Husserl et l’impératif de l’Europe idéale
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1Les développements sur l’Europe dans les derniers écrits de Husserl ont déjà été très étudiés, et cette définition philosophique de l’Europe précisément par la philosophie a suscité des polémiques qui reposent souvent sur des malentendus. Au moins une chose semble claire, dans toutes ses analyses sur la crise de l’Europe Husserl ne parle pas de l’Europe empirique, mais de l’Europe idéale qui n’est pas une simple représentation, une simple construction contingente de l’esprit, mais qui est l’idée téléologique nécessaire qui gouverne, ou devrait gouverner, l’humanité. Husserl sait donc très bien que la question de l’Europe n’appartient pas à la seule philosophie et que les historiens peuvent très bien se demander si c’est Charlemagne ou quelqu’un d’autre qui est le père de l’Europe. On peut bien se demander aujourd’hui dans une réflexion politique si la Turquie est oui ou non dans l’Europe, néanmoins les réflexions de Husserl ne se situent pas du tout sur ce plan, car il s’agit pour lui d’interroger d’une façon purement philosophique ce qu’est l’Europe de façon à amener à l’évidence ce qu’elle est dans son essence, au-delà d’une simple figure historique relative et contingente. Anticipant en quelque sorte contre la critique d’ethnocentrisme, il montre la nécessité de ne pas confondre l’Europe idéale gouvernant une téléologie de la raison avec la simple Europe empirique. Il ne s’agit là en aucune façon d’un soi-disant mépris des faits de la part de la philosophie, mais du geste inaugural de toute attitude philosophique par rapport à l’attitude naturelle qui consiste à se demander de quoi on parle quand on parle d’Europe. L’Europe est-elle un simple espace géographique, économique, culturel ? N’est-elle qu’une forme d’association juridique et politique ? N’est-elle qu’une « vision du monde » parmi d’autres cherchant à maintenir sa place dans un prétendu choc des représentations ? Autrement dit, l’Europe n’est-elle qu’un simple type anthropologique lié à un espace particulier, ou bien est-elle une idée transnationale, qui n’est pas liée à la géographie, mais qui donne lieu à une spatialisation tout à fait nouvelle dont le but est de faire de la terre entière le chez-soi de l’humanité ?
- 1 Voir E. Husserl, Über die Reden Gotamo Buddhos, Aufsätze und Vorträge (1922-1937), Dordrecht, (...)
2Qui est l’Européen ou même le « bon Européen » comme dit Husserl ? Pour Husserl la réponse semble en apparence simple, c’est le philosophe qui répond de l’idée d’Europe et qui vit donc selon des tâches infinies. En réalité une telle thèse n’est intelligible que si elle est purifiée de toute considération anthropologique : il n’y a que dans la pureté transcendantale qu’une telle position est pour Husserl possible. En effet, sur un autre plan de l’historicité intentionnelle Husserl dit par contre que les plus hautes formes de la culture européenne doivent se confronter par exemple au bouddhisme qui présente une méthode de purification et de contentement de la plus grande dignité1. De même Husserl n’hésite pas à voir dans l’entrée de la religiosité indienne dans notre présent une façon de revitaliser et de renforcer l’intuition chrétienne. Certes, il serait possible d’objecter que ce dialogue des religions et des cultures est encore un projet très européen, mais le plus important pour notre question est de parvenir à libérer la réflexion sur l’Europe de la facticité de l’histoire européenne pour parvenir à saisir l’idée d’Europe dans une intuition apodictique. L’Europe est un « objet », au sens considérablement élargi que Husserl donne à ce terme, mais cette catégorie n’est ni une catégorie du jugement comme pour Kant, ni une catégorie au sens aristotélicien, et c’est pourquoi, selon Husserl, pour l’Europe comme pour tout objet, seul l’être de l’objet ouvre un accès à cet objet.
- 2 Par exemple la critique récurrente de Roger-Pol Droit d’un oubli des traditions non (...)
- 3 Même la langue allemande donne un indice de cette difficulté quand elle traduit « i (...)
3L’accusation d’ethnocentrisme à l’encontre des analyses husserliennes n’est donc pas ce qu’il y a de plus difficile à écarter, car en un sens toute critique de l’ethnocentrisme retombe dans l’ethnocentrisme, puisque même dans cette objection on en demeure à des considérations empiriques2. En effet, cette accusation en fait ne touche pas au propos de Husserl et il s’agit plutôt de montrer en quoi il y a une nécessité à accéder à la considération de l’Europe idéale pour que la réflexion philosophique sur l’Europe ne s’en tienne pas à l’eidos d’une culture particulière et puisse accéder à l’eidos de toute humanité. Certes, ce qui semble simple à éviter est en fait très complexe à mettre en œuvre et la suspicion d’affirmer la primauté d’une culture relative demeure malgré tout3. Dans les différents textes que Husserl consacre à la question de l’Europe, l’enjeu est donc de savoir si l’Europe n’a que la relativité d’une vision du monde parmi d’autres, ou bien si dans son sens propre elle est tout autre chose qu’un concept anthropologique, à savoir l’impératif de répondre absolument du sens du monde comme condition de l’unité et de la paix. De ce point de vue, l’Europe comme pur projet pratique et éthique ne s’oppose pas au monde et se comprend comme l’idée d’une mondialisation par la philosophie qui n’a rien de commun avec la mondialisation empirique dans ses différentes formes.
4Avant de commenter les textes mêmes de Husserl sur l’Europe il convenait de situer le lieu précis de sa réflexion : la question de l’Europe est abordée dans le cadre d’une analyse historico-intentionnelle dans laquelle la responsabilité est une structure a priori du « je suis ». Ici d’une façon peut-être plus manifeste qu’ailleurs, la mise en œuvre d’une méthode eidétique et intuitive contre toute méthode empirique et d’abstraction reconstructive est ce qui permet de rappeler la philosophie à la hauteur de sa mission historique en montrant que le style propre de l’Europe est celui d’une vie par vocation absolue. La réflexion philosophique sur l’Europe ne doit donc pas consister à raconter l’histoire de l’Europe, mais doit s’efforcer de saisir l’Europe dans sa possibilité, de dégager l’a priori de l’histoire européenne pour qu’il puisse faire l’objet d’une évidence apodictique. Cela dit, si Husserl est loin d’être le seul à penser la crise de l’humanité européenne, et s’il fait de cette crise un lieu où l’humanité peut se réapproprier son sens, il est tout de même possible de se demander si l’idéalisation toujours plus poussée de l’Europe est la seule réponse possible à la crise et même si elle peut effectivement assurer l’ouverture de l’Europe à ses propres possibilités.
L’Europe comme sens idéal
- 4 Il ne cite pas le livre d’Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident (1919), ni bien sû (...)
