Hegel et l’Europe
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1Dans la préface de sa Phénoménologie de l’esprit, Hegel s’en prend vivement à Schelling et, par-delà celui-ci, à cette pensée que nous qualifions aujourd’hui de romantique. L’intuition immédiate de l’absolu, à laquelle en appelle Schelling, ne peut rien atteindre, prétend Hegel, sinon une profondeur aussi vide que le vide d’une universalité abstraite, ou une obscurité aussi sombre qu’une nuit en laquelle tous les chats sont gris. Or par cette mise en question de la pensée schellingienne, par cette dénonciation du dédain des déterminations finies, des délimitations de l’entendement, Hegel renie l’inspiration romantique qui animait ses propres travaux de jeunesse. Rompant avec l’inspiration romantique qui avait été la sienne, il entend dorénavant, au nom de la raison elle-même, faire droit à la réflexion, au travail de l’entendement, à la patience du concept. Or cette rupture s’accompagne d’une nouvelle interprétation de la civilisation européenne moderne. Cette nouvelle interprétation est développée d’une part dans la Phénoménologie de l’esprit, qui oppose la civilisation européenne moderne aux civilisations grecques et romaines, et dans la « Philosophie de l’esprit » de l’Encyclopédie, qui oppose la civilisation européenne moderne aux civilisations des autres continents. À la représentation romantique qui sous-tend les premiers écrits, d’après laquelle l’Europe connaît un déclin en raison de l’individualisme qui s’y répand et de la disparition de la religion comme religion publique, se substitue la représentation d’une Europe qui est à la pointe du progrès en tant que terre de la raison théorique et pratique.
2Quand sa pensée anticipait la conception romantique de l’esprit d’un peuple, de la religion authentique comme religion d’un peuple, le jeune Hegel rejetait l’idée moderne d’égalité, d’indépendance individuelle, mais reconnaissait l’idée d’une égalité entre les cultures. Il laissait entendre qu’aucune culture n’est inférieure à une autre, à moins qu’elle ne se renie elle-même en s’écartant de ses propres traditions au nom du progrès ou de l’universalité. Ainsi opposait-il, comme la plupart des romantiques, les anciennes communautés restées unies car fidèles à elles-mêmes, qu’elles soient grecques, germaniques ou arabes, aux sociétés de l’Europe moderne. En revanche, quand il en vient à reconnaître le principe moderne de la subjectivité comme fondamental, à souscrire à une idée d’égalité entre tous les hommes, Hegel rejette l’idée d’une égalité de toutes les cultures fidèles à elles-mêmes et établit une stricte hiérarchie entre les civilisations, au sommet de laquelle il place l’Europe moderne. Le principe moderne d’égalité, d’après lequel les hommes doivent être reconnus comme également libres en tant qu’hommes, serait-il incompatible avec le principe d’une égalité entre les cultures ?
3La question prend forme dès l’aube de la pensée romantique. Celle-ci met en question le principe égalitaire dans la mesure où il favorise l’indépendance des individus par rapport à un tout englobant, mais est amenée à affirmer le principe d’une égalité entre toutes les cultures, tout en considérant que l’Europe moderne s’est reniée comme culture en désavouant ses propres traditions, en cédant au rationalisme, à l’égalitarisme et à l’individualisme. En revanche, la pensée des Lumières, qui repose sur l’idée que tous les hommes sont également libres et rationnels, destinés à surmonter les particularités qui les différencient, à s’universaliser en s’enrichissant des progrès de la science et des techniques, est encline à déceler une hiérarchie entre les différentes cultures, et à placer l’Europe moderne, réceptive aux idéaux humanistes et attachée au progrès scientifique, au sommet de cette hiérarchie. Si les Lumières, qui se répandent sur le continent européen au cours du XVIIIe siècle, représentent, selon la métaphore kantienne, la sortie de l’humanité hors de son état de minorité, ne faut-il pas en effet concevoir les civilisations du passé et les civilisations non européennes comme des humanités non encore accomplies, soumises à un principe d’hétéronomie incompatible avec le développement des plus hautes facultés humaines, c’est-à-dire avec l’exercice de la raison théorique et de la raison pratique ? En revanche, si les hommes deviennent humains – se séparent de leur état animal – par leur inscription dans une tradition, des mœurs, une langue, une religion, bref si chaque culture est constitutive d’une forme d’humanité, ne doit-on pas souscrire à l’idée que toutes les cultures sont également humaines pour autant qu’elles soient fidèles à elles-mêmes, à leurs propres particularités, à leur propre sensibilité, ou, ce qui revient au même, à leur propre esprit ? D’un côté un principe d’égalité entre tous les hommes, qui conduit au principe d’une hiérarchie entre les cultures, de l’autre un principe d’égalité entre toutes les cultures, qui entraîne la légitimation des hiérarchies héritées. Le principe moderne d’égalité entre les hommes serait-il incompatible avec le principe d’une égalité entre les cultures ?
- 1 Cf. G. W. F. Hegel, « La vérité des Lumières », Phénoménologie de l’esprit, B. Bourgeois (trad.), (...)
4Si le jeune Hegel reste schellingien (romantique) au cours des premières années de la période d’Iéna, ses leçons de 1805-1806 témoignent d’une rupture avec le romantisme, d’une adhésion à une représentation rationaliste de l’histoire universelle. Pourtant il entend se différencier nettement de la philosophie des Lumières, qu’il accuse dans la Phénoménologie de n’avoir pas décelé la rationalité intrinsèque de la religion elle-même, et finalement de se déchirer entre deux métaphysiques – une métaphysique déiste et agnostique, et une métaphysique matérialiste et athée – qui reviennent fondamentalement au même dans la mesure où elles débouchent l’une et l’autre sur le vide de l’abstraction1. Cependant le rationalisme qu’il revendique reconduit, comme celui des Lumières, à l’idée d’une hiérarchie entre les civilisations, au sommet de laquelle il élève l’Europe moderne. En quel sens le rationalisme hégélien implique-t-il l’idée d’une hiérarchie entre les civilisations ? Avant de nous tourner vers cette question, commençons par les écrits de jeunesse. Dans quelle mesure ceux-ci suggèrent-ils l’idée romantique d’une égalité entre toutes les cultures fidèles à elles-mêmes, et la représentation romantique d’une Europe moderne dévastée par l’essor de l’individualisme et la disparition de la religion comme religion publique ?
