réformée jusqu’à Wolff, dont Jean École le premier a esquissé l’histoire51. On comprend ainsi toute l’importance moderne de « la postérité de Jean Duns Scot »52. Je terminerai cette présentation sommaire en soulignant, à la suite de Jean-François Courtine53, à la fois la thèse principale commune à Suarez et à Duns Scot et le choix terminologique du premier qui les oppose. La thèse fondamentale qui leur est commune – et à laquelle la doctrine cartésienne nous reconduira – est celle de la priorité absolue de la divisio entis de l’infini et du fini. Mais ce qui les distingue ici, c’est la préférence assumée par Suarez pour l’expression de divisio entis sur celle de passio entis et, par conséquent, le refus qu’une passion disjonctive (un membrum dividens) soit proprement dite à elle seule être un transcendantal, puisqu’aucun des deux membres de la division ne s’accorde en lui-même avec l’étant, si ce n’est comme contracté sous quelque raison spéciale d’étant :

  • 54 Suarez, Disputatio metaphysica, III, s. II, n. 11.

De illis autem disjunctis, finitum vel infinitum, etc., dicendum est, vel proprie non esse passiones entis in communi, sed potius esse divisiones ejus ; quia […] essentialiter contrahunt ipsum ens, quatenus est ens, vel certe neutrum membrum dividens illi convenit, nisi ut contracto seu determinato ad specialem aliquam rationem entis54.

Au sujet de ces choses disjointes, fini ou infini, etc., il faut dire […] que ce ne sont pas proprement des passions de l’étant en général, mais plutôt ses divisions, parce que soit elles se contractent essentiellement avec le même étant en tant qu’étant, soit aucun des deux membres diviseurs ne convient avec l’étant, sinon comme contracté ou déterminé à une certaine raison spéciale d’étant.

  • 55 Mais qui repose cette fois sur une théorie de la distinction formelle.

10Il y a donc deux sens des divisions de l’étant : 1/ le sens non rigoureux, celui des genres de l’étant qui aboutit aux catégories : non rigoureux et non attesté dans le corpus aristotélicien (excepté dans ses présentations scolaires) ; les genres et les catégories sont obtenus non par division, mais par addition à l’étant d’une raison spéciale d’étant – quant aux transcendantaux simples eux-mêmes (les convertibles), ils sont obtenus eux aussi non par division, mais par addition, modale cette fois (saint Thomas d’Aquin) ; 2/ le sens rigoureux, celui des transcendantaux disjonctifs (toujours obtenus par une addition dite modale55), indifférents aux genres, c’est-à-dire qui les transcendent (transgénériques et transcatégoriaux). Si donc, par division de l’étant, on entend un sens précis et historiquement avéré, ce sens apparaît avec le scotisme, il a pour objet les transcendantaux disjonctifs et dépend d’une « métaphysique du concept ». Division signifie alors proprement disjonction.

Division ou disposition ?

11Rapporté à l’histoire de la métaphysique que je viens de retracer à grands traits, le cartésianisme apparaît paradoxal, et même triplement paradoxal, au titre aussi bien de ce qui est commun aux deux sens de la divisio entis que de chacun d’eux en particulier.

  • 56 Sur le rapport de Descartes à la métaphysique de son temps, J.-L. Marion, Sur le pris (...)
  • 57 Voir par exemple la lettre à Mersenne du 28 octobre 1640, AT III, 216, 5 ; je reviend (...)
  • 58 Je veux dire, sans pouvoir revenir ici sur la question disputée du rapport entre les (...)
  • 59 L’ego, comme Dieu, « est ou existe » indifféremment. Descartes dira à François Burman (...)
  • 60 Voir aussi la réponse à la 14e objection de Hobbes : « nota est omnibus essentiae ab (...)

1/ Ce qui est commun au sens large et au sens rigoureux de divisio dans l’expression divisio entis, c’est qu’ils n’ont de pertinence qu’à prendre place au sein de métaphysiques qui font de l’ens, pour parler comme Suarez, leur objet adéquat, et qui entendent déduire du concept de l’ens ut sic en tant que premier connu ses propriétés transcendantales (qui ne s’en distinguent que ratione) puis les genres et les catégories qui lui sont attribués. Or la philosophie première cartésienne, dans la forme que lui confèrent les Meditationes de prima philosophia, si elle se donne les objets de ce qu’on appellera au siècle suivant la métaphysique spéciale, fait l’économie d’une telle métaphysique (générale, ou ontologie)56. Descartes n’a jamais voulu élaborer avec ce qu’il nomme pourtant parfois thématiquement (et commodément) « ma métaphysique »57 une science de l’ens in quantum ens – les occurrences du concept d’ens lui-même sont rares dans le corpus cartésien, et le nihil n’intéresse vraiment Descartes que dans la difficile Meditatio IV. Descartes n’entend jamais se poser explicitement la question constitutive de la métaphysique en s’interrogeant sur l’étant en tant qu’étant pour en élucider le sens d’être – et si, à certains égards, il y répond58, c’est pourtant en ayant soigneusement évité de la poser comme telle. En témoignent remarquablement à la fois l’indifférence cartésienne à la distinction de l’essence et de l’existence59 et l’évidence de la même distinction60 qui trouve une formulation exceptionnelle, ne fût-ce que par le barbarisme « essentes » que Descartes y assume, dans la lettre à Voetius :

  • 61 AT VIII-2, 60, 12-16.

Quis enim nescit per rem intelligi ens reale, atque ens dici ab essendo sive existendo, atque ipsas rerum naturas dici a philosophis essentias, propterea quod illas non nisi ut essentes sive existentes concipere possumus61 ?

Qui ne sait en effet que par le mot res on entend ens reale, que ens est dit à partir d’essendo ou d’existendo, et que les natures des choses elles-mêmes sont dites par les philosophes essences, parce que nous ne pouvons les concevoir qu’« essentes » ou existantes ?