5La méditation husserlienne sur l’Europe n’a pas lieu hors de l’histoire, et c’est avec la Première Guerre mondiale que Husserl réfléchit sur ce constat : l’Europe n’est plus dans l’Europe et les individus situés géographiquement dans l’Europe ne sont plus, au sens rigoureux du terme, des Européens. Husserl sait très bien que la simple idée d’une crise de l’Europe est déjà d’une très grande banalité4 et a donné lieu à de très nombreux travaux de toute sorte, néanmoins, depuis La philosophie comme science rigoureuse en 1911, il considère que fait également partie de la tâche du philosophe de dénoncer la crise du sens comme crise historique et donc de mener la lutte contre le naturalisme et le relativisme, car l’histoire est toujours celle du sens. En effet, toute crise est un conflit d’intentionnalités qui rend le sens de l’Europe inaccessible en tant qu’il n’est pas une simple construction momentanée de certains esprits « éclairés », mais ce qui doit se donner à toute subjectivité. Toute réponse empirique à la crise de l’Europe non seulement ne peut pas par principe la sauver, mais en outre elle l’enfonce toujours davantage dans sa crise en aggravant un somnambulisme mortifère. Certes, les solutions juridiques, politiques, économiques, culturelles, ne sont pas rien, mais elles ne peuvent pas en elles-mêmes éveiller l’Europe à la vérité de son être. On peut redessiner sans cesse la carte de l’Europe intérieurement et extérieurement, mais toutes ces modifications ne peuvent pas assurer une véritable paix.
6C’est sans doute avec les Leçons sur Fichte de 1917 que Husserl avance véritablement la thèse que le seul salut possible de l’Europe se trouve dans une idéalisation rigoureuse :
- 5 E. Husserl, Leçons sur Fichte, H.-S. Afeissa (trad.), Philosophie, no 90, 2006, p. (...)
En fait, dans la détresse des temps qui sont les nôtres, une seule chose peut apporter un soutien, un réconfort, oui, et nous rendre indépassablement « saints » dans toute notre misère. C’est l’esprit divin de l’Idée, c’est la méditation des purs idéaux, en vue de la réalisation desquels nous existons5.
- 6 Dilthey avait avant Husserl lui aussi reconnu cet apport de Fichte qui permet de pens (...)
Face à la misère de la guerre, qui donne à voir une mort possible de l’Europe, la seule possibilité est la méditation des purs idéaux, non pas pour fuir le monde, mais pour le comprendre, puisque pour un idéalisme transcendantal seul l’idéal permet de comprendre le réel et de lui donner sa mesure. S’il y a crise, et donc destruction et mort, c’est que l’humanité européenne avec l’idéal qui lui appartient s’est perdue, c’est que l’homme a perdu sa capacité à se laisser éclairer par les idées en renonçant à l’idée d’une normativité absolue indépendante de la contingence du monde. Ainsi, dès 1917, Husserl comprend la crise de l’Europe comme un aveuglement aux idées infinies dans la poursuite de simples idées finies : ou bien l’histoire avance vers l’idéal d’une vie selon la raison, ou bien elle sombre dans le chaos en s’enfermant dans l’esprit d’une époque6.
7Dans les articles de 1923-1924 écrits pour la revue japonaise le Kaizo, Husserl formule lui-même l’objection de bon sens à cette idéalisation :
- 7 E. Husserl, Sur le renouveau, cinq articles, L. Joumier (trad.), Paris, Vrin, 2005, (...)
Ce sont des buts chimériques, objecteront sans doute les pessimistes et les politiciens réalistes. Si déjà pour l’individu singulier c’est un idéal inaccessible de donner à sa vie individuelle la configuration d’une vie de raison, comment vouloir entreprendre la même chose pour la vie de la communauté, la vie nationale, et même celle de l’ensemble de l’humanité occidentale7.
Il s’agit de montrer que ce qui semble très abstrait est en fait très concret. Husserl constate :
- 8 E. Husserl, Sur le renouveau…, p. 25.
Ce pessimisme sceptique et l’impudence de la sophistique politique dominant de façon si funeste notre époque, qui se sert de l’argumentation socio-éthique seulement comme couverture pour les buts égoïstes d’un nationalisme complètement dégénéré, ne seraient même pas possibles si les concepts de communauté qui se sont formés naturellement n’étaient pas affublés, en dépit de leur caractère naturel, d’horizons obscurs, de médiations embrouillées et dissimulées dont l’explication clarificatrice dépasse totalement les forces du penseur non formé8.
- 9 « À aucun moment, on ne doit abandonner l’attitude d’absence radicale de préjugés et, (...)
8Selon Husserl, le combat pour une meilleure humanité est une exigence éthique absolue qui ne peut être portée que par la philosophie comme science rigoureuse. La crise de l’humanité européenne n’est donc pas le mauvais destin d’un déclin programmé de l’Occident, à la condition de montrer que le sens « Europe » contient un impératif catégorique qui s’impose à toute subjectivité. L’Europe n’est donc pas une chose transcendante objectivée, un fait empirique9, se donnant par esquisses et ne se donnant donc jamais comme un absolu. Husserl veut montrer au contraire que l’Europe est un horizon lié à la possibilité inconditionnée de répondre du sens du monde, et qu’elle est à la fois un absolu s’imposant à la conscience et ce qu’il s’agit de s’approprier dans une tâche infinie.
9C’est néanmoins dans les années trente que Husserl va véritablement radicaliser l’identification de la crise de l’Europe à la crise de la philosophie et donc mettre en évidence que cette crise relève avant tout de l’auto-responsabilité absolue du philosophe. Dès la conférence de Prague de 1934, Husserl montre que l’Europe n’a pas l’abstraction d’une construction intellectuelle, mais qu’elle est une idée téléologique liée par essence à l’idée de philosophie, et donc qu’elle est l’« idée agissante », pour reprendre une expression de Humboldt, qui fait la vie du monde historique :
- 10 E. Husserl, « La tâche actuelle de la philosophie », Revue de métaphysique et de morale, no 3, 199 (...)
C’est précisément cette croyance qui voit le sens et la vocation de la philosophie, des sciences, dans le fait qu’elles interviennent au sein de l’histoire concrète de l’humanité, et lui donnent un style d’existence tout à fait nouveau – c’est-à-dire celui d’une existence que la raison philosophique intellectualise et qui lui obéit toujours davantage –, c’est cette croyance‑qui pénètre tout le monde européen. Dans ses débuts en Grèce, en effet, la philosophie a pour rôle dévolu de sculpter l’esprit général, d’abord l’esprit grec, puis celui de tous les peuples hellénisés comme celui des peuples dont l’esprit avait en quelque sorte reçu la caution de l’hellénisme. L’unité de l’humanité européenne s’est formée à partir d’eux, dans la continuité de l’histoire, en intégrant sans cesse d’autres peuples à ce processus d’intellectualisation. En fait, c’est la philosophie qui a créé le caractère fondamental de l’Europe en en faisant une configuration cohérente animée par l’esprit et par une vie douée d’unité (sans que cette configuration en reste à la seule définition géographique), en en faisant donc une première internationalité de la culture et non de la seule force, culture dont la source la plus originaire est la philosophie autonome et, accessoirement seulement, la participation au monde de la culture structuré par la méthode philosophique. Toutes les innovations et les transformations de la philosophie déterminent de manière essentielle pour l’humanité européenne, et comme autant d’idéales étoiles rectrices, l’esprit à chaque fois dominant en Europe, considéré précisément comme un esprit obéissant à des idéaux10.