Le jeune Hegel : une compréhension romantique de l’Europe moderne
5Dans quelle mesure la conception que le jeune Hegel se fait de l’Europe peut-elle être considérée comme romantique ? Pour aborder cette question, revenons un instant à la critique que Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, adresse tacitement à Schelling, et plus tacitement encore à ses propres écrits de jeunesse.
6La pensée que Hegel met en question à travers la critique qu’il adresse à Schelling dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit, cette pensée qu’il récuse et que nous appelons romantique, prétend se fonder sur une vérité offerte à une intuition immédiate. Un absolu – une vérité, un en-soi – peut s’offrir de manière immédiate à nous, qui sommes cependant intrinsèquement finis : telle est la conviction qui traverse les écrits de jeunesse de Hegel, et qui est explicitement développée par Schelling. Que signifie-t-elle ?
7Certes, l’intuition immédiate de l’absolu à laquelle en appellent le romantisme, le jeune Hegel et Schelling est bien une intuition intellectuelle : nul doute à cet égard qu’ils ne transgressent l’enseignement kantien. Cependant l’intuition intellectuelle des romantiques, celle qu’évoquent Hegel et Schelling dans leurs premiers travaux et à l’époque de leur collaboration à Iéna, est intellectuelle en un sens profondément nouveau. Elle est en effet sensible. Indissociablement intellectuelle et sensible. L’absolu qui s’offre à elle est certes un absolu, et en ce sens elle est intellectuelle, mais il n’est nullement conçu : il est senti, ressenti, pressenti.
- 2 Les paginations mentionnées entre parenthèses après les citations de la Phénoménologi (...)
Si en effet le vrai n’existe que dans, ou, bien plutôt, que comme ce qui est nommé tantôt l’intuition, tantôt savoir immédiat de l’absolu, religion, l’être […] alors ce qui est du même coup exigé pour la présentation de la philosophie, c’est, bien plutôt, le contraire de la forme du concept. L’absolu ne doit pas être conçu, mais senti et intuitionné ; ce n’est pas son concept, mais son sentiment et son intuition qui doivent avoir la parole et être exprimés (12, I 9, 61)2.
Abstraite du sensible, de toute relation avec le fini, le particulier, le temporel, une intuition, d’après le jeune Hegel et le jeune Schelling, de même que pour les romantiques, se dissoudrait dans des abstractions vides. Telle est en effet la critique adressée au rationalisme et à l’universalisme des Lumières par tous les romantiques : l’Être suprême qui serait au-delà de toute détermination, de même que l’homme qui serait au-delà de toute incarnation, ou la Cité en deçà de toute vie politique, ou la religion indépendante de toute relation cultuelle et populaire, ou le droit en dehors de toute coutume, ou la morale détachée des mœurs, ne sont que des abstractions vides. L’intuition immédiate de l’absolu est certes intellectuelle puisqu’elle atteint un absolu, mais elle est indissociablement sensible car c’est à même le sensible, le fini, le particulier qu’elle prétend appréhender un absolu, plus précisément le sentir. La beauté ne peut être intuitionnée – sentie – que dans une œuvre concrète, le divin dans le sacré, le céleste dans le terrestre, la nature dans un paysage.
Ce qui est beau, sacré, éternel, la religion et l’amour, voilà l’appât qui est exigé pour éveiller l’envie de mordre (13, I 11, 62).
8L’idée romantique d’un appât qui éveille l’envie de mordre directement dans l’absolu ne prend sens que dans le cadre d’une pensée de la vérité comme totalité vivante. L’intuition appréhende l’absolu dans un appât sensible, l’infini dans le fini, dans la mesure où l’absolu est dans ses déterminations finies comme un tout organique dans ses parties. De même qu’on ne pourrait saisir une totalité organique comme un tout qui serait extérieur à ses parties, comme une unité qui serait au-delà de sa diversité, on ne pourrait non plus intuitionner l’absolu d’une manière purement intellectuelle, c’est-à-dire en faisant abstraction de toute incarnation. De même que l’on ne pourrait accéder à une totalité organique par le parcours empirique de ses parties, qui seraient initialement isolées les unes des autres, on ne pourrait non plus atteindre un absolu par une intuition seulement empirique. Un tout vivant – un absolu – ne peut être appréhendé que par l’intuition immédiate (à la fois sensible et intellectuelle) de sa présence au cœur de chacune de ses parties – au cœur de chacune de ses incarnations ou manifestations particulières. Il transcende ses parties – ses manifestations sensibles – car il n’est pas leur somme, mais leur est immanent car il transparaît en chacune d’elles.
- 3 G. W. F. Hegel, « Fragment de système de 1800 », Premiers écrits (Francfort 1797-1800), (...)
- 4 Ibid.
9C’est bien une telle pensée de l’intuition immédiate, une pensée de l’absolu comme totalité organique, une pensée de l’être comme union d’une âme et d’un corps, d’un esprit et d’une sensibilité, qui inspire la pensée du jeune Hegel ; qui anime notamment son exaltation de la Cité grecque ancienne ; et qui régit sa critique du judaïsme, considéré comme une religion de la séparation de l’au-delà et de l’ici-bas, du divin et de l’humain, de l’universel et du particulier, de l’infini et du fini. De cette pensée de l’absolu comme totalité accessible à l’intuition, il exprime le principe dans un système rédigé en 1800 par la formule : « la vie est la liaison de la liaison et de la non-liaison »3. La vie est une telle liaison, ou « liaison de la synthèse et de l’antithèse », dans la mesure où, bien entendu, cette liaison « n’est pas quelque chose de posé, quelque chose qui relèverait de l’entendement, quelque chose de réfléchi »4.
- 5 Ibid., p. 282.
10En réalité, cette pensée de la vie, de la totalité, de l’intuition immédiate, cette pensée qui découvre l’absolu dans la beauté sensible, dans l’amour, dans les liens communautaires, bref dans le « mystère sacré de l’union de l’infini et du fini »5, cette pensée ne célèbre pas seulement l’union vivante constituée par la Cité grecque mais toute communauté humaine dans la mesure où elle est unie organiquement et animée intérieurement par la présence d’un au-delà.
- 6 G. W. F. Hegel, Fragments de la période de Berne, Paris, Vrin, 1987, p. 90.