  • 62 Sur le choix cartésien de res en lieu et place d’étant, voir mon Invention du (...)

Tout se passe donc comme si, pour Descartes, le concept d’étant en tant qu’étant62 était devenu purement et simplement superflu.

2/ Si Descartes néglige de rechercher un concept commun d’étant, a fortiori ne semble-t-il guère se préoccuper de ses divisions (au sens non rigoureux du terme). Jamais Descartes n’a traité des transcendantaux pour eux-mêmes, ni des catégories comme telles. Plus, il tient pour obsolète la considération des genera entis, comme nous l’avons vu au début de cet exposé :

  • 63 AT X, 381, 9-12.

[…] res omnes per quasdam series posse disponi, non quidem in quantum ad aliquod genus entis referuntur, sicut illas philosophi in categorias suas diviserunt […]63.

Toutes les choses peuvent être disposées en de certaines suites, non certes en tant qu’elles sont rapportées à un certain genre d’être, ainsi que les philosophes les ont divisées suivant leurs catégories.

  • 64 On ne saurait donc assimiler sans contresens aux catégories la distribution en (...)
  • 65 « Res illas, quae respectu nostri intellectus simplices dicuntur, esse vel pure intel (...)
  • 66 AT X, 418, 10 ; 419, 4, 24 ; 420, 3, 10, 14, 24 ; 421, 22 ; 422, 8, 16, 23 ; 425, 13, (...)
  • 67 Sur l’abandon des natures simples et cette mutation de la problématique entre les Reg (...)

Dès les Regulae, la philosophie cartésienne récuse le sens catégorial de l’être, et avec lui, le postulat, resté comme tel ininterrogé, de la priorité du concept de substance. La substitution par Descartes de la natura (simplex et composita) à la substantia et des natures simples aux genres de l’étant et aux catégories64, à partir de la Regula XII, interdit de voir dans le cartésianisme une doctrine des diviseurs de l’étant, ou du concept d’étant, parce qu’il s’agit avant tout, si ce n’est même exclusivement – pour filer provisoirement le vocabulaire reçu – des diviseurs du concept, c’est-à-dire de ce que Descartes appelle les notions des choses (rerum notiones), ou les choses considérées du point de vue de notre entendement65, c’est-à-dire encore les natures (naturae)66 – ce que Descartes nommera plus tard les idées, non sans un changement assez radical de problématique67. On mesure ainsi exactement la teneur du paradoxe : là même où Descartes semble assumer ou revendiquer la primauté du concept, c’est-à-dire de l’ordre du savoir (et par là accomplir l’héritage scotiste), le concept premier et fondateur de la métaphysique – celui d’étant – perd toute pertinence fondatrice au profit du concept tout court, la natura.

  • 68 Sommaire de la Regula VI, AT X, 2-3.
  • 69 Regula V, AT X, 379, 15 ; traduction française des Règles utiles et claires…, (...)
  • 70 Voir en particulier J.-L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes, § 14-15, ainsi (...)
  • 71 Je souligne encore une fois : « […] res omnes per quasdam series posse disponi, non q (...)
  • 72 Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, deuxième règle, AT VI, 28, 24-26  (...)
  • 73 Selon la suggestion d’Emmanuel Martineau de reconnaître un article du Studium bonae m (...)
  • 74 J.-L. Marion, Règles utiles et claires…, note de la Règle VI, p. 169-17 (...)

12Or quelle était la portée spécifique de la Regula VI ? Précisément de se donner les moyens de rendre inutiles les divisions de l’étant aux sens générique ou catégorial, en distinguant les natures, c’est-à-dire en distinguant les choses les plus simples des choses complexes68. Non seulement les natures simples remplacent ainsi les catégories, mais à la division se substitue la distinction, opérée par l’ordre, c’est-à-dire produite comme disposition : « Tota methodus consistit in ordine et dispositione [Toute la méthode consiste dans l’ordre et la disposition] », ce que Jean-Luc Marion comprend comme un hendiadyn : « Toute la méthode ne consiste qu’à disposer en ordre »69. Ces décisions fondatrices de Descartes ont été commentées précisément70. Trois brèves remarques suffiront à mon propos : a) c’est avec cette disposition selon l’ordre, c’est-à-dire les séries71, que prennent véritablement fin les genres de l’étant et les catégories ; et par là même b) que prend fin, précisément au profit de la notion de disposition, la problématique de la division – Gilles Olivo a fait observer que du reste ce n’est jamais l’étant que Descartes divise, mais toujours des questions ou des difficultés (qui admettent, elles, des parties), de la Regula XIII au Discours de la méthode72, et même sans doute dès le Studium bonae mentis73. c) Tel est le « secret de l’art ». Comme on l’a remarqué74, un certain nombre d’occurrences témoignent du refus de tout arcanum de la part de Descartes. Arcanum, et non pas le secretum tel que Descartes est en train de le divulguer : le secret de l’art, c’est-à-dire la méthode, est discernement du plus simple selon l’ordre. Le secret de la méthode est de discerner en disposant.

  • 75 Sur le rapport de ce petit « traité » à la doctrine suarézienne de la substance, voir (...)
  • 76 Voir aussi l’article 48 de la première partie des Principia philosophiae : « omnia quae sub percept (...)
  • 77 Voir J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, chap. III, § 13.
  • 78 Voir mon Causa sive ratio, chap. II, § 5. Resterait à rapporter l’ambivalence de la s (...)

13Resterait évidemment à faire droit à la « reprise » cartésienne du couple substance / attribut, explicitement thématisée dans le petit « traité de substantia »75 que constituent les articles 51 à 54 de la première partie de ses Principia philosophiae76, quand Descartes s’estimera obligé à une présentation scolaire de ses « principes de la connaissance humaine ». Y faire droit, c’est-à-dire comprendre que cette apparente reprise n’en est pas une, dès lors qu’il n’est plus question d’accéder à la substance en ajoutant à l’étant, mais qu’une « déduction égologique de la substance »77 est au principe de la distinction de l’aséité et de la perséité, dont les Meditationes bouleversent les définitions canoniques en en faisant un usage inédit78.