- 11 Voir W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, Œuvres, S. Mesure (...)
10Il était nécessaire de citer ce long texte qui contient la plupart des thèses que Husserl va développer sur l’Europe : l’Europe ne contient évidemment pas la totalité de l’histoire de l’humanité, mais elle porte une intention qui fait que cette humanité est au sens fort une histoire comme totalisation continue gouvernée par une Idée. En effet, l’histoire de l’Europe s’identifie à l’histoire de la philosophie et donc à l’histoire de la raison, et c’est pourquoi Husserl peut thématiser l’idée de « crise européenne » qui à chaque moment de l’histoire est un corps à corps de la philosophie authentique avec le scepticisme. Or justement l’accent propre de la célèbre conférence de mai 1935 « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » est de recentrer le propos autour de la notion de crise : l’Europe est malade, elle est atteinte d’une maladie mortelle. L’Europe n’est encore une fois rien de géographique, car elle est un style propre de temporalisation et de spatialisation, et sa maladie ne peut être comprise que comme un échec de cette temporalisation, qui est le développement de la raison, et de cette spatialisation, son extension à tous les peuples. Le nationalisme identitaire est ce qui détruit l’identité de l’Europe en ce qu’il méconnaît totalement cette téléologie unique qu’est l’Europe qui n’a rien de commun avec le développement biologique car son unique moteur est la volonté libre de chaque personne. Pour reprendre une expression de Dilthey11 dont Husserl est parfois très proche, l’Europe est un Zweckzusammenhang, c’est-à-dire un ensemble orienté vers une fin, mais il s’agit cependant pour Husserl de ne pas se contenter de la superstition du fait pour parvenir à dégager la signification transcendantale de cette téléologie historique :
- 12 E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » [désormais Krisi (...)
« La figure spirituelle de l’Europe » – qu’est-ce que cela ? C’est montrer l’idée philosophique immanente à l’histoire de l’Europe (de l’Europe spirituelle), ou, ce qui revient au même, la téléologie qui lui est immanente, et qui, du point de vue de l’humanité universelle en général, se fait connaître comme l’irruption et le début d’une nouvelle époque de l’humanité, l’époque de l’humanité comme telle, qui désormais ne veut et ne peut vivre que dans la libre formation de son existence, de sa vie historique, par les idées de la raison, par des tâches infinies12.
11L’Europe n’est pas seulement une figure de l’histoire caractérisée par certaines fins, mais elle est la vérité même de l’histoire, et la tâche du philosophe est alors d’élucider la téléologie innée propre à l’Europe, de façon à mettre en évidence que l’Europe n’est elle-même qu’en portant une Idée qui ne se retrouve dans aucun autre Umwelt et qui n’est la possession d’aucun individu, d’aucun peuple, d’aucune nation. En cela être européen ce n’est pas un style historique comme les autres, comme être allemand ou français, car cela revient à devoir porter une Idée qui n’est pas un intérêt pratique fini appartenant à quelques-uns, mais qui est une Idée infinie pouvant en droit être reprise par tout homme. Dès lors, quand Husserl dit que les autres cultures ont tendance à s’européaniser, il ne s’agit pas dans son esprit d’une simple uniformisation de fait du mode de vie empirique, il ne s’agit pas non plus d’une simple internationalisation des intérêts finis, et c’est pourquoi l’affirmation du caractère propre de la tradition indienne n’est pas pour lui incompatible avec l’européanisation. Husserl ne défend pas un colonialisme de l’Europe empirique, bien au contraire, puisqu’il reconnaît le caractère irréductible de chaque Umwelt. Le phénoménologue veut mettre en évidence tout autre chose, à savoir une force de développement qui ne doit pas être comprise par la métaphore de la germination, dans la mesure où l’Europe est inachevable par principe : elle n’est pas un stade d’un développement, mais une tâche infinie :
- 13 Ibid., p. 354.
Le télos spirituel de l’humanité européenne, dans lequel est inclus le télos particulier des diverses nations et des hommes individuels, se trouve dans l’infini, il est une idée infinie, sur laquelle, de façon cachée, l’ensemble du devenir de l’esprit veut pour ainsi dire déboucher13.
De ce point de vue, la tâche propre de la phénoménologie transcendantale n’est pas d’inventer ce télos, de l’apporter de l’extérieur à l’humanité, ce qui serait asservissant, mais c’est de porter ce télos à sa pleine évidence pour qu’il devienne un devoir, car seul un vécu d’évidence peut fonder un devoir absolu. Husserl comprend la phénoménologie comme une nouvelle époque de l’Europe, car avec elle il lui est possible de se porter consciemment vers des normes absolues et infinies. Ainsi l’Europe est pour Husserl une idée transnationale qui porte en elle l’exigence absolue d’une unification rationnelle de tous les hommes. Dans ce projet de paix fondé sur le partage de la raison, le chez-soi de l’Europe est donc idéalement la terre tout entière. Cela dit, tant que l’on n’a pas suivi le développement de ce télos de sa naissance jusqu’à la crise actuelle de la rationalité, il ne se donne que dans l’évidence antéprédicative du sentiment et ne fait pas encore l’objet d’une évidence apodictique. Le sens « Europe » n’est donc pas seulement ce qui demeure le même, ce qui reste identique que le jugement soit accompli de manière intuitive ou non, mais il possède aussi une signification historique, sans qu’il y ait contradiction entre ces deux dimensions, et c’est pourquoi c’est dans l’histoire que ce qu’il faut entendre par Europe peut être amené à la clarté. Il n’y a là nul relativisme, mais la nécessité de comprendre que le sens « Europe » ne doit pas être réduit abusivement à l’une de ses figures historiques, pour être compris comme le pouvoir-être de l’humanité. La tâche propre de l’Européen est donc de retrouver ce Lebensberuf, cette vocation vitale, qui fait véritablement l’Europe. Telle est la tâche propre du philosophe, qui à partir de la saisie du sens idéal de l’Europe, voit dans la crise actuelle la manifestation tragique de sa finitude.
La philosophie comme phénomène originaire de l’Europe
- 14 R. Brague, Europe, la voie romaine, Paris, Critérion, 1992.