Même les anciens Germains, les Gaulois, les Scandinaves eurent leur Walhalla où habitaient leurs dieux, leurs héros qui vivaient dans leurs chants et dont ils exaltaient les exploits dans les batailles, ou qui, lors de festins, emplissaient leur âme de grandes résolutions ; ces peuples eurent leurs bosquets sacrés où ces divinités leur étaient toutes proches6.
- 7 Cf. G. W. F. Hegel, Premiers écrits…, p. 189.
11La Cité républicaine grecque est considérée par le jeune Hegel comme une communauté vivante, faisant droit à une authentique liberté, de même que la tribu germanique ou arabe. En revanche, les cultures qui ont laissé pénétrer en leur sein la division (la séparation de l’au-delà et de l’ici-bas, de l’État et de la vie privée, de la morale et des mœurs, du droit et de la tradition) sont dénoncées pour avoir accueilli le ferment d’une décommunautarisation, d’un individualisme et d’un matérialisme, bref d’une réduction de la vie humaine à la vie7.
12Citons ce texte de la période francfortoise, en lequel l’opposition entre une culture vivante, c’est-à-dire incarnée dans une totalité organique, est opposée à la civilisation de l’Europe moderne :
- 8 Ibid., p. 290.
De même dans l’expression « un fils de la tribu de Koresch », par exemple, par laquelle les Arabes désignent l’individu singulier, un individu de celle-ci : il se fait que cet individu n’y est pas simplement une partie du tout, le tout n’est donc pas quelque chose en dehors de lui, mais lui-même est justement le tout qu’est toute la tribu. Ceci s’éclaire aussi à partir de sa conséquence, à savoir la façon dont un peuple naturel indivis doit faire la guerre, de telle sorte que chaque individu est massacré de la manière la plus cruelle ; dans l’Europe actuelle, en revanche, où chaque individu ne porte pas en lui le tout de l’État, mais où le lien entre les individus n’est qu’un pensé – le même droit pour tous –, la guerre n’est pas menée contre l’individu, mais contre le tout qui se tient en dehors de chacun ; dans tout peuple véritablement libre, comme c’est le cas chez les Arabes, chacun est une partie, mais en même temps le tout. Ce n’est qu’à propos d’objets, à propos du mort, qu’il y a lieu de faire du tout un autre que les parties ; dans le vivant, en revanche, la partie de celui-ci est tout aussi bien le même et unique un que le tout. […] Un arbre qui a trois branches fait ensemble avec elles un seul et même arbre ; mais chaque fils de l’arbre, chaque branche, (ainsi que ses autres fils, les feuilles et les fleurs) est lui-même un arbre8.
- 9 Cf. G. W. F. Hegel, « Fragment de Tübingen » [rédigé en 1792 et / ou 1793], La vie de (...)
13Animé par une inspiration qui sera au cœur du romantisme politique, le jeune Hegel estime que « dans tout peuple véritablement libre », chaque citoyen est immédiatement intégré dans une totalité politique, laquelle est une au sens où un arbre est un seul et même arbre à travers la diversité de ses branches. Aussi est-il conduit à penser que la véritable liberté est reniée là où « chaque individu ne porte pas en lui le tout de l’État », là où règne le principe d’égalité (« un même droit pour tous »). Cette représentation romantique de la véritable liberté par intégration dans une totalité incite à en appeler à une fidélité de tous les citoyens à ce que le jeune Hegel appelle, dès ses premiers écrits de la période de Tübingen, l’esprit du peuple [Volksgeist] et la religion du peuple [Volksreligion]9. Car toutes les religions, comme l’énonce à la même époque Schleiermacher dans ses Discours sur la religion (1799), sont aussi vraies les unes que les autres : aucune n’est moins vraie qu’une autre – pourvu qu’elle ne se renie pas en cédant aux sirènes du rationalisme et de l’universalisme – car chacune est une « manifestation sensible de la religion en soi ».
L’Europe moderne comme accomplissement de la civilisation
Une hiérarchie des civilisations selon les degrés de spiritualité
14« La vie, écrivait le jeune Hegel, est la liaison de la liaison et de la non-liaison ». Ce qui revient à dire que l’absolu (ou la vérité ou l’en-soi ou l’infini) est « l’identité de l’identité et de la différence ». À la fin de la période d’Iéna, dans la Phénoménologie, cette même formule prend un sens nouveau. Il ne s’agit plus de prétendre comme Schelling que la pensée peut saisir immédiatement l’infini dans le fini, l’identité dans la différence, l’union dans la non-union. Il s’agit au contraire pour l’esprit de prendre au sérieux le fini comme fini, comme séparé de l’infini, d’y séjourner, de s’y perdre, c’est-à-dire de se répandre dans la diversité des déterminations particulières, et de ne se rejoindre – de rejoindre le tout, l’infini, l’absolu – qu’au terme d’un parcours durant lequel l’émiettement, la décomposition – la mort de l’esprit –, semblait insurmontable. L’identité de l’identité et de la différence finit par l’emporter, ou plutôt n’en finit pas de l’emporter sans jamais s’effondrer dans le néant de la mort, car la substance, en vérité, est d’emblée sujet, entendons qu’elle est une « force magique » capable de convertir le décomposé, le négatif – la mort – en vie.
15Sans nous attarder ici sur le sens de cette vie de l’esprit comme victoire incessante de l’identité sur une infinie différenciation, de l’unité sur une diversification, de la vie sur la mort, limitons-nous à faire observer qu’une telle vie – la vie de la substance comme sujet – ne peut s’accomplir sans remplir une triple tâche. La vie de l’esprit commence par un arrachement au sensible, à la nature, au non-spirituel. Autrement dit l’esprit prend naissance à la faveur d’une élévation au-delà du sensible, du fini, des particularités, se forme et se maintient par sa capacité de maintenir une séparation ferme entre l’au-delà du sensible et le sensible, le céleste et le terrestre, le divin et l’humain, l’universel et le particulier, l’identité et la différence. Ensuite la vie de l’esprit se manifeste par un retour vers le fini, vers les déterminations particulières : il se développe en séjournant dans le sensible, grâce à sa capacité de s’y perdre, de s’y décomposer, d’y éprouver sa propre mort. Enfin la vie de l’esprit culmine dans sa résurrection. Autrement dit l’esprit est habité par une force grâce à laquelle il « convertit le négatif en l’être », la mort en vie, c’est-à-dire ressaisit l’infini dans le fini, l’universel dans le particulier, le divin en l’homme, l’identité dans la différence. Élévation vers l’infini par arrachement au fini, dispersion de soi dans le fini jusqu’à l’épreuve de la mort, et enfin résurrection ou réconciliation avec soi dans l’intuition de l’infini dans le fini : telles sont les trois « moments » de la vie de l’esprit. Élévation, dispersion, réconciliation. C’est sur la base de cette distinction que Hegel croit pouvoir établir une hiérarchie entre les civilisations, c’est-à-dire entre les diverses incarnations de l’esprit.