  • 79 AT X, 381, 17-21.
  • 80 AT X, 381, 24-25 et 382, 8-9 ; les natures qui impliquent la quantité ne sauraient év (...)
  • 81 J.-L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes, § 14 et Règles utiles et (...)
  • 82 AT X, 382, 3-383, 10.
  • 83 « Spectare », AT X, 381, 19-20, 382, 20, 383, 3 ; « consideratio », 382, 19, (...)
  • 84 C’est pourquoi on a pu formuler l’hypothèse selon laquelle s’esquisse avec Descartes (...)
  • 85 AT X, 382, 17-19.
  • 86 AT X, 383, 1-3.

3/ Le paradoxe se renforce dès la Règle VI, eu égard cette fois au sens rigoureux de la divisio entis comme doctrine des transcendantaux disjonctifs. En effet, quel n’est pas notre étonnement de voir que l’application de la méthode, sitôt après qu’ont été congédiées les divisions de l’étant, exige de considérer premièrement le couple absolu / relatif (absolutum / respectivum)79, que la tradition scotiste tient pour de parfaits transcendantaux disjonctifs ! Et qui ouvrent par là une liste dont on se demandera si tous ont jamais pu constituer d’autres transcendantaux disjonctifs : indépendant (/dépendant), cause (/effet), simple (/composé), universel (/particulier), un (/multiple), égal (/inégal), semblable (/dissemblable), droit (/oblique)80 ! Les termes dits absolus et relatifs n’ont-ils pas le même sens et ne jouent-ils pas la même fonction que celle des anciens diviseurs de l’étant ? Faut-il voir dans le cartésianisme la vérité et l’accomplissement des conditions mêmes du scotisme et tout aussi bien sa réfutation la plus achevée ? Ne serait-il pas l’avatar d’un scotisme muni de ses transcendantaux disjonctifs mais, en tant qu’ils sont produits par la disposition selon l’ordre, capable désormais de se dispenser du concept commun d’étant ? Plus, n’y a-t-il pas là un retour au concept aristotélicien de relation, et même l’émergence, qu’on jugera provocatrice ou inconsciente, de son privilège ? C’est à cette question, le rapport du respectif et du πρός τι, que Jean-Luc Marion consacrait l’essentiel de son analyse81. Je me contenterai ici de rappeler que l’absolutum lui-même est soumis au préalable d’être toujours transformable en un respectivum : l’absolu cartésien relève donc de ce qu’Aristote aurait appelé un relatif : les relatifs sont plus ou moins éloignés des absolus, les absolus sont plus ou moins absolus82. L’absolu dépend de la considération83 dont il est l’objet, et donc de l’entendement84. L’absolu et le relatif n’ont donc ni même sens ni même fonction dans le cartésianisme et dans la tradition scotiste. Encore une fois, ils ne valent qu’en tant que l’ordre les dispose tels à partir de ce que l’entendement remarque comme simple, c’est-à-dire « maxime absolutum »85 : car « nos hic rerum cognoscendarum series, non uniuscujusque naturam spectare [nous prenons là en vue des suites de choses à connaître, et non point la nature de chacune d’elles] »86.

  • 87 D’où le rejaillissement de ce couple de transcendantaux disjonctifs sur le concept de (...)
  • 88 Ce que fait Heidegger dès le séminaire du semestre d’hiver 1923-1924, Einführung in d (...)
  • 89 Voir E. Levinas, « Le même et l’autre », Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961, (...)
  • 90 Histoire que retrace magnifiquement le maître-livre de L. Honnefelder, Scientia trans (...)
  • 91 Voir la conclusion de Causa sive ratio, « La singularité cartésienne », p. 502-506.
  • 92 En raison, d’abord, des limites de cette introduction ; ensuite, plus fondamentalemen (...)

14Enfin et surtout, comment ne pas être sensible au maintien cartésien de ce qui est la prima divisio entis, celle du fini et de l’infini, plus, au rôle en effet premier que les Meditationes lui font jouer ? Jugera-t-on qu’il y a là une permanence qu’on dira simplement formelle, dans la mesure où Descartes ne mobilise jamais cette distinction principielle pour accéder à un concept d’étant en tant qu’étant, commun au fini et à l’infini, ou admirera-t-on au contraire la validité et l’opérativité jamais démenties d’un « diviseur » qui perdure par-delà les différences doctrinales de l’histoire de la métaphysique, et même par-delà l’indifférence à son objet adéquat ? Interprétera-t-on le couple du fini et de l’infini à partir de ces autres transcendantaux disjonctifs que sont le créé et l’incréé87 pour inscrire Descartes dans l’histoire longue de la métaphysique (un Descartes « médiéval », en quelque sorte)88, ou préférera-ton mettre en évidence la nouveauté phénoménologique de la priorité de l’infini de la Meditatio III89 ? Insistera-t-on donc sur la continuité et la cohérence de la situation historiale de la métaphysique moderne, de Duns Scot à Kant90, ou plutôt sur la rupture qu’introduit Descartes dans cette époque de la métaphysique91 ? Qu’il me soit permis de mettre un terme à la présente introduction au colloque sur « les diviseurs de l’être » avec cette question du rapport de la philosophia prima cartésienne à la métaphysique scotiste, qu’il est exclu de traiter en quelques lignes, et même de poser dans les termes précis qu’elle requiert92, d’autant qu’elle est évidemment solidaire de la question capitale du rapport des Regulae à l’ontologie qui lui est contemporaine, doctrine de l’ens ut intelligibile. À tout le moins espéré-je avoir indiqué que les motifs pour lesquels Descartes disqualifie comme « inutiles et incertains » les diviseurs de l’être fournissent quelques repères pour mesurer son appartenance singulière et ambiguë à l’histoire de la métaphysique.