12La méthode phénoménologique, notamment telle qu’elle est exposée dans la première section des Idées directrices pour une phénoménologie, livre 1, demande donc une idéalisation radicale de l’Europe, qui, en la libérant de toute empiricité, fait que la terre entière est le « chez-soi » de l’Européen. On se trouve ici aux antipodes d’une « identité excentrique » de l’Europe telle qu’elle est envisagée par Rémi Brague dans Europe, la voie romaine14. Pour Husserl l’Europe ne repose qu’en elle-même, et ce qui lui est extérieur ne peut pas la constituer d’une façon ou d’une autre. Or cette absence d’une véritable altérité de l’Europe idéale peut sembler inquiétante, néanmoins, avant de dénoncer une brutalité de l’analyse husserlienne conduisant à un aveuglement à la diversité des cultures et manquant une identité non exclusive, il convient de dire à nouveau en quoi la phénoménologie comme science eidétique se donne pour thème non des singularités finies et factices, mais des essences, et c’est pourquoi quand Husserl écrit l’histoire de l’Europe, son thème n’est pas l’histoire factice, mais l’eidos histoire, l’historicité de l’humanité comme forme générique de toutes les situations historiques singulières. De ce point de vue, quand Husserl dit que l’Europe est une histoire et qu’il y a une téléologie innée de l’Europe, ce n’est en rien un nouveau thème de sa philosophie, puisque toute constitution possède une structure d’horizon téléologique, c’est-à-dire un télos de remplissement de l’intention par l’intuition. Ici bien sûr le sujet constituant est l’intersubjectivité, la communauté des chercheurs. Dès lors, la soi-disant brutalité de la lecture husserlienne de l’histoire de l’Europe réduite, à partir de la philosophie comme phénomène originaire, à sa double fondation grecque et moderne, est liée à l’essence même de la méthode phénoménologique comme intuition des essences.
- 15 Krisis, annexe III, p. 359.
- 16 Ibid., p. 355.
- 17 Ibid., p. 361.
- 18 Ibid., p. 365.
13L’histoire de l’Europe, c’est d’abord l’histoire de la science, et contre l’objectivisme dominant il est nécessaire d’opposer à un concept résiduel de science un concept large issu de l’Antiquité et des Lumières : l’Européen d’aujourd’hui ne peut accéder à son essence véritable que par une méditation historique, car l’histoire est le lieu où le sens de sa tâche peut lui être donné à voir. Ainsi, Husserl veut montrer que la naissance de la philosophie et de la science n’est pas une simple curiosité d’une historicité particulière, mais qu’il s’agit du commencement de « notre » histoire comme histoire gouvernée par l’idée d’une vie selon le développement infini de la raison. Une telle considération ne consiste pas du tout à nier l’existence de fait d’une science chinoise, un tel projet serait absurde philosophiquement et ne pourrait répondre qu’à un souci idéologique de domination, mais la préoccupation de Husserl, dans ce deuxième moment d’idéalisation de l’Europe, est de mettre en évidence que ce qui fait l’essence de l’Europe c’est le projet d’une vie selon des tâches infinies. Il n’est donc pas question de nier une recherche de l’universel avant la pensée grecque et hors de la pensée grecque, mais de défendre que la Grèce idéale de Husserl est d’abord une « révolution de l’historicité »15 qui est aussi la naissance d’un nouveau type de communauté, celle des savants et des philosophes. La percée de la philosophie est ainsi le « protophénomène [Urphänomen] » de l’Europe spirituelle16, qui inaugure une nouvelle temporalisation et une nouvelle socialisation, dans lesquelles la manière d’être authentique de l’homme s’accomplit. En effet, avec la percée de la science et de la philosophie se développe une communauté transcendantale qui traverse les générations comme communauté de volontés dans le partage d’une même tâche infinie. Cette idéalisation de l’humanité est une infinitisation de l’existence qui libère de l’attitude naturelle comme mode d’être historique fondamental de l’existence humaine17. Par une résolution volontaire inconditionnée, « l’homme devient un spectateur désintéressé, un regard jeté sur le monde, il devient philosophe »18. Sans pouvoir expliquer ici toutes les analyses de Husserl sur l’attitude théorétique ouvrant une nouvelle praxis, il suffit de souligner que la responsabilité devient la forme de l’existence humaine. Bien sûr, Husserl quand il parle de l’Antiquité demeure un homme des Lumières, et il y a là encore une brutalité qui peut rebuter l’historien, mais l’essentiel pour Husserl est de montrer que l’humanité ne peut accéder à elle-même qu’en passant de l’attitude religieuse mythique à l’universalité théorétique qui permet de s’étonner du monde lui-même.
- 19 Ibid., p. 367.
- 20 Ibid., p. 368.
- 21 Ibid., p. 370.
- 22 Ibid., p. 371.
14Ainsi Husserl avance qu’avec Thalès se développe une nouvelle humanité, c’est-à-dire une nouvelle manière d’être de l’homme, que Husserl définit par une « vocation » totalement indépendante du sol de la tradition nationale. En ce sens l’Europe est née en Grèce, mais elle n’est pas grecque, car c’est une idéalité libre de toute particularité nationale et que tout non-Grec peut s’approprier. Ici le barbare n’est pas le non-Européen, mais l’Européen qui a abandonné l’impératif qui devait le faire vivre. Husserl lui-même reconnaît que la naissance de l’humanité européenne est une « mutation culturelle violente »19, car elle se caractérise par une attitude critique universelle qui soumet l’ensemble de l’empirie à des normes idéales. L’Europe est une vocation vitale [Lebensberuf] dans laquelle l’homme au lieu de se crisper sur des intérêts finis poursuit volontairement un télos commun qui ne vient pas seulement s’ajouter aux autres intérêts, mais qui les transforme en profondeur. Cette nouvelle communauté comme « communauté d’intérêts purement idéaux20 » est une communauté « intérieure » fondée dans le don de soi aux Idées. L’Europe ne consiste donc pas à se porter vers une même fin les uns à côté des autres, mais à se porter ensemble vers cette fin dans une coresponsabilité qui n’est jamais une confusion des subjectivités. L’Europe est donc une « omni-société, idéalement orientée »21, dans laquelle la philosophie a une fonction directrice, « la fonction archontique de l’humanité entière »22. Dans ce thème très célèbre décrivant la philosophie non pas comme un métier mais comme une vocation, il s’agit de définir la responsabilité propre du philosophe à l’égard de l’Europe : il est celui qui porte volontairement l’Idée et la rappelle aux autres hommes.
- 23 C’est donc une Urstiftung qui est aussi une Umstiftung. Voir E. Husserl, Die Krisis der (...)
- 24 Voir Krisis, § 4.