16Certes, toute vie humaine est spirituelle : témoigne d’un détachement à l’égard de la nature, du sensible, donc atteste la liberté, et établit une relation entre l’universel et le particulier. Cependant toute vie humaine, d’après Hegel, ne manifeste pas le même degré de spiritualité. Certaines formes spirituelles, certaines civilisations, sont moins spirituelles que d’autres. Une civilisation reste en deçà de la spiritualisation achevée soit parce qu’elle n’est pas suffisamment détachée de la nature, reste trop ancrée dans le sensible, soit au contraire parce qu’elle demeure trop séparée du sensible, est écartelée par le dualisme qu’elle a engendré sans pouvoir le résorber. Les unes ne peuvent s’élever au-delà du sensible sans rester partiellement attachées à celui-ci d’une manière ou d’une autre. Les autres se dispersent dans des déterminations finies qu’elles ne peuvent plus relier à l’infini qu’elles ont élevé au-delà de tout contenu ; elles sont écartelées entre l’opposition dualiste qu’elles ont élaborée et dès lors se perdent d’un côté dans le vide de l’abstraction et de l’autre côté dans la multiplicité des déterminations finies. Seule la civilisation européenne a pu surmonter ces deux écueils – l’ancrage dans un esprit trop incarné (dans un sensible spiritualisé) et l’absorption dans une universalité vide et un sensible émietté – car en elle l’esprit a eu la force de convertir la mort en vie, de ressusciter, de réconcilier l’infini et le fini, l’identité et la différence.
L’Europe chrétienne et les civilisations non européennes. L’Encyclopédie (1827 et 1830)
17L’addendum au § 393 de la « Philosophie de l’esprit » est consacré à « la diversité raciale des hommes », envisagée « sous le rapport physique » et « sous le rapport spirituel ». Sous le rapport physique, Hegel développe quelques considérations fondées sur la physiologie. Il distingue ceux qu’on appelait à cette époque les « Nègres », la race mongole, la race caucasienne, la race malaise, la race américaine. Il précise d’emblée qu’il ne pourrait être question de fonder une supériorité spirituelle d’une race par rapport à une autre sur la base d’un critère physique ou naturel. Pour justifier son rejet de toute forme de racisme, Hegel ne se contente pas d’en appeler à la représentation monothéiste, d’après laquelle toutes les races humaines sont issues d’un seul et même couple, et par conséquent sont naturellement apparentées. Il ajoute que même si les diverses races étaient issues de couples différents, elles seraient de toute manière égales entre elles quant au droit à la liberté. La provenance physique ne confère aucun droit à la liberté ou à l’exercice de la domination, ni aucune obligation à la servitude, car l’homme est en soi rationnel.
- 10 Pour les références à l’Encyclopédie des sciences philosophiques, III, « Philosophi (...)
De la provenance [aus der Abstammung], on ne peut tirer aucun argument pour affirmer le droit ou le non droit des hommes à la liberté et à la domination. L’homme est en soi rationnel ; en cela réside la possibilité de l’égalité du droit de tous les hommes (57-415)10.
18Hegel récuse toute hiérarchie qui prétendrait se fonder sur la provenance, sur la nature, sur la race, mais il cherche à justifier une hiérarchie entre les cultures fondée sur le degré de leur spiritualité. En envisageant la diversité raciale des hommes « sous le rapport spirituel », Hegel est amené à distinguer entre l’esprit proprement africain, qui ne s’est incarné que dans une partie de l’Afrique, à savoir l’Afrique noire ; l’esprit proprement asiatique, celui des Mongols, qui ne caractérise qu’une partie de l’Asie, que Hegel appelle l’Asie postérieure ; l’esprit des peuples de l’Afrique du Nord et de l’Asie antérieure, qui s’apparente à l’esprit européen, et enfin l’esprit proprement européen, qui correspond pour Hegel à l’esprit chrétien.
L’Afrique du Nord, jusqu’aux confins du désert, appartient, suivant son caractère, déjà à l’Europe ; les habitants de cette partie de l’Afrique ne sont pas encore des Africains au sens propre, c’est-à-dire des nègres, mais ils s’apparentent aux Européens. De même aussi toute l’Asie antérieure, suivant son caractère, appartient à l’Europe ; la race proprement asiatique, la race mongole, habite l’Asie postérieure (58, 415-416).
- 11 En vérité le Caucase, cette chaîne de montagnes qui s’étend de la mer Caspienne à l (...)
19Les peuples de l’Afrique noire et de l’Asie postérieure (les Mongols) sont animistes. Ceux de l’Afrique du Nord sont mahométans. L’Asie antérieure comprend les Arabes du Proche-Orient, qui sont également mahométans, et les peuples du Caucase11, dont les uns sont mahométans, mais dont la plupart ont été christianisés. En quel sens les civilisations de l’Afrique noire et de l’Asie postérieure sont elles, d’après Hegel, moins spirituelles que celles de l’Asie antérieure et de l’Afrique du Nord, et celles-ci moins spirituelles que la civilisation européenne ?
L’esprit proprement africain
20L’esprit proprement africain est aux yeux de Hegel le moins spirituel des esprits. Il est certes déjà spirituel car il s’exprime à travers une religion, donc témoigne d’un arrachement au sensible. Cependant la religion des peuples africains reste prisonnière du sensible :
Leur religion a quelque chose d’enfantin. L’être supérieur, qu’ils sentent, ils ne le fixent pas [Das Höhere, welches sie empfinden, halten sie nicht fest] (60, 417).