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Notes

1 Règle V, AT X, 379, 15-16 ; je suis la traduction française de J.-L. Marion in Descartes, Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherche de la vérité, La Haye, Nijhoff, 1977.

2 AT X, 381, 8 et 9-10. Voir aussi 382, 17-19 : « in hoc totius artis secretum consistit, ut in omnibus illud maxime absolutum diligenter advertamus [le secret de l’art tout entier consiste en ceci, à remarquer avec soin parmi tous les termes celui qui est le plus absolu] » (je souligne d’emblée ce remarquable superlatif, « maxime absolutum [le plus absolu] »).

3 AT X, 381, 9-13.

4 Pour une critique des « degrés métaphysiques », qui dégénèrent en une « pure battologie », ainsi que pour l’inutilité de se torturer à trouver « le genre le plus proche et la différence essentielle », voir aussi La recherche de la vérité, AT X, 516-517 puis 523.

5 Si le vocabulaire de la « passion » (πάθη) est ancien, qui provient du texte canonique de Métaphysique, Γ, 2, 1004 b 5-8 (passage qui est aussi à l’origine des termes de « propres » ou de « propriétés » de l’étant (ἴδια et ἴδια πάθη), 1004 b 11-16), passiones entis est une expression utilisée, pour la première fois semble-t-il, par Bernard de Treille dans son Commentaire (antérieur à 1292) de la Métaphysique d’Aristote (voir A. Zimmermann, Ontologie oder Metaphysik ? Die Diskussion über den Gegenstand der Metaphysik im 13. und 14. Jahrhundert. Texte und Untersuchungen, Leyde, Brill, 1965) ; elle s’impose à partir de Duns Scot : voir en particulier l’Ordinatio, I, dist. 3, p. 1, q. 3, nº 134-136. Le Commentaire de la Métaphysique de saint Thomas d’Aquin avait employé passiones substantiae, mais non pas, à ma connaissance du moins, passiones entis ni divisiones entis : In XII libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, M.-R. Cathala (éd.), Rome, Marietti, 1950, nº 539. – Passiones entis est le titre choisi par Suarez pour traiter des propriétés transcendantales de l’étant (Disputatio III : De passionibus entis in communi, et principiis ejus), parmi d’autres divisiones entis (prologue à la Disputatio III). Les scolastiques modernes (Goclenius, Scharfius et al.) emploieront aussi, pour désigner ces attributa entis transcendentia, l’expression affectiones entis : voir J. École, « Contribution à l’histoire des propriétés transcendentales de l’être », Filosofia Oggi, vol. XIX, nº 76, oct.-déc. 1996, p. 367-394.

6 La version publiée de cette introduction en conserve le caractère à la fois problématique et programmatique, et par là même sommaire.

7 Avicenne, Liber de philosophia prima sive scientia divina, S. Van Riet (éd.) et G. Verbeke (introd.), Louvain – Leyde, Peeters – Brill, 2 vol., 1977 et 1980.

8 On consultera aussi la toute récente somme sur L’ontologie dans la revue Quaestio, 9, 2009.

9 M. Wundt, Die deutsche Schulmetaphysik des 17. Jahrhunderts, Tübingen, Mohr, 1939, puis Die deutsche Schulphilosophie im Zeitalter der Aufklärung, Tübingen, Mohr, 1945 (réimpression New York – Hildesheim, Olms, 1992).

10 E. Vollrath, « Die Gliederung der Metaphysik in eine Metaphysica generalis und eine Metaphysica specialis », Zeitschrift für philosophische Forschung, 16, 2, 1962, p. 267-268.

11 L. Honnefelder, Scientia transcendens. Die formale Bestimmung der Seindheit und Realität in der Metaphysik des Mittelalters und der Neuzeit (Duns Scotus – Suárez – Wolff  – Peirce), Hambourg, Felix Meiner, 1990 ; Ens in quantum ens. Der Begriff des Seinden als solchen als Gegenstand der Metaphysik nach der Lehre des Johannes Duns Scotus, Munich, Aschendorff, 1989. Les lecteurs français pourront se reporter au petit livre issu de ses conférences à la chaire Étienne Gilson, paru sous le titre La métaphysique comme science transcendantale, Paris, PUF, 2002.

12 J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990 ; voir aussi Inventio analogiae. Métaphysique et ontothéologie, Paris, Vrin, 2005.

13 O. Boulnois, Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique à l’époque de Duns Scot (XIIIe-XIVe siècle), Paris, PUF, 1999.

14 Les travaux récents suscités par ces ouvrages sont désormais assez nombreux, dus en particulier à de jeunes chercheurs italiens et français. On consultera avec profit l’Annuario di storia della metafisica, Quaestio, déjà cité, publié par C. Esposito et P. Porro, en particulier les deux riches volumes 5, 2005, « Metaphysica – sapientia – scientia divina » et 8, 2008, « La posterità di Giovanni Duns Scot ».

15 Pour ce qui est de Descartes, on se reportera en particulier aux pages dont cette introduction présuppose la lecture : – J.-L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes, Paris, Vrin, 1975, § 13-14, p. 78-93 ; – E. Martineau, « L’ontologie de l’ordre », Les Études philosophiques, 4, 1976, p. 475-494 ; – J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, IVe partie, chap. IV, p. 482-495 ; – V. Carraud, « L’ontologie peut-elle être cartésienne ? L’exemple de l’Ontosophia de Clauberg, de 1647 à 1664 : de l’ens à la mens », in Johannes Clauberg (1622-1665) and Cartesian Philosophy in the Seventeenth Century, T. Verbeek (éd.), Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1999, p. 13-38 ; – G. Olivo, Descartes et l’essence de la vérité, Paris, PUF, 2005, chap. I, p. 35-80.