15Le philosophe archonte doit donc se considérer comme responsable, et donc comme coupable, de la crise actuelle, car l’échec de l’Europe, c’est l’échec de la philosophie qui n’a pas su être à la hauteur de son projet. De ce point de vue, la deuxième naissance de l’Europe, la naissance moderne, est une modification de la fondation originaire grecque23, qui se caractérise à la fois par le radicalisme d’un nouveau commencement (Descartes) et par un déluge sceptique24 car la nouvelle manière d’être de l’homme a perdu la foi en la philosophie. Si Thalès était le père originaire [Urvater] de la philosophie, Galilée est lui-même idéalisé dans la mesure où il est le nom auquel s’attache la conception moderne de la nature, c’est-à-dire un enchaînement réglé d’opérations subjectives. Sans pouvoir commenter ici le très riche § 9 de la Krisis, il suffit de souligner pour notre propos que Galilée est une nouvelle étape dans l’idéalisation du monde par la mathématisation qui conduit à ce que Husserl nomme dans le second livre des Idées directrices pour une phénoménologie la « pure nature ». L’Europe est alors cette idéalisation de la nature corrélative d’une idéalisation du sujet qui conduit à un pur sujet théorique obtenu par abstraction. Husserl ici ne remet pas en cause la nécessité de l’idéalisation, mais veut souligner que la crise de l’Europe est liée à l’oubli que cette pure nature n’est qu’une construction, et donc à un oubli du monde de la vie et de la subjectivité concrète. La crise de l’Europe n’est pas liée à l’idéalisation, mais à un certain type d’idéalisation qui dérive en formalisation. Ainsi, le père de la modernité, Galilée, s’identifie à ce type d’opérations qui imagine écarter toutes les subjectivités afin d’obtenir une vérité absolument non relative. Dans cette mauvaise idéalisation, l’Europe s’éloigne du monde de la vie et devient une signification figée, un idéal abstrait et construit qui ne peut pas s’imposer comme un impératif ; elle n’est plus l’Europe « intérieure » mais une simple signification objective d’un monde ambiant.
L’auto-responsabilité de l’Européen
- 25 E. Husserl, « La tâche actuelle de la philosophie », p. 305.
16La purification transcendantale de l’Idée d’Europe s’achève pour Husserl dans un troisième moment, à savoir l’élucidation de l’Idée d’Europe comme un impératif catégorique qui s’impose à toute subjectivité : parce que l’Europe est une Idée et une histoire, elle est un devoir absolu. En effet, l’Europe est bien le nom d’un devoir-être idéal que le phénoménologue met en évidence, et c’est pourquoi la fin de la conférence de Vienne comme le début de la Krisis montrent que la crise de l’humanité européenne a avant tout le sens d’une lutte contre le scepticisme, qui est pour Husserl l’hydre dont le philosophe doit sans cesse couper les têtes toujours renaissantes. Husserl écrivait déjà, pour la conférence de Prague, « le scepticisme accompagne toujours la philosophie rigoureuse et la suit comme son ombre au cours de l’histoire »25. Or justement la thèse intrinsèque du scepticisme, c’est qu’il n’y a que l’Europe empirique, relative, contingente. Si la crise de l’Europe est pour Husserl la crise d’un certain rationalisme, ce rationalisme engendre par sa méthode même le scepticisme, la perte de la foi en l’Europe qui devient quelque chose d’extérieur. On ne doit pas sous-estimer la force du scepticisme, qui est ici uniquement compris comme un effondrement dans le relativisme, c’est-à-dire également un effondrement de la volonté. L’empirisme et l’idéalisme abstrait se rejoignent au moins dans leur incapacité à voir dans l’Europe la nécessité d’une tâche intérieure pour n’y voir qu’une construction relative.
- 26 Krisis, § 73, p. 301.
- 27 Une confrontation avec les analyses de Heidegger sur la signification historiale de l (...)
17L’Europe est donc un projet pratique visant à répondre consciemment de l’idéal rationnel en s’évaluant soi-même absolument, et, en conséquence, la seule réponse possible au scepticisme c’est l’autonomie, l’auto-responsabilité : « La vie humaine personnelle se déroule aux divers étages de l’auto-méditation et de l’auto-responsabilité universelle »26. La tâche du philosophe archonte est donc de purifier toujours davantage cette responsabilité en montrant que l’idée d’autonomie théorétique et pratique définit le sens d’être de l’Europe, qui dans cette historicité intentionnelle est une tâche personnelle et interpersonnelle27.
18Le phénoménologue est donc le seul qui peut donner à voir la vraie crise de l’Europe, et la conférence de Vienne, qui est une profession de foi, est une exhortation au combat pratique qui doit se poursuivre sans fin. L’Europe est ainsi une « personnalité d’ordre supérieur » qui a sa volonté et son devoir-être. Husserl écrit :
- 28 E. Husserl, Sur le renouveau…, p. 43.
Une humanité peut effectivement, et doit, être considérée comme « un homme en grand » et par suite être pensée, en éthique communautaire, comme ayant la possibilité de se déterminer elle-même, et ainsi comme devant aussi se déterminer éthiquement28.
En conséquence, Husserl sait bien que l’Europe, c’est-à-dire la philosophie, peut succomber aux attaques des puissances empiriques, mais il veut avant tout mettre en évidence que l’Europe renonce à elle-même, qu’elle cède à la fatigue qu’elle n’assume plus l’idéal d’auto-responsabilité absolue. On ne peut dire plus explicitement que le salut ou la perte de l’Europe ne peuvent pas venir de l’extérieur mais uniquement d’elle-même. Ce n’est pas d’un soi-disant « choc des civilisations » que peut être issue la crise de l’Europe et ce n’est pas non plus d’un « dialogue des cultures » qu’un avenir s’ouvrira pour l’Europe. Il ne s’agit pas de minimiser l’apport extérieur en bien et en mal, mais l’Europe ne peut véritablement s’effondrer sous les coups extérieurs que si elle s’effondre intérieurement et elle ne peut faire d’une impulsion extérieure un avenir que si elle parvient à répondre de l’intérieur à une telle impulsion. Certes, le phénoménologue n’est pas thaumaturge, il ne peut sauver l’Europe sans elle, et il ne peut que donner à voir ce qui contraint apodictiquement le vouloir. Ce qui menace l’Europe, c’est donc avant tout le nihilisme que la fin de la conférence de Vienne est la seule à décrire comme une « grande fatigue ». L’unique alternative est l’auto-responsabilité dans un héroïsme de la raison ou bien la chute par abandon. Husserl ne s’explique guère sur cette fatigue mortelle de l’Europe qui la conduit à ne plus pouvoir se vouloir elle-même dans l’abandon de son historicité essentielle qui marque la solidarité entre ce qu’elle fut, ce qu’elle est et ce qu’elle a à être. Il est impossible de s’attacher à un idéal abstrait d’humanité qui se donne toujours comme une norme extérieure et le seul salut possible est de se réapproprier aujourd’hui toute la téléologie de l’Europe dans la conviction que son identité est d’abord celle d’une tâche intérieure. Husserl n’envisage pas une identité excentrique, mais il ne s’en tient pas non plus à une identité abstraite, et il veut montrer que le devoir « Europe » n’est pas une fin pratique atteignable dans une opération finie mais est toujours le commencement d’une opération infinie.
- 29 J.-L. Chrétien, Répondre. Figures de la réponse et de la responsabilité, Paris, PUF, (...)