21Dans la mesure où une culture reste encore prisonnière de critères strictement naturels, elle n’accède pas encore à ce que Hegel appelle la Bildung, c’est-à-dire une formation qui élève vers l’universel par un arrachement à tout ancrage dans un donné naturel. Soulignons-le : aux yeux de Hegel cet inaccomplissement de l’esprit proprement africain n’est nullement lié à la « race » des peuples de l’Afrique noire. D’une part parce que d’autres peuples de race blanche, par exemple les Grecs et les Romains de l’Antiquité, ne sont jamais arrivés à se défaire de la nature, donc n’ont jamais pu, eux non plus, accéder à la Bildung. D’autre part parce que les peuples de l’Afrique noire peuvent accéder à la Bildung. Les peuples de l’Afrique noire peuvent être aptes à la Bildung en ce sens qu’ils sont capables, comme n’importe quel autre peuple, d’adopter le christianisme.
L’aptitude à la Bildung ne peut leur être refusée ; ils n’ont pas seulement ici et là adopté avec la plus grande reconnaissance le christianisme, et parlé avec émotion de la liberté qu’ils ont obtenue grâce à lui après une longue servitude de l’esprit, mais ils ont aussi, à Haïti, formé un État selon les principes chrétiens (60, 417).
22Cependant Hegel ajoute aussitôt :
Mais ils ne montrent pas une pulsion intérieure vers la culture [Aber einen inneren Trieb zur Kultur zeigen sie nicht] (60, 417).
23Entendons que s’ils sont par nature aptes à la Bildung, ils ne sont pas animés par un esprit qui les pousserait à sortir de leur ancrage dans le sensible et de leur « ingénuité puérile ». Mais sous cet aspect ils ne se distinguent en rien des Grecs et des Romains de l’Antiquité, qui, eux aussi, ignorent la séparation de l’au-delà et de l’ici-bas.
Les Mongols
24Les Mongols désignent pour Hegel tous les peuples de l’Asie postérieure, c’est-à-dire tous les peuples de l’Asie à l’exception des peuples du Moyen-Orient et du Caucase. Leur religion s’élève vers un universel qui n’est plus seulement senti mais qui est représenté et adoré comme un Dieu.
Mais ce dieu n’est pas encore admis comme un dieu invisible ; il est présent dans une figure humaine (60, 417).
25L’esprit des Mongols se sépare certes de la nature, puisqu’il est esprit, mais pour y retomber. L’universel est sans doute abstrait, mais il est en même temps arbitrairement relié à du particulier contingent.
26L’universel est « d’une part, fixé comme un universel entièrement abstrait [als ein ganz abstrakt Allgemeines festgehalten], d’autre part [il est] intuitionné dans une existence immédiate entièrement contingente » (61, 418).
L’esprit de l’Afrique du Nord et de l’Asie antérieure
27Contrairement aux peuples de l’Afrique noire et de l’Asie postérieure, les mahométans et les Caucasiens vénèrent un Dieu qui n’a plus rien de sensible : il est l’Un, l’Universel abstrait, une puissance infinie élevée au-dessus de toute la multiplicité du monde. « C’est pourquoi le mahométanisme est, au sens le plus propre du terme, la religion de la sublimité » (62, 419).
28Le mahométanisme est religion de la sublimité, et non pas le judaïsme :
- 12 Cf. le commentaire d’Ari Simhon dans Levinas critique de Hegel, Bruxelles, Ousia, (...)
Dans le mahométanisme, le principe borné des Juifs est surmonté par une extension en l’universalité [das bornierte Prinzip der Juden ist durch Erweiterung zur Allgemeinheit überwunden]. Ici, Dieu n’est plus considéré comme chez les Asiatiques postérieurs, en tant qu’existant d’une manière immédiatement sensible, mais appréhendé comme la puissance infinie une, élevée au-dessus de toute la multiplicité du monde. C’est pourquoi le mahométanisme est, au sens le plus propre du terme, la religion de la sublimité (61, 418)12.
29Le principe de la religion juive est « borné », l’universalité juive reste étroite, manque d’ampleur, car elle est particularisée par le fait que le Dieu y est conçu comme Dieu d’un peuple, est déterminé comme un Dieu particulier puisque c’est un Dieu qui a son peuple. Le peuple arabe surmonte cet universalisme étroit en une universalité amplifiée.
Ce peuple est, dans son élan en direction du Dieu un, indifférent à l’égard de tout fini, à l’égard de toute misère, prodigue de sa vie comme de ses biens ; encore maintenant, sa bravoure et sa bienveillance méritent notre reconnaissance (62, 419).
30Le mahométanisme surmonte l’universalisme étroit du judaïsme en appréhendant la puissance divine comme une puissance infinie, au-delà de toute particularité, et du même coup surmonte l’esprit de l’Asie postérieure :
tout système de castes, dominant dans l’Asie postérieure, est anéanti, chaque individu est, parmi les musulmans de l’Asie antérieure, libre ; il ne se rencontre pas, parmi eux, de despotisme proprement dit (62, 419).
31Cependant l’esprit des Asiatiques antérieurs (des Arabes, des Mahométans, des Caucasiens) n’est pas encore européen car s’il est vrai qu’il s’élève jusqu’à l’universel abstrait, jusqu’à l’un par-delà toute multiplicité, il est vrai aussi qu’il s’y fixe, et ne va dès lors pas jusqu’à la particularisation de l’Universel. Aussi la vie politique, tout en ne succombant pas au « despotisme proprement dit », ne parvient-elle pas à s’incarner dans un État qui se différencie en pouvoirs étatiques particuliers.
La vie politique ne parvient […] pas encore à un organisme articulé, à la différenciation en pouvoirs étatiques particuliers (62, 419).
32Se fixant à ce qui est abstraitement un, à un universel abstrait, les Asiatiques antérieurs se montrent désintéressés, généreux, s’élèvent au-dessus de toute inclination finie, mais n’en finissent pas de détruire toute particularisation.
Aussi, apparaissent ici, à côté des dispositions d’esprit les plus élevées, la soif de vengeance et la ruse à leur plus haut degré (62, 419).
33Par rapport aux écrits de jeunesse, l’interprétation de la civilisation des Arabes se renverse. Le renversement de la perspective est lié au fait que Hegel ne perçoit plus dans la société musulmane ce qu’il y voyait : il n’y découvre plus une communauté organique intrinsèquement politique et imbibée de la présence sensible du divin, mais au contraire une société d’individus « indifférents à l’égard de tout fini », détachés du sensible, et dès lors écartelés entre le fini et l’infini, dominés par un Universel abstrait. Mais le renversement de perspective est également lié à une nouvelle interprétation de la spiritualité de l’esprit. Hegel louait la tribu arabe d’être comparable à la Cité grecque : pleinement organique, accomplissant en quelque sorte la liaison immédiate de la liaison et de la non-liaison, du tout et de ses parties. Il admire maintenant en elle sa capacité de surmonter l’organicité et l’attachement au sensible qui caractérisent l’esprit des « Nègres » et des Mongols.