16 Avicenne, Liber de philosophia prima…, I, 5, p. 31 : « Dicemus igitur quod res et ens et necesse talia sunt quod statim imprimuntur in anima prima impressione [Nous dirons donc que res, ens et necesse sont < des termes > tels qu’ils sont immédiatement imprimés dans l’âme par une impression première] ». Saint Thomas d’Aquin lui-même reprend l’affirmation avicennienne ; voir par exemple le prologue du De ente et essentia, § 1 : « Ens autem et essentia sunt quae primo intellectu concipiuntur, ut dicit Avicenna in principio suae Metaphysicae [L’étant et l’essence sont ce que l’intellect conçoit en premier, comme le dit Avicenne au début de sa Métaphysique] ».

17 Voir O. Boulnois, Être et représentation…, chap. V.

18 Suarez, Disputatio metaphysica, I, s. I, n. 26-30 puis II, s. I ; voir, outre les ouvrages déjà cités de L. Honnefelder et de J.-F. Courtine, mon Causa sive ratio. La raison de la cause de Suarez à Leibniz, Paris, PUF, 2002, chap. I, § 1.

19 Voir J.-C. Bardout, Malebranche et la métaphysique, Paris, PUF, 1999, chap. IV.

20 Διαιρέω signifie séparer, diviser, fractionner, sans que les parties soient nécessairement égales entre elles. Διά- seul, puis dis-, suffisent à dire la division ou la séparation : διά- écarte, sépare, et à ce titre ouvre. Pour la séparation qui tranche, Platon emploie plutôt διατέμνω (voir par exemple Phèdre, 265 e 1). Dans divido on ignore ce que signifie vido (vado ?).

21 Timpler, Metaphysicae systema methodicum, Steinfurt, 1604.

22 Wolff, Philosophia prima sive ontologia, Francfort – Leipzig, 1736, réimpression par J. École, Hildesheim – New York, Olms, 1977.

23 Voir par exemple Goclenius, Lexicon philosophicum, Francfort, Becker, 1613, s. v. « Dividere » : « Diuidere est generaliter distribuere vel distinguere : ut cum dicitur diuisio per affirmationem et negationem est immediata qualis est […] diuisio entis in substantiam et accidens » ; Goclenius mentionne ensuite la « diuisio multipliciter dicta, hoc est, analogice ». Le Lexicon philosophicum graecum comporte une entrée διαίρεσις, qui « proprie significat divisionem ».

24 Aristote, Seconds Analytiques, II, 5, 91 b 22-23.

25 Si l’on substitue au modèle arithmétique celui d’un partage géométrique ou géographique, qui conduit par exemple à parler de régions de l’étant, on abandonne nécessairement ce qui faisait le propre de la division, l’identité de nature du dividende et des quotients : les métaphysiques spéciales portent sur des objets différents, qui précisément ne sont pas au même sens. La circonscription implique l’hétérogénéité des régions circonscrites.

26 Voir de nouveau Suarez, Disputatio metaphysica, I, s. I, n. 27 : « Ens in quantum ens, est imperfectissimum objectum, quia est communissimum [L’étant en tant qu’étant est l’objet le plus imparfait parce qu’il est le plus commun] » ; puis surtout II, s. I, n. 8 : « Relinquitur ergo conceptum formalem entis ut sic, comparatum ad determinata entia ut talia sunt, semper esse conceptum confusum et indistinctum [Il reste donc que le concept formel d’étant en tant qu’étant, comparé aux étants déterminés comme tels, est toujours un concept confus et indistinct] ».

27 Ibid., I, s. I, n. 26.

28 Du moins à ma connaissance. On trouve une division des étants (Διαιρεῖται τὰ ὄντα εἰς τρία) en trois catégories (substance, accident, affection) dans les Divisiones aristoteleae, H. Mutschmann (éd.), Leipzig, Teubner, 1906, § 25, p. 47, l. 11-12.

29 Platon, Sophiste, 254 c et sq. ; voir D. Montet, Archéologie et généalogie. Plotin et la théorie platonicienne des genres, Grenoble, Jérôme Millon, 1996.

30 Voir Aristote, Premiers Analytiques, I, 31, puis Seconds Analytiques, II, 5.

31 Aristote, Métaphysique, B, 3, 998 b 21-22 ; Γ, 2, 1005 a 8-9 ; etc. (c’est le traducteur qui introduit le mot « division » en Γ, 2, 1003 b 21-22, in La Métaphysique, traduction française de J. Tricot, Paris, Vrin, 1964 (nouv. éd.), p. 179).

32 J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, p. 346. Pour autant, si tel est sans doute le « point d’ancrage », j’ignore quand il y a eu ancrage, c’est-à-dire quand la pluralité des sens de l’étant a été pensée comme une division, et selon quel sens de ce mot. Quand Jean Scot Erigène – « le » penseur de la division – encore commente, via la présentation qu’en donne Martianus Capella (De nuptiis Philologiae et Mercurii, IV, § 361 sq.), les catégories d’Aristote (à partir de Periphyseon, I, 463 A, traduction française de F. Bertin, Paris, PUF, 1995, p. 97 sq.) et avec elles les Categoriae decem longtemps attribuées à saint Augustin, il ne les considère pas comme des divisiones entis : jamais à ma connaissance il n’use de son concept de divisio pour penser la différenciation même des catégories. On sera sensible, à la suite de Jean-François Courtine, aux précautions prises par Jean Scot Erigène pour éviter toute interprétation de l’universalis divisio universalis naturae en termes de genres et d’espèces ou de tout et de parties (Livre II, 523 D, traduction française p. 281), donc pour éviter une pensée quantitative de la division. Le Periphyseon est certes sous-titré De divisione naturae, mais que veut dire divisio ? Discretio, « une différenciation ou une explicitation, mais au sens d’une articulation, d’une membrure ou systématicité du tout lui-même […] ; la division est d’abord destinée à faire ressortir l’unité du tout, elle met en lumière le système de la Φύσις » (J.-F. Courtine, Les catégories de l’être, Paris, PUF, 2003, p. 131). Reste évidemment, par-delà l’analogie et les distorsions entre les procédures de la divisio, que la Natura / Φύσις érigénienne ne saurait être assimilée à l’ὄv aristotélicien.