19L’histoire est ainsi le lieu où l’évidence du « je suis » peut prendre la forme concrète d’un « nous devons » dans une coresponsabilité infinie, dans l’évidence de sa solidarité historique. L’Européen véritable est alors celui qui veut s’identifier à sa mission pour l’humanité, qui devient « fonctionnaire de l’humanité », un haut fonctionnaire comme dit Jean-Louis Chrétien dans Répondre29, qui se préoccupe uniquement de répondre de ce que signifie être homme. Celui qui résorbe ainsi l’écart entre personne et individu trouve son identité, sa constance, dans la volonté de répondre du télos de l’humanité. En outre ce « tu dois » qu’il prononce dans une réflexion sur lui-même est aussi un « tu dois » qui lui est confié par l’histoire qu’il porte en lui et qu’il doit transmettre en répondant ainsi de la responsabilité des autres hommes. Dans un texte de 1931 Husserl écrit que l’auto-responsabilité est indissociable « de la responsabilité devant les autres, et de la responsabilité des autres », et ce qui est vrai de toute communauté humaine est encore plus vrai de cette communauté transcendantale qu’est l’Europe idéale. L’Européen, au sens non empirique du terme, est celui qui vit dans le tragique de sa vocation, dans son effort incessant pour sauver l’Europe du non-sens.
20Il est possible de s’interroger sur cette existence européenne idéale comme veille constante de l’Idée qui gît à l’infini, car même si cette tâche est une tâche commune et non pas solitaire, il n’y a pas de reconnaissance de la finitude du sujet et l’Européen est celui qui doit porter sur ses épaules tout le poids du monde. Il reste donc à savoir si la purification toujours plus poussée de l’idée d’autonomie peut être une véritable réponse à la crise de l’humanité européenne, et dans cette perspective l’élucidation de l’auto-responsabilité comme coresponsabilité ne modifie pas la question. Encore une fois, la véritable objection qui peut être faite à cette conception de l’Europe idéale n’est pas sa soi-disant fermeture dans un ethnocentrisme ou européanocentrisme, car comme on l’a vu dans sa signification transcendantale l’Europe n’est pas une partie de la totalité des hommes, mais elle est un style d’humanité qui a vocation à s’étendre à tous les hommes. En libérant d’une simple compréhension mondaine de l’Europe et de l’humanité, Husserl a donné à voir une nécessité intérieure vitale à l’Europe qui est la condition de possibilité de toute identité excentrique. Bien sûr, de façon interne, il est toujours possible de se demander si la libération de l’Europe idéale par rapport à l’Europe empirique répond pleinement aux conditions de l’intuition eidétique, ou bien si l’eidos de l’humanité qui est atteint ne demeure pas l’eidos d’une humanité particulière. Peut-on soumettre l’Europe à une véritable variation imaginative qui seule assure la véritable indépendance de l’eidos, sa non-relativité ? Cependant il est également possible de se demander, dans une perspective plus globale, si l’auto-responsabilité absolue, qui selon le § 3 de la Krisis apparaît dans l’humanité antique pour être réactivée à partir de la Renaissance, n’est pas elle-même l’origine de la crise de l’humanité européenne. Autrement dit, faut-il répondre à cette crise actuelle de l’humanité, et finalement à toute crise de l’humanité, par un nouvel effort de purification éthique de la volonté, ou bien faut-il voir dans l’identification de l’humanité, de l’être-homme, à l’autonomie, la source de tous les effondrements de la responsabilité ? Cette personnalité d’ordre supérieur qu’est l’Europe est-elle exposée à son suicide par manque de réflexion et par manque d’autonomie, ou bien est-ce le projet même d’autonomie absolue qui conduit à manquer la véritable responsabilité ? La phénoménologie s’est toujours voulue comme le refus de tout processus d’abstraction et la force de l’approche phénoménologique de l’Europe est de ne pas en faire une simple représentation contingente pour reconduire à la façon dont l’Europe se donne elle-même à la conscience comme Idée et donc comme impératif. Dès lors, n’est-il pas nécessaire, au nom même du refus de l’abstraction et pour faire de l’intuition la seule source de droit pour la connaissance et pour la volonté, d’objecter que cette Europe idéale est tout de même encore trop abstraite, ne serait-ce que dans le fait qu’elle ne répond que d’elle-même.
- 30 Voir nos analyses dans Personne et sujet selon Husserl, Paris, PUF (Épiméthée), 1997.
- 31 Les analyses qui suivent doivent beaucoup au livre de J.-L. Chrétien, Répondre…, et (...)
21On n’a peut-être jamais aussi bien eu accès à l’Europe comme un impératif qui s’identifie à celui de l’humanité comme telle, on n’a peut-être jamais aussi bien montré que l’idéalité européenne est à la fois le plus intemporel et le plus historique, et pourtant on peut se demander si le sens « Europe » est vraiment reconduit à sa source subjective. Il est impossible de retirer à Husserl d’avoir montré contre tous les discours purement empiriques sur l’Europe que l’Européen ce n’est pas un individu enfermé dans une culture donnée, mais c’est tout homme qui se comprend comme responsable de la responsabilité de l’humanité30. Dès lors, un tel Européen, même s’il n’est pas la cause de la crise de l’humanité, s’en considère tout de même comme le responsable. Cependant si Husserl met en évidence le caractère infini de la responsabilité, il ne laisse aucune place à sa finitude, car elle est avant tout une tâche infinie d’élucidation du sens qui ne tient pas compte de la finitude de l’action dans le monde31. Husserl est pourtant bien conscient de sa propre impuissance face à la montée de la barbarie en Europe, mais il n’envisage pas d’autre réponse à cette barbarie qu’un surcroît de vigilance envers l’Idée, que la purification de la responsabilité vis-à-vis de l’amour infini de l’humanité, comme si la non-vision de l’universel était la seule source possible du mal. Or être un « bon Européen », est-ce seulement répondre à la crise en exerçant sa responsabilité intellectuelle de membre de la communauté des savants depuis son bureau, ou bien n’est-ce pas aussi descendre dans la rue pour tenter depuis sa finitude de transformer le monde ? Certes, la fonction archontique du philosophe est de répondre du sens, mais sa responsabilité concrète ne lui demande-t-elle pas aussi d’agir dans le monde et cette action est-elle pensable en dehors de la finitude ?
- 32 Heidegger a pu montrer le caractère abstrait de la responsabilité de l’idéal d’humani (...)
- 33 Krisis, appendice XXVIII, p. 568.
- 34 Voir la tentative méconnue de M. Scheler pour décrire la personne commune dans Le fo (...)