Les Européens
34L’esprit européen témoigne d’une réalisation de la raison théorique et de la raison pratique. La science européenne est une réalisation de la raison théorique :
L’Européen est intéressé par le monde, il veut le connaître, s’approprier l’autre qui lui fait face, se donner dans les particularisations du monde, l’intuition du genre, de la loi, de l’universel, de la pensée, de la rationalité intérieure (63, 419).
35L’État européen est l’œuvre de la raison pratique :
Il soumet le monde extérieur à ses buts avec une énergie qui lui a assuré la domination du monde. L’individu part, ici, dans ses actions particulières, de principes universels fixes ; et l’État représente en Europe, plus ou moins, le déploiement et la réalisation effective [Entfaltung und Verwirklichung] de la liberté au moyen d’institutions rationnelles – déploiement et réalisation effective de la liberté qui sont arrachés à l’arbitraire d’un despote (63, 420).
36En résumé l’esprit proprement africain (Afrique noire) et l’esprit proprement asiatique (les Mongols) restent inaccomplis car ils ne se montrent pas encore en mesure de se détacher radicalement du sensible, des déterminations finies, de la nature. L’esprit mahométan et l’esprit caucasien sont capables de s’élever jusqu’à un universel dégagé de toute particularité, d’entrer dans une opposition complète avec la nature, et en ce sens s’apparentent à l’esprit européen. Les civilisations juive, mahométane et caucasienne ont pu se détacher du sensible, mais sans pouvoir se réconcilier avec les déterminations finies de l’expérience. Elles se sont égarées dans l’écart qu’elles ont creusé entre le particulier et l’universel, et se sont perdues d’un côté dans la dispersion des déterminations finies réduites à une matière morte et de l’autre dans le vide d’une universalité abstraite. L’esprit proprement européen, c’est-à-dire l’esprit chrétien, s’est montré capable non seulement de s’élever au-delà de toute détermination finie, de toute diversité sensible, ensuite de se perdre dans la dispersion sensible, et enfin de se réconcilier avec elles, c’est-à-dire de ramener l’opposition de l’universel et du particulier à l’unité, d’élever la séparation de l’identité et de la différence à l’identité, bref de ressaisir l’infini dans le fini.
37Cependant, sur le continent européen lui-même, l’esprit ne s’est véritablement accompli qu’au lendemain de la Révolution française. C’est dans la Phénoménologie de l’esprit que Hegel a tenté de montrer en quel sens la civilisation chrétienne est plus spirituelle que la civilisation gréco-romaine, et ne s’est accomplie qu’au lendemain de la Révolution française.
L’Europe chrétienne et le monde gréco-romain. La Phénoménologie de l’esprit (1807)
38Le monde grec et le monde romain se caractérisent par un esprit qui souffre d’un même inaccomplissement que l’esprit proprement africain et l’esprit proprement asiatique : ils restent ancrés dans la nature, ignorent la véritable scission ou coupure entre l’ici-bas et l’au-delà, et dès lors sont incapables de s’élever à la Bildung. L’esprit grec et l’esprit romain sont certes à l’origine de l’esprit européen, mais celui-ci n’advient comme proprement européen qu’avec le christianisme. Et le christianisme n’accède à sa véritable spiritualité qu’avec la Réforme. Et l’esprit de la Réforme n’advient dans les mœurs et la vie politique qu’au lendemain de la Révolution française. Tentons de dégager les quelques principes qui, dans la Phénoménologie de l’esprit, fondent la conception de cette progressive spiritualisation de l’esprit.
39L’esprit se révèle à l’origine dans la belle harmonie qui règne au sein de la Cité. Le monde grec est initialement le monde du « chez soi », c’est-à-dire le monde où chacun se sent chez lui non seulement dans sa vie familiale mais aussi dans le monde commun de la Cité. Chaque membre de la Cité exprime immédiatement les mœurs de la communauté. La vie éthique [Sittlichkeit], c’est-à-dire la vie immergée dans les mœurs de la Cité et les habitudes de la vie familiale, ne connaît pas de dissociation entre la Loi et les inclinations individuelles ; autrement dit, la conscience est immédiatement une avec son essence, aucune division ne se fait sentir entre la vie de la conscience et la vie substantielle d’une totalité.
Ni la conscience ne se considère elle-même comme ce Soi-ci exclusif, ni la substance n’a la signification d’un être-là exclu de ce soi […] (264, II 50, 420).
- 13 Curieusement, Hegel ne prend pas en considération le fait que Créon prétend se conf (...)
40L’unité originelle de la conscience et de son essence est brisée par l’irruption soudaine, au cœur même de la Cité, d’une opposition entre le nomos et la physis, entre la loi humaine et la loi divine, entre la loi de la Cité, expression de la loi humaine, et la loi de la famille, expression de la loi divine, entre la loi diurne et la loi nocturne. Oppositions symbolisées aux yeux de Hegel par le conflit entre Créon et Antigone13. La désagrégation de l’esprit vrai se radicalise au sein du monde romain, plus précisément dans l’Empire romain. La division entre la nature et la loi y entraîne en effet une atomisation des individus. Chaque citoyen est reconnu en tant que personne juridique, est dès lors coupé de tout lien qui l’ancrerait dans une communauté, dans une tradition, et se conçoit lui-même comme un atome indépendant porteur de droits :
les individus valent maintenant selon leur être pour soi individuel comme des essences par soi [Selbstwesen] et des substances. L’universel, qui est éparpillé dans les atomes que sont les individus absolument multiples, cet universel ou cet esprit mort [dieser gestorbene Geist], est une égalité en laquelle tous valent comme chacun, comme personne (260, II 44, 414-415).
41Contrairement à la conscience grecque, qui était à l’origine immédiatement unie à son essence car immédiatement habitée par les mœurs, la conscience romaine se considère comme « ce Soi-ci exclusif », et elle attribue à la substance « la signification d’un être-là exclu de ce soi ». En un mot le monde romain, d’après Hegel, est fondamentalement individualiste. C’est en ce sens que l’universel ne subsiste plus au sein de l’Empire romain que comme un « esprit mort ».