33 P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, 2e éd., Paris, PUF, 1972, p. 183.

34 Elle ne se trouve pas dans la traduction latine par Boèce de l’Isagogè de Porphyre.

35 Par distinction d’avec sémantique ; voir P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, p. 180, n. 3 : « Le contexte du passage des Topiques montre que le mot diairesis y désigne une division réelle, au sens platonicien, et non une distinction sémantique » (comme dans les emplois du livre Δ pour les distinctions de significations).

36 L’étant est « scindé », « durchschnitten » dit Heidegger qui explique τέμνειν et διαιρεῖν dans Platon : Le Sophiste, § 44, GA 19, p. 286 (traduction française par J.-F. Courtine et al., Paris, Gallimard, 2001, p. 273) en opposant ce concept à « trancher » (« Schneiden ») ou à « briser » (« Zerbrechen »). Je rendrais plutôt « durchschnitten » par découpé, au sens d’une découpe du bois, ou d’une coupe architecturale, voire d’un profil, puisque ce διαιρεῖν a pour fonction de montrer, de rendre manifeste (« […] dieses διαιρεῖν die Funktion des Zeigens, des Offenbarmachens hat ») : l’étant est vu en coupe, profilé – ce qui n’empêche pas de conférer à τέμνειν et à διαιρεῖν « un sens bien réel [einen sachlichen Sinn] » (ibid.).

37 Comme, mutatis mutandis, dans la définition cartésienne de l’idée de la Meditatio III, du moins dans la traduction qu’en donne le duc de Luynes : je ne peux diviser toutes mes pensées en certains genres que si je prends conscience que certaines pensées ajoutent à l’idée : « Il faut ici que je divise [distribuam] toutes mes pensées en certains genres […]. Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée […]. D’autres, outre cela, ont quelques autres formes […], mais j’ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l’idée que j’ai de cette chose-là [sed < apprehendo > aliquid etiam amplius quam istius rei similitudinem cogitatione complector] », AT IX-1, 29 = AT VII, 36, 30-37, 11.

38 Ce qui pourra alors faire l’objet d’une ἀνάλυσις, explicatio, décomposition.

39 Il semble que le premier à employer transcendentia soit Robert de Crémone : voir H. Pouillon, « Le premier traité des propriétés transcendantales, la Summa de bono du chancelier Philippe », Revue néoscolastique de philosophie, 42, 1939, p. 40-77. Pour ce qui est du XIIe siècle, qui demeure à bien des égards un siècle méconnu, voir les études récentes de L. Valente, en particulier, pour les transcendantaux, « “Illa quae transcendunt generalissima” : elementi per una storia latina dei termini trascendentali (XII secolo) », Quaestio, 5, 2005, p. 217-239.

40 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 1, a. 1, resp. ; La vérité, traduction française de C. Brouwer et M. Peeters, Paris, Vrin, 2002, p. 52-53.

41 Dominicain, commentateur des Catégories et des Premiers analytiques, Thomas Sutton défend la doctrine thomiste à Oxford à la fin du XIIIe siècle contre Henri de Gand et contre Jean Duns Scot.

42 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 1, a. 1, resp. ; traduction française p. 51 ; voir aussi De natura generis, chap. 2, nº 478 : « aliqua tamen addere dicuntur supra ens, quia aliquid important quod de ratione entis non est [des choses sont dites ajouter à l’étant, parce qu’elles importent quelque chose qui n’appartient pas à la raison de l’étant] », texte commenté par J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, p. 362-366.

43 C’est pourquoi on connaît dans l’ordre, selon le Commentaire aux Catégories de Boèce, l’étant, la division, l’un, le multiple.

44 Je résume ici l’ensemble de la resp. du De veritate, q. 1, a. 1 ; traduction française p. 51-53. Comme saint Thomas l’indique lui-même, tout cela s’inscrit en fait dans le cadre des commentaires sur la démonstration aristotélicienne de ce que l’étant n’est pas un genre, Métaphysique, B, 3, sur laquelle se greffe la distinction avicennienne de la res et de l’ens (Liber de prima philosophia, I, 5).

45 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 1, a. 1, resp. ; traduction française modifiée p. 53. Les traducteurs notent justement, en recourant à une conceptualité aristotélicienne toutefois absente ici, ibid., n. 1 : « Puisque l’étant n’est pas un genre, il ne peut être divisé par des différences spécifiques. Or, rien ne peut être abstrait d’un aliquid, puisque le non-être n’est pas. L’aliquid ne peut donc pas être divisé par lui-même. Dès lors, toute division d’un aliquid renvoie à un autre aliquid ».

46 Je précise « en rigueur de terme », puisque l’on trouve le vocabulaire commode de la divisio pour décrire la pluralité des catégories dans les expositions plus scolaires, comme au début du De ente et essentia : « ens […] dividitur per decem genera [l’étant […] se divise par les dix genres] » (chap. I, § 1), en renvoyant à Métaphysique, Δ, 7, 1017 a 22-35 puis à E, 4, 1027 b 17-35 ; mais les traducteurs indiquent en note ce que j’ai observé plus haut : « La division est fondée [?] dans les deux textes, mais aucune ne la propose comme telle », A. de Libera et C. Michon, in Thomas d’Aquin / Dietrich de Freiberg, L’Être et l’essence, Paris, Seuil, 1996, p. 123, n. 4.

47 Voir L. Honnefelder, Ens in quantum ens…, p. 50 sq.

48 Voir J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, p. 366-375 et O. Boulnois, Être et représentation, chap. V.

49 Duns Scot, Ordinatio, I, dist. 8, q. 3, § 115 ; traduction française d’O. Boulnois, in Duns Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, PUF, 1988, p. 242 ; voir J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, p. 381.