22En réduisant l’Europe à la communauté des chercheurs, Husserl a bien montré l’impossibilité de séparer responsabilité individuelle et responsabilité collective, puisque l’Europe est une solidarité transnationale et transgénérationnelle, cependant cette Europe bien idéelle, et sa dimension pratique comme projet de transformation du monde est plus affirmée que montrée32. Si l’Europe, et donc la philosophie comme science rigoureuse, est un « projet commun à tous »33, on peut douter que la seule Selbstbesinnung, la méditation sur soi, puisse suffire à élucider le « comment » de ce projet. Même si l’Europe est dite une personnalité d’ordre supérieur, la responsabilité commune de l’Europe demeure pensée à partir de la responsabilité égologique. Certes Husserl récuse à juste titre toute omni-subjectivité qui conduirait à dissoudre la responsabilité individuelle, mais il ne décrit pas ce que pourrait avoir de propre une responsabilité collective qui serait autre chose que l’association de plusieurs responsabilités individuelles34. Husserl décrit admirablement en quoi l’Européen est celui qui prend conscience du caractère absolument indubitable de « sa » responsabilité universelle, mais sans tenir compte, pour des raisons de méthode, de la dimension pratique de l’exercice de cette responsabilité. Même si Husserl montre dans le § 15 de la Krisis que l’histoire est ce qui nous est confié en tant que philosophe, il ne montre pas en quoi pratiquement cette responsabilité déborde la capacité du seul ego. Il est clair qu’un idéalisme transcendantal et égologique ne peut concevoir la responsabilité européenne que comme un élargissement de la responsabilité égologique et comme une intersubjectivité, sans pouvoir tenir compte de la finitude d’un être-ensemble antérieur à l’exercice de la responsabilité. En effet, ce serait nécessairement reconnaître qu’il y a dans l’historicité de l’Europe quelque chose qui ne peut pas, même idéalement, être amené à la pleine transparence. Husserl demeure totalement étranger à l’idée que l’Europe est peut-être aussi une communauté qui vit d’un secret qu’elle ne peut dire et qui la fait agir, d’une intention qu’elle ne découvre qu’en œuvrant. Cela supposerait de montrer que l’Europe n’est pas seulement la tâche qu’elle se donne comme personnalité d’ordre supérieur, mais qu’elle est d’abord la tâche qui lui est remise à partir de son être même. L’Europe ne serait plus alors cette volonté qui poursuit obstinément son projet de totalisation du sens en dépit de toutes les crises, et elle serait, dans une perspective moins volontariste, la capacité à s’exposer au monde, aux autres et à son propre être. L’Europe se laisserait alors comprendre comme une responsabilité qui est une façon de se porter à l’air libre au lieu de se confiner dans l’intériorité close d’un unique projet. L’Europe consiste-t-elle dans l’acte de se possibiliser à partir de l’Idée ou dans l’acte de répondre à une injonction qui ne vient pas d’elle ? Certes, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale est bien le projet de libérer l’Europe d’une compréhension inauthentique d’elle-même comme simple projet d’une mainmise technique sur le monde, comme simple mondialisation d’une volonté de domination, pour la rendre à sa signification authentique d’une responsabilité absolue à l’égard du sens du monde, mais sans tenir compte de ce qu’il peut y avoir de discontinuité dans l’exercice de cette responsabilité : c’est à partir du dévoilement même du monde que l’Européen peut comprendre son être comme une tâche de dévoilement. Ainsi le personnalisme de Husserl demeure, pour reprendre une expression de Max Scheler, un singularisme, qui ne rend pas pleinement intelligible le mode propre de la responsabilité du « nous, européens ».
- 35 Krisis, p. 23.
- 36 « No man is an island, entire of itself ; every man is a piece of the Continent, a pa (...)
23Même si on maintient que la philosophie est le phénomène originaire de l’Europe et que Thalès est le père originaire de l’Europe, une phénoménologie de l’Europe demanderait de revenir au plus près de la chose même pour montrer comment « ma » responsabilité n’est possible qu’à partir d’une responsabilité commune. Si comme le dit Husserl au § 7 de la Krisis, la responsabilité personnelle qui est la mienne comme philosophe porte en elle « la responsabilité à l’égard de l’être véritable de l’humanité »35, il faudrait mettre en évidence l’interpersonnalité qui la rend possible. Cela permettrait de libérer de l’idéal herculéen d’une auto-responsabilité absolue et universelle, pour comprendre que l’Europe est cet espace spirituel dans lequel, pour reprendre l’un des plus célèbres textes en prose de John Donne, « nul homme n’est une île »36. L’élucidation transcendantale de cette proposition conduirait alors à montrer qu’il n’est possible de répondre théorétiquement de l’être de l’humanité qu’en répondant aussi pratiquement, dans la finitude d’une situation, de celui qui est en face de soi.
Notes
1 Voir E. Husserl, Über die Reden Gotamo Buddhos, Aufsätze und Vorträge (1922-1937), Dordrecht, Kluwer (Husserliana ; 27), 1989, p. 125-126.
2 Par exemple la critique récurrente de Roger-Pol Droit d’un oubli des traditions non occidentales est très naïve philosophiquement. Bien sûr s’il s’agit simplement de dire qu’il y a de la pensée rationnelle, de la sagesse, de la logique, de la grammaire, dans la tradition indienne et dans la tradition chinoise, et qu’elles sont, en ce sens totalement indéterminé, des « philosophies », c’est-à-dire des « visions du monde », cela va de soi, et la défense d’une telle thèse est plus un fonds de commerce qu’autre chose. Cela dit, si on peut regretter une ignorance ou une indifférence, il est totalement excessif de parler d’un oubli de l’Inde ou de la Chine en France et en Allemagne, alors que ces traditions ont donné lieu à des études très poussées et très nombreuses au XIXe et au XXe siècle. En outre et surtout, vouloir absolument parler d’une « philosophie indienne » ou d’une « philosophie chinoise » au sens précis que le terme « philosophie » a pris depuis Platon, c’est précisément faire preuve d’un ethnocentrisme illégitime, car c’est vouloir imposer un idéal très déterminé à des traditions qui ne se sont pas comprises à partir de lui, et c’est donc finalement vouloir à toute force européaniser ce qui n’est pas européen. L’enseignement notamment de toute la richesse de la pensée indienne par Louis Renou, Anne-Marie Esnoul, Guy Bugault, André Padoux, Michel Hulin, sans pouvoir les citer tous, a bien montré que « l’oubli de l’Inde » ne sera pas surmonté par son hellénisation et son européanisation sous le titre de « philosophie », bien au contraire. L’ignorance de l’historicité vivante des traditions n’est pas une condition du dialogue entre les cultures. Par contre qu’il soit envisageable de voir naître une philosophie issue du commencement védique, comme il y a déjà une philosophie issue de la pensée juive et de la pensée chrétienne, c’est une tout autre question, et cela suppose de toute façon d’être capable de distinguer philosophie et vision du monde, dans la mesure où au sens strict la philosophie n’est ni européenne, ni indienne, ni chinoise ; cela dit, il serait préférable de tenter d’écrire une telle philosophie que d’en affirmer seulement la nécessité.
3 Même la langue allemande donne un indice de cette difficulté quand elle traduit « indo-européen » par « indo-germanique ».