42La division entre la loi de convention et la loi naturelle (l’opposition entre le nomos et la physis, entre la loi humaine et la loi divine, entre la loi de la Cité, expression de la loi humaine, et la loi de la famille, expression de la loi divine, entre la loi diurne et la loi nocturne), cette division survenue au cœur même de la Cité grecque, se répand et se radicalise au sein du monde romain, plus précisément au sein de l’Empire romain, en lequel elle entraîne une véritable atomisation des individus. Chaque citoyen est reconnu en tant que personne juridique, est dès lors coupé de tout lien qui l’ancrerait dans une communauté, dans une tradition, et se conçoit lui-même comme un atome indépendant porteur de droits. D’où un universel éparpillé, autant dire une mort de l’esprit. Faudrait-il comprendre que la civilisation romaine s’apparente à la civilisation des Caucasiens et des Mahométans telle que Hegel la décrira dans l’Encyclopédie ?
43Si opposés qu’ils soient l’un à l’autre, le monde grec et le monde romain ont un point commun, par lequel ils se distinguent l’un et l’autre du monde moderne (chrétien) : ils ignorent l’opposition de la Bildung et de la nature. Certes le monde grec laisse éclater en son sein le conflit de la nature et de la loi humaine, de la loi divine et de la convention, et le monde romain s’enlise dans l’opposition de la conscience et de la substance. Pourtant ils ignorent l’un et l’autre l’opposition de la Bildung et de la nature car dans l’un comme dans l’autre la loi continue d’assigner à chacun une place qui lui revient, en principe, par nature. Dans l’un comme dans l’autre, chacun y reçoit son essence comme une nature. En ce sens on pourrait dire que le monde ancien, d’après Hegel, est dominé par ce que l’existentialisme appellera l’essentialisme : chacun, en principe, y vit, ou doit y vivre, selon sa nature, selon son essence, c’est-à-dire selon sa naissance : soit selon sa nature constituée par la vie éthique, par les mœurs de la Cité et de la famille, soit selon sa nature juridique. En un mot le monde ancien est un monde de la nature. En revanche le monde moderne – l’Ancien Régime – est un monde de la Bildung, c’est-à-dire un monde au sein duquel les individus sont appelés à surmonter ce qu’ils sont par nature, et dès lors à engendrer un processus d’universalisation.
44Dans le monde moderne, l’esprit est étranger à lui-même, mais non pas simplement au sens où il est séparé de lui-même puisque l’esprit est séparé de lui-même aussi bien dans la Cité grecque ébranlée et déstabilisée par l’opposition de la loi humaine et de la nature, que dans l’Empire romain mis en ruine par l’atomisation des citoyens. Quand l’opposition de la loi humaine et de la nature a fait irruption, de même que quand les citoyens sont devenus des personnes juridiques, la conscience était certes séparée de la substance, celle-ci apparaissait également à la conscience comme un être-là extérieur, mais cet être-là ne se présentait pas comme
[…] un être-là avec lequel elle aurait à se poser comme ne faisant qu’un avec elle par la seule médiation d’un devenir étranger à soi, et qu’elle aurait en même temps [zugleich, du même coup] à produire (264, II 50, 420).
45Tel est le sens nouveau du rapport moderne (chrétien) de la conscience avec son monde : d’une part, les individus, qui ressentent certes comme les Romains l’opposition entre le Soi et la substance, vont tâcher, contrairement à ceux-ci, à se « cultiver », à se « former », c’est-à-dire à renoncer à leurs particularités naturelles, à s’unifier à la substance dont ils se sentent exclus, à s’élever vers elle ; en s’élevant à l’universel, ils vont se rendre étrangers à ce qu’ils sont naturellement, immédiatement. D’autre part, en se rendant étrangers à eux-mêmes, à leurs particularités naturelles, les individus vont produire ou animer l’universel. Comment va s’opérer la réconciliation ?
46L’avènement et le rayonnement du christianisme témoignent aux yeux de Hegel d’un renouveau de l’esprit, d’un monde nouveau. L’esprit, qui était dans l’Empire romain sur le point de disparaître en se décomposant dans la multitude des sujets juridiques, renaît de ses cendres, mais sous une forme profondément nouvelle : l’esprit est devenu monde de la Bildung, de la formation. Cet esprit nouveau, qui porte l’empreinte du christianisme, qui se met en place à l’époque des invasions germaniques, et acquiert sa consistance dans la féodalité, va à nouveau subir l’épreuve de sa propre dislocation. L’histoire de l’Europe moderne reste apparemment, comme dans les représentations romantiques, l’histoire d’un déclin. L’Aufklärung est une des dernières étapes du processus moderne de décomposition. La Phénoménologie de l’esprit laisse entrevoir un triple dénouement. La conversion de la mort en vie, le passage de la dispersion la plus grande à la réconciliation de l’esprit avec lui-même, s’opère sur le plan politique, dans la religion et dans la philosophie.
47Sur le plan politique la Phénoménologie de l’esprit laisse entrevoir la naissance d’un État qui accomplit la réconciliation de la substantialité de la vie éthique et du principe de la subjectivité des individus. La dernière figure du monde de la Bildung, celle à laquelle conduit directement l’esprit des Lumières, à savoir la « liberté absolue » revendiquée au cours de la Révolution française, témoigne à nouveau, comme l’esprit de l’Empire romain, d’une dégénérescence qui va jusqu’à amener l’esprit à faire l’épreuve de sa propre mort, comme le révèle l’expérience de la Terreur en laquelle échoue la Révolution française. C’est sur la base de l’expérience de la Terreur que prend forme un État qui sera aussi peu en extériorité par rapport aux citoyens que ne l’était la Cité grecque. Ayant ressenti, à travers l’expérience de la Terreur, « la crainte de leur maître absolu, la mort », les individus renoncent à leur obstination – récuser toute particularisation, tout ancrage concret, toute appartenance si ce n’est leur appartenance à une humanité abstraite ou à leur espèce – et « reviennent à leur effectivité substantielle » (321, II 138, 504), s’ordonnent à nouveau dans des communautés articulées au sein d’un État. Cependant, dans la Phénoménologie, Hegel ne dit rien de ce nouvel État.