50 Voir Duns Scot, Ordinatio, I, dist. 8, q. 3, § 113 : « Ens prius dividatur in infinitum et finitum quam in decem praedicamenta, quia alterum istorum, scilicet finitum, est commune ad decem genera ; ergo quaecumque conveniunt enti ut indifferens ad finitum et infinitum, vel ut est proprium enti infinito, conveniunt sibi non ut determinatur ad genus, sed ut prius, et per consequens ut est transcendens et extra omne genus [L’étant est divisé d’abord en infini et en fini plutôt qu’en dix catégories, puisque l’un de ceux-ci, le fini, est commun aux dix genres. Donc tout ce qui convient à l’étant en tant qu’indifférent au fini et à l’infini ou en tant que propre à l’étant infini, lui convient, non point en tant qu’il est déterminé au genre mais en tant qu’antérieur, et par conséquent en tant qu’il est transcendantal et hors de tout genre] », traduction française, ibid., p. 241-242.

51 J. École, « Contribution à l’histoire des propriétés transcendentales de l’être ».

52 Voir le volume déjà cité de Quaestio, 8, 2008, publié par P. Porro et J. Schmutz ; voir aussi les deux volumes des Études philosophiques, 1 et 2, 2002, consacrés à « Duns Scot au XVIIe siècle », publiés par O. Boulnois.

53 J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, p. 389-393.

54 Suarez, Disputatio metaphysica, III, s. II, n. 11.

55 Mais qui repose cette fois sur une théorie de la distinction formelle.

56 Sur le rapport de Descartes à la métaphysique de son temps, J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, PUF, 1986, chap. I.

57 Voir par exemple la lettre à Mersenne du 28 octobre 1640, AT III, 216, 5 ; je reviendrai autre part sur l’expression très remarquable de la lettre à Huygens du 12 novembre 1640 : « mes rêveries de métaphysique », AT III, 241, 3-4.

58 Je veux dire, sans pouvoir revenir ici sur la question disputée du rapport entre les Meditationes et les Regulae, que Descartes y répond dans les Meditationes, doublement : pour le sens d’être comme être causé (ex-sistere), voir mon Causa sive ratio, chap. II ; pour le sens d’être comme cogitare (existere), voir J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, chap. II, § 8. Pour autant, il n’y répond pas dans les termes d’une métaphysique générale ou ontologie, que requiert bien davantage l’universalité à laquelle prétend la mathesis des Regulae que les objets des Meditationes. De ce qui est d’autant plus une « négligence » (assumée jusqu’à la « désinvolture ») qu’elle est un réquisit des Regulae, Ernst Vollrath remarquait justement : « Ce que Descartes néglige dans les Regulae, c’est d’examiner si la dispositio de l’étant au respect de la connaissance humaine touche l’étant dans son être. Et il lui faut le négliger parce que, conformément à son concept de science, il s’abstient fondamentalement de questionner le caractère d’être de l’étant ainsi disposé. Mais, si la mathesis universelle élève sa prétention métaphysique, alors elle est aussi contrainte par cette prétention à s’acquitter de ce qui est l’office de la métaphysique », « Die Gliederung… », p. 282, cité et étayé par Emmanuel Martineau dans « L’ontologie de l’ordre ».

59 L’ego, comme Dieu, « est ou existe » indifféremment. Descartes dira à François Burman : « […] existentia nihil aliudest > quam essentia existens ut proinde unum altero non prius, nec ab eo diversum aut distinctum [l’existence n’est rien d’autre que l’essence existante, si bien que l’une n’est pas antérieure à l’autre, ni différente ou distincte d’elle] » (AT V, 164). C’est pourquoi il pouvait dire à Caterus en répondant aux Primae Objectiones qu’en un sens, nous sommes même trop accoutumés à distinguer l’essence et l’existence, « […] sumus tam assueti […] existentiam ab essentia distinguere […] » (AT VII, 116, 9-10). Je laisse ici de côté ce qui justifie cette thèse, la commune soumission à la causalité de l’existence et de l’essence.

60 Voir aussi la réponse à la 14e objection de Hobbes : « nota est omnibus essentiae ab existentia distinctio », AT VII, 194, 12.

61 AT VIII-2, 60, 12-16.

62 Sur le choix cartésien de res en lieu et place d’étant, voir mon Invention du moi, Paris, PUF, 2010, 6e leçon.

63 AT X, 381, 9-12.

64 On ne saurait donc assimiler sans contresens aux catégories la distribution en classes ou la disposition en chapitres : « in certas classes ita distributus », AT X, 391, 25 ; « in aliquot capita disponi », 398, 20.

65 « Res illas, quae respectu nostri intellectus simplices dicuntur, esse vel pure intellectuales, vel pure materiales, vel communes [Ces choses, qui au respect de notre entendement sont dites simples, sont ou purement intellectuelles, ou purement matérielles, ou communes] », AT X, 419, 6-8.

66 AT X, 418, 10 ; 419, 4, 24 ; 420, 3, 10, 14, 24 ; 421, 22 ; 422, 8, 16, 23 ; 425, 13, 20 ; 427, 4, 18, 22 pour m’en tenir à la Regula XII.

67 Sur l’abandon des natures simples et cette mutation de la problématique entre les Regulae et les Meditationes, voir G. Olivo, Descartes et l’essence de la vérité, chap. VI, § 5.

68 Sommaire de la Regula VI, AT X, 2-3.

69 Regula V, AT X, 379, 15 ; traduction française des Règles utiles et claires…, p. 16 (voir la note p. 165-166).

70 Voir en particulier J.-L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes, § 14-15, ainsi que les notes à sa traduction, Règles utiles et claires

71 Je souligne encore une fois : « […] res omnes per quasdam series posse disponi, non quidem in quantum ad aliquod genus entis referuntur, sicut illas philosophi in categorias suas diviserunt […] [Toutes les choses peuvent être disposées en de certaines suites, non certes en tant qu’elles sont rapportées à un certain genre d’être, ainsi que les philosophes les ont divisées suivant leurs catégories] », AT X, 381, 9-12.