4 Il ne cite pas le livre d’Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident (1919), ni bien sûr La crise de l’esprit de Valéry, néanmoins son analyse est bien liée à un changement de regard sur l’Europe qui lui est antérieur. L’idée que l’Europe a perdu ses « valeurs éternelles » et sombre dans un relativisme pragmatiste et techniciste est vraiment dans l’air du temps, mais ne constitue pas déjà en soi une thèse philosophique. Voir J. A. Barash, Heidegger et son siècle, Paris, PUF, 1995, p. 110. Cela dit, si Husserl est très sensible à la détresse spirituelle de son époque, il ne cède pas à la facilité d’un discours purement catastrophiste : « On qualifie notre époque de décadente. Je ne peux pas considérer qu’un tel reproche soit justifié. C’est à peine si on trouvera dans l’histoire une époque qui ait mobilisé une telle somme d’énergies laborieuses travaillant avec un tel succès. Nous pouvons bien sûr ne pas toujours en cautionner les finalités, nous pouvons également regretter que, dans des époques plus calmes, moins inquiètes, la vie de l’esprit ait connu des réussites dont nous ne saurions de nos jours, ni trouver ni attendre l’équivalent ; néanmoins, et quand bien même ce qui n’a jamais cessé d’être voulu choquerait aujourd’hui le sens esthétique car la beauté spontanée de ce qui a surgi librement touche davantage, la volonté recèle d’immense valeur, pourvu que de grandes volontés sachent trouver les vrais buts » (La philosophie comme science rigoureuse, M. Buhot de Launay (trad.), Paris, PUF, 1989, p. 83-84). Les analyses de Husserl n’appartiennent pas au style des discours apocalyptiques qui resurgissent à toutes les époques, mais énoncent seulement la nécessité de libérer l’Europe de son exil dans le scepticisme pour la rendre à sa vocation.
5 E. Husserl, Leçons sur Fichte, H.-S. Afeissa (trad.), Philosophie, no 90, 2006, p. 32.
6 Dilthey avait avant Husserl lui aussi reconnu cet apport de Fichte qui permet de penser la valeur absolue de l’individualité en tant qu’elle participe à l’accomplissement du sens absolu de l’histoire : « L’histoire manifeste un ensemble téléologiquement nécessaire dont les divers éléments sont produits par la liberté et dont le point d’ancrage se situe dans la loi morale. Chaque élément de cette série est un terme factuel, unique, individuel. La valeur que Kant situait dans la personne, en tant qu’en elle la loi morale se réalise, bascula pour Fichte, comme pour Schleiermacher, dans l’individualité » (L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, S. Mesure (trad.), Paris, Cerf, 1988, p. 65).
7 E. Husserl, Sur le renouveau, cinq articles, L. Joumier (trad.), Paris, Vrin, 2005, p. 24.
8 E. Husserl, Sur le renouveau…, p. 25.
9 « À aucun moment, on ne doit abandonner l’attitude d’absence radicale de préjugés et, par exemple, identifier d’emblée de tels “objets” à des “faits” empiriques, donc être aveugle aux idées qui, pourtant, sont, dans une si large mesure, données de manière absolue dans l’intuition immédiate » (E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, p. 85).
10 E. Husserl, « La tâche actuelle de la philosophie », Revue de métaphysique et de morale, no 3, 1993, p. 315.
11 Voir W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, Œuvres, S. Mesure (trad.), Paris, Cerf, 1992, vol. 1, p. 291 et 301.
12 E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » [désormais Krisis], La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, G. Granel (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1976, annexe III, p. 352.
13 Ibid., p. 354.
14 R. Brague, Europe, la voie romaine, Paris, Critérion, 1992.
15 Krisis, annexe III, p. 359.
16 Ibid., p. 355.
17 Ibid., p. 361.
18 Ibid., p. 365.
19 Ibid., p. 367.
20 Ibid., p. 368.
21 Ibid., p. 370.
22 Ibid., p. 371.
23 C’est donc une Urstiftung qui est aussi une Umstiftung. Voir E. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, Dordrecht, Kluwer (Husserliana ; 29), 1993, p. 420.
24 Voir Krisis, § 4.
25 E. Husserl, « La tâche actuelle de la philosophie », p. 305.
26 Krisis, § 73, p. 301.
27 Une confrontation avec les analyses de Heidegger sur la signification historiale de l’Europe serait ici très éclairante. Voir P. Trawny, « Avis aux barbares ! “Ces barbares qui tout calculent…” Heidegger – de l’Allemagne à l’Europe », L’infini, no 95, été 2006, p. 66-93.
28 E. Husserl, Sur le renouveau…, p. 43.
29 J.-L. Chrétien, Répondre. Figures de la réponse et de la responsabilité, Paris, PUF, 2007.
30 Voir nos analyses dans Personne et sujet selon Husserl, Paris, PUF (Épiméthée), 1997.
31 Les analyses qui suivent doivent beaucoup au livre de J.-L. Chrétien, Répondre…, et notamment la cinquième conférence « Finitude de la responsabilité illimitée ». Voir aussi l’importante recension de cet ouvrage par P. Carrique, « La lutte et l’individuation », Communio, no XXXIII, 4, juillet-août 2008, p. 49-62.
32 Heidegger a pu montrer le caractère abstrait de la responsabilité de l’idéal d’humanité à laquelle il oppose la responsabilité authentique de l’éveil à soi du Dasein. Voir Ontologie. Hermeneutik der Faktizität, Francfort, Klostermann (Gesamtausgabe ; 63), 1988, p. 15.
33 Krisis, appendice XXVIII, p. 568.
34 Voir la tentative méconnue de M. Scheler pour décrire la personne commune dans Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, M. de Gandillac (trad.), Paris, Gallimard, 1955, p. 522 : « Il en résulte qu’à l’intérieur de toute personne finie concrète possible la personne-singulière et la personne-commune entretiennent en outre des relations mutuelles, et que ces relations peuvent être vécues – par-expérience-vécue. Mais la personne-commune et son monde ne sont jamais les produits d’une quelconque “synthèse” qui partirait d’abord de la personne, ou du moins de la personne-singulière, et il s’agit au contraire d’une réalité vécue. Pas plus que la personne-commune n’est une “somme” obtenue par un quelconque procédé, ou un quelconque produit artificiel ou encore une collection réelle de personnes-singulières (ou un rassemblement de propriétés empruntées aux personnes-singulières), pas davantage la personne-commune n’est pour ainsi dire contenue “dès l’abord” dans la personne-singulière, ni le mode de la personne-commune dans la somme des modes des personnes-singulières, ni absolument ni simplement à l’origine ».
35 Krisis, p. 23.
36 « No man is an island, entire of itself ; every man is a piece of the Continent, a part of the Main ; if a clod be washed away by the Sea, Europe is the less, as well a Promontory were, as well as if a Manor of thy friends or of thine owne were ; any mans death diminishes me, because I am involved in Mankind ; And therefore never send to know for whom the bell tolls ; It tolls for thee ».
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Référence papier
Emmanuel Housset, « Husserl et l’impératif de l’Europe idéale », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 47 | 2010, 41-60.
Référence électronique
Emmanuel Housset, « Husserl et l’impératif de l’Europe idéale », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 47 | 2010, mis en ligne le 02 septembre 2020, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1132 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1132
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