48Parallèlement à la formation de cet État dont la Phénoménologie de l’esprit ne parle pas, l’esprit, ébranlé par l’épreuve de sa propre mort dans l’expérience de la Terreur, s’est réfugié « dans un autre pays de l’esprit conscient de soi » (323, II 141, 506), à savoir dans le pays de la moralité, donnant naissance à une nouvelle figure de l’esprit comme monde spirituel : l’esprit certain de lui-même. En même temps qu’elle fait comprendre aux individus qu’ils doivent se ranger, s’incruster dans une vie communautaire, trouver leur place au sein d’un État qui les englobe, l’expérience de la Terreur fait fuir l’esprit dans un tout autre domaine que celui de la politique : elle provoque le désir généralisé d’un refuge dans le pays de la moralité. D’après la Phénoménologie, l’expérience de la Terreur, étrangement, conduit directement et simultanément à deux figures distinctes de l’esprit comme monde spirituel : l’État comme réconciliation de la vie substantielle et des consciences individuelles, d’une part, et, d’autre part, la moralité. Cette nouvelle forme de l’esprit comme monde historique, la vision morale du monde, va à nouveau faire l’épreuve de sa propre désagrégation. La conscience morale [das moralische Bewusstsein] va éprouver ses imperfections, se découvrir hypocrite et envieuse, se concrétiser en se repliant sur soi, dans son for intérieur, dans la « bonne conscience » [Gewissen], laquelle va être amenée à se conduire comme une « belle âme », qui va elle-même être incitée à condamner toute action, même celle du héros : « il n’y a pas de héros pour son valet de chambre » (358, II 195, 553). La réconciliation ultime ne pourra advenir que dans la réconciliation de la belle âme qui condamne et de la conscience condamnée. Le sens de cette réconciliation ultime ne pourra s’éclairer, d’après la Phénoménologie de l’esprit, que si l’esprit passe dans une tout autre histoire. Non plus l’histoire de l’esprit tel qu’il s’est déroulé « objectivement », mais l’histoire de l’esprit tel qu’il s’est déployé dans la conscience de lui-même. L’esprit sous la forme de la conscience de soi, c’est d’abord la religion. L’esprit comme histoire de la conscience de soi de l’esprit, c’est l’histoire de la religion, c’est-à-dire l’histoire de Dieu, plus précisément l’histoire de la conscience que Dieu acquiert de lui-même à travers l’histoire de la religion.
49Dans la préface de la Phénoménologie, Hegel met en évidence une autre modalité de la réconciliation : les Lumières ont emporté l’esprit dans une telle errance, une telle décomposition, qu’elles provoquent, en réaction contre elles, une aspiration immédiate vers un absolu. Un désir de mordre dans l’absolu : telle est la réaction romantique, qui va se révéler tout aussi pauvre que la métaphysique dualiste des Lumières. D’où la naissance d’une nouvelle exigence de l’esprit : surmonter l’opposition de deux compréhensions indigentes : celle qui plonge l’esprit dans la détresse de sa décomposition, et celle qui croit se délivrer de cette détresse par une religiosité édifiante. La philosophie de Hegel prétend traduire cette nouvelle exigence par une élévation de la philosophie à la science. Cette élévation est du reste, écrit-il, « dans l’air du temps » : « Die Erhebung der Philosophie zur Wissenschaft ist an der Zeit » (11, I 8, 60).
50Réconciliation politique, réconciliation de la raison et de la religion, réconciliation de l’esprit avec lui-même : telle est, d’après Hegel, l’œuvre de la civilisation européenne.
Notes
1 Cf. G. W. F. Hegel, « La vérité des Lumières », Phénoménologie de l’esprit, B. Bourgeois (trad.), Paris, Vrin, 2006, p. 489-496.
2 Les paginations mentionnées entre parenthèses après les citations de la Phénoménologie de l’esprit renvoient respectivement à l’édition allemande parue dans le volume 9 de la Gesammelte Werke, Felix Meiner, 1980 ; à la traduction de Jean Hyppolite chez Aubier (mention du volume en chiffres romains et de la page en chiffres arabes) ; et enfin à celle de Bernard Bourgeois chez Vrin.
3 G. W. F. Hegel, « Fragment de système de 1800 », Premiers écrits (Francfort 1797-1800), Paris, Vrin, 1997, p. 372.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 282.
6 G. W. F. Hegel, Fragments de la période de Berne, Paris, Vrin, 1987, p. 90.
7 Cf. G. W. F. Hegel, Premiers écrits…, p. 189.
8 Ibid., p. 290.
9 Cf. G. W. F. Hegel, « Fragment de Tübingen » [rédigé en 1792 et / ou 1793], La vie de Jésus. Précédé de Dissertations et fragments de l’époque de Stuttgart et de Tübingen, Paris, Vrin, 2009, p. 51-52.
10 Pour les références à l’Encyclopédie des sciences philosophiques, III, « Philosophie de l’esprit », la pagination mentionnée dans le corps du texte renvoie à l’édition allemande parue en poche chez Suhrkamp (Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse, III, Francfort, Suhrkamp (Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft ; 610), 1996), et à la traduction de Bernard Bourgeois parue chez Vrin.
11 En vérité le Caucase, cette chaîne de montagnes qui s’étend de la mer Caspienne à la mer Noire, est une des régions les plus composites du monde sur le plan ethnique. Elle englobe la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Ossétie, la Tchétchénie, l’Ingouchie, le Daguestan. À l’époque de Hegel, une grande partie du Caucase était déjà « russifiée », donc christianisée. Une partie restée musulmane résiste à la russification.
12 Cf. le commentaire d’Ari Simhon dans Levinas critique de Hegel, Bruxelles, Ousia, 2006, p. 27 sq.
13 Curieusement, Hegel ne prend pas en considération le fait que Créon prétend se conformer strictement à la Loi divine quand il refuse d’accorder une tombe à celui qui, à ses yeux, a été un traître. Créon pense en effet que jamais les dieux n’accepteraient que soit enseveli celui « qui était venu pour incendier leurs temples ». C’est en raison d’une loi divine qu’il interdit de rendre hommage au cadavre d’un malfaiteur : jamais, affirme-t-il, on a vu « les dieux honorer les malfaiteurs » (cf. vers 283-288).
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Référence papier
Robert Legros, « Hegel et l’Europe », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 47 | 2010, 23-40.
Référence électronique
Robert Legros, « Hegel et l’Europe », Cahiers de philosophie de l’université de Caen [En ligne], 47 | 2010, mis en ligne le 02 septembre 2020, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cpuc/1122 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cpuc.1122
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