72 Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, deuxième règle, AT VI, 28, 24-26 ; Regula XIII, sommaire, AT X, 7-10 ; voir G. Olivo, publication à venir de la partie inédite de sa thèse, soutenue le 21 janvier 2000 à Paris IV-Sorbonne.

73 Selon la suggestion d’Emmanuel Martineau de reconnaître un article du Studium bonae mentis dans la p. 76 du Commentaire ou Remarques sur la Méthode de René Descartes de Nicolas Poisson, Vendôme, 1670 (= AT X, 476 : « […] pour venir à bout de toutes les difficultés qu’on propose, il faut […] les réduire et diviser en petites parties ») ; nous (Gilles Olivo et moi) nous en expliquerons dans l’édition du Studium à paraître en 2010 aux PUF.

74 J.-L. Marion, Règles utiles et claires…, note de la Règle VI, p. 169-170.

75 Sur le rapport de ce petit « traité » à la doctrine suarézienne de la substance, voir J.-L. Marion, Questions cartésiennes II, Paris, PUF, 1996, chap. III.

76 Voir aussi l’article 48 de la première partie des Principia philosophiae : « omnia quae sub perceptionem nostram cadunt, spectari ut res rerumve affectiones, vel ut aeternas veritates [tout ce qui tombe sous notre perception est regardé comme des choses ou des affections de choses, ou bien comme des vérités éternelles] » (Sommaire, AT VIII-1, 22). Descartes distingue donc entre les vérités éternelles – en tant que non réales – et les substances et leurs modes : mais cette division catégoriale n’est « reprise » qu’au titre de l’exigence même de la connaissance ordonnée. Sur cet article, voir J.-M. Beyssade, « En quel sens peut-on parler de transcendantal chez Descartes ? Sur les Principia philosophiae, I, article 48 », in Le problème des transcendantaux du XIVe au XVIIe siècle, G. F. Vescovini (éd.), Paris, Vrin, 2002, p. 175-185, qui confirme l’opinion de J. Laporte (Le rationalisme de Descartes, I, 3, 3, Paris, PUF, 1945, p. 102-103) en voyant dans « le système cartésien des notions » (substantia, duratio, ordo, numerus) « ce qui équivaut aux antiques transcendantaux » (sic, p. 184).

77 Voir J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, chap. III, § 13.

78 Voir mon Causa sive ratio, chap. II, § 5. Resterait à rapporter l’ambivalence de la substance au couple fini / infini, qui en gouverne en réalité la détermination, ce qui excéderait de beaucoup les limites de la présente introduction (voir infra).

79 AT X, 381, 17-21.

80 AT X, 381, 24-25 et 382, 8-9 ; les natures qui impliquent la quantité ne sauraient évidemment être tenues pour des transcendantaux disjonctifs – n’oublions pas que la mathesis gouverne l’ordre et la mesure, même si l’on ne saurait restreindre la mesure à ne porter que sur des quantités.

81 J.-L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes, § 14 et Règles utiles et claires…, notes de la Règle VI, p. 172-175 ; voir aussi A. Robinet, Descartes, la lumière naturelle. Intuition, disposition, complexion, Paris, Vrin, 1999, Prologue, § 7-12.

82 AT X, 382, 3-383, 10.

83 « Spectare », AT X, 381, 19-20, 382, 20, 383, 3 ; « consideratio », 382, 19, etc.

84 C’est pourquoi on a pu formuler l’hypothèse selon laquelle s’esquisse avec Descartes ce qui sera accompli, lexicalement et conceptuellement, par Kant, lorsque le transcendantal cessera de signifier « un rapport de notre connaissance aux choses, [pour signifier] seulement à la faculté de connaître » (Prolégomènes à toute métaphysique future, § 13, Ak IV, 293) : voir R. Lauth, Descartes’ Konzeption des Systems der Philosophie, Stuttgart – Bad Cannstatt, Frommann, 1998 et C. Bouriau, Aspects de la finitude : Descartes et Kant, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2000.

85 AT X, 382, 17-19.

86 AT X, 383, 1-3.

87 D’où le rejaillissement de ce couple de transcendantaux disjonctifs sur le concept de substance évoqué plus haut ; voir de nouveau J.-L. Marion, Sur le prime métaphysique de Descartes, § 17.

88 Ce que fait Heidegger dès le séminaire du semestre d’hiver 1923-1924, Einführung in die phänomenologische Forschung, GA 17, deuxième partie.

89 Voir E. Levinas, « Le même et l’autre », Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961, § 5.

90 Histoire que retrace magnifiquement le maître-livre de L. Honnefelder, Scientia transcendens… On remarquera cependant que Descartes est le grand absent du livre de Honnefelder, grand absent qu’on pourrait donc qualifier à la fois, n’était l’imprudence évidente de l’emploi de ces termes, de scotiste et d’anti-scotiste.

91 Voir la conclusion de Causa sive ratio, « La singularité cartésienne », p. 502-506.

92 En raison, d’abord, des limites de cette introduction ; ensuite, plus fondamentalement, de l’absence d’une « histoire de l’infini » : le cahier 2009, 4 des Études philosophiques, Dan Arbib (éd.), en fournit une esquisse. – Sur la « solution de facilité » que représente le recours à l’infini dans l’histoire de la métaphysique, je me permets de renvoyer à la remarque que je propose dans « Impossibilité, incapacité, disproportion », in L’impossibile, P. Valenza (éd.), Archivio di filosofia, 78, 2010, 1-2 (à paraître en 2010).

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Carraud, « Introduction – Le secret de l’ordre : l’être dépassionné »Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 46 | 2009, 9-28.

Référence électronique

Vincent Carraud, « Introduction – Le secret de l’ordre : l’être dépassionné »Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 46 | 2009, mis en ligne le 03 septembre 2020, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1212 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1212

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Auteur

Vincent Carraud

Université de Caen Basse-Normandie, LEM, CNRS